Chapitre III. La création d’une école normale de jeunes filles sous le Front populaire
p. 43-52
Texte intégral
1En 1936, l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Front populaire ne crée pas de rupture profonde dans la politique coloniale française. L’impérialisme occidental s’étend alors sur 42 % des terres émergées et 32 % des populations du globe1, l’Exposition internationale de Vincennes a célébré en 1931 la gloire de la France impériale, la crise économique a resserré les liens et, malgré la permanence et l’intensification des résistances des colonisés, peu nombreux sont, en métropole, ceux qui mettent en cause le bien-fondé de la colonisation. Mais, si les socialistes français partagent l’idée que l’Empire est indispensable à la grandeur nationale, la présence dans les cercles dirigeants d’hommes et de femmes de gauche entraîne une inflexion du discours et des méthodes, perceptibles notamment par le fait que les questions sociales reviennent sur le devant de la scène et, avec elles, les femmes. L’expérience, quoique brève, est déterminante en matière d’éducation et de professionnalisation des Africaines. Le Front populaire crée une École normale de jeunes filles chargée de la formation des premières enseignantes. Cette institution est sans équivalent à l’échelle du continent africain. Des personnalités françaises, masculines et féminines, ont fait aboutir un projet dont les prémices remontent en réalité au début du XXe siècle.
Marius, Jules et les autres
2Au printemps 1936, Marius Moutet devient ministre des Colonies2. Député socialiste de la Drôme depuis 1929, membre de la Ligue des droits de l’homme, il réunit une conférence des gouverneurs généraux tandis que la Chambre des députés met en place une commission d’enquête sur l’Algérie, les colonies et les protectorats chargée d’évaluer les besoins et les aspirations des colonisés3. L’esprit de réforme s’accompagne du remplacement de onze des seize gouverneurs généraux : le socialiste Marcel Jules de Coppet devient gouverneur général de l’AOF, un poste qu’il occupe du 13 septembre 1936 à la fin de l’année 1938.
3Juriste, ancien élève de l’École des langues orientales, de Coppet a derrière lui une longue carrière d’administrateur des colonies. Il a débuté à Madagascar en 1905, il y reviendra en 1940 puis en 1947, il connaît le Sénégal pour avoir passé cinq ans en Casamance, de 1912 à 1917. Sa réputation est celle d’un lettré, d’un homme plutôt libéral que ses détracteurs qualifient volontiers de « négrophile4 ». Gouverneur du Tchad en 1926, il y reçoit André Gide qu’il aurait connu par l’intermédiaire de l’écrivain Roger Martin du Gard, dont il épousa la fille5. Gide et de Coppet sont très proches, et ce dernier – qui s’opposa au recrutement intensif organisé par le gouverneur de l’AEF Antonetti pour la construction du chemin de fer Congo-Océan – est soupçonné d’avoir fourni à Gide des renseignements sur le travail forcé en Afrique centrale. Ces épisodes ne compromettent cependant pas durablement sa carrière. Après de brefs séjours en Somalie et en Mauritanie, il est nommé à la tête de l’AOF. Dans la droite ligne du socialisme français de l’entre-deux-guerres, de Coppet est réformiste, et non anticolonialiste. S’il condamne certaines injustices, il n’en est pas moins le maître d’œuvre, en 1934 au Dahomey puis en 1947 à Madagascar, de violentes répressions des populations.
4Sa première intervention lors de l’ouverture du Conseil de gouvernement en 1936 est d’ailleurs mesurée. Mais, au cours des mois suivants, des changements de ton et de fond sont perceptibles. En janvier 1937, de Coppet expose les grands principes d’une politique sociale à laquelle il intègre l’enseignement féminin6. Une première vague de réformes améliore les conditions de travail des Africains : deux décrets autorisent en mars 1937 la création de syndicats et le droit de négocier des conventions collectives, mais uniquement pour les travailleurs ayant obtenu leur certificat d’études primaires ; un troisième texte réglemente la protection de l’enfant et de la femme au travail7. Dans le domaine éducatif, il est question « d’éducation sociale », de la « renaissance de la masse indigène » et de « sa libération progressive ». Les arguments en faveur du développement des écoles de filles ne changent guère – « L’éducation de la femme indigène […] consolidera dans les générations successives les habitudes nouvelles acquises par l’éducation et fixera notre action dans la société indigène permanente8 » – et, comme la plupart de ses prédécesseurs, de Coppet insiste sur la dimension pratique de la formation. Toutefois, il revendique aussi – a contrario des discours antérieurs – « les mêmes principes », la « même organisation », le « même but » pour les garçons et les filles. Surtout, il décide d’une « tâche immédiate à entreprendre » : la formation de monitrices d’enseignement africaines au sein « d’écoles de cadres indigènes » aussi appelées « écoles normales pratiques et ménagères9 ». Le projet n’est pas nouveau. Évoqué dès 1903, il a été repris par G. Hardy en 1917 :
« Nous ne pouvons songer à développer nos écoles de filles tant que nous n’aurons à notre disposition qu’un personnel européen. Les budgets ne sont pas extensibles à l’infini. La clé du problème c’est la création, à Dakar ou à Gorée, d’une école normale de filles. École normale résolument modeste, où l’on ne pratiquera guère que l’enseignement ménager et l’enseignement maternel10. »
5L’idée a resurgi à deux reprises dans les années trente sans être concrétisée. En 1931, les écoles de filles au chef-lieu de chaque colonie ont été encouragées à ouvrir une section chargée de préparer des candidates sages-femmes et des monitrices d’enseignement11. En 1935, lors du Conseil supérieur de l’enseignement précisément consacré à l’éducation des filles et à la formation des sages-femmes, les responsables ont constaté que l’enseignement féminin s’est développé et que les filles obtiennent leur certificat d’études de plus en plus tôt alors qu’elles ne peuvent tenter le concours de l’École de médecine avant l’âge de 18 ans. Pour prévenir les désertions, l’inspecteur général de l’Enseignement Albert Charton propose alors la création à Dakar d’une école supérieure destinée « à prolonger la scolarité de celles qui se destinent à l’École de médecine jusqu’à l’âge où elles peuvent être admises (18 ans), à améliorer leur instruction générale en l’orientant vers leur future profession, à parfaire leur éducation domestique12 ». La formation spécifique d’enseignantes africaines n’est pas encore envisagée. Il s’agit simplement d’instaurer le même processus de recrutement que pour les garçons qui préparent pendant deux ans, au sein de l’École William Ponty, le concours de l’École de médecine. En 1937, de Coppet se saisit du projet et lui confère, mois après mois, une dimension plus ambitieuse.
6Il propose d’abord de créer des écoles normales féminines dans les territoires qui disposent d’un enseignement assez développé comme le Sénégal, le Dahomey, la Côte d’Ivoire ou le Soudan. Il demande l’installation rapide de ce dispositif qui permettrait selon lui de recruter une trentaine d’élèves par an. Mais, cinq mois plus tard, il dénonce des dysfonctionnements : l’emploi d’institutrices européennes dans des classes de garçons qu’« aucunes raisons valables […] ne sauraient justifier » ; des résultats dans les classes de filles qui « ne correspondent pas à la somme de travail effectué13 ». La formation d’enseignantes africaines lui semble de plus en plus urgente. Son discours rappelle celui des défenseurs de la loi Paul Bert qui généralisa en 1879 les écoles normales de filles en France. Il s’agissait alors d’associer le développement de l’enseignement féminin à la création d’un corps d’institutrices républicaines. En AOF, de Coppet estime « indispensable de lever le semblant d’interdit qui semblait peser jusqu’ici sur le développement de l’instruction proprement dite des jeunes filles indigènes ». Prudent, il ne parle pas encore de créer une école normale fédérale, mais reprend l’idée d’un cours supérieur susceptible de diplômer des monitrices dans chaque territoire. À l’automne 1937, le projet a pris une nouvelle ampleur. La création d’une École normale fédérale de filles est intégrée à un vaste programme de réorganisation de l’enseignement qui prévoit le transfert de l’École William Ponty de l’île de Gorée à Sébikotane, non loin de Dakar14. Un an après sa nomination, de Coppet a donc engagé la création d’une institution féminine semblable à celle existant pour les garçons.
7L’acquisition des locaux de la future école est décidée15. Les gouverneurs sont informés que les premières promotions seront les « cobayes » d’une expérience qui ne sera poursuivie que si elle donne des résultats satisfaisants. La décision officielle est publiée le 20 janvier 1938 et précise que l’institution « prépare les institutrices stagiaires du cadre commun secondaire de l’Enseignement et des candidates à l’École de médecine de l’AOF section sages-femmes16 ». Deux jours plus tôt, en métropole, un nouveau gouvernement a été formé par Camille Chautemps : Marius Moutet est remplacé par Théodore Steeg, ancien gouverneur général en Algérie et ancien résident général au Maroc. La fin du Front populaire signe aussi celle des grands projets sociaux. Le caractère éphémère du second gouvernement Blum en mars-avril 1938 ne peut inverser la tendance. Le dernier ministre des Colonies d’avant-guerre, Georges Mandel, exprime des attentes sensiblement différentes de celles de J. de Coppet, cependant encore en poste pour quelques mois17. Si le projet d’école normale de jeunes filles a abouti, c’est aussi que de Coppet n’a pas été seul à s’impliquer. Dans le contexte de la promotion à des postes à responsabilités d’une poignée de femmes en métropole, des personnalités féminines françaises ont joué un rôle déterminant en AOF.
Denise Moran Savineau et Germaine Le Goff
8Au mois de juin 1936, Irène Joliot-Curie, Suzanne Lacore et Cécile Brunschvicg ont été nommées aux postes de sous-secrétaires d’État à la Recherche scientifique, à la Protection de l’enfance et à l’éducation nationale. La présence de Cécile Brunschvicg revêt une importance particulière en matière de politique coloniale. Membre du parti radical, présidente de L’Union française pour le suffrage des femmes, directrice du journal La Française depuis 1924, Cécile Brunschvicg met son engagement féministe au service de l’amélioration de la condition des colonisées18. Dans le cadre de la préparation des états généraux du féminisme de 1931, elle s’est rendue plusieurs semaines en Algérie. À son retour, elle prône le développement conjoint de l’enseignement féminin et d’un service social dont les responsables seraient les élèves de l’École des surintendantes d’usines qu’elle a fondée en France en 1917. Son passage au gouvernement lui permet de faire valoir ses idées. Elle prône la mise en place en 1936 d’un service social en AOF et, afin d’attirer l’attention sur ce projet, fait jouer ses relations avec Lucie Siegfried, une cousine du gouverneur J. de Coppet. Elle obtient ainsi le lancement d’une mission d’enquête confiée à une assistante sociale, Hélène Renaud, en juin 1937. Cette dernière propose l’organisation, à titre expérimental, d’un service social au Togo et à Rufisque au Sénégal, en liaison avec l’École normale de jeunes filles dont la création est à l’étude. Ce projet n’aboutit qu’après la Seconde Guerre mondiale, mais confirme que le Front populaire pense conjointement politiques éducative et sanitaire à l’égard des femmes19.
9À la même époque, une autre Française, Denise Moran Savineau, joue un rôle important20. Tour à tour institutrice, écrivain, chargée de mission, elle est conseillère technique de l’enseignement à Dakar lorsque lui est confiée en octobre 1937 une vaste enquête sur « la condition de la femme dans la famille, dans les établissements d’éducation, dans les emplois salariés » à l’échelle de la fédération21. Denise Moran a vécu quatre années au Tchad où son mari, Edmond Savineau, était officier. Au terme de ce séjour elle a publié, en 1934, un ouvrage d’anecdotes et de réflexions qui l’a fait connaître22. Très critique à l’égard des pratiques de certains administrateurs, elle y dénonçait le travail forcé. Trois ans plus tard, elle écrit en conclusion d’une brochure enfantine :
« Voilà comment le contact des Européens est souvent funeste aux Noirs. Il en sera ainsi tant que les coloniaux poursuivront en Afrique leur propre intérêt et non celui des Noirs, tant que l’on voudra “coloniser”, c’est-à-dire faire avec le pays des Noirs, un pays de Blancs, et refuser de comprendre que, ce qui compte en Afrique, ce sont les Noirs23. »
10C’est au Tchad qu’elle fit la connaissance du couple de Coppet. En août 1936, elle salue la nomination du gouverneur général dans un article publié par L’œuvre et, lorsque Marius Moutet se rend en voyage officiel en AOF un mois plus tard, elle figure avec le couple de Coppet parmi les personnalités qui l’accueillent à Dakar24. Intrépide, anticonformiste, cultivée, elle est profondément persuadée de la possibilité d’être utile dans les colonies.
11Pendant sept mois, d’octobre 1937 à mai 1938, D. Savineau parcourt près de 13 000 kilomètres et interroge des dizaines de personnes à travers l’AOF25. Certes, elle n’est pas la première femme à entreprendre ce genre d’expédition26 mais son enquête est exceptionnelle, comme en témoigne le rapport d’environ huit cents pages qui en résulte : une série de comptes rendus, rédigés au cours du voyage et consacrés chacun à une région, totalisent près de six cents pages27 ; un texte de deux cents pages intitulé La famille en AOF. La condition de la femme fait la synthèse des observations locales28. Le « Rapport Savineau » remis au ministre des Colonies se félicite de la création prochaine d’une École normale d’institutrices. D. Savineau considère que l’éducation dans les écoles françaises est un facteur de changement social et se montre favorable à la sélection d’une élite à laquelle serait réservée l’instruction proprement dite : « Il est d’ailleurs abusif de ne jamais penser aux femmes qu’en fonction du mari. Il nous faut des sages-femmes, des institutrices, nous leur donnons une sécurité personnelle, il n’y a pas à changer cette formule29. » Elle précise toutefois : « Il ne faudrait pas commettre l’erreur de dispenser les futures fonctionnaires du travail ménager. Elles ont besoin, plus que les autres, d’y être initiées30. » Le programme associe la soumission au mari et l’apprentissage d’un respect mutuel : « Aux garçons nous devons apprendre qu’une épouse n’est pas une servante mais une compagne », aux filles « qu’une femme ne doit se livrer qu’à bon escient, par respect d’elle-même […] apprenons-leur que la coquetterie de la maison est le prolongement de celle de la femme. Et pourquoi ne dirions-nous pas que bien soigner son mari, c’est un moyen de le garder31 ? » Cette vision rejoint celle d’une autre femme d’envergure, Germaine Le Goff, appelée à devenir la première directrice de l’École normale et au sujet de laquelle certains n’hésitent pas à affirmer que « l’École normale de Rufisque est son œuvre32 ».
12Issue d’une modeste famille de la région de Douarnenez dans le Finistère, née Le Bihan en 1891, G. Le Goff est diplômée de l’École normale d’institutrices de Vannes en 1912. Après avoir enseigné une dizaine d’années dans les campagnes bretonnes, elle part pour l’Afrique de l’Ouest, accompagnée de son second mari, Joseph Le Goff. Le couple embarque à Bordeaux le 12 septembre 1923 à bord du Belle-Isle et arrive à Dakar huit jours plus tard. G. Le Goff commence alors un séjour africain de vingt-deux ans. D’abord affectée au Soudan, elle se rapproche au fil des ans de la capitale de la fédération et de ses cercles dirigeants. Grâce à la publication de plusieurs textes sur l’éducation coloniale féminine en particulier, elle s’impose comme une spécialiste en la matière, d’autant que peu de temps après son arrivée, elle obtient des résultats remarqués à l’école de filles de Djenné, à près de 400 kilomètres au nord-est de la capitale du Soudan, Bamako.
13En 1926, G. Le Goff dirige à Djenné une école de filles de 155 élèves. À la même date, celle de Bamako n’en accueille qu’une centaine. Son établissement devient l’un des plus importants d’Afrique occidentale. Ses supérieurs la qualifient « d’excellente institutrice [qui] a obtenu des résultats brillants à l’école de filles de Djenné [et qui] venant des écoles bretonnes s’est adaptée très rapidement à l’enseignement indigène ». L’inspecteur des écoles souligne qu’elle « a su gagner l’estime des indigènes qui lui confient leurs fillettes avec plaisir ». Elle quitte le Soudan après avoir « fourni au cours normal de Bamako ses premières élèves indigènes » et obtient la Mention Honorable en 192733. Affectée pendant cinq années au prestigieux lycée Faidherbe de Saint-Louis du Sénégal, G. Le Goff récolte les louanges d’Albert Charton qui, dans un rapport confidentiel sur le personnel enseignant, parle à son propos d’une « institutrice d’élite alliant la fougue à la méthode, l’autorité et le feu sacré » et se propose d’appuyer « chaleureusement toute proposition faite en sa faveur34 ». Le proviseur du lycée évoque quant à lui en 1930 « une institutrice de tout premier ordre [qui] obtient de ses élèves les résultats les plus remarquables ». En novembre 1932, elle est nommée au lycée de Dakar où elle passe six années entrecoupées de séjours de congé en France35. Après des débuts prometteurs, elle a donc affermi sa position et sans doute mis à profit ses années dakaroises pour s’entretenir avec les membres du service de l’enseignement. En 1936, il est question de lui confier un « poste important de direction d’école de filles ». Deux ans plus tard, elle candidate à la direction de la future École normale. Son dossier retient d’autant plus l’attention qu’elle est intervenu lors du Congrès international sur l’évolution culturelle des peuples coloniaux sur « L’évolution de la femme indigène par l’école française36 » en juillet 1937, et qu’elle a publié un livre de lecture à destination des jeunes filles pour aider « à leur donner une éducation morale et une éducation ménagère37 ». G. Le Goff souhaite « créer non des femmes fonctionnaires » mais « des femmes tout court » destinées aux Africains « évolués » :
« C’est un malaise de constater le nombre croissant de jeunes hommes instruits et le petit nombre de femmes éduquées que nous plaçons à côté d’eux. […] Qui, qui épouseront-ils tous ces médecins, ces comptables, ces employés des postes et quantité d’hommes évolués que nous créons à jets continus suivant les besoins de la colonie38 ? »
14Elle reprend ainsi à son compte l’analyse que proposait déjà G. Hardy en 1917 et ne s’écarte pas d’un principe régulièrement exposé par les théoriciens de l’éducation des filles : « Le diplôme de fin d’études n’est pas la véritable cause finale de l’éducation des filles, le vrai diplôme supérieur c’est le contrat de mariage39. » En AOF comme en métropole au XIXe siècle, l’objectif est de remédier au « divorce intellectuel » entre les futurs époux, de former des maris et des femmes susceptibles de partager les mêmes valeurs et d’avoir les mêmes exigences, matérielles et intellectuelles40. G. Le Goff veut forger le « ménage d’instituteurs qui rendrait à la cause de la civilisation franco-africaine les plus grands services », « élever parallèlement le niveau de la femme comme de l’homme afin de créer la famille indigène évoluée, mieux armée pour la vie dans le pays ». Elle souhaite insuffler à ses élèves « toutes les qualités que l’on aime à trouver chez une femme : politesse, douceur, gaîté, activité, dévouement » et conçoit l’école normale comme l’aboutissement, pour les meilleures élèves, d’une scolarité tout entière consacrée à l’apprentissage du rôle d’épouse et de mère41. Elle imagine un dispositif où des écoles du premier degré permettraient d’apprendre à « entretenir une maison propre et conforme à l’hygiène, [à] confectionner des vêtements, les laver, les raccommoder », d’acquérir les connaissances nécessaires en matière de cuisine, d’hygiène, de soins à donner aux malades ou en cas d’accident. Une petite élite regroupée dans des « maisons de femmes africaines » perfectionnerait ses connaissances ménagères. Enfin, « les élèves qui se seraient fait remarquer par leur bonne conduite, leur application, leur intelligence » poursuivraient leur instruction au sein de l’École normale. G. Le Goff envisage jusqu’à la sélection physique des jeunes filles :
« Il est facile de comprendre que notre but étant de vouloir former des foyers modèles il nous faut choisir avant tout des jeunes filles saines, bien constituées, aussi gracieuses que possible et à la physionomie intelligente et ouverte. Nous ne recruterons que des jeunes filles que nous aurons vues. Une mère adoptive a toujours une supériorité sur la vraie mère ; celle de pouvoir choisir l’enfant qu’elle va faire sien42. »
15G. Le Goff invoque le Chrysale des Femmes savantes : « Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants/Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens/Et régler la dépense avec économie/Doit être son étude et sa philosophie » ; mais cite aussi Clitandre, plus favorable à l’instruction : « Je consens qu’une femme ait des clartés de tout43. » Elle déclare vouloir développer chez les jeunes filles toutes les qualités d’une femme éclairée mais non pédante, instruite mais non prétentieuse. L’activisme de G. Le Goff est récompensé mais, lorsque J. de Coppet la nomme directrice de la future École normale, le projet a été sensiblement modifié par le nouveau ministre des Colonies44. J. de Coppet souhaitait l’organisation de deux sections, préparatoire et « normale », la première recrutant des élèves à partir de 13 ans afin de les préparer au certificat d’études et à l’entrée dans la deuxième section, laquelle était prévue pour former en trois ans des institutrices, et en deux ans des candidates à l’École de médecine. L’entrée dans la section normale pourrait aussi se faire immédiatement par voie de concours. Or, G. Mandel avoue sa préférence pour la création « d’une École normale ménagère, pratique et professionnelle, analogue dans sa conception aux écoles normales rurales » et qui ne soit pas « une trop rigide imitation des institutions métropolitaines45 ». Il décide une réduction du cursus de cinq à quatre années et propose d’utiliser « largement le folklore, la vie quotidienne indigène, les faits et choses du milieu ». Cette orientation diffère peu des programmes des écoles primaires en France qui prévoient que « les jeunes filles apprendront de leur mieux le métier de ménagère et celui de maman : tenue d’un carnet de ménage, établissement du prix de revient d’un plat, d’un repas […] les travaux manuels conserveront toujours leur caractère éducatif […] en ce qui concerne les filles, ils développeront leur goût pour les activités ménagères et familiales46 ». En AOF, conformément à l’esprit qui avait conduit à la création des écoles normales rurales dans les années trente, l’accent est mis sur l’adaptation au milieu local. Afin de concrétiser ce projet pédagogique, le recrutement des futures normaliennes est engagé.
Notes de bas de page
1 Etemad B., La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation XVIIIe-XXe siècles, Bruxelles, Complexe, 2000, 351 p., p. 229.
2 M. Moutet occupe le poste du 4 juin 1936 au 18 janvier 1938 dans les gouvernements Blum puis Chautemps, ainsi que du 13 mars au 10 avril 1938 dans le second gouvernement Blum. Il est enfin ministre de la France d’outre-mer sous la IVe République, du 26 janvier au 23 décembre 1946 puis du 22 janvier au 23 octobre 1947.
3 Sur la place des femmes et des enfants dans cette commission voir Lydon G., « Women, Children and The Popular Front’s Mission of Inquiry in French West Africa », in Chafer T. et Sackur A., French Colonial Empire and The Popular Front, Hope and Desillusion, Londres/New York, Macmillan/St Martin’s Press, 1999, 264 p., p. 170-187.
4 Bernard-Duquenet N., Le Sénégal et le Front populaire, Paris, L’Harmattan, 1985, 246 p., p. 80-91.
5 Gide A.,Voyage au Congo et Retour du Tchad, Paris, Gallimard, 2001 (1re éd., NRF, 1927 et 1928), 285 et 265 p., p. 81. Les relations amicales qu’entretiennent les deux hommes sont évoquées pages 222, 225, 227, 291.
6 Circulaire du gouverneur général aux lieutenants-gouverneurs des colonies du groupe sur « L’enseignement des filles indigènes », Dakar, 18 janvier 1937, AS, O212 (31).
7 Bernard-Duquenet N., op. cit., p. 142 et JO AOF, 1936, p. 1048-1051. Voir aussi Cooper F., Décolonisation et travail en Afrique, Paris, Karthala-Sephis, 2004 (1re éd. en anglais 1996), 578 p.
8 JO AOF, 1936, p. 1048-1051.
9 Circulaire du gouverneur général aux lieutenants-gouverneurs, 18 janvier 1937, AS, O212 (31).
10 Hardy G., op. cit., p. 111.
11 Conseil supérieur de l’enseignement, « Rapport sur l’enseignement des filles en AOF », 1931, AS, O212 (31).
12 AS, O14 (31) et Rapport de l’inspecteur général Albert Charton au gouverneur général, 28 novembre 1935, AS, O212 (31).
13 Circulaire du gouverneur général aux lieutenants-gouverneurs des colonies, 16 juin 1937, AS, O53 (31), aussi pour la citation suivante.
14 Discours du gouverneur général au Conseil de gouvernement, 23 novembre 1937, L’Éducation africaine no 98, octobre-décembre 1937.
15 Le directeur des finances à l’inspecteur général de l’Enseignement, 19 novembre 1937, AS, O116 bis (31).
16 Article deux de l’arrêté no 2403E du 21 juillet 1938, JO AOF, 1938, p. 927-937.
17 J. de Coppet fait l’objet durant l’année 1938 d’une campagne de presse hostile de la part du Paris-Dakar au Sénégal, relayé par L’Action française et Gringoire en métropole. Ces journaux dénoncent « une équipe communisante » et les « soviets de l’AOF ». Bernard-Duquenet N., op. cit.
18 Voir Mabon A., op. cit., p. 20-21 et Formaglio C., Le Féminisme de Cécile Brunschvicg (1877-1946), thèse de l’école nationale des chartes, 2006, p. 186-190.
19 Projet d’arrêté portant création d’un service d’assistantes sociales par le gouverneur général de l’AOF. AS, 2H15 (26). Voir également Crapuchet S. (dir.), Politique sociale d’Outre-Mer, 1943-1960, un devoir de mémoire à l’égard des pionnières, Paris, Erès, 1999, 263 p.
20 Voir Lydon G., « The Unreaveling of a Neglected Source. A Report of Women in Francophone West Africa in the 1930s », CEA, no 147, XXXVII-3, 1997, p. 555-584 et la publication aux éditions L’Harmattan en 2007 du rapport général présenté par Claire Griffiths.
21 Circulaire du gouverneur général aux gouverneurs des colonies du groupe et au Commissaire de la République du Togo, 7 octobre 1937, ANF, 200Mi. 2421.
22 Moran D., Tchad, Paris, Gallimard, 1934, 310 p.
23 Moran D., « Noirs et Blancs », Les Livrets de Mon Camarade no 14, Paris, 1937, 32 p. ; « Lorsqu’à Ouidah parut le premier Blanc… », L’Éducation africaine, no 99-100, janvier-juin 1938, p. 18-19 ; « Une Société des filles de l’école », L’Éducation africaine, no 101, juillet-décembre 1938, p. 69-70.
24 « M. Marcel de Coppet, nouveau gouverneur général de l’AOF », L’œuvre, 17 août 1936 et JO AOF, 10 octobre 1936.
25 Ce chiffre est une estimation réalisée à partir de la reconstitution de l’itinéraire emprunté. Barthélémy P., « Le Rapport Savineau, une enquête sur la condition des femmes africaines en Afrique occidentale française à la fin des années trente », Dossiers et recherches no 102, INED, mai 2001, p. vii-xxi.
26 Voir les enquêtes d’Andrée Viollis en Indochine dans les années trente et les récits d’exploration d’Odette du Puigaudeau dans le Sahara occidental en 1936. Viollis A., Indochine SOS, Paris, Gallimard, 1935, 255 p. et Renoult A., Andrée Viollis, 50 ans de journalisme, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2004, 212 p. Du Puigaudeau O., Pieds nus à travers la Mauritanie, Paris, Phébus, 2003 (1re éd. Plon, 1936), 287 p.
27 Le rapport le plus important (63 p.) concerne le Dahomey ; le moins épais est un texte de six pages sur Ouahigouya (Haute-Volta). En moyenne, les rapports font une trentaine de pages. Ils fournissent des informations précises sur chaque lieu visité, dont une multitude de témoignages recueillis auprès des populations. Ces documents ont été numérisés et mis en ligne par l’Université de Hull (Royaume-Uni) :www.hull.ac.uk/savineau.
28 AS, 17G381/126. ANF, 200Mi. 2421 et 200Mi. 2422.
29 ANF, 200Mi. 2422. Rapport d ‘ ensemble, p. 149. Souligné par D. Savineau.
30 Ibid., p. 148. Souligné par D. Savineau.
31 Ibid., p. 218-219.
32 Avis de l’administrateur en chef Romani, délégué du gouverneur de la Circonscription de Dakar et dépendances à Rufisque, 7 septembre 1941. Les informations sur la carrière de G. Le Goff sont issues de son dossier professionnel, AS, 1C. 1469. Voir Barthélémy P., « Nanan du plaisir, Germaine Le Goff (1891-1986), première directrice de l’École normale de jeunes filles de l’AOF », in Chanson-Jabeur C. et Goerg O. (éd.), « Mama Africa », Hommage à C. Coquery-Vidrovitch, Paris, L’Harmattan, 2005, 477 p., p. 275-300 et Freland F.-X., L’Africaine blanche, 1891-1986. Germaine Le Goff, éducatrice mythique, Paris, Autrement, 2004, 154 p.
33 La Mention Honorable est le premier niveau de récompense pour les instituteurs. Viennent ensuite la médaille de bronze, puis celle d’argent, que G. Le Goff obtient respectivement en 1930 et 1934. Au titre des distinctions particulières, G. Le Goffest faite officier d’Académie en 1930, puis officier de l’Instruction publique en 1936.
34 Rapport sans date (mais probablement du milieu des années trente), AS, 1C. 1469.
35 Le cours secondaire privé de Dakar, fondé en 1917, devient public en 1925 et prend le nom de lycée Van Vollenhoven en 1937.
36 Le Goff G., « L’évolution de la femme indigène par l’école française », Congrès international sur l’évolution culturelle des peuples coloniaux, Paris, 1938, 222 p., p. 45-68. Ce texte aborde « l’éducation de la fillette dans la société indigène par son milieu même », la « nécessité d’éduquer la fillette indigène par l’école française », les « obstacles rencontrés par l’école française dans l’enseignement des filles » et s’achève par une présentation des écoles de filles et de l’enseignement ménager. G. Le Goff appelle explicitement à la création d’une école normale d’institutrices africaines en AOF. Elle publie une forme plus synthétique de ce texte intitulée : « L’enseignement des filles en AOF », L’Éducation africaine no 97, juillet-septembre 1937, p. 189-199. Cet article comporte quatre parties : « L’éducation de la fille indigène dans sa famille », « Ce que l’école française a fait pour les filles », « Ce qui reste à faire, ce qui doit être fait », « Nouvelle organisation de l’enseignement des filles en trois degrés ».
37 Lettre de G. Le Goff à l’inspecteur général de l’enseignement, 21 mars 1938. AS, 1C. 1469.
38 « Nécessité d’éduquer la femme indigène », AS, O212 (31), 36 p., p. 16. Ce texte anonyme et non daté reprend les principales idées exposées ailleurs par G. Le Goff. Le style de la future directrice de l’école normale est également reconnaissable.
39 Legouvé E., Une histoire morale des femmes, Paris, G. Sandré, 1849, 450 p.
40 Mayeur F., op. cit.
41 Le Goff G., art. cit., 1937, p. 191-193.
42 « Nécessité d’éduquer… », p. 15.
43 Molière, Les Femmes savantes, acte II, scène vii puis acte I, scène iv.
44 Décision no 3593 du Gouvernement général de l’AOF en date du 29 octobre 1938.
45 Ces écoles, créées à Dabou en Côte d’Ivoire et à Katibougou au Soudan en 1934 et 1936, préparent des moniteurs d’enseignement. Le ministre des Colonies au gouverneur général de l’AOF, 15 décembre 1938, AS, O212 (31).
46 Instructions du 20 septembre 1938 sur l’éducation domestique, citées par Lelièvre F. et C., Histoire de la scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991, 272 p., p. 99.
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