Chapitre IV. Choisir ou être choisie
p. 53-61
Texte intégral
« Il faut s’adresser d’abord aux classes dirigeantes de la société indigène. C’est une affaire d’exemple, d’influence sociale. Le recrutement doit viser la qualité plus que la quantité. L’enseignement des filles reste une éducation de sélection, mais de sélection sociale plutôt que de sélection individuelle1. »
1Entre 1918 et 1957, 898 jeunes filles intègrent l’École de médecine quand 388 entrent à l’École normale. Destinées à devenir les emblèmes de la femme africaine « évoluée », elles sont très rigoureusement choisies par l’administration et la direction des établissements. L’organisation d’un concours préserve la façade méritocratique : la réussite des épreuves est une condition nécessaire à l’entrée dans l’une des deux écoles. Elle est cependant loin d’être suffisante. L’examen du dossier individuel des candidates par une commission de recrutement à Dakar est une étape décisive. Si la procédure rappelle celle d’un cursus métropolitain – concours avec admissibilité et admission – les programmes et les diplômes délivrés ne sont pas équivalents à ceux de la métropole ; les exigences scolaires préalablement définies ne sont pas toujours respectées ; des décisions arbitraires permettent, à toutes les étapes du recrutement, d’écarter une élève au profit d’une autre, scolairement moins brillante, mais dont le profil social est apprécié ou la provenance géographique valorisée par l’administration.
Concourir
2Les procédures de recrutement au sein des deux établissements sont comparables, à quelques nuances près. Définies par une série de textes réglementaires entre 1918 et 19442, elles s’inspirent des modes de sélection métropolitains. Chaque fin d’année scolaire, les lieutenants-gouverneurs organisent les épreuves du concours, identiques à l’échelle de l’AOF, dans un centre d’examen installé le plus souvent au chef-lieu du territoire. Les élèves composent durant une journée par exemple à Conakry, Ouagadougou, Bingerville ou Niamey. Elles sont vingt-sept pour toute l’AOF à tenter le concours de l’École de médecine en 1923 ; une petite cinquantaine dix ans plus tard ; plus d’une centaine à tenter d’intégrer l’École normale en 1940. En 1951, à Ouagadougou, deux jeunes filles seulement passent les épreuves pour devenir sage-femme. Certaines sont conscientes des enjeux et pleines d’espoir ; d’autres sont là un peu par hasard voire contre leur gré, désignées par la directrice de leur école primaire. Pour se présenter au concours de sage-femme, il faut remplir un certain nombre de critères. L’âge en est un, et d’importance. Autorisées à concourir de seize à vingt-cinq ans en 1918, les candidates doivent avoir au moins dix-huit ans à partir de 1924 et ce, jusqu’à la disparition de l’institution3. Des dérogations sont possibles, mais les plaintes régulières des enseignants sur l’immaturité des élèves les rendent exceptionnelles. Cette exigence existe aussi en France où, depuis 1892, les jeunes filles ne peuvent se former au métier de sage-femme avant l’âge de dix-neuf ans4. Quant à l’École normale, elle recrute jusqu’en 1940 des élèves de treize à vingt ans, puis l’âge minimal est relevé à quinze ans. Le critère d’âge est, là aussi, peu négociable : en 1939, deux jeunes filles de vingt-trois ans sont éliminées après avoir surmonté les épreuves du concours d’entrée, qu’elles furent donc tout de même autorisées à tenter5.
3Sur le plan scolaire, celles qui présentent le concours de l’École normale doivent avoir réussi le certificat d’études primaires, diplôme qui n’est pas exigé à l’entrée de l’École de médecine jusqu’en 1944 mais dont la détention permet de bénéficier de dix points supplémentaires. Le niveau des élèves en AOF n’est pas comparable à celui des jeunes filles qui se destinent aux mêmes professions en métropole, où le brevet élémentaire ou le certificat d’études secondaires sont exigés6. Ces diplômes n’existent pas en AOF et le développement de l’enseignement primaire féminin interdit non seulement d’appliquer des critères trop ambitieux, mais oblige aussi les autorités scolaires à l’indulgence. Pour amorcer le recrutement, la priorité est accordée à la vérification du niveau de français des candidates, le maniement de la langue du colonisateur étant considéré comme un préalable indispensable à toute formation ultérieure.
4Le concours d’entrée à l’École de médecine est composé en 1918 de quatre épreuves écrites : de composition française, d’arithmétique, d’orthographe et d’écriture. Des matières identiques à celles du CEP en métropole, qui prévoit en outre une épreuve d’histoire-géographie et un travail de couture7. Quant à l’examen d’entrée des écoles de sages-femmes en France, il repose sur les mêmes matières qu’en AOF à l’écrit mais des épreuves de sciences physiques et naturelles, ainsi que d’histoire-géographie figurent à l’oral. Le niveau de difficulté du concours tend cependant à augmenter en AOF au fil des années.
5En 1924, la barrière d’admissibilité est relevée de 50 à 60 points sur 120 et la limite d’âge fixée à 18 ans. Cette réforme entraîne un déficit de candidates. Trop jeunes, un certain nombre d’élèves abandonnent l’idée de continuer leurs études. En 1935, une épreuve de « sciences » est ajoutée qui porte sur le corps humain, l’hygiène générale et infantile8. L’admission, peu sélective au début (23 des 27 candidates sont admises en 1923), devient plus délicate avec l’augmentation de la concurrence au fil des années, pour un nombre de places qui ne varie guère9. Le recrutement moyen est d’une vingtaine d’élèves par an mais l’administration gère au coup par coup un flux irrégulier de candidates, restreignant l’accès en cas d’affluence, ouvrant les vannes en cas de pénurie. Ainsi, en 1930, seules quatorze jeunes filles sont admises. Les restrictions budgétaires liées aux débuts de la crise économique se conjuguent à la volonté de compenser la hausse des années précédentes. En 1928 en effet, trente-quatre candidates avaient été reçues. Il s’agissait alors d’amorcer le recrutement des infirmières-visiteuses issues, pour plus de la moitié d’entre elles, de la section sages-femmes10. Marie B., sortie de l’école en 1931, confirme que le changement d’orientation résulte soit d’une décision de l’administration, soit d’un choix par défaut pour abréger la durée des études. Elle se souvient que l’une de ses camarades souhaitait devenir infirmière parce que son père étant décédé « elle voulait sortir », et que les autres furent « versées » dans la section infirmières-visiteuses en raison de leur échec à l’examen de fin d’année11. Peu attractive, la formation d’infirmière périclite rapidement et sa suppression en 1938 renforce la concentration des effectifs dans la section sages-femmes, d’autant que le niveau d’exigence est plus élevé à l’entrée de l’École normale12.
6Les candidates institutrices composent dans les cinq matières imposées pour intégrer l’École de médecine mais passent aussi des épreuves de dessin et de couture. Le total de points exigés (150) est deux fois plus important qu’à l’entrée dans la section sages-femmes et le règlement de 1938 précise que la note 0/20 en dictée ou une note inférieure à 5/20 en rédaction, dessin ou couture sont éliminatoires. Dans les faits cependant, les critères de sélection ne sont d’abord appliqués que partiellement. Les exercices de dessin et de couture ne sont pas organisés en 1938. En 1939, les notes éliminatoires en dessin ne sont pas prises en compte et les coefficients ne sont pas respectés avant 194013. Mais, devant l’afflux de candidatures cette année-là, les exigences augmentent : les coefficients de rédaction et de sciences sont relevés, cinquante-deux jeunes filles dont la note en français est inférieure à 5/20 sont écartées. Aucun texte officiel ne vient entériner cette évolution qui s’apparente à un processus de « rattrapage » par rapport aux attendus des textes fondateurs. Les effets de cette sévérité ne tardent pas à se faire sentir. En retour, la diminution du nombre de candidates en 1941 contraint à davantage de souplesse : plus de la moitié des jeunes filles sont reçues en 1942 alors qu’elles n’étaient qu’un cinquième à avoir été admises l’année précédente. En 1944, le déficit de candidates oblige à « faire preuve d’une extrême indulgence pour choisir les trente élèves dignes d’entrer à l’École normale14 ». Les critères de sélection sont ainsi continuellement adaptés à la situation de l’enseignement féminin comme aux fluctuations des candidatures.
7Un premier échec au concours est aussi loin d’être rédhibitoire. Les jeunes filles finissent dans une proportion non négligeable de cas par intégrer l’une des écoles : un tiers des candidates éliminées en 1933 et 1934 sont reçues dans les années suivantes. L’une d’entre elles, écartée en 1933, réussit le concours de sage-femme en… 1939 ! Et l’ouverture de l’École normale augmente les opportunités. Au total, 40 % des candidates non admises en 1939 (26 sur 64) réussissent l’un des deux concours, après s’être acharnées parfois durant quatre années. Les jeunes filles manifestent ainsi leur volonté de poursuivre leurs études et d’accéder à un métier. Mais la réussite aux épreuves n’est pas une condition suffisante à l’admission. La procédure est plus subtile, qui fait intervenir l’origine sociale et géographique comme les qualités morales voire physiques des candidates.
Être admise
8Dans le dossier de candidature, transmis au gouverneur général par l’intermédiaire du lieutenant-gouverneur de chaque colonie, figurent une demande d’inscription – cette lettre de motivation rédigée obligatoirement par la candidate permet d’observer ses qualités d’expression –, un bulletin ou un certificat de naissance attestant d’une bonne santé et d’une aptitude à servir dans n’importe lequel des territoires après l’obtention du diplôme, ainsi qu’un certificat de bonne conduite délivré par le directeur ou la directrice de l’école d’origine. À partir de 1927, « l’avis motivé du lieutenant-gouverneur de la colonie d’origine sur les mérites de la candidature » est requis15. Les directrices des écoles et les administrateurs ont ainsi le pouvoir de procéder à une sélection en amont. Car, après avoir investi financièrement dans l’instruction des élèves jusqu’à l’année du concours, les autorités territoriales veulent rentrer dans leurs frais, c’est-à-dire présenter les candidates les plus susceptibles de réussir et de revenir exercer durablement leur métier dans leur colonie. Cette exigence conduit à demander également aux jeunes filles de signer, conjointement avec leur père ou leur tuteur, un engagement décennal qui les contraint, en cas de rupture du contrat, à rembourser les frais engagés pour leur formation.
9La demande de ces pièces administratives n’est pas, en soi, originale, et les garçons sont soumis aux mêmes exigences. En métropole, les candidates sages-femmes fournissent aussi un certificat de bonne vie et mœurs, un extrait de casier judiciaire ainsi qu’une autorisation paternelle ou maritale. Mais, en AOF, l’examen du dossier est déterminant dans le processus de recrutement.
10L’administration recherche des jeunes filles issues de familles susceptibles de participer efficacement à la politique coloniale. L’exigence de sélection sociale, assumée dès l’ouverture de l’École de médecine, concerne d’ailleurs garçons et filles. Le système scolaire doit permettre un tri à chaque étape afin d’aboutir au recrutement, non pas des meilleur-e-s élèves, mais « d’excellents sujets, provenant de bonnes familles16 ». Ce projet est sans cesse réaffirmé dans les années trente. Jules Brévié invite les lieutenants-gouverneurs, « sans vouloir écarter aucun sujet de valeur, à rechercher dans les familles indigènes jouissant dans leur pays de plus de prestige et de plus d’influence, des jeunes gens et des jeunes filles candidats à notre école17 ». G. Hardy affirmait déjà en 1917 : « Il s’agit […] de faciliter l’accès des carrières administratives à ceux dont la famille a toujours secondé avec honneur notre œuvre civilisatrice et mis son prestige héréditaire au service de nos intentions18. » Dans cette perspective, l’administration s’intéresse aussi aux qualités morales des candidates. La candidate idéale fait preuve d’un « bon caractère », d’un « caractère docile », se montre une « bonne enfant », « soumise », « travailleuse », « très dévouée » ; sa santé est « bonne » ; elle est « intelligente » ou « d’une intelligence ordinaire », présente des « aptitudes pour tout19 ». Sont écartées et destinées au mariage celles qui ont « mauvais caractère », sont jugées « paresseuses », « étourdies », « lunatiques » ou à « la tête légère », dont l’intelligence est considérée comme « médiocre » ou « bornée », et qui se distinguent par leur « aptitude au ménage » ; celles aussi qui sont estimées « rachitiques », « chétives », « constamment aux petits soins », qui n’ont « pas de santé » ou une santé « médiocre », celles encore qui « demandent beaucoup de soins ». La malléabilité du caractère, associée à une santé solide et à une intelligence jugée correcte figurent parmi les critères les plus favorables à la présélection.
11La personnalisation du recrutement augmente à l’ouverture de l’École normale en 1938. Le jury attribue une note de mérite et, en sus des pièces déjà exigées des futures sages-femmes, les candidates doivent transmettre leur livret scolaire où figurent les notes de leurs trois dernières années d’études, leur classement en fin d’année ainsi que les appréciations des directeurs et directrices sur « leur caractère, leurs aptitudes et les progrès réalisés ». À partir de 1940 cependant, seules les notes obtenues pendant la dernière année d’EPS, accompagnées des appréciations des directeurs et directrices, sont exigées. Les dossiers doivent également mentionner les absences. Les responsables de l’École normale qui font partie de la commission du concours, la directrice surtout, se montrent particulièrement exigeants. Dès 1940, G. Le Goff regrette de ne trouver dans les dossiers que des appréciations « presque toujours fort élogieuses [qui] ne permettent guère une discrimination judicieuse des candidates20 ». En 1944, la commission estime que les dossiers d’élèves ne « portent que des appréciations vagues ou insuffisantes » et qu’il « n’est pas facile, dans ces conditions, d’attribuer une note de dossier juste21 ». Des commentaires plus précis sont réclamés ainsi que « des indications sur la taille, le poids, l’état de santé et si possible une photographie d’identité ». Cette dernière demande avait déjà été formulée en 1942. G. Le Goff n’est pas parvenue à l’imposer mais elle est conforme au souhait d’opérer une sélection qui ne soit pas strictement scolaire. Déjà en 1924, une visite médicale complémentaire avait été instaurée à l’entrée de l’École de médecine. Ce contrôle renforcé, qui concerne aussi les garçons, visait explicitement à écarter les élèves qui auraient pu bénéficier de certificats médicaux de complaisance mais aussi, sans que cela soit officiellement déclaré, à vérifier que les jeunes filles admises ne sont pas enceintes. La démission d’une élève « en état de grossesse » au moment de rejoindre l’école est mentionnée pour la première fois en 1928 mais des cas antérieurs ont sans doute existé22. D’une manière générale, les autorités coloniales cherchent à déceler toute « tare physique, intellectuelle ou morale23 » susceptible d’aboutir au renvoi et donc à des dépenses injustifiées. Enfin, la sélection sociale s’exerce aussi en aval, après la correction des épreuves du concours.
12Dès l’ouverture de l’École normale, une décision unilatérale de l’inspecteur général de l’enseignement conduit à l’admission de deux jeunes filles supplémentaires, dont l’une n’a pas même composé les épreuves. Toutes deux Saint-Louisiennes, elles bénéficient d’une faveur dont s’indigne la directrice au lendemain de la rentrée des classes. G. Le Goff insiste sur le fait que l’une des jeunes filles n’a pas fourni de dossier ni passé de visite médicale et précise qu’elle connaît les modestes qualités de l’élève dont elle fut l’institutrice en classe de 4e au lycée de Dakar. Elle ajoute que « ses compagnes sénégalaises sont stupéfaites de la voir parmi elles24 ». Quelques semaines plus tôt, un employé de commerce de Fatick au Sénégal sollicitait l’admission de sa fille, reçue au certificat d’études mais qui n’avait pas passé le concours25. Il se heurte à une fin de non recevoir ainsi justifiée : « Le nombre d’admissions est rigoureusement limité en raison de l’organisation matérielle de l’École et de celle des cours26. » La jeune fille finit par intégrer l’École normale, mais en 1941 seulement. Les passe-droits supposent par conséquent que les demandeurs aient quelque entregent.
13D’autres irrégularités pèsent sur le recrutement. En 1940, la directrice consigne que « le jury a parfois douté de la sincérité des épreuves » et réclame « des commissions de surveillance absolument impartiales27 ». Elle rappelle que l’acheminement des élèves jusqu’à Rufisque coûte cher et qu’il est préférable de vérifier la légalité du concours dans les colonies d’origine.
14Au final, sur la base des résultats des épreuves et de l’examen des dossiers, une commission réunie à Dakar établit une liste des admissibles, transmise au directeur de l’École de médecine qui l’évalue en fonction des besoins en personnel des différents territoires et des capacités d’accueil de l’école. Un certain nombre d’élèves sont proposées à l’admission définitive et, en dernière instance, le gouverneur général se prononce sur celles qui seront définitivement reçues. Les conditions du concours (un nombre de place limité) et de l’examen (un nombre de points suffisant) sont ainsi conjuguées. La procédure est identique pour intégrer l’École normale. Le jury associe pendant les deux premières années des membres extérieurs à ceux de l’établissement – dont le directeur de l’École de médecine et un administrateur. Il renforce à partir de 1940 son autonomie en réunissant uniquement la directrice et le personnel enseignant, supervisés par l’inspecteur général de l’enseignement28. Les décisions finales sont prises autant à partir des appréciations fournies dans le dossier de candidature que des épreuves et des besoins estimés en auxiliaires des colonies29.
15L’administration lutte en effet contre l’afflux des Dahoméennes à l’entrée de l’École de médecine. Des redistributions arbitraires sont donc organisées au moment d’établir les listes définitives d’admises. En 1941, le directeur de l’École de médecine s’en explique :
« [Pour éviter] l’abondance des élèves originaires du Dahomey et mieux répartir le recrutement en tenant compte des besoins à venir des colonies, la candidate Sanvee Elise […] a été remplacée au classement par une candidate ayant sans doute obtenu une moyenne inférieure mais ayant pour origine la Côte d’Ivoire, colonie où les besoins en sages-femmes sont supérieurs au Dahomey. Les propositions établies peuvent paraître injustes du point de vue absolu […] mais ont été inspirées par le fait que le Dahomey ne peut plus absorber de nouvelles sages-femmes et que l’emploi des sages-femmes en dehors de leur colonie d’origine ne semble pas donner satisfaction30. »
16La modification des résultats a été obtenue en augmentant de un à deux le coefficient de l’épreuve de sciences et en diminuant d’autant le coefficient de l’épreuve de calcul. Les sept premières élèves sont admises sans discussion mais une Sénégalaise et deux Ivoiriennes sont ajoutées au détriment de deux Dahoméennes et d’une Dakaroise31. L’année suivante, Elise Sanvee figure parmi les admises, mais comme originaire du Togo : en changeant de centre d’examen, la jeune fille a contourné les barrières instaurées par l’administration. Cet exemple n’est pas isolé. En 1946, Françoise Da Sylvera, qui s’est présentée en candidate libre, écrit au gouverneur général :
« Plusieurs échos bien fondés m’ont affirmé mon admission et je me réjouissais déjà du succès quand par un brusque revirement, j’appris que parmi les vingt-et-une admises du Dahomey quatre ont été retirées de la liste, parmi lesquelles je me trouvais, au profit des infirmières-visiteuses devant faire un an de stage à l’École de médecine pour devenir sages-femmes. […] Jusqu’ici il “nous” est impossible de concevoir que la France, notre Mère adoptive que vous personnifiez puisse, après avoir auréolé ses enfants, les abandonner si lâchement32. »
17Elle précise qu’elle est orpheline de père depuis 1942, qu’elle n’a qu’une vieille mère « décrépie et presque invalide » et qu’elle a déjà présenté le concours en 1943, 1944 et 1945. Elle parle d’abattement, de désolation, et conclut : « Je suis entièrement persuadée, monsieur le gouverneur général, que votre haute bienveillance ne saurait laisser vos enfants qui vous appellent de toutes leurs forces “au secours” et que vous interviendrez pour que la petite part du budget qui nous soutiendra soit remise sur le plan. Alors nous toutes, nos parents, la masse africaine toute entière ne cesserons jamais de vous remercier assez pour ce geste. » Cette humble requête reste sans effet.
18Il ne suffit donc pas, pour entrer dans l’une des grandes écoles de filles de l’AOF, d’avoir atteint un certain niveau scolaire. Des considérations sur l’origine sociale ou géographique des jeunes filles permettent à l’administration et aux enseignants de construire des promotions d’élèves individuellement choisies. En réponse à ce système de sélection sans cesse repensé par les autorités coloniales en fonction d’impératifs économiques ou politiques, les candidates et leurs familles s’obstinent, développent des stratégies de contournement, parviennent exceptionnellement à éviter l’arbitraire.
Notes de bas de page
1 Rapport anonyme sur « L’enseignement des filles, l’enseignement professionnel », 1922, AS, O212 (31).
2 Concernant l’École de médecine, il s’agit des arrêtés des 9 novembre 1918, 1er mai 1924, 20 décembre 1927, 16 février 1930, 23 mars 1934 et 11 août 1944. Les conditions d’entrée à l’École normale sont définies par l’arrêté du 21 juillet 1938 et celui du 17 septembre 1940.
3 Art. 37 de l’arrêté du Gouvernement général du 1er mai 1924.
4 La loi du 30 novembre 1892 réglemente l’exercice légal de la médecine : le métier de sage-femme est réservé aux détentrices d’un diplôme obtenu après deux ans d’études théoriques et pratiques au sein d’une faculté ou d’une école de plein exercice, d’une école préparatoire de médecine et de pharmacie ou d’une maternité. Maître A., Manuel juridique des sages-femmes, Paris, PUF, 1927, 225 p., p. 20-21.
5 Procès-verbal du concours d’entrée à l’École normale de Rufisque, 1939, AS, O119 (31).
6 Maître A., op. cit. Les candidates sages-femmes qui n’ont pas ces diplômes passent un examen d’entrée.
7 Cabanel P., La République du certificat d’études. Histoire et anthropologie d’un examen, Paris, Belin, 2002, 319 p., p. 97-152 et Maître A., op. cit., p. 20-21.
8 Arrêté fixant le programme et les modalités du concours pour l’admission à l’École de médecine des élèves sages-femmes et infirmières-visiteuses, JO AOF, 1934, p. 239.
9 Circulaire du gouverneur général au sujet des résultats scolaires, JO AOF, 1923, p. 698.
10 Arrêté du 16 février 1930 portant création, à l’École de médecine de l’AOF, d’une section d’infirmières-visiteuses et modifiant l’organisation de ladite école, JO AOF, 1930, p. 207-208.
11 Marie B. (SF 1928-1931), Conakry, 16 janvier 2002.
12 Lettre de l’inspecteur général des services sanitaires et médicaux au gouverneur général, 9 mai 1938, AS, O14 (31).
13 Procès-verbal du concours d’entrée à l’École normale de Rufisque, 1939, AS, O119 (31).
14 M. Perruchot, inspecteur en chef de l’enseignement primaire au gouverneur général, AS, O116 (31) et Procès-verbal du concours d’entrée à l’École normale de filles de Rufisque, 1939, AS, O119 (31).
15 Article 25 de l’arrêté du gouverneur général du 20 décembre 1927, JO AOF, 1927, p. 912.
16 Circulaire du gouverneur général au sujet des résultats scolaires, JO AOF, 1923, p. 698.
17 « Instructions relatives à l’orientation et au développement des services de l’Assistance médicale indigène, à l’hygiène et à la protection sanitaire des travailleurs recrutés par des particuliers », JO AOF, 1930, p. 702.
18 Hardy G., op. cit., p. 19.
19 La directrice de l’orphelinat de Moossou, « État nominatif des métisses, pupilles de la colonie à l’orphelinat de Moossou du 31 août 1928 au 31 août 1929 », AS, O501 (31).
20 Procès-verbal du concours d’admission à l’École normale de jeunes filles de Rufisque, 1940, AS, O119 (31).
21 M. Perruchot, inspecteur en chef de l’enseignement primaire au gouverneur général, 1944, AS, O116 (31).
22 Lettre du lieutenant-gouverneur du Dahomey au gouverneur général, 27 novembre 1932. AS, O14 (31). Ces affaires sont étudiées au chapitre xii.
23 Circulaire du gouverneur général au sujet des résultats scolaires, JO AOF, 1923, p. 698.
24 Lettres de G. Le Goff à l’inspecteur général de l’enseignement, 2 et 16 décembre 1938, AS, O116 (31).
25 Lettre de M. Dienn Faye au gouverneur général, Fatick, 13 septembre 1938, AS, O116 (31).
26 Le gouverneur général au gouverneur du Sénégal, 28 septembre 1938, AS, O116 (31).
27 Procès-verbal du concours d’entrée à l’École normale de Rufisque, 1940, AS, O117 (31).
28 JO AOF, 1938, p. 927-930.
29 Ce critère de sélection est fondé sur le budget affecté à la formation. En 1935, l’estimation des possibilités d’accueil de l’école est de quinze sages-femmes et cinq infirmières-visiteuses (pour vingt-cinq élèves-médecins), chiffres qui correspondent aux candidates définitivement admises. AS, O14 (31).
30 Lettre du directeur de l’École de médecine de l’AOF au gouverneur général, haut-commissaire de l’Afrique française, Dakar, 28 août 1941. AS, O15 (31).
31 Décision du gouverneur général en date du 7 octobre 1941. AS, O15 (31).
32 Lettre de Françoise Da Sylvera au gouverneur général, Cotonou, 1er novembre 1946. AS, O16 (31).
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