Chapitre XVII. Femmes-cadres ou femmes « d’un homme international1 »
p. 223-231
Texte intégral
1L’entrée dans la fonction publique coloniale représente bien une forme de promotion inédite pour une toute petite minorité dans des sociétés où le salariat féminin est quasi-inexistant. Intégrées à l’Assistance médicale indigène (AMI) ou au cadre secondaire de l’enseignement primaire féminin, sages-femmes et institutrices ont un statut d’auxiliaires, mais leur rémunération les situe dans une position socio-économique privilégiée. Les trois quarts d’entre elles progressent normalement dans la carrière tout en complétant éventuellement leur formation au fil de leur vie active. Elles ne sont que quelques-unes à abandonner leur métier après un nombre variable d’années, soit pour occuper les fonctions de maîtresse de maison auprès de leurs maris, dans un périple qui les entraîne parfois à l’étranger, soit pour changer d’orientation. Les reconversions professionnelles sont rares – et plus nombreuses chez les enseignantes. Elles correspondent dans un nombre non négligeable de cas à une ascension sociale rapide, par le biais du mariage ou par l’augmentation du niveau de qualification qui permet d’occuper des postes d’encadrement dans les États nouvellement indépendants.
Salaires et avancements : le statut privilégié des sages-femmes
2Toutes les filles qui ont fréquenté les écoles coloniales en Afrique n’ont pas, loin s’en faut, exercé une profession. Par ailleurs, si les femmes pouvaient avoir accès à des revenus monétaires par le biais du commerce ou de l’artisanat, en 1936 encore, le taux de travailleurs salariés ne dépassait pas 5 % en AOF et, parmi ces travailleurs, malgré la féminisation des services en ville à partir des années trente, employées et ouvrières étaient très peu nombreuses2. Quant à la domesticité, fréquemment féminine en Afrique australe, elle fut plutôt masculine en Afrique de l’Ouest3. Les sages-femmes sont donc bien les premières « professionnelles ». Mais, à la différence de ce qui s’est produit en métropole, leur profession fut organisée dans un contexte de relations inégalitaires entre fonctionnaires coloniaux et colonisé-e-s4. L’administration coloniale a maintenu les auxiliaires africains dans les cadres secondaires communs ou spéciaux, subordonnés aux cadres supérieurs et communs supérieurs réservés aux Européens5. Cependant, au sein des cadres communs secondaires, les sages-femmes se définissent volontiers comme de « hauts fonctionnaires6 ». De fait, la comparaison de leurs salaires avec ceux de certains hommes montre qu’elles disposent d’un statut privilégié. Leurs traitements, logiquement inférieurs à ceux des médecins, des vétérinaires et des pharmaciens, sont supérieurs à ceux des instituteurs comme des employés administratifs en début de carrière7. En 1930, une sage-femme perçoit ainsi 7 500 francs de salaire annuel contre 6 600 pour un instituteur. Si, au fur et à mesure des revalorisations de salaires, les enseignants et les commis reprennent l’avantage, les sages-femmes restent mieux rémunérées que les employés des cadres locaux et ce décalage, qui se justifie par leur niveau d’études, produit un bouleversement des hiérarchies habituelles entre hommes et femmes. En 1921, lors de la création du corps, le salaire minimal d’une sage-femme est de 4 000 francs par an tandis qu’en Côte d’Ivoire par exemple, les employés locaux ne perçoivent pas plus de 1800 francs8. Cette situation est consolidée par des avantages. Les fonctionnaires perçoivent une indemnité de dépaysement [sic] lorsqu’elles sont affectées hors de leur colonie d’origine et bénéficient d’un logement administratif ou d’une indemnité de résidence. Elles ont également droit à des traitements particuliers lors de leurs déplacements professionnels. Ainsi, Aoua Keita voyage parmi les passagers blancs, français et libano-syriens, en première et seconde classe, pour rejoindre Gao en 1931. Une de ses jeunes sœurs qui l’accompagne dort en troisième classe mais reçoit l’autorisation de passer la journée avec elle. Ce privilège n’annule pourtant pas les préjugés et contribue au contraire à un double isolement, vis-à-vis de la société européenne comme africaine :
« Sur les balcons, dans les salles à manger et salons, ma présence mettait une fausse note à l’ambiance. Quelques rares hommes me disaient bonjour timidement […] toutes les femmes sans exception me regardaient de travers. Elles poussèrent leur stupidité jusqu’à demander au commissaire du bord certaines mesures discriminatoires à mon égard, comme me servir en dernier lieu à table, m’autoriser l’accès à la salle de bain commune en dernier lieu. […] Mes compatriotes étaient si entassés en 3e et 4e classe qu’il m’était presque impossible de les approcher9. »
3Les privilèges restent donc très relatifs. Les sages-femmes sont par ailleurs pénalisées dans le calcul de leurs droits à la retraite car leurs années d’études ne sont pas prises en compte, au contraire de celles des médecins et pharmaciens dont les cotisations sont assurées pendant la durée de leur formation par les budgets de leur colonie d’origine10. En revanche, les conditions d’avancement dans la carrière sont les mêmes pour les deux sexes. Au terme d’un an de stage, la titularisation permet l’accès au grade de sage-femme auxiliaire de 3e classe. Il faut alors au minimum huit ans et au maximum quatorze ans (les promotions se font au choix ou à l’ancienneté) pour être admise au stage de perfectionnement qui conditionne l’accès au principalat. Ce stage dit de « réimprégnation » dure six mois (sept mois à partir de 1934) et se déroule au chef-lieu de la colonie d’affectation, puis à l’École de médecine. À partir de 1945, cet avancement est en théorie possible exclusivement après des promotions au choix au bout de sept ans d’exercice. Rares sont celles qui franchissent les étapes dans ces délais. En moyenne, le temps nécessaire pour devenir sage-femme principale est de onze ans dans l’entre-deux-guerres, de seize ans après 194511. Un certain nombre d’élèves ne franchissent jamais l’obstacle du stage. Les plus nombreuses dans les effectifs en service en 1957 se situent dans le grade qui précède immédiatement l’accès au principalat (celui de sage-femme auxiliaire de 1re classe). L’organisation de la profession confère donc une position subalterne aux sages-femmes mais, cependant, relativement confortable au regard d’autres catégories d’agents africains. De fait, les sages-femmes exercent durablement un métier qu’elles estiment privilégié.
4En 1957, 521 sages-femmes et 23 infirmières-visiteuses sont en activité, soit près de 80 % des effectifs diplômés totaux jusqu’à cette date12. Si l’on prend en compte le nombre de celles qui ont pu prendre leur retraite après trente années de service (98) et celles dont le décès est attesté (12) il devrait y avoir en théorie environ 600 auxiliaires de santé féminines en service dans la fédération en 1957 : 93 % des diplômées qui ont l’âge d’être en activité sont donc effectivement en service13. La déperdition professionnelle est ainsi quasi-nulle. Bien plus, près de 60 % en moyenne des toutes premières diplômées (de 1921 à 1927) sont encore en poste en 1957, dont le tiers des femmes de la première promotion, qui ont alors 36 ans de carrière. Le métier de sage-femme, bien rémunéré et socialement valorisé, est donc exercé sur le long terme par la majorité. En comparaison, les parcours professionnels des normaliennes sont plus variés.
Une relative dispersion des enseignantes
5Si la plupart des institutrices ont enseigné jusqu’à leur retraite, elles sont un certain nombre à avoir occupé d’autres fonctions en parallèle ou à s’être lancées dans des formations complémentaires. La liste des responsabilités assumées par 162 normaliennes (55 % du total) à différents moments de leur vie active montre que le secteur éducatif reste leur premier domaine d’activité14. Seules 12 % des institutrices ont changé d’orientation. Plus des trois quarts des diplômées ont effectivement été enseignantes et la moitié d’entre elles ont aussi été directrices d’écoles ; quelques-unes ont également assumé les fonctions de surveillante et d’économe – les deux activités étant souvent associées. Enfin, elles sont près de 10 % à devenir en fin de carrière conseillères pédagogiques. En revanche, le nombre de celles qui ont réussi la formation menant à l’inspectorat ou qui ont été reclassées dans le cadre des professeurs de l’enseignement secondaire est plus limité.
6L’affectation à des fonctions de direction singularise les normaliennes par rapport à leurs homologues masculins. En effet, dans un contexte plus concurrentiel du fait du nombre de diplômés – les premiers instituteurs africains enseignent dès le début du XXe siècle – les normaliens se voient rarement confier la direction des écoles malgré la pénurie de personnel européen, et moins encore dans l’entre-deux-guerres qu’avant la Première Guerre mondiale15. À l’inverse, certaines enseignantes assument dès les années quarante la direction d’écoles de filles, il est vrai en l’absence quasi-totale d’institutrices européennes et dans des établissements où il n’existe, le plus souvent, qu’une ou deux classes.
7En Guinée, Mariama S. devient surveillante et économe de l’EPS de filles de Conakry après l’obtention de son diplôme en 1943, puis ouvre et dirige jusqu’en 1958 l’école de filles du quartier de Boulbinet, toujours à Conakry. Elle fait partie des 30 % de normaliennes qui ont intégré le cadre commun supérieur de l’enseignement après avoir obtenu leur Certificat d’Aptitude Pédagogique (CAP)16. Ce diplôme permet, à partir de 1949, de passer du statut d’institutrice adjointe à celui d’institutrice au même titre que les enseignantes métropolitaines. Selon une Dahoméenne : « Quand vous avez votre CAP, on vous confie tout de suite une direction17. » Dans les années 1950, la pénurie de personnel conduit aussi à la réquisition des normaliennes pour assurer ce que l’administration coloniale appelle l’africanisation des cadres. Certaines ont complété leur formation en métropole. Elles connaissent alors des formes de promotion rapide qui participent de leur construction identitaire comme élite.
8Au Dahomey, Florentine Brym, diplômée en 1941, effectue un stage à l’École normale supérieure de Saint-Cloud18 en 1956 et occupe à son retour le poste de directrice de l’école de filles d’Abomey. Au Soudan, Sira Diop, diplômée en 1947, est nommée en 1950 directrice de l’école de filles de Koutiala, puis de celle de Mopti. Elle complète elle aussi sa formation en 1956 par un stage à Saint-Cloud et finit par devenir en 1962 directrice du lycée de jeunes filles de Bamako, où elle succède à une Française. En Côte d’Ivoire, Jeanne N., diplômée en 1944, est directrice d’une école mixte en 1949 à Akouré, dans le sud-est de la colonie, puis de l’école de filles de Grand-Bassam. Elle est ensuite nommée en 1958 à la tête des classes de filles de l’une des plus grandes écoles primaires publiques d’Abidjan. Elle s’y trouve alors confrontée à l’hostilité des élèves européennes :
« C’est la grande école d’Abidjan, une école de Blancs, dans le quartier blanc, où il n’y avait pas d’enseignant noir, il n’y avait que des enfants d’Européens, c’était une grande école très renommée. Il y avait douze classes. Moi j’ai été affectée à l’école des filles. […] Le huitième jour je trouve mes élèves dans la cour, toutes les élèves. Un collègue m’explique que les filles se révoltent contre la venue d’une directrice noire. […] J’ai téléphoné à l’inspecteur L. Il a convoqué tous les élèves. Il leur a dit qu’il était temps d’africaniser, c’était en 1958-1959, que ceux qui n’étaient pas contents allaient partir, que j’étais devenue directrice et que donc j’allais rester19. »
9Enfin, les trajectoires professionnelles des enseignantes s’achèvent dans un certain nombre de cas par des postes dans l’administration. Les bureaux de la Direction de l’Enseignement ou de l’Inspection académique, des organismes publics comme l’Institut pédagogique national permettent aux institutrices de quitter les salles de classe et d’attendre la retraite plus confortablement. Certaines ont aussi fondé leurs propres établissements, comme Marie-Louise Pierron qui crée l’école Nolivé à Dakar en 197920.
10Chez les femmes diplômées des écoles supérieures, les réorientations professionnelles ou les abandons sont beaucoup plus rares que chez les instituteurs. Ces derniers expriment un sentiment « d’insatisfaction relative » qui les conduit à des stratégies de repositionnement21. En comparaison, le maintien en activité des sages-femmes et des institutrices correspond sans doute à des opportunités moins nombreuses et moins avantageuses. Aucune des femmes sur lesquelles nous avons des informations n’a, par exemple, opté pour une activité commerciale, ce qui n’exclut pas l’investissement dans un petit commerce de proximité22. Les changements d’orientation sont marginaux et correspondent soit à des opportunités ; soit à des exigences conjugales et plus largement familiales.
11Les reconversions professionnelles des institutrices montrent une relative dispersion des itinéraires de 15 % de la population renseignée. Les secteurs administratif et médical sont privilégiés, mais des choix aussi variés que ceux de l’inspection des douanes, du journalisme, de la comptabilité montrent que la formation d’institutrice ouvre sur plusieurs cursus possibles. Si les études universitaires – de biologie, d’ingénieur, d’anglais et de lettres – succèdent aux études à Rufisque, un certain nombre de celles qui changent de filière ont commencé par enseigner quelques années. Marianne Paqui, d’abord directrice d’école au Dahomey, s’oriente vers une formation de documentaliste23. Annette d’Erneville, diplômée en 1945, est surveillante à l’École normale de Rufisque puis au collège de filles de Saint-Louis avant d’obtenir, pour rejoindre son mari, un poste à la Direction de l’enseignement du ministère de la France d’outre-mer en 1954. Elle reprend trois ans plus tard l’enseignement au Sénégal mais se lance parallèlement dans une carrière de journaliste et devient Directrice nationale des programmes de la Radiodiffusion sénégalaise24. Les études à l’École normale ont été pour elle un tremplin menant vers une profession plus à son goût et peu féminisée lorsqu’elle y accède. Catherine D. suit quant à elle le parcours particulier d’une réorientation contrainte. Diplômée en 1950, elle est d’abord surveillante au cours normal d’Abomey. Après son mariage avec un secrétaire des greffes malien, elle enseigne dans plusieurs écoles de filles au Sénégal où son mari est affecté. Elle passe même son CAP et devient directrice d’école en 1958. De retour au Mali en 1960, elle continue à enseigner mais souffre d’extinctions de voix tellement récurrentes qu’elle est « dégagée de l’enseignement » – dit-elle – par un Conseil de santé qui la juge inapte. Elle prépare alors et réussit le concours de contrôleur des douanes en 1962 puis, après une formation en France, celui d’inspectrice des douanes en 1968. Son témoignage traduit à la fois l’adaptabilité des normaliennes, mais aussi la permanence d’une identité à laquelle Catherine D. est très attachée :
« C’est comme ça que j’ai abandonné mes sœurs de Rufisque mais je suis toujours dedans avec elles. […] Toujours, toujours, elles me considèrent toujours comme élève de Rufisque. […] C’était malgré moi, je n’avais pas le choix, je n’avais pas le choix, vraiment je n’avais pas le choix25. »
12Ce sentiment d’appartenance, au-delà des reconversions, est aussi partagé par celles qui ont abandonné, parfois de manière temporaire, leur métier pour accompagner leur mari dans ses fonctions. La carrière du conjoint remet alors en cause la progression professionnelle des épouses, mais pas leur ascension sociale.
Femme « d’un homme international26 »
13Cette expression figure dans la rubrique « principales responsabilités assumées dans la vie » du répertoire des normaliennes et renvoie au fait que ces dernières ont, bien souvent, épousé des fonctionnaires diplômés des écoles fédérales appelés à de hautes responsabilités au lendemain des indépendances27. La politique et la diplomatie absorbent les deux tiers des maris sur lesquels nous avons des informations. Plusieurs parcours sont emblématiques de l’ascension sociale rapide que ces femmes connaissent dans le sillage de leurs époux et de la façon dont leur éducation fut réinvestie lors de circonstances de vie tout à fait nouvelles, afin de répondre à d’autres exigences que celles d’une carrière professionnelle personnelle.
14Kadidiatou B., diplômée de l’École de médecine en 1947, a exercé pendant une dizaine d’années comme sage-femme en Guinée. Elle évoque un certain goût pour ce métier et l’acquisition d’une autonomie financière qui lui permet de soutenir financièrement son mari parti compléter sa formation de médecin en France : « Il n’avait pas de bourse, et moi je travaillais, je trimais comme une folle pour lui envoyer de l’argent. » En 1958, l’époux est nommé ambassadeur de Guinée à Moscou et sa femme le rejoint en 1961. Elle ne passe qu’une année en URSS, son mari étant envoyé comme ambassadeur à Washington en 1962. Le séjour du couple aux États-Unis dure deux ans. Kadidiatou B. parle de ces années américaines comme d’un moment d’épanouissement exceptionnel, marqué par la rencontre avec le Président John F. Kennedy et son épouse, dont témoignent plusieurs photographies exposées dans son salon à Conakry :
« À Washington, on avait des contacts, les gens étaient sympas, on faisait des sorties, on donnait des cocktails, on se retrouvait, toutes les dames afro-asiatiques. Ce n’était pas le rideau de fer. C’est vraiment là que j’ai été propulsée. Je me suis intéressée à l’art, je me suis inscrite à l’école d’art, il y avait 4 000 étudiants, on faisait de la peinture, des tableaux, je me suis lancée dans la mode, je faisais des modèles, je m’intéressais à l’habillement, à la décoration, au jardinage, j’ai fait deux ans d’études là-bas et ensuite j’ai dû abandonner parce qu’on rentrait au pays28. »
15Dès lors, Kadidiatou B. ne reprend plus durablement son métier de sage-femme. Après quelques années en Guinée où son mari occupe plusieurs postes de ministre, le couple s’exile au Sénégal puis en Côte d’Ivoire où Kadidiatou B. crée une entreprise textile29. Elle adopte le mode de vie d’une femme élégante, conduisant une voiture de sport et, comme elle le dit, « qui a fréquenté les grands milieux ». En 2002 à Conakry, elle gérait une maison d’hôtes d’une quinzaine de chambres destinée à accueillir des personnalités de passage. Fille d’une famille noble du Fouta Djalon, scolarisée par un père devenu interprète auprès du gouverneur Georges Poiray, elle retrouve d’une certaine manière, après l’indépendance de son pays, un mode de vie d’aristocrate qui correspond à ses goûts personnels et se trouve facilité par les responsabilités exercées par son mari. Mais elle a cependant acquis une autonomie économique de sa propre initiative et développe une créativité et une assurance qui lui permettent de concrétiser ses ambitions dans un autre domaine que le secteur médical.
16En comparaison de celui des sages-femmes, le discours des institutrices fait davantage ressortir l’importance de l’éducation reçue et mobilisée à l’échelle internationale. Aoua Thiero, épouse d’un instituteur nommé ambassadeur du Mali aux États-Unis de 1964 à 1969, abandonne sa carrière d’enseignante et s’investit dans l’organisation d’une association de femmes de diplomates africains, le Conseil féminin des femmes de Washington, dont elle est la première présidente en 1966. Elle contribue à faire connaître la culture et l’art africains aux États-Unis par le biais de défilés de mode, d’expositions, de cocktails ; elle met également en place la prise en charge des étudiants africains arrivant sur le territoire américain. Elle suit parallèlement des cours d’anglais et représente le Mali lors de la 3e Commission sociale des femmes à l’ONU en 1968 et 196930. Elle analyse son statut d’ancienne normalienne comme un atout :
« On nous avait formé en nous disant, “vous êtes des cadres, vous devez pouvoir faire face à toutes sortes de situations, toujours être à l’aise, partout où vous allez vous devez être à l’aise”. […] De sorte que moi je n’étais pas complexée, je n’étais pas complexée. Parce que j’étais privilégiée par rapport à certaines épouses d’ambassadeurs, certainement y’en avait qui n’avaient pas été à l’école, y’en avait qui même si elles avaient été à l’école n’avaient pas été loin, de sorte que c’était pas la même chose31. »
17Kadidiatou Diallo, qui suivit son mari Boubacar Diallo Telli nommé ambassadeur et représentant permanent de la Guinée aux Nations unies en 1958, tient le même discours. Elle estime qu’en comparaison des autres femmes africaines d’ambassadeurs, les anciennes normaliennes se singularisent par leur savoir-vivre : « On nous avait appris à nous tenir au cours d’une invitation. […] On s’est rendu compte tout de suite de la différence entre nous et les épouses des ambassadeurs qui n’avaient pas fait Rufisque32. »
18Les principes éducatifs, les modèles de comportement inculqués à l’École normale prennent le pas sur l’instruction intellectuelle et l’apprentissage du métier. L’identité normalienne ne se dissout pas malgré la dispersion des itinéraires. Elle se manifeste, au contraire, par d’autres biais que l’exercice d’une profession : dans la tenue et la distinction générale, dans les capacités d’organisation, dans l’esprit d’initiative, dans l’alliance de comportements culturels occidentaux et africains. Les normaliennes incarnent, comme le souhaitait G. Le Goff, des femmes africaines d’élite, dont le modèle doit spontanément provoquer un désir d’imitation. Ce processus participe d’une diffusion « à retardement » de la pédagogie fondée sur l’adoption de comportements « civilisés » et la valorisation des cultures africaines, alors même que la domination coloniale a politiquement pris fin :
« Moi au départ j’étais presque la seule à m’habiller à l’africaine, les autres portaient des tenues européennes, moi aux réceptions, c’était mon grand boubou très majestueux, et mon mari avait beaucoup de réflexions d’admiration… à telle enseigne que les autres épouses d’ambassadeurs ont essayé de faire la même chose, parce que on voyait que pour les réceptions les gens venaient toujours autour de moi, on me posait des questions et souvent on voyait ma photo dans le Washington Post33. »
19Ainsi, les trajectoires professionnelles des sages-femmes et des institutrices témoignent de l’importance accordée à l’exercice du métier et de l’accès à un statut socio-économique privilégié. Ce statut est renforcé par des alliances matrimoniales dont la conclusion est emblématique d’une population féminine à la fois émancipée et contrainte.
Notes de bas de page
1 Diop S. (coord.), op. cit., p. 164.
2 Coquery-Vidrovitch C., Les Africaines… op. cit., p. 130-132 et 178-188.
3 Voir Tranberg K. H. (éd.), African Encounters with Domesticity, New Brunswick/New Jersey, Rutgers University Press, 1992, 315 p.
4 Sur l’Afrique de l’Est voir Iliffe J., East African Doctors. A history of the modern profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, 336 p.
5 Pour une analyse des cadres enseignants dans l’entre-deux-guerres voir Jézéquel J.-H., art. cit.
6 Jeanne L. (SF 1933-1936), Abidjan, 2 février 1999.
7 Les anciens élèves de l’École normale William Ponty, confrontés à partir des années vingt à la multiplication des cadres d’agents spécialisés, représentent à l’inverse une « aristocratie menacée ». Jézéquel J.-H., op. cit., p. 203.
8 JO AOF, 1921, p. 346 et, pour les auxiliaires masculins Jézéquel J.-H., op. cit., p. 205-206.
9 Keita A., op. cit., p. 29.
10 JO AOF, 1925, p. 434.
11 Cette durée a été calculée à partir des carrières de 179 sages-femmes diplômées de 1921 à 1933.
12 JO AOF, 1957, p. 2258-2261. Le Journal officiel fournit une liste de 532 sages-femmes, nos calculs, celui de 521. Cette différence s’explique par le fait que certaines des femmes de cette liste n’ont pas pu être identifiées et que d’autres, après avoir été exclues de l’École de médecine, ont été réintégrées. Le chiffre d’un peu plus de 500 sages-femmes en activité est satisfaisant. C’est aussi celui que donne le directeur de l’École de médecine en 1954. À la même époque, le nombre de médecins africains est estimé à 383. Dr Bertrand, « L’École des sages-femmes africaines », AOF Magazine, 1954, p. 75-78, p. 75.
13 Les jeunes filles recrutées devaient pouvoir justifier, à 60 ans, de trente années d’exercice. Arrêté du gouverneur général du 23 décembre 1927 portant réorganisation de l’École de médecine de l’AOF, JO AOF, 1927, p. 910-914.
14 Diop S. (coord.), op. cit., p. 80.
15 Jézéquel J.-H, op. cit., p. 214-224.
16 Arrêtés du gouverneur général organisant le cadre secondaire du personnel de l’enseignement primaire féminin commun aux colonies du groupe de l’AOF. JO AOF, 1941, p. 463-465 et du haut-commissaire organisant le CAP. JO AOF, 1948, p. 1401.
17 Rita H. (EN 1944-1948), Cotonou, 29 janvier 2001.
18 À partir de 1948, les institutrices adjointes peuvent se former à l’École normale supérieure de Saint-Cloud aux fonctions de directrice d’établissement ou d’inspectrice de l’enseignement. Arrêté du haut-commissaire autorisant des instituteurs à suivre à l’École normale de Saint-Cloud l’enseignement préparatoire au Certificat d’Aptitude à l’Inspection primaire et à la Direction des écoles normales. JO AOF, 1948, p. 933.
19 Jeanne N. (EN 1940-1944), Abidjan, 9 février 1999. Il est intéressant de noter que Jeanne N. est métisse.
20 Marie-Louise Pierron (EN 1941-1945), Dakar, 23 février 1994.
21 Jézéquel J.-H., op. cit., p. 332 et suivantes.
22 Certaines institutrices ont développé des activités parallèles de plus grande envergure, soit en devenant propriétaires de restaurants ou de boutiques qu’elles mettent en gérance, soit en exploitant des terres agricoles.
23 Diop S. (coord.), op. cit., p. 137.
24 Ibid. p. 214.
25 Catherine D. (EN 1946-1950), Bamako, 26 mai 2000.
26 Diop S. (coord.), op. cit., p. 164.
27 Voir le chapitre xviii et Jézéquel J.-H., op. cit., p. 498-540.
28 Kadidiatou B. (SF 1943-1947), Conakry, 23 janvier 2002.
29 Comme beaucoup de responsables politiques sous le régime de Sékou Touré, après avoir été nommé à des postes clés, le mari de Kadidiatou B. est soupçonné de trahison. Sa femme explique qu’il « sent le vent tourner » et organise son départ pour ne pas prendre le risque d’une arrestation.
30 Voir également Konaré A. Bâ, op. cit., p. 367-369.
31 Aoua T. (EN 1944-1948), Bamako, 24 mai 2000.
32 Kadidiatou Diallo (EN 1944-1948), Conakry, 22 janvier 2002.
33 Aoua T. (EN 1944-1948), Bamako, 24 mai 2000.
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