Propos liminaire
p. 19-20
Texte intégral
1Les recherches rassemblées dans cet ouvrage ont plusieurs caractéristiques en commun : elles sont collectives, interdisciplinaires, interlaboratoires, interinstitutionnelles et pluriannuelles. Des propriétés qui, cependant, sont insuffisantes pour justifier cette sélection restreinte, car bien d’autres enquêtes interdisciplinaires pouvaient être retenues. En fait, leur parenté fondamentale tient en un point : tous ces travaux se sont attachés à étudier un lieu, Plozévet, l’Aubrac, le Châtillonnais, les Baronnies, la Corse, la Margeride. Et, ils ont adopté une formule où l’interdisciplinarité restait assez confinée dans le champ des sciences humaines et sociales telle qu’elle avait été cultivée depuis les débuts du XXe siècle, avec des rapprochements limités entre genres disciplinaires. Car, c’est avec prudence que les enquêtes collectives qui suivirent Plozévet s’engagèrent sur la voie de la pluridisciplinarité. Elles préférèrent des alliances avisées au mariage un peu forcé entre des disciplines appartenant à des familles étrangères ou seulement depuis longtemps séparées, les noces entre les sciences bioanthropologiques et les sciences sociohistoriques n’ayant pu être consommées lors du voyage bigouden. Si l’on excepte un peu l’Aubrac qui fit appel à des zootechniciens, elles inclinèrent plus pour une entente avec des disciplines de tradition académique confirmée, l’anthropologie, les études folkloriques, l’ethnologie, la sociologie, l’histoire, la géographie, la linguistique. Une configuration originale qui marque une étape dans l’histoire de l’interdisciplinarité en sciences humaines et sociales.
2Peu de temps après, au début des années 80, on retrouve la même orientation territorialiste alors que se développent les préoccupations relatives à l’environnement. En 1978, le CNRS crée le PIREN (Programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement), un des rares modes de financement permettant d’investir une unité spatiale, les appels à projet des divers organismes ministériels sélectionnant plutôt des thèmes que des espaces. Mais, c’est autour d’un dispositif tout autre, la « zone atelier », que se met en place cette nouvelle coopération interdisciplinaire. La nature de l’enjeu : étudier et comprendre les relations entre une société et son environnement, ce qu’il est convenu d’appeler un « anthroposystème », entité structurelle fonctionnelle d’interactions sociétés-milieux, où systèmes sociaux et systèmes naturels co-évoluent à long terme. La stratégie de recherche : programmes interdisciplinaires faisant appel aux sciences de la nature, aux sciences de la vie, aux sciences de l’ingénieur et aux sciences humaines et sociales.
3Il s’agit d’une véritable novation. Car c’est autour d’un problème commun à lourd potentiel socio-économique que les sciences de la nature et les sciences de la culture sortent de leur ghetto respectif. Une ouverture qui n’est pas que disciplinaire, les travaux exigeant la coopération d’organismes gestionnaires ou aménageurs comme du milieu associatif. Ce nouveau front interdisciplinaire est symptomatique d’une évolution plus générale. Car, d’autres cristallisations pluridisciplinaires permettent des avancées considérables dans certains domaines. Ainsi en est-il, par exemple, de la paléoanthropologie nécessitant la collaboration d’anthropologues physiques, de généticiens, d’archéologues, d’ethnologues, de primatologues, de géologues, de paléobotanistes et d’archéozoologues, de spécialistes du climat et de l’écosystème. Des convergences qui ne relèvent pas d’un a priori interdisciplinaire mais d’un impératif endogène au programme scientifique.
4Ce rappel illustre que l’interdisciplinarité n’est donc pas une donnée immédiate en sciences humaines et sociales. Elle a une histoire qu’André Burguière fait remonter à la naissance même de l’anthropologie à l’âge des Lumières. Et, il note que, depuis, elle n’a pas suivi un cours linéaire. Elle s’est cristallisée, par moments, en des formes originales qui, d’ailleurs, ont pu entrer en concurrence. Pour prendre figure, celles-ci ont besoin du secours des institutions, donc de l’appui des grands organismes de recherche, mais plus singulièrement de l’État pourvoyeur de fonds ; même si la lutte contre la dispersion disciplinaire anime toujours les esprits novateurs. Reste que sans le soutien des politiques publiques, aucune audace ne peut prétendre enfanter de nouvelles configurations. Il convient donc d’ancrer cette histoire de l’interdisciplinarité dans celle de l’intervention de l’État. Depuis les années soixante et la création de la Délégation à la recherche scientifique et technique (DGRST), dont Alain Chatriot nous rappelle l’importance, la recherche incitative est, en effet, au cœur de ce processus d’institutionnalisation de l’inter-disciplinarité en sciences humaines et sociales. Une ardente obligation toujours aussi actuelle qui suit les méandres des divers organismes de commande et de leur demande d’expertise… jusqu’à la programmation contemporaine par l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui cible davantage les études dans un contexte de contraintes budgétaires.
Auteur
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Bernard Paillard
Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO), UMR CNRS 6258, Université Rennes 2, Rennes ; chercheur associé au IIAC-Centre Edgar Morin, Paris.
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