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Le comte de Falloux (1811-1886)

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Gérald Gobbi

Troisième partie. Une retraite active

Chapitre XII. L’Académie française

Texte intégral

L’Académie française dans les premiers temps du Second Empire : 1852-1856

1L’Empire supprimant la liberté d’expression, il sembla légitime et salutaire à nombre d’académiciens que l’Académie Française devienne un bastion libéral. La plupart de ces membres étaient habitués à la pratique parlementaire : le duc de Noailles, Montalembert, Berryer et Dupanloup enfin le duc Victor de Broglie, Guizot et Thiers. Depuis le coup d’état du 2 décembre 1851, l’Institut avait prit le parti d’entrer en opposition au régime napoléonien. L’Académie devint le refuge de ses adversaires les plus intransigeants. Le 6 février 1852 la réception de Montalembert entraîna le premier affrontement avec l’Empereur : Montalembert avait prononcé « un discours ardemment antirévolutionnaire, chrétien et, au fond, libéral. » Celui que Guizot prononça avec chaleur pour l’accueil du récipiendaire, stigmatisait les coups que la Révolution avait porté à la monarchie et à l’Église, et voyait dans la parenthèse impériale « la plus grande scène d’orgueil et d’impuissance de l’homme qu’ait jamais vu le monde ». La censure impériale frappa aussitôt : le texte de Guizot fut amputé de plusieurs parties. Par ordre de Napoléon III la censure fut levée mais le texte de Montalembert fut en retour amputé de trois passages ; c’était la première fois depuis 1811.

2En 1852, l’élection de Berryer, qui regrettait la disparition du parlement, « le théâtre écroulé de ses labeurs », fut plus sereine mais non moins significative. Guizot l’avait voulu ainsi. Les élections de Sylvestre de Sacy et du duc Victor de Broglie revêtirent le même caractère : opposition à l’Empire et résistance à l’atteinte portée à la liberté de parole, mais également souci d’équilibrer le rapport des forces nouvelles de l’Académie, à savoir les Littéraires et les Politiques. Les élections successives de Montalembert, Berryer et Dupanloup avaient eu pour conséquence d’introduire une dimension politique plus prononcée dans la culture et la vie de l’Académie. Révolution culturelle d’où découlèrent deux tendances : celle des Politiques également appelée le Parti des Ducs qui regroupait Montalembert, Pasquier, Guizot, Berryer, Dupanloup, Noailles et Victor de Broglie ; celle des Littéraires rassemblant Sainte-Beuve, Lamartine, Mérimée, Scribe, Musset, Cousin, Villemain et Hugo l’exilé.

3La vie académique s’articula progressivement autour des luttes entre les Littéraires et les Politiques. L’élection de Falloux marqua leur premier grand affrontement.

L’élection et la réception de Falloux

4L’Académie étant un foyer de résistance à l’Empire, y entrer était pour Falloux un moyen de lutter contre le Bonapartisme et contre la passivité politique recommandée par le comte de Chambord... sans trop se démarquer du Prétendant.

5L’Académie était le dernier bastion libéral dans un Empire autoritaire. Pour Falloux « il faut la maintenir dans ce rôle et il faut y faire entrer pour sa part le catholicisme si outrageusement abandonné partout ailleurs. »

6La Cause ! Toujours la Cause !

7Au printemps 1854, Falloux profitait des charmes naissants du tout nouveau Bourg d’Iré en compagnie de Dupanloup lorsqu’une lettre de Cochin adressée à l’évêque d’Orléans leur apprit la mort de l’académicien Ancelot.

8Dupanloup l’invita à se présenter bien que Louis XVI et Pie V lui paraissait déjà anciens. Falloux lui répondit qu’il préparait un nouveau livre, mais que le succès d’une candidature adverse, qu’elle fût politique ou semi-politique, représenterait à ses yeux un ajournement indéfini ou plutôt « un refus de m’admettre ». Puis de préciser que « si mes ouvrages littéraires sont déjà trop vieux, mes services parlementaires subiront bien vite le même reproche (...) », qu’« il faut donc que je profite de l’ENTRE-CHIEN ET LOUP où je me trouve encore et que ceux qui me veulent du bien m’y aident ».

9À Montalembert, il confia que « l’Académie me paraît une ambition très avouable et je l’avoue. Cependant, je crois que l’un des principaux stimulant de mon désir, c’est la pensée de servir encore de temps en temps la vérité, sous une forme libre et utile ».

10Cependant sa candidature était menacée par les éventuelles candidatures de Broglie et de Barrot, inattaquables. Depuis le Bourg d’Iré, où il accueillait Madame Swetchine, Falloux tissait la trame de son élection. Qui mieux que le fidèle et habile Montalembert pouvait l’aider dans son projet ? Il lui demanda d’aller voir Molé. Ce que fit Montalembert accompagné de Salvandy. Depuis son château du Marais, à Paris, Molé confiait à Falloux : « Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous appartiens et que vous disposerez souverainement de mon vote et, de mes efforts auprès de ceux sur lesquels je puis quelque chose. »

11Molé, ancien Président du Conseil de Louis-Philippe, vouait à Falloux une grande sympathie. Le vieux royaliste voyait en lui un successeur désigné. Depuis son domicile parisien du Marais ou de celui de Champlâtreux en Seine-et-Marne, le vieil académicien orléaniste conseillait et renseignait son protégé sur la vie académique. La candidature de Falloux était loin de réunir une majorité. Il fallait être subtil dans les manœuvres préélectorales. Le 12 novembre 1854 la mort inattendue de Saint-Aulaire remettait Falloux en course ; sortant d’une mauvaise passe il pouvait à nouveau espérer être élu. C’est ce que Molé s’était empressé de lui dire dans un courrier du 16 novembre où il affirmait avoir « entendu sortir (son) nom d’un grand nombre de bouches comme son successeur naturel et le plus indiqué à l’Académie », qu’« il y a là pour (lui) une conjoncture tellement favorable, qu’il faut à tout prix la saisir et en profiter ».

12La situation s’améliorant, Molé conseilla à Falloux de l’exploiter intelligemment :

« Cousin auquel j’avais écrit en même temps ne m’a point répondu (...). La lettre de Salvandy (...) est ardente pour notre succès. Il avait vu aux obsèques du pauvre Sainte-Aulaire M. Vitet et il l’avait trouvé on ne peut plus favorable. Vous remarquerez dans la lettre de M. Pasquier le personnage qu’il ne nomme pas et qui serait plus que redoutable (...) le duc de Broglie. »

13D’où la recommandation explicite de Molé à Falloux :

« Savez-vous que je ne suis pas loin de croire que vous ne feriez pas mal de venir passer plus tôt que plus tard quatre ou cinq jours à Paris ; vous verriez M. Thiers, M. Cousin, M. Mignet surtout M. Villemain et d’autres encore. Il pourrait être pressant de faire prendre des engagements sans laisser le temps d’ourdir et de former un plan de campagne. Je vous demanderais avant tout de me donner ici quelques moments et de ne voir absolument personne avant de m’avoir entendu et de vous être abouché avec moi (...). Le succès pourrait être à ce prix (...). Mon sentiment est que nous réussirons si nous faisons tout ce qu’il faut pour réussir sinon, non ; car il y aura de l’opposition et il vaut mieux la prévenir que la combattre, la conjurer par nos efforts que de la laisser se grossir par notre inaction. »

14Tactique d’autant plus avisée que Victor Cousin, rompant son engagement, œuvrait dans la coulisse pour l’élection du duc de Broglie qui se présentera nettement et sera nommé à la presque unanimité. Dès lors, toute chance de succès était nulle : par son action gouvernementale et la renommée familiale le duc de Broglie n’était pas combattable, d’autant moins que Guizot désirait, donc commandait, son élection. Falloux de battre en retraite. Un choix que l’avisé Montalembert conseillait également car « cette lutte entre deux chefs de l’ancienne majorité conservatrice et constitutionnelle serait une défaite cruelle POUR LA FUSION dans le sens le plus élevé et le plus étendu de ce mot ; elle serait un triomphe pour les courtisans et les créatures du système actuel ». Toutefois Montalembert, soucieux de préserver l’avenir académique de Falloux, s’engagea à voir Guizot, Villemain et Pasquier qui lui conseillèrent de ne s’alénier « que les dix voix honteuses qui ont voté contre l’évêque d’Orléans ».

15Le 1er mars 1855 furent élus le duc de Broglie au fauteuil de Saint-Aulaire et Legouvé à celui d’Ancelot, le 22 mars Ponsard succéda à Baour-Lormian.

16Paradoxalement, la mort de Molé allait être l’opportunité de Falloux. Le cicérone de la première tentative académique s’était éteint le 23 novembre 1855. Molé n’avait jamais caché à l’Académie sa profonde sympathie pour Falloux. Son action en faveur de son élection était bien connue des académiciens. Aussi, dès le 2 décembre, le duc de Noailles, en son nom et au nom de sa famille, demanda-t-il solennellement à Falloux de se présenter. Sans attendre, le fidèle Montalembert se manifesta en assurant à Falloux que « l’Académie ne voudra jamais nommer deux hommes politiques, dont un petit et un grand, du même coup (...). D’après ce que vous a mandé le duc de Noailles, vous ne devriez pas hésiter et tout porte à croire que votre élection est assurée ». Mais il convenait d’être prudent. Cette précaution tenait à « la position de Molé, son caractère, la direction qu’il a suivie ». Il était évident que « la matière devient difficile à manier pour vous lorsqu’il s’agit de la grande part que M. Molé a prise au gouvernement de juillet », mais le panégyrique sera l’« occasion d’expliquer la conduite, les sentiments, les raisons d’agir de quelques hommes placés si haut dans le pays, par leur origine, par leur éducation, par les traditions et les exemples de leur famille en face des révolutions où les pouvoirs, les gouvernements ayant manqué au pays, cette France a été exposée à de si grands périls ». Cette démarche de Mme de la Ferté-Meun, fille de Molé, toucha Falloux et renforça sa prétention au siège académique. Falloux écrivit à Montalembert, son juge et « tuteur né », ce qu’il en était de son activité pré-électorale : « J’ai vu encore à mon dernier passage, il y a quinze jours, M. Mignet, M. Saint-Marc Girardin, M. Thiers, M. Flourens. J’ai mis une carte chez M. Scribe, alors à la campagne, une à M. Legouvé qui me l’a rendu avant mon départ, M. Villemain, M. Cousin, M. Guizot et le chancelier m’ont comblé des assurances les plus expansives. » Confiant, Falloux pouvait quitter Paris pour le Bourg d’Iré, mais non sans prendre quelques précautions : Berryer accepta d’être son protecteur tout comme Cousin.

17L’Empereur, soucieux d’exercer une influence sur l’Académie, avança Troplong. La campagne électorale de cet illustre juriste, président du Sénat et de la Cour de Cassation, donna lieu à une lutte âpre dirigée contre Falloux. La machine administrative de l’Empire exerça de fortes pressions sur le monde académique... en vain. Le manque de sympathie pour le candidature de Troplong la vida rapidement de sa raison d’être, l’ombre de Napoléon III ayant fait fuir les Immortels. Sainte-Beuve décida dès lors de réagir en présentant à l’empereur un projet emprunté à Victor Hugo. Celui-ci prévoyait de soumettre les élections académiques à la Société des Auteurs alors que les élections des Gens de Lettres seraient contrôlées par l’Empereur. Cette « Académie du suffrage universel » devait permettre de séparer les Littéraires des Politiques. Falloux étant de l’ivraie, il fallait en préserver l’Académie ! Le projet connut le même sort que la candidature Troplong. Mais Napoléon III ne désarma pas en présentant Augier. N’avait-il pas l’indéfectible appui de la Princesse Mathilde ? Cette fois l’adversaire était de taille : Augier était un littéraire accompli ayant apporté à la culture française un chef d’œuvre intitulé le Gendre de M. Poirier.

18Le 3 avril, les pronostics donnaient 15 voix favorables à Falloux contre 16 à Augier ! Il y avait 4 voix douteuses : celles de Sacy, Villemain, Patin et Saint-Marc Girardin, 2 absents (Hugo et Ampère) et un élu non reçu qui ne pouvait donc voter, Ponsard. Mais deux sièges étaient vacants.

19Thiers s’abstenait par souci de neutralité.

20Montalembert œuvrait dans la coulisse : son objectif était de préserver l’avenir de la fusion monarchiste. Un souci que partageait le Parti des Politiques ; il fallait un académicien qui soit un « compromis ». Qui mieux que Falloux le conciliateur, Falloux le fusionniste ?

21Malgré ces obstacles qui se révélèrent finalement mineurs, Falloux fut élu académicien par 19 voix contre 15 à Augier. Le Parti des Ducs l’avait emporté.

22Parmi les voix portées sur Falloux, celles de Montalembert et de Broglie, de Guizot, de Mignet, de Dupanloup et de Cousin, de Berryer et de Noailles, de Tocqueville qui voyait en « ce dévot-là » qui « n’en a pas moins ce fumet de sacristie » qui lui était fort désagréable, un candidat acceptable pour qui voter... parce qu’« on me le demande ».

23Le 10 avril 1857, jour de l’entrée solennelle sous la coupole, était arrivé : le ménage Falloux s’apprêtait avec fébrilité pour la réception. Madame de Falloux et sa fillette Loyde s’étaient apprêtées les premières et précédèrent à l’Institut le patriarche, encore tout occupé à ses préparatifs. Marie de Falloux, toute émue, oublia de faire retourner la voiture au 101 rue du Bac. Oubli qui accentua le retard du récipiendaire. Falloux accourut en fiacre au Quai Conti, descendit en trombe de la voiture, se dirigea à pas pressés vers l’Institut puis s’arrêta net... le manuscrit du discours était resté sur la banquette du fiacre ! Celui-ci s’éloignait cahin caha en longeant le quai. Alors, Falloux « en costume d’académicien, habit brodé, plumes vertes, chapeau à deux cornes, épée au côté, courant à travers la foule » en une course marathonienne, rattrapa le fiacre et put récupérer le précieux manuscrit. Haletant mais victorieux, il arriva pour le début de la séance. Personne ne s’étant aperçu de l’incident.

24L’hémicycle de la Coupole rassemblait un public des plus brillant : l’aristocratie des faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré, du Quartier de la Chaussée d’Antin, les généraux Pélissier, Bosquet et Vaillant. À la place de Briffaut souffrant, Patin lut le discours d’entrée de manière un peu rapide, comme si l’orateur voulait se débarrasser d’une besogne pesante. Puis vint le tour du récipiendaire. Falloux, silhouette hautaine, se présenta à l’assemblée.

25Personnage complexe que celui de Molé : serviteur du Premier Empire, de la Restauration, de la Monarchie de Juillet puis depuis 1849 de la Légitimité, Molé avait le sens de la carrière plus que de la fidélité. Falloux avait rédigé un discours des plus habiles où la subtilité de son esprit conciliateur et fourbe s’exprimait sans peine. Falloux dressa un portrait nuancé de Molé : « Espérant tout de la monarchie, pour réparer les malheurs publics, il l’a voulu dans la plénitude de son principe. » Le propriétaire terrien du Segréen, dont la demeure achevait d’être construite ne manqua pas de mentionner l’œuvre rurale de son prédécesseur en parlant du domaine agricole de Champlâtreux : « Sans bouleverser, sans violenter la nature, il dessina de nouveaux contours, élargit les horizons, ouvrit des perspectives ; sa main s’exerçait d’avance à innover et à corriger, sans détruire. » N’était-ce pas la vision que se faisait Falloux du propriétaire terrien ? La Monarchie fut ensuite abordée dans un éloge discret mais ferme : « La France porte aussi un vieux nom ; elle a ses portraits de famille ; elle aime à les contempler et à les montrer ; que nul ne la trouble dans ce culte pieux ! » Il conclut sur un hommage au prédécesseur de Molé à l’Académie, Monseigneur de Quélen archevêque de Paris et fidèle partisan de la Branche Aînée : « M. de Quélen fut le premier de ces pontifes victimes, chez lesquels la vertu s’élève à la hauteur du sacrifice. »

26La critique littéraire commenta sèchement le discours : L’Illustration parla d’une « honnête médiocrité » tout en excusant l’auteur puisque son inspiration a « du subir de nombreuses ratures ». Plus cinglante fut la critique de Briffaut : « Au rebours du grand historien romain qui abrégeait tout parce qu’il voyait tout, le directeur de l’Académie, placé peut-être ex abrupto en face des écrits du récipiendaire, a dû nécessairement tout abréger parce qu’il n’y voyait rien (...). » Lacordaire confia à Madame Swetchine que « ce discours manquait de héros, c’est son plus grand déficit (...). Le nouvel académicien a été tout ce qu’il pouvait être à moins de ne pas être académicien, ce qui était plus difficile (...) ». Pour Taxile Delord l’élection de Falloux montrait que l’Académie « ouvrit ses portes, non pas à l’aristocratie (...) mais à cette chose qui s’insinue partout : le jésuitisme ».

La vie académique : 1856-1885

27La vie académique allait maintenant faire partie de l’existence de Falloux. L’Académie était pour lui un nouveau champ de bataille où il allait affronter l’Empire et les ennemis de la monarchie. Aussi, lorsque le critique littéraire au Journal des Débats Cuvillier-Fleury écrivit à Falloux : « J’ai eu l’honneur de me présenter hier chez vous avec le désir de vous informer que (...) je m’étais mis sur les rangs pour la succession de M. Briffaut à l’Académie Française. Je n’étais pas venu solliciter votre suffrage (...) mais votre approbation pour ma démarche », celui-ci fit-il bon accueil à la candidature de l’orléaniste. Il était pourtant soutenu par Guizot et était dans les mauvaises grâces de Sainte Beuve, qui lui reprochait de tout voir « par la lorgnette de l’orléanisme ». Adolphe Thiers lui était également hostile. Cuvillier-Fleury fut battu. Falloux eut cependant la satisfaction de voir le poète catholique Victor de Laprade, « l’Orphée chrétien » dont les vers chantaient la nature avec la foi et l’amour du chrétien, être élu académicien le 11 février 1858 en succession d’Alfred de Musset, l’élection renforçait le parti catholique de la Compagnie. Afin de briser cette ascendance des politiques sur les littéraires, Sainte-Beuve proposa, en janvier 1862, un projet de restructuration de l’Académie Française mais la Compagnie ne donna pas suite au projet.

28Le 20 février 1862, l’Académie élisait au premier tour, avec 22 voix contre 7 bulletins blancs, le prince Albert de Broglie comme successeur de Lacordaire. Le fils rejoignait le père sous la coupole. L’élection ravissait Falloux et mécontentait Napoléon III. Celui-ci briguait l’Académie. Ses oncles Napoléon Ier, Lucien et Joseph n’en avaient-ils pas été membres ? Son œuvre littéraire seulement faite de brochures politiques étant bien trop pauvre, il entreprit de rédiger une œuvre joignant littérature et histoire : La Vie de César. Afin d’accroître sa crédibilité académique il avait créé un prix biennal de 20 000 francs. Candidat soucieux de la tradition et de modestie, il s’était engagé à faire les visites protocolaires. Ce que l’Académie refusa : un empereur ne pouvant démarcher son électorat se doit d’être nommé d’office après simple manifestation ! Napoléon III, qui souhaitait être élu à titre personnel, refusa la proposition. La manœuvre de l’Académie avait apporté le résultat escompté.

29Entre-temps, Cuvillier-Fleury jouait de patience et entretenait sa relation électoraliste avec Falloux à l’occasion de la parution des Lettres de Madame Swetchine.

30Le 23 avril 1863, la Compagnie élut au siège de Pasquier l’opposant à l’Empire, Dufaure. Cette élection marquait l’échec du candidat de Falloux mais surtout témoignait de l’influence du parti catholique au sein de l’Académie et l’opposition de celle-ci à l’Empire.

31Le 12 avril 1866, une majorité de suffrages se porta sur l’ancien précepteur du duc d’Aumale, Cuvillier-Fleury. L’Académie avait choisi le candidat de l’apaisement. Cuvillier-Fleury, qui devait en grande partie sa victoire à Falloux, le remerciât chaudement : « Vous m’avez accordé un suffrage qui sera un honneur dans ma vie. Vous avez contribué à me faire admettre. » En votant Cuvillier-Fleury, Falloux avait œuvré pour la fusion mais contre les sentiments de Montalembert qui lui avait écrit le 6 mars 1865 « car vous seul pouvez traiter convenablement la situation académique avec M. Guizot. Il serait déplorable que le vote du 6 avril aboutît à un résultat insuffisant ou impopulaire. Si je ne consultais que mon goût et la gloire de l’Académie, je voterai pour Prévost-Paradol et le P. Gratry. Mais comment abandonner le pauvre Autran ? Et si nous le maintenons, comment échapper à Janin ou à Cuvillier-Fleury ? Or, prendre un homme des Débats avec l’attitude actuelle de ce journal, c’est odieusement cruel » !

32Sainte Beuve qui ne supportait pas les Études historiques et Portraits historiques et littéraires de Cuvillier-Fleury, devrait le côtoyer sur les bancs de l’Académie ; tout comme Mérimée.

33La candidature du Père Gratry fut plus emblématique. Il sollicita Falloux le 12 février 1862 : « Je vous prie de bien vouloir soumettre à l’Académie mon désir d’obtenir ses suffrages, dans l’élection qui doit nommer le successeur du R.P Lacordaire. » Lacordaire était mort et il fallait lui trouver un successeur à sa dimension. Pour Falloux, Gratry en était digne. Une opinion que partageait Guizot. Mais Villemain déclara qu’« on ne me fera pas dire deux fois : Mon Père ! » Gratry échoua. Gratry se révéla fidèle à Falloux, son mentor, avec lequel il ne manquait pas de correspondre. Le Père l’informait régulièrement sur le contexte académique : « M. l’Évêque d’orléans m’a dit que M. de Champagny retirait expressément sa demande pour le fauteuil de M. de Barante, et refusait de me faire concurrence, mais qu’il maintenait très vivement cette demande pour le fauteuil de M. Cousin. »

34Le père Gratry fut élu au siège de Barante, le 2 mai 1867. Le parti catholique avait remporté une victoire sur celui des littéraires : Falloux, et surtout Montalembert, avaient contré l’influence, toujours aussi forte cependant, de Guizot et conforté les impérialistes dans leur déclin ; Sainte Beuve réagit en déclarant que « l’Académie recueille ce qu’elle a semé, et il parait qu’elle s’en félicite (...). Cette académie est infectée d’un prélat qui a commis une mauvaise action académique au sujet de Littré (...) elle est infectée de ce triste Gratry, médiocre esprit. » Le parti catholique l’emportait, avec lui ses valeurs libérales et chrétiennes.

35Le 2 mai marquait une double victoire pour Falloux : son second candidat, l’opposant à l’Empire, Jules Favre fut élu au siège de Victor Cousin. Comment expliquer l’engagement de Falloux pour le candidat républicain modéré ? Jules Favre fut l’un des cinq républicains élus en 1858 et opposants à l’Empire, sa position en faveur de Rome et son hostilité à l’occupation de la ville lors de la Guerre d’Italie en faisaient un candidat acceptable pour la sensibilité politique de Falloux, et politiquement représentatif de l’opposition face à l’Empire.

36Jules Favre fût élu par le compromis entre le Parti Clérical et le Parti des Politiques.

37Lorsqu’en juillet, l’historien et philosophe Hippolyte Taine présenta son Histoire de la Littérature Anglaise à l’Académie, Falloux et Dupanloup firent une campagne très virulente contre la reconnaissance académique de l’œuvre. Le prix de l’Académie Française ne lui fut pas attribué.

38Le parti catholique exerçait une emprise sur l’Académie Française qui allait se renforçant : le 7 mai 1868 l’élection de Claude Bernard, partisan de l’Empire, fut contrebalancèe par celle, triomphale, du très catholique Autran soutenu par Falloux, Thiers, Mignet et Montalembert. Autran l’emportait sur Théophile Gautier candidat de Sainte-Beuve.

39L’Académie se partageait entre le Parti Littéraire de tendance bonapartiste représenté par Sainte-Beuve, Mérimée, Dupin, Lebrun, Sacy et Nisard, le Parti Clérical de sensibilité royaliste avec Falloux, Montalembert, Lacordaire, Dupanloup, Gratry et Carné, et le Parti des Politiques formé de Cuvillier-Fleury, Guizot, Thiers et Prévost-Paradol.

40Le 29 avril 1869, le comte Joseph d’Haussonville, farouche opposant à l’Empire et gendre des Broglie, était élu au fauteuil de Viennet ; le comte Franz de Champagny, royaliste et clérical, succédait à Berryer, grâce aux voix de Falloux, Montalembert, Guizot et... Sainte-Beuve, alors que son concurrent Duvergier de Hauranne échouait, malgré le soutien de Thiers et Mignet, auxquels s’était joint Rémusat.

41La rivalité entre les Politiques et les Littéraires s’amplifiait à la faveur des événements historiques : le 7 avril 1870, 26 académiciens sur les 28 présents élirent par acclamations au fauteuil d’Alphonse de Lamartine, Émile Ollivier. Il était le chef du Ministère Parlementaire d’un Empire devenu libéral depuis les législatives de 1869. Cette élection ne déplut pas à Falloux, contrairement à celle du voltairien Jules Janin également élu académicien, par 26 voix sur 28.

42Le 2 septembre 1871 à Sedan, l’Empire s’effondrait. Le 4 septembre, la République était proclamée dans un Paris totalement indifférent. Les années soixante-dix s’annonçaient décisives. Le républicanisme avait l’avenir serein dans la France de l’après Second Empire : le bonapartisme avait trépassé victime de la guerre, le royalisme était hypothéqué par les divisions de ses partisans, et les Français voulaient combler le vide constitutionnel au plus vite et au mieux de leurs intérêts.

43Falloux en était conscient qui luttait avec âpreté et pragmatisme contre la candidature de Taine, représentant du Naturalisme pour qui l’homme « est un animal d’espèce supérieure ». Enfin, il se revendiquait du républicanisme.

  • 1 L’élection permit, entre autre consolation, d’écarté Manuel car « juif et tout Israël est impure p (...)

44La candidature de Louis Pasteur suscita une divergence entre Falloux et Broglie qui confia à son ami qu’« on m’a dit également que vous étiez opposé à la candidature de pasteur, pour la succession de Littré. Je vous avoue que je le regretterais (...). C’est aussi une tradition académique que la fraternité des Sciences et des Lettres (...). Sa polémique victorieuse contre les générations spontanées l’a rangé tout à fait du bon côté ». Falloux ne put empêcher Pasteur d’être élu1 académicien le 8 décembre 1881. La gloire scientifique du chercheur républicain éclipsa l’influence académique du vieux légitimiste. Dans sa lettre du 30 novembre 1884, Broglie informait Falloux de l’avancée inexorable des républicains dans la Compagnie : « Le combat vient aussi (illisible) entre Halévy et Manuel. Ni l’un ni l’autre ne sont assurément ce que j’aurais choisi pour remplacer celui que nous pleurons ni pour contrebalancer le triomphe qu’on va faire à Duruy. » Entre temps, Henri de Bornier entretenait son lien de fidélité avec Falloux, et ne manquait pas de lui rappeler sa candidature : « Tout ce que je sais, et cela de la façon la plus positive, c’est que votre passage à Paris a mis mes affaires en très bon état » lui confia-t-il dans sa lettre du 18 avril 1885. Mais l’influence de son mentor était affaiblie : luttes idéologiques perdues, isolement géographique au Bourg d’Iré, ostracisme politique, manque de constance aux élections académiques... Tout cela en avait fait un académicien à l’influence fantomatique. Les dernières élections académiques avaient fait ressortir des luttes de groupes sur lesquelles Falloux n’avait plus d’emprise. La candidature d’Henri de Bornier se solda par un échec : « Je suis vaincu et je viens vous demander pardon » lui déclara son protégé, dans une lettre du 16 décembre 1885, après une énième désillusion. Une combativité que venait contrebalancer le manque d’assiduité aux élections : le Parti clérical et celui des Politiques devaient leur influence et leurs succès à Montalembert et au duc Albert de Broglie. L’engagement des deux académiciens contrastait avec celui de Falloux qui se réfugiait souvent, trop souvent pour ses collègues, derrière ses problèmes de santé. Falloux n’exerçait pas sur la Compagnie une influence à l’instar de Guizot et de Thiers, comme ses collègues académiciens l’espéraient en 1856. Guizot y régnait et était le cœur de la vie électorale. Falloux ne manquait pas de s’en plaindre avec dureté voire avec méchanceté : « L’on a espéré un instant que M. Guizot qui a désorganisé tant de choses dans notre malheureux pays, ne tiendrait pas absolument à désorganiser l’Académie avant de mourir. Il parait qu’on s’était trompé » écrivit-il au comte de Ségur le 12 janvier 1874.

45Certes les avis souvent judicieux de Falloux en faisaient un conseil écouté, mais non un oracle comme Guizot ou un guide comme Thiers. Un absentéisme qui n’empêchait pas Falloux d’être sollicité à bon escient : le 1er mars 1876, Camille Doucet lui écrivit que « MM. de Sacy, Nisard et Cuvillier-Fleury pouvaient avoir de très légitimes prétentions et l’académie eut pu tout naturellement leur donner la préférence. Mais chacun d’eux a décliné cet honneur (occuper la place de secrétaire Perpétuel.) ; chacun d’eux m’a spontanément assuré son concours. De ce côté-là la situation est donc aussi bonne que possible. Le camp des jeunes eut compté au moins quatre prétendants : MM de Taillandier, Camille Rousset, Caro et Mézières. M. Rousset seul parait vouloir entrer dans la course, appuyé dit-on, par M. le duc de Broglie et M. le comte d’Haussonville. Je ne serais pas en question (...) avec mon titre d’ancienneté (...). Ai-je besoin de rappeler que votre voix m’est absolument indispensable ; plus encore comme poids que comme nombre ». L’académicien angevin lui apporta sa voix, depuis sa retraite du Bourg d’Iré. Une retraite que l’activité académique venait égayer mais dans laquelle finalement Falloux s’investissait partiellement.

46L’Académie marchait dans la même direction que la France... elle se républicanisait. Ce que Falloux, le dernier des hérauts, constatait et subissait. Sur ce champ de bataille aussi, il était le vaincu.

Notes

1 L’élection permit, entre autre consolation, d’écarté Manuel car « juif et tout Israël est impure pour ajouter ce fleuron à la courronne honni qui ceint déjà son front » écrira Albert de Broglie à Alfred de Falloux le 5 décembre 1881.

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