1Au cours des années 1930 et 1940, la France a dû faire face à une dépendance importante dans le domaine des approvisionnements pétroliers. Pour limiter les effets de cette situation, une politique industrielle aux objectifs contrastés voire contradictoires a vu le jour, quelques années après la Première Guerre mondiale. Des projets ambitieux ont été lancés, notamment dans le domaine de l’hydrogénation de la houille avec, comme objectif, la production d’essence synthétique. Mais il ne s’agit que d’un des aspects de la politique de création d’une industrie des carburants de remplacement, souvent assimilés à des carburants nationaux. Car, avant même les initiatives lancées dans le domaine du charbon, du bois ou de l’alcool, il était apparu possible de produire des carburants grâce à une filière techniquement maîtrisée, dont les origines sont plus anciennes que celle de l’exploitation industrielle du pétrole. Il s’agit des schistes bitumineux. En Europe, cette industrie est apparue au cours des années 1830, dans le bassin d’Autun, en Saône-et-Loire. À cette époque, il s’agissait d’extraire de cette roche du gaz ou une huile minérale qui, après différents traitements, devenait un produit lampant à fort pouvoir éclairant, mais dégageant une odeur nauséabonde, peu appréciée de la clientèle. À la fin des années 1850 et au début des années 1860, cette activité a connu un intense développement, marqué par la création de nombreuses concessions minières et de plusieurs dizaines d’usines. D’Autun, la filière schistière commence alors à essaimer ailleurs en France, et en particulier dans l’Allier. Mais la prospérité est de courte durée. Dès la guerre de Sécession terminée, la filière schistière française subit la concurrence des produits pétroliers de Pennsylvanie, bientôt accompagnée de celle des pétroles de Russie et de Roumanie1. Au début des années 1870, la majorité des compagnies exploitantes fait faillite. Il faut attendre 1881 et la création de la Société lyonnaise des schistes bitumineux (SLSB), filiale du Crédit lyonnais, pour que l’avenir de la filière soit envisagé avec davantage d’optimisme. De 1893 à 1905, grâce à des mesures de protection fiscale, la filière schistière, dans l’Allier comme dans l’Autunois, accomplit une mue d’envergure. La modernisation passe notamment par l’adoption de procédés de récupération des huiles reprenant les techniques de la filière schistière écossaise. Avec l’apparition de l’automobile se pose aussi la question d’associer à la production d’huile lampante celle du carburant. Au cours des années qui précèdent la Première Guerre mondiale, les usines de l’Autunois produisent de l’essence, mais il ne s’agit encore que d’un sous-produit de la pyrogénation du schiste.

2Il n’apparaît pas crédible de se lancer dans une concurrence avec les essences issues du pétrole. Mais la Première Guerre mondiale vient modifier l’intérêt que les pouvoirs publics portent à la filière schistière. Celle-ci, en raison de sa capacité à fournir des carburants liquides comme des graisses, suscite une attention nouvelle, aboutissant à la volonté de soutenir davantage cette activité que plus aucune mesure fiscale ne protège depuis 1906. Le fameux message adressé en 1917 par Clemenceau au président Wilson, sur l’état des approvisionnements pétroliers de la France, montre combien celle-ci, déjà tributaire de l’extérieur pour compléter ses approvisionnements charbonniers, est devenue dépendante des pays producteurs de pétrole.

3Par conséquent, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’idée se fait jour de créer une industrie pétrolière nationale. Mais à côté de l’intérêt particulier porté au pétrole, l’État entend ne pas négliger les autres moyens de produire des carburants, à partir de l’hydrogénation de la houille ou de l’utilisation du benzol. En 1924, l’Office national des combustibles liquides est créé, dans le but de soutenir cette politique industrielle. Mais les moyens mis à la disposition des industriels sont dérisoires. Les mesures fiscales prises en faveur de l’industrie schistière, en 1926 notamment, ne font qu’empêcher la disparition d’une industrie incapable de répondre à la concurrence des pétroles d’importation. Faute de moyens, la SLSB ne peut moderniser ses installations qui pour la plupart remontent au début du XX^e siècle. Il faut attendre 1933 et les changements politiques que connaît l’Europe pour que l’indépendance énergétique et la maîtrise des approvisionnements en carburants deviennent à nouveau des préoccupations de premier plan.

Les incitations fiscales et leurs conséquences

4La loi du 23 décembre 1933 constitue un tournant dans l’histoire des carburants nationaux. Le soutien accordé par les pouvoirs publics envers l’industrie schistière devient plus efficace. L’Office national des combustibles liquides, constatant le peu de réussite des recherches en vue de découvrir du pétrole dans le sous-sol français, n’a pu que se montrer favorable au relèvement de la filière schistière. Cela fait d’ailleurs partie de ses attributions depuis sa création. L’Office national des combustibles liquides « coordonne et encourage éventuellement par le moyen de subventions ou de primes, les recherches pouvant aboutir à la découverte du pétrole et à la mise au point de carburants de remplacement2 ».

5Le contexte technique se prête aussi à un soutien d’envergure. Depuis 1928, les procédés de craquage américains se sont diffusés en Europe. L’huile de schiste se prête tout aussi bien que le pétrole au craquage. Dans ces conditions, la France, pays extrêmement pauvre en pétrole dispose, avec les schistes bitumineux, d’une ressource potentielle de carburant très importante. C’est pourquoi la loi de 1933 exonère les huiles et essences de schistes de provenance française d’un droit de 50 francs. En 1936, une nouvelle étape est franchie. Peu de progrès ont été accomplis depuis 1933. La production de carburants obtenue à partir des huiles de schistes est négligeable en raison du faible nombre d’entreprises et de leur incapacité à assurer leur reconversion vers les carburants. La question de l’indépendance énergétique de la France fait alors l’objet de nombreux ouvrages qui militent en faveur d’une politique industrielle plus ambitieuse.

6Dans une des plus importantes publications relatives aux carburants de remplacement, J. Milenkovic note, à propos du développement de la filière schistière :

« La vraie solution du point de vue économique consiste, comme on l’a constaté à plusieurs reprises, dans un perfectionnement des méthodes d’exploitation et de l’outillage, qui permettra d’abaisser les prix de revient. Pour arriver à ce résultat, il faut que l’État, puisque les sociétés privées ne peuvent le faire, envisage et entreprenne des études en ce sens3. »

7Mais, dans la pratique, les pouvoirs publics se contentent encore de subir la conjoncture économique internationale. Certaines réticences relatives aux carburants de remplacement sont légitimes. Comme dans le cas de l’alcool carburant, produire de l’essence à partir de l’huile de schiste conduit à une importante consommation de charbon. En développant la filière des carburants de remplacement, la France acquiert une compétence industrielle utile, mais elle n’allège que modestement ses importations d’hydrocarbures et, dans le même temps, elle accentue sa dépendance charbonnière4. Il faut donc que la consommation charbonnière subisse une forte contraction et que les débouchés des houillères françaises viennent à se réduire pour qu’il soit acceptable de consacrer une importante quantité de charbon à la production de carburants de remplacement. C’est à cette situation que sont confrontées les mines de charbon françaises, au cours des années 1930. Dans ces conditions, apparaît progressivement une adéquation entre les intérêts de l’économie charbonnière et ceux qui sont liés à la production des carburants nationaux.

8Les recherches engagées et rapidement abandonnées au lendemain de la Première Guerre mondiale sont reprises. La France possède de très importantes réserves de schistes bitumineux. Outre les schistes du Permien exploités à Autun, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, dans le bassin de l’Aumance, elle possède de très grandes étendues de schistes cartons du Toarcien. Si leur teneur en hydrocarbures est faible, ils sont d’une exploitation facile, à partir de carrières. C’est en Haute-Saône qu’une première initiative débouche sur l’édification d’une usine expérimentale. Le projet industriel, ébauché à partir de 1928, aboutit à la création de la Société des schistes et pétrole de Franche-Comté et d’une usine à Creveney, à proximité de Vesoul. Hormis une plus faible teneur, ces schistes présentent les mêmes caractéristiques que ceux de l’Autunois.

9L’expérience connaît un retentissement important. Elle fait l’objet de nombreuses publications qui insistent notamment sur l’intérêt du four installé dans l’usine. Une heure de traitement suffit à extraire l’huile du schiste quand plus de 24 heures sont nécessaires avec les cornues écossaises de l’usine du bassin d’Autun. Mais son concepteur, René Petit, n’a jamais disposé des capitaux qui lui auraient permis de dépasser le stade expérimental. Les moyens de production de l’usine restent faibles. Ils permettent d’obtenir, utilisés à pleine capacité, 5 000 litres d’huile brute par jour, à partir desquelles sont récupérés 2 000 litres d’essence. En 1934, après quelques mois de fonctionnement régulier, l’usine doit fermer ses portes pour ne les rouvrir que brièvement à la suite de la visite d’un hôte de marque, en 1935, le maréchal Pétain en l’occurrence5. Cette expérience demeure malgré tout enrichissante, dans la mesure où elle montre qu’il est possible, en acceptant une importante consommation de combustible, d’obtenir des carburants identiques à ceux qui sont issus des produits pétroliers, à partir d’une matière première très abondante.

10Dans le bassin de l’Aumance, dans l’Allier, l’exploitation des schistes bitumineux, abandonnée pendant la Première Guerre mondiale, est reprise en 1935, à Saint-Hilaire. À partir de juin 1936, la Société chimique de la grande paroisse tente de développer la production de schiste dans le but d’obtenir des carburants. Mais, là encore, malgré la volonté affichée par les pouvoirs publics de soutenir la filière schistière, les pertes accumulées au cours de moins de trois années de fonctionnement avec une production faible, entraînent, dès 1938, la mise en sommeil des installations6. Il apparaît clairement que les mesures fiscales adoptées en France en vue de favoriser l’éclosion d’une industrie des carburants de remplacement sont insuffisantes face aux caractéristiques propres au marché des combustibles liquides.

11L’opposition entre la politique énergétique soutenue par l’État, essentiellement pour des questions stratégiques, et la situation économique internationale ne favorise pas les initiatives privées comme publiques.

12Depuis 1931, le ralentissement de la consommation mondiale de produits pétroliers fragilise l’industrie schistière. Le prix de vente de ces huiles minérales reste dicté par celui des produits pétroliers qui connaît une forte baisse. S’ajoute à ce phénomène les conséquences des efforts très importants accomplis au cours de l’entre-deux-guerres, en vue de doter la France d’importantes capacités de raffinage, notamment à la suite du vote de la loi du 16 mars 1928. La mise en service de plusieurs raffineries à partir de la fin des années 1920, vient inonder le marché national et fragiliser encore davantage la filière schistière. Les investissements sont réduits au strict minium. Ils portent essentiellement sur la réduction des coûts unitaires. À Autun, la production connaît une baisse sensible. L’extraction du schiste chute de 84 576 à 73 606 m³ entre 1933 et 1934. Malgré les pertes que la SLSB accumule au début des années 1930, il est impossible d’envisager la fermeture de l’usine des Télots, à Autun. Sous la pression de pouvoirs publics, l’entreprise doit s’engager dans un ambitieux programme d’investissements. Elle s’appuie sur la volonté de l’Office national des combustibles liquides de donner les moyens à la filière schistière, non pas de se développer mais au moins de subsister, en l’abritant derrière la protection offerte par la loi du 23 décembre 1933. Devant la dégradation du contexte international, l’État se décide à nouveau à soutenir l’industrie schistière. À cette époque, la proportion d’essence produite à Autun est faible. Mais une installation de craquage susceptible de transformer toute l’huile brute en carburants légers commence à sortir de terre en 1935. Les installations sont achevées en 1936. Il s’agit d’une première mondiale dans la mesure où, jusqu’à présent, aucune tentative n’a été menée en vue d’utiliser le craquage catalytique à la valorisation d’huiles de schiste.

13Jusqu’en 1935, l’activité schistière n’a débouché que sur l’élaboration de produits comme les huiles lampantes, les graisses et les paraffines. Mais, à partir de 1936, la création d’une unité de craquage Dubbs vient complètement transformer les perspectives de l’usine des Télots. Dès lors, il s’agit de transformer l’huile de schiste en essence avec un procédé applicable sur une échelle industrielle. Les importants progrès accomplis par l’industrie pétrolière au cours de l’entre-deux-guerres, notamment au niveau du craquage, ont fourni à la SLSB plusieurs solutions au moment d’engager la construction d’une unité de cracking-raffinage. En raison des dimensions modestes que doit avoir la nouvelle installation et des garanties offertes par le procédé Dubbs, exploité par la société Universal Oil Products Co, c’est vers ce procédé et ce type d’équipements que se tourne l’entreprise autunoise. En quelques mois, la renommée du site des Télots augmente. En 1937, l’usine fait l’objet d’un numéro spécial publié par La Revue pétrolifère. Elle figure aussi en couverture de la revue intitulée Le Génie civil7.

14Il ne s’agit pas, à partir de la raffinerie des Télots, de réduire la dépendance française en matière d’approvisionnements pétroliers. La réalisation des Télots s’apparente plutôt à une expérience qui, en cas de réussite, doit être reproduite à un nombre d’exemplaires suffisants pour améliorer les conditions de ravitaillement du pays en carburant, en profitant de la présence de nombreux gisements de schistes bitumineux, sur le territoire national8.

15Une fois la transformation achevée, les capacités de production restent modestes. Elles sont limitées à l’obtention de 70 tonnes d’essence par jour. Les installations comprennent trois ensembles principaux, le craquage, le raffinage et la redistillation, susceptibles de fournir 55 000 hl d’essence automobile par an, ce qui en fait la plus petite unité de raffinage de produits pétroliers de France.

16L’objectif de cette transformation est évident. Il est rappelé dans le numéro spécial consacré par La Revue pétrolifère à l’usine des Télots :

« Le fractionnement de l’huile de schiste permettait d’obtenir toute la gamme des produits qu’on extrait du pétrole brut. En raison de la faible importance des tonnages à traiter, il était préférable de renoncer à fabriquer une multitude de dérivés pour concentrer l’effort sur la préparation d’un produit unique : l’essence. »

17Au cours des années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, l’attitude des pouvoirs publics face aux schistes bitumineux reste contradictoire. Malgré le succès technique, la circonspection demeure. Au niveau gouvernemental, l’intérêt envers le schiste est faible et surtout mal connu. Ainsi, Paul Ramadier, alors sous-secrétaire d’État au ministère des Travaux publics déclare dans la revue Automobilia que « la production d’huile de schiste se heurte à des difficultés techniques auxquelles on recherche, sans l’avoir encore trouvé, une solution satisfaisante » alors que cette solution existe déjà à Autun où elle constitue une réussite technique évidente, mais complètement tributaire du marché des produits pétroliers, de la politique douanière et des variations monétaires.

18D’ailleurs, à la suite de lourdes pertes financières accumulées par l’usine des Télots à partir de 1936, la pérennité de l’entreprise est à plusieurs reprises menacée.

19La SLSB est contrainte de calquer le prix de son essence sur celui des carburants d’importation. Dans ces conditions, la situation financière de la SLSB se dégrade brutalement car les bases sur lesquelles elle avait axé son développement en 1935-1936 sont devenues caduques.

20Pour le gouvernement, la détérioration des conditions d’exploitation de la seule usine de traitement des schistes bitumineux est préoccupante, non en raison des volumes d’essence produits, mais parce que la filière présente une sécurité technique évidente. Or, dans le même temps, les pouvoirs publics, par le biais de l’Office national des combustibles liquides, tentent par tous les moyens d’augmenter la production française d’hydro carbures. À côté des recherches de pétrole très aléatoires et des usines d’essence synthétique par hydrogénation de la houille, la filière schistière présente des gages techniques, à défaut d’avoir un intérêt économique immédiat.

21Mais le principal actionnaire de la SLSB, la Lyonnaise des Eaux, se montre peu enclin à maintenir son soutien financier. C’est pourquoi l’État, par l’intermédiaire du ministre des Travaux publics, fait pression auprès de la société Pechelbronn SAEM, dans le but de préserver l’activité schistière d’Autun. Un accord est conclu en août 1937, avec cette société alsacienne, connue pour exploiter le gisement de pétrole éponyme et en raison de la renommée acquise pendant l’entre-deux-guerres, par les frères Schlumberger, ses principaux dirigeants. Pechelbronn SAEM doit agir dans le but d’accroître la production nationale de carburants. Cela passe par des recherches pétrolières en France métropolitaine et un soutien apporté au développement de l’exploitation des schistes bitumineux d’Autun9. Il s’agit du début des accords qui prennent le nom de Conventions Ramadier. Au cours des mois qui suivent, l’intérêt qui se manifeste envers les carburants de remplacement augmente. Désormais l’État ne se contente plus d’incitations fiscales ou de pratiques douanières favorisant les investissements dans le secteur de l’énergie. Il accorde sa garantie aux entreprises qui participent au ravitaillement de la France en carburants.

22L’intérêt stratégique de l’essence de schiste est désormais pris en compte. Un nouveau pas vers la prise de contrôle complète des schistes d’Autun par la société Pechelbronn est franchi le 30 juin 1939, toujours à l’instigation du gouvernement. Il ne s’agit plus seulement de conserver l’industrie du schiste, mais de la développer et d’aborder le site avec des vues plus larges. Pechelbronn SAEM doit améliorer les équipements de l’usine afin d’atteindre un doublement de la production des dérivés de schiste.

Faire face aux pénuries nées de la guerre

23Le processus engagé en 1939 est conforté par la défaite de juin 1940 puis par le renforcement du poids de l’administration sur l’économie, ce qu’explique le président de commission générale des carburants de remplacement :

« Le pétrole existe en grande quantité sur terre et l’économie libérale ne peut substituer à des courants commerciaux établis que d’autres courants commerciaux présentant un avantage immédiat pour le consommateur. Or, le pétrole est d’une distribution facile parce que liquide. Ce ne sont donc pas des considérations commerciales qui pouvaient, avant 1939, perturber l’avenir d’un produit devenu familier et s’adaptant remarquablement à la plupart des besoins. Seul un acte de brutalité aurait pu interrompre sa carrière éblouissante. Mais un tel acte ne pouvait intéresser sérieusement les pouvoirs publics trop heureux d’avoir par le jeu des droits de douane et taxes divers une source fiscale abondante. C’est le blocus qui, soudainement, a montré combien l’économie du pétrole était commode mais imprudente. […] Il faut substituer d’urgence des produits nationaux à des produits étrangers parce que ceux-ci sont en voie d’extinction. Mais si l’on ne profite pas de la période actuelle pendant laquelle les importations sont taries, pour susciter la production de produits de remplacement, on risque fort de voir l’industrie retomber sur le mol oreiller de paresse que constituent les importations10. »

24La filière schistière constitue un des socles de cette orientation. Dès sa création, l’État français, confronté à une grave pénurie de carburants et de lubrifiants, recherche les solutions qui permettraient de faire face à l’urgence tout en préparant l’avenir. La France s’est retrouvée coupée de ses approvisionnements extérieurs11. L’usine de Saint-Hilaire, fermée depuis plusieurs années, est ouverte à la demande du gouvernement12. Pour Autun, un accord entre l’État et la Société minière des schistes bitumineux13 (SMSB) est signé le 4 novembre 1940. Après le doublement énoncé dans la dépêche ministérielle du 30 juin 1939, ce nouveau contrat prépare le triplement de la production de l’usine des Télots. Le préambule stipule que « l’État, après avoir constaté les besoins en carburants d’origine nationale, estime qu’il convient d’augmenter au maximum la production d’essence de schiste de l’usine des Télots et que cette augmentation présente un caractère d’intérêt national ». La production d’huile doit atteindre, au terme de la réalisation de cet accord, un niveau de 15 000 m³ par an contre 5 000 à 6 000 m³ avant la guerre.

25La mise en œuvre du programme présenté dans l’accord de novembre 1940 doit trouver sa conclusion en 1942. Mais le gouvernement décide de donner une nouvelle impulsion aux travaux de la SMSB afin de poursuivre le développement de l’usine des Télots. En février 1941, Vichy interpelle à nouveau les exploitants des schistes d’Autun par le biais du secrétariat d’État à l’énergie. Il leur est demandé d’envisager un plan d’extensions impliquant le sextuplement de la capacité de production. Au cours des mois qui suivent, les pénuries s’accumulent dans le domaine des carburants et des lubrifiants, nécessitant une approche plus ambitieuse de la question des carburants de remplacement :

« Les carburants et les lubrifiants formant la base de toute l’activité économique de notre civilisation, il serait inadmissible de s’en tenir aux méthodes improvisées adoptées en 1940. D’ores et déjà, il faut attribuer à chaque carburant la part raisonnable qui lui reviendra dans la future organisation économique, en tenant compte des ressources du territoire et des délais pour l’exécution des projets14. »

26À la suite des nouvelles exigences présentées en 1941 et sur la base des différentes études qui ont conduit à démontrer l’importance des richesses minérales du bassin d’Autun, la poursuite du développement, recherchée depuis février 1941, est scellée par un nouvel accord, en date du 29 juin 1942. Mais au lieu de favoriser le développement de l’industrie schistière, ce nouveau contrat vient surtout perturber l’extension de la production. Avec le contrat de 1942, l’État et l’entreprise s’engagent dans un développement beaucoup plus important, avec une série d’extensions qui ne doit réellement porter ses fruits qu’après quatre ou cinq ans. Il apparaît rapidement que les travaux menés dans le cadre de ce second accord le sont au détriment de l’achèvement du précédent.

27Il existe aussi des divergences entre les besoins immédiats de l’armée d’Occupation et l’orientation que l’État français entend donner à la filière schistière. À partir du 20 septembre 1941, les Autorités allemandes ont ordonné l’utilisation de l’huile de schiste comme carburant Diesel. Pour l’État français, la question du carburant est moins essentielle en raison des contraintes qu’elle soulève au niveau des approvisionnements charbonniers du pays15. C’est surtout vers la production d’huile de graissage dont la France manque énormément au cours du conflit que la Direction des carburants souhaite orienter l’usine des Télots. Mais des défaillances techniques paralysent le développement du site. De profondes modifications interviennent au niveau de la pyrogénation, marquée par la construction d’une nouvelle batterie. Érigée entre 1942 et 1943, elle fait apparaître des défauts de conception irréversibles.

Vers l’abandon d’une filière non rentable

28Au cours de la guerre, le développement de la filière schistière s’appuie sur les compétences techniques accumulées pendant l’entre-deux-guerres, dans l’Autunois notamment, mais aussi sur la reprise de l’exploitation de Saint-Hilaire, dans l’Allier, ainsi que sur la mise en exploitation du gisement de Sévérac-le-Château, dans l’Aveyron. Cette dernière exploitation repose sur les mêmes considérations que celles qui ont prévalu lors de la création de l’usine de Creveney, en Haute-Saône. Il s’agit là encore d’exploiter une couche de schiste à faible teneur en huile, mais dont l’extraction peut s’opérer en carrières et donc à faible coût.

29C’est le début d’un engagement vers une mise en valeur plus importante des ressources schistières françaises. Mais le programme de développement de cette filière se heurte, comme l’ensemble de l’économie, aux pénuries, de matériaux de construction et de biens d’équipements en particulier. L’accroissement de la production de carburants issus de la filière schistière repose sur un programme esquissé par le directeur du Comité d’organisation des carburants et lubrifiants de synthèse :

« Il faut établir un ordre d’efficacité et essayer en même temps de nous instruire le mieux possible sur les facteurs d’amélioration des techniques utilisables. L’effort d’équipement de l’industrie des schistes est donc pour le moment concentré sur les gisements de Saône-et-Loire et de l’Allier ; les études préparatoires en cours sur d’autres gisements ouvriront la voie, pour un avenir un peu moins immédiat, à d’autres réalisations16. »

30Mais le développement de la filière schistière passe par la transformation, voire la création d’usines annexées à des exploitations minières pour lesquelles les améliorations des conditions d’extraction mettent plusieurs années avant d’être pleinement efficaces. L’objectif de tripler, en 1943, la production de carburant par traitement de l’huile de schiste est pourtant facile à atteindre dans la mesure où le tonnage de l’année de base, 1938, est très faible. Mais le manque de coordination et les goulets techniques spécifiques à chaque gisement font que le programme de développement de la filière est pratiquement impossible à tenir.

31L’usine des Télots est sans doute celle qui fait le plus ressortir les incohérences de la politique des carburants de remplacement.

32Les conditions d’exploitation de l’usine se dégradent au cours des mois qui précèdent la Libération. Le désordre s’installe, conduisant l’État français à renoncer à ses ambitions initiales.

33Pour produire de l’essence, l’usine des Télots présente la particularité d’être une importante consommatrice de charbon, ce qui, dans un pays chroniquement déficitaire dans ce domaine, constitue un élément pénalisant. Le bilan thermique de la filière schistière est désastreux. Le mode de fonctionnement des cornues Pumpherston adopté pendant la guerre entraîne une augmentation de la quantité de schiste traitée quotidiennement17. Dans ces conditions, la consommation de charbon s’élève à 170 kg par hl d’hydrocarbures récupéré.

34L’administration devient sensible aux conséquences financières de la poursuite de l’exécution des trois programmes successifs car l’expérience schistière tourne au fiasco18. Au moment de la Libération, le programme de développement est loin d’être achevé. L’intérêt porté envers la filière schistière cesse. La question de la production de carburants nationaux ne semble plus aussi essentielle qu’avant et pendant la guerre. Cela signifie que le projet de sextuplement de la production, déjà remis en cause au printemps 1944, n’est définitivement plus d’actualité. Le 18 juillet 1945, le commissaire du Gouvernement auprès de la SMSB note :

« Pour avoir 1 000 m³ d’essence, nous privons l’économie française de 4 300 tonnes de charbon. C’est en faisant de pareils calculs que l’absurdité des carburants de remplacement apparaît dans tout son éclat. Il n’est évidemment pas question d’arrêter Autun, toutes sortes de considérations, sociales notamment, s’y opposent. Toutefois, on peut diminuer la bêtise au strict minimum. »

35En 1947, l’abandon de l’usine est évoqué sous la pression conjointe du Commissariat général au Plan et de la DICA, direction des carburants.

36Le directeur de la DICA est devenu le principal opposant à la poursuite de l’aventure schistière. Il estime que l’exploitation des schistes bitumineux n’a aucun intérêt, en raison de la quantité d’énergie qu’elle consomme et du nombre d’ouvriers qu’elle immobilise pour une production onéreuse et devenue inutile.

37Le ministre de la Production industrielle impose un sérieux programme d’économie. Dans les autres gisements mis en valeur au cours de la guerre, Saint-Hilaire et Sévérac en particulier, la question du prolongement de l’activité industrielle est brutalement résolue. À Saint-Hilaire, malgré des résultats encourageants, l’usine est fermée à la fin de 194819. Quant au site de Sévérac, exploité par la Compagnie industrielle des schistes de l’Aveyron, filiale de Péchiney, son activité est prolongée jusqu’en 1950, mais cela signifie que les ateliers n’ont connu qu’un an d’activité à peu près normale quand il a fallu plusieurs années pour préparer la carrière, l’atelier de concassage et surtout pour sélectionner le four qui allait permettre de valoriser le schiste20. L’industrie schistière est dès lors cantonnée au site d’Autun où elle est reléguée au rang d’expérience industrielle.

38Mais, en définitive, face au maintien du déficit, des solutions plus radicales qu’une simple adaptation des installations et des produits sont évoquées. L’abandon complet de la production de carburants est irrémédiable. Le ministre de l’Industrie et du Commerce est peu favorable à la poursuite de ce type d’expériences. Dans un courrier du 20 mai 1954 adressé au PDG de la SMSB, il fait remarquer que « l’expérience a montré, dans le passé, pour tout ce qui touche à l’industrie des carburants de remplacement, que l’État a été constamment engagé sur la base de prévisions exagérément optimistes qui l’ont conduit à des charges de subventions économiquement inacceptables ». Son propos est confirmé par les dérives rencontrées aux Télots.

39La subvention accordée à l’usine des Télots, pourtant garantie contractuellement jusqu’en 1962, est supprimée par décision ministérielle. Pechelbronn, toujours principal actionnaire, refuse de couvrir le déficit d’exploitation. En mars 1957, l’exploitant prend la décision de fermer l’usine des Télots. L’entreprise ne fait que rendre officielle une mesure dont l’annonce semblait inéluctable depuis plusieurs mois21.

Conclusion

40Ainsi, la filière schistière n’a pas eu, pour la production de carburants de remplacement, l’importance que les pouvoirs publics entendaient lui donner. Elle n’a jamais pesé sur les destinées énergétiques de la France. C’est avant tout par les expériences qu’elle suscite qu’elle fait ressortir tout son intérêt. Mais l’activité déployée en vue d’assurer sa survie puis son essor et enfin sa sauvegarde ne peut se concevoir sans établir un parallèle entre cette filière et la situation énergétique de la France. En effet, à travers l’industrie schistière et l’usine des Télots, à Autun, sont perceptibles les très lourdes difficultés rencontrées par la France au niveau de ses approvisionnements charbonniers. Alors que l’Allemagne s’engageait massivement, au cours des années 1930, dans la voie de la production d’essence synthétique par le recours à l’hydrogénation de la houille, la France, pourtant pauvre en hydrocarbures, ne pouvait suivre la même voie22. Si les schistes bitumineux sont abondants en France, le manque de charbon n’a pas permis de donner une grande envergure à l’industrie schistière, notamment en raison du déficit chronique rencontré au niveau des approvisionnements charbonniers. Au cours des années 1930 et 1940, développer l’industrie schistière et les autres formes de carburants de remplacement, dans le but d’être moins dépendant des importations d’hydrocarbures, c’est aussi accepter de l’être davantage pour ce qui concerne la consommation charbonnière. Il n’est d’ailleurs pas inutile de constater que les principaux efforts accomplis dans ce sens, en dehors de la Seconde Guerre mondiale, l’ont été en 1935-1936, à un moment où la crise mondiale avait entraîné une diminution sensible des prix des charbons et où la production française de houille avait, pour une des rares fois depuis les débuts de l’industrialisation, de la peine à trouver des débouchés. Mais, à long terme, il est impossible que la France puisse maintenir une filière dite des carburants de remplacement, qui, dans les usines expérimentales de Béthune et de Liévin, nécessite l’emploi de 6 à 7 tonnes de charbon pour obtenir une tonne d’essence. Pour les schistes bitumineux, les résultats sont presque aussi médiocres. Le chiffre d’affaires du site d’Autun, au moment de sa fermeture, ne couvre qu’un tiers des dépenses d’exploitation.