« I bid the postillion go on with the chaise to Moulines— and La Fleur to bespeak my supper— and that I would walk after him. »
Laurence Sterne, A Sentimental Journey
through France and Italy, 1768.

1Dans ses souvenirs d’enfance, Michelet décrit sa première sortie hors de Paris, pour des vacances dans les Ardennes, avec la découverte progressive des horizons nouveaux derrière la vitre des portières ; au début du XIX^e siècle, le voyage en messagerie est scandé par de longues journées de route : « Les diligences, comme on sait, marchaient encore fort lentement à cette époque, raconte-t-il, Je ne m’en plaignais pas. C’est la seule façon de voyager avec profit. Depuis qu’on a créé les chemins de fer, on passe, on s’éblouit, on a le vertige et tout échappe. » En août 1835, il relate dans son Journal la succession plus rapide des étapes sur la route d’Aquitaine : parti le mardi matin par les diligences royales, il dîne à Orléans, déjeune à Tours, passe à Châtellerault, arrive à Poitiers le mercredi à cinq heures. Deux ans plus tard, il profite des progrès des performances postales pour activer son retour ; depuis Bruges il écrit à Lille à un de ses élèves pour qu’il lui retienne une place dans la malle-poste de Paris, afin de gagner douze heures sur le temps de parcours. À la fin de sa vie, après avoir longuement parcouru la diversité des paysages français depuis les sièges des attelages, puis la banquette des compartiments, il explique comment le train des choses humaines semble suivre le « crescendo de l’activité moderne ». Dans les premières pages de son Histoire du XIXè siècle il s’étonne ainsi du déroulement de la marche du monde : « Un des faits aujourd’hui les plus graves, les moins remarqués, écrit-il en 1872, c’est que l’allure du temps a tout a fait changé. Il a doublé le pas d’une manière étrange. »

2Une étude de la vitesse montre ainsi comment, de 1770 à 1870, la révolution des transports a bouleversé le rapport espace-temps, et transformé radicalement l’étalon de la durée des trajets, qui passe du jour à l’heure comme repère. Le déplacement progressif du rythme du pas au trot s’emballe ensuite jusqu’au plafond du galop, pour être rompu brutalement par la propulsion à toute vapeur, provoquant l’inexorable accélération de la France.

Un monde à l’aune du pas

3Dans l’île d’Utopie, Thomas More fixe la distance limite idéale entre les villes à la capacité d’un jour de marche : depuis des millénaires, la réalité des transports et le rythme de la vie restent alignés sur la cadence du pas. Le traité de métrologie de Paucton, en 1780, estime la journée ordinaire de chemin à 40 000 pas l’été, 48 000 pour un cavalier. À cette allure, selon Cassini, un carrosse mettrait deux ans pour effectuer le tour de la Terre. On peut ainsi évaluer l’horizon quotidien d’un bon marcheur à 60 000 pas, environ huit heures de route, à raison de 7 500 pas par heure en moyenne, avec l’estimation globale d’un pas moyen à 0,9 mètre, environ un yard. Le calcul arrondi en lieues (autour de 4 kilomètres approximativement, cet étalon variant fréquemment d’une région à l’autre) ou le kilométrage, ramené au rayon d’une cinquantaine de kilomètres, ne convient pas d’emblée. L’approche première, intuitive, des distances est liée à l’effort du piéton ou du cheval, une référence concrète, musculaire selon l’état des routes et le climat. L’épaisseur des distances se jauge en foulées, avec une longueur d’étape parcourue entre le lever et le coucher du soleil, pour une civilisation entière au rythme du pas.

4Selon cette approche, on peut considérer ainsi l’éloignement sensible des villes à partir de Paris (tableau 1). À plus de 200 000 foulées, Châlons-sur-Marne, Le Havre ou Valenciennes ; autour de 500 000 pas : La Rochelle, Angoulême, Lyon, Mulhouse, plus de 800 000 pour Biarritz ou Montpellier, un million de pas environ pour se rendre à Nice ou Perpignan. Pour parcourir la France, d’Ouest en Est, ou du Nord au Sud, de Brest à Strasbourg ou de Lille à Nice, il faut compter environ 1 200 000 pas, une trentaine de journées. À pied, Narcisse Faucheur rappelle la durée d’une traversée du pays pour un fantassin, chargé de son équipement : quarante jours de marche rapide, comme en charrette à un cheval pour Louis Avril, de Muret à Lille, un parcours de 250 lieues. Les déplacements ordinaires pour la grande majorité se réalisent dans un rayon de 500 enjambées dans les villes, un parcours journalier de quelques milliers de pas en campagne.

5La limite usuelle de soixante mille pas concerne également l’essentiel des cavaliers et des passagers de voitures. Au Moyen Âge, les procureurs du roi couvrent en moyenne cette distance quotidienne pour venir de leur ville au Parlement de Paris. L’abbé Locatelli, en barque, en carrosse, en poste, réalise des étapes de 6 à 17 lieues, tout comme Arthur Young dans son tour de France sur sa jument ou Benjamin Constant en 1791 trottant seize à quatorze lieues par jour : ces cavaliers dépassent peu les piétons. Le cheval ou la voiture préservent de la boue des chemins, pas de la lenteur. Gauthier de Brécy essaie de relier Épernay à Tronchoy, trente lieues en trois jours, à franc étrier. De Reims à Châlons, l’arrivée de la pluie ralentit son projet. Il arrive le premier soir sans s’être arrêté, épuisé, tellement collé sur son cheval qu’il ne peut faire aucun mouvement, ses bottes tellement remplies d’eau qu’on est obligé de les lui enlever sur son cheval.

6En voiture, à la fin de l’Ancien Régime, les onze lieues de Craon à Angers représentent une affaire sérieuse : deux grands jours de route. La première journée, après six lieues en charrette à bœufs, s’arrête au Lion-d’Angers, à l’auberge de la Boule d’or, dans l’unique chambre à quatre lits. Le lendemain, départ de bonne heure dans une voiture à deux roues, tirée par un cheval dans les côtes de Grilleul, pour atteindre Angers à la tombée de la nuit. La charrette à bœufs reste longtemps le seul moyen de transport dans les environs de Segré ; quand les châtelains l’utilisent, ils font placer sur de la paille des fauteuils en velours d’Utrecht, mais restent liés à la lenteur générale. Madame de Maintenon passe les sept lieues de Dinant à Namur, en juin 1693, enfermée onze heures et demie de suite en carrosse, elle arrive accablée de migraine et d’épuisement. Madame du Deffand parvient à destination, bien cahotée mais sans trop de fatigue, le 2 juillet 1742 : « Il n’y a que pour quinze heures de chemin de Paris à Forges, écrit-elle, Nous fîmes hier dix-sept lieues en neuf heures de temps et aujourd’hui onze en six heures et demie. » L’abbé Lebeuf, marcheur infatigable, qui compte les pas d’un lieu à un autre pour comparer avec les distances inscrites sur les itinéraires, reconnaît que rester dans un coche du matin au soir pour effectuer un trajet de quatre lieues, c’est assez ennuyant. Il préférerait souvent aller à pied, si le temps et le chemin le permettaient, mais en bien des circonstances, lorsque la terre est grasse ou le climat hostile, il faut accepter l’ennuyeuse voiture. Tous les témoignages traduisent la patience et la résignation nécessaires aux délais de voyage, l’endurance aussi du passager, tel Diderot, en juillet 1759, qui condense le trajet Paris-Langres en vingt-quatre heures de route continue.

7Dans la France parcourue au petit trot, en 1765, L’indicateur fidèle de Michel et Desnos témoigne sur la plupart des grandes routes d’une moyenne identique, 40 à 50 km par jour, au rythme de la foulée, en coche ou carrosse public. Le voyage se compte en journées, d’étape en étape, ponctué d’arrêts forcés pour les repas dans les auberges, de haltes pour la nuit. Six jours depuis Paris pour atteindre Langres, Dijon, Vienne, Châteauroux, douze jours pour aller à Saintes, Marseille (une semaine de route depuis Paris pour atteindre Laval, Angers, Poitiers, Valence ou Metz), plus de deux semaines pour aller à Nice ou Montauban (carte 1). En 1736, lorsque Johann Georg Wille à Strasbourg rate le départ du coche pour Paris, parti depuis longtemps, il doit marcher sans s’arrêter et parvient à rejoindre le coche dans la cour de l’auberge de Saverne, à sept lieues du départ. Le lendemain, lorsque le soleil rend l’intérieur de la voiture trop étouffant, les passagers sortent et suivent à l’ombre du coche, qui dépasse rarement l’allure du marcheur.

À la cadence du trot

8Bientôt la France veut doubler le pas, quand l’Angleterre améliore ses routes et réduit ses distances. Turgot, proche du mouvement progressiste, de l’Encyclopédie, des physiocrates, centralise en 1775 la régie des messageries afin de stimuler la circulation à l’échelle du pays. La première diligence, qui part le 1^er avril 1776, remplace les voitures publiques en usage par des turgotines légères, commodes et bien suspendues, à huit places et sept à huit chevaux, ou quatre places et quatre à six chevaux. Les maîtres de poste détiennent une responsabilité centrale : ils doivent tenir prêts leurs chevaux et postillons, et surveillent chaque passage en inscrivant de poste en poste, les heures d’arrivée et de départ, afin de contrôler l’exactitude du service. La nouvelle organisation prévoit aussi des berlines à quatre places pour des voyageurs désirant les utiliser privativement, à des horaires non réglés. Tout doit être mis en œuvre pour la célérité publique. Dans toutes les villes situées sur les grandes routes, le nouveau service avive le mouvement de propagation des voyageurs.

9Les diligences opèrent une cassure de la proximité en franchissant le seuil du pas. De Paris à Troyes une berline publique à six places en 1756 gagne d’abord quelques heures sur le délai habituel, puis joint Paris à Reims en trente-huit heures en 1762, avec deux arrêts et un repos de huit heures à Villers-Cotterêts la nuit, à l’allure de la poste le jour en chevaux de relais. Voilà le secret de ces vélocités : de meilleures voitures, la marche la nuit aux approches de Paris et le support de la poste aux chevaux, utilisée par le courrier, mais trop chère pour les voyageurs. La diligence de Reims peut réduire son temps de parcours à vingt heures. Belle performance : plus de 170 000 pas en un jour, autant que les meilleurs cavaliers du Moyen Âge. Partie de Paris le vendredi à onze heures du soir, elle s’arrête au repas de midi à Soissons, atteint Reims à sept heures du soir, au train soutenu de huit kilomètres en une heure, pour un trajet effectué deux fois la semaine. Selon l’Almanach Royal de 1780, depuis leur mise en place les turgotines ont rapetissé de moitié l’éloignement de certaines grandes villes : la séparation entre Paris et Besançon passe de huit quatre jours, entre Paris et Dijon de six à trois jours, à Bordeaux de onze à cinq jours et demi. De 1765 à 1780, le resserrement de l’horizon parisien est spectaculaire : le Parlement de Rennes, à l’arrière-plan de huit journées de carrosse, se place à trois jours des barrières de la capitale. Les abbayes de Caen, à cinq jours de coche, se rapprochent à deux jours de diligence. Laon et Saint-Quentin, longtemps à trois journées de carrosse viennent à un jour des boutiques du Palais-Royal. L. -S. Mercier se plaint de ces machines monstrueuses, chargées de monde, de coffres, elles font un bruit tumultueux, terrible. L’allure du transport l’emporte sur le confort ; l’administration selon lui semble considérer le passager comme un colis supplémentaire. Bérenger en 1787 résume ces avantages et inconvénients : « Vous vous ennuierez moins, mais vous vous fatiguerez davantage. » Même si, désormais, le temps c’est de l’argent, Benjamin Franklin en 1785, malade, préfère pourtant sept jours de litière de Paris au Havre à l’inconfort de trente-six heures de diligence.

10L’étoile de grandes routes royales, de quarante-deux pieds de large, distribuées autour de Paris, n’est guère modifiée par la Révolution ou l’Empire. En 1820, on peut constater l’absence d’un véritable réseau national. Le territoire français consiste en organisations régionales reliées par une route unique, de qualité variable : au total 22 départements généralement bien pavés, 26 départements de voies empierrées en assez bon état, 17 département de voies en mauvais état, 21 départements aux routes fortement lacunaires, dans le Midi, les zones montagneuses et le centre de la France. Dès lors, avec la progression du budget de l’État et des départements destiné aux routes royales et départementales, des travaux permettent de développer l’entretien, la mise en place de nouveaux tracés, pour arriver en 1835 à un ensemble de 42 000 km de routes entretenues, carrossables en toute saison. Le procédé mis au point dans le comté de Bristol par le surintendant MacAdam permet de maintenir à l’état sec un sol égalisé, asséché, décapé de la terre végétale, avec trois couches de pierres cassées, calibrées pour laisser pénétrer les eaux pluviales. La voie nivelée, aplanie, se propage sur des routes mieux repérées avec le développement à hauteur de cocher de poteaux indicateurs.

11En 1830, les deux grandes entreprises qui assurent les grandes lignes les plus fréquentées entre Paris et les villes françaises sont les Messageries royales et les messageries Laffitte et Caillard. Elles se partagent le territoire national par un accord de juin 1827 et utilisent souvent d’énormes véhicules, de véritables maisons roulantes. Les voitures jaunes de Laffitte et Caillard peuvent emmener, officiellement, jusqu’à dix-huit passagers, en réalité leurs impériales sont souvent surchargées. L’infraction au décret du 28 août 1808, qui contraint les conducteurs à n’accepter que trois personnes sur les banquettes d’impériale, est courante, périodiquement condamnée par les circulaires de police. On compte parfois jusqu’à cinq ou six personnes en trop sur ces impériales. Avec la surcharge en voyageurs, en marchandises, si fréquente en période de foires et marché, les voitures pèsent souvent plus de 7 000 kg (5 000 kg pour la voiture, plus le poids des voyages, les bagages et colis).

12La diligence de première classe, très lourde, contenant normalement vingt et une personnes au maximum, emmène parfois plus de trente clients. C’est une masse énorme qui étonne les voyageurs anglais ou américains habitués au stage-coach plus réduit. Ces touristes en parlent comme d’un navire, Longfellow évoque le cheval de Troie, Stendhal l’arche de Noé. La voiture de deuxième classe, prévue pour seize passagers, est plus commode, plus légère. Les haltes s’abrègent, réduites peu à peu au minimum. Les horaires des messageries royales, de 1800 à 1840, montrent un raccourcissement continuel des délais : il ne faut plus qu’une demi-journée depuis Paris pour atteindre Orléans ou Rouen, trois journées pour Besançon, trois et demie pour Genève, quatre et demie pour Toulouse. En 1842, un rapport établit les performances des voitures des Messageries royales : 9 km/h en moyenne. Les arrêts pour les repas représentent environ 6 % du temps de parcours, soit deux heures d’arrêt au total sur le trajet de Paris à Calais, Lille, Nantes ou Strasbourg, trois heures d’arrêt de Paris à Besançon, Mulhouse, Lyon ou Bordeaux. Toutes les pauses sont raccourcies. En 1841, Mrs Eames constate que le conducteur n’accorde pas plus de cinq à dix minutes pour prendre un dîner payé trois ou quatre francs, aussi cher qu’un repas complet. F. Soulié en 1844 remarque que l’habitué des voyages en diligence se trouble peu des interruptions de repas, il mange vite et met le dessert dans ses poches. Autre principe de rendement, en France, il n’y a qu’un seul point de départ ou d’arrivée, évitant ainsi la tournée des hôtels ou auberges.

13Ce qui caractérise ce moyen de transport, c’est l’allure du trot, la seule autorisée sur les routes. L’ordonnance de 1820, après le décret de 1808 insiste sur ce point : il est expressément défendu de conduire au galop, et autrement qu’au petit trot dans les villes ou villages, au pas dans les rues étroites. Un contraste important, que masquent les calculs de moyennes, est celui qu’entraînent les pentes. Comme le remarque un touriste, J. P. Hiester, à la montée il faut parfois quitter sa banquette, pour grimper à pied, et une fois au sommet, on reprend place pour une descente à toute vitesse, souvent au grand galop. Charles Baudelaire enfant, en 1832 relate les joies d’un grand voyage à Lyon, les fréquentes montées, on met jusqu’à dix ou onze chevaux pour gravir une côte. À l’approche de Chalon, il descend de voiture et court loin devant. Tout en accélérant le rythme du transport, la diligence permet de maintenir le contact avec l’environnement familier. Emma Bovary, dans l’Hirondelle, connaît la route d’un bout à l’autre : « Elle savait qu’après un herbage il y avait un poteau, ensuite une grange ou une cahute de cantonnier ; quelquefois même, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance à parcourir. »

Au galop de la poste

14Rappelant les difficultés des déplacements anciens en Angleterre, Thomas de Quincey constate en 1833 la recherche croissante d’efficacité des transports et l’accélération de la mobilité générale outre-Manche : le changement de chevaux, qui nécessitait au début du siècle au moins une demi-heure ne demande plus qu’une minute. En mail-coach, il raconte par la suite l’expérience grisante du mouvement rapide des attelages et vante la gloire du mouvement. Mr Pickwick, en chaise de poste, éprouve ce sentiment nouveau de fuite accélérée du paysage lors d’une course rapide, les champs, les arbres et les haies semblent fuir derrière comme un tourbillon.

15Après le premier sursaut des diligences, l’organisation postale va provoquer dans les grandes villes la révolution de la vitesse, modifiant les habitudes séculaires. En France, la loi du 23-24 juillet 1793 établit le service des malles-poste sur quarante lignes, remplaçant les anciennes voitures par des véhicules suspendus, couverts, à deux roues et trois chevaux. L’article III de cette loi établit qu’elles devront aller au moins deux lieues par heure, leur marche ne sera interrompue ni jour ni nuit. Les assemblées révolutionnaires, par le comité des transports, des postes et messageries, réclament la vitesse pour la plus grande accélération des affaires sur toute l’étendue de la République. Cependant, le service postal reste encore peu performant. En 1814, la moyenne horaire nationale plafonne à 7 km/h, l’organisation du service, modifiée en 1818, entraîne des progrès sensibles. La malle-poste possède le privilège du galop, faveur confirmée par les ordonnances de 1820 et 1837, elle détient le monopole de la vitesse. Elle a en outre priorité sur toute voiture à l’arrivée aux relais. La concurrence avec elle devient impossible. Vers 1830, les places ne sont pourtant pas toutes prises, leur prix très élevé n’intéresse qu’une élite bourgeoise avant tout (médecins, avocats, notaires, banquiers, marchands de chevaux, architectes…) ou représentants de l’État (ambassadeurs, ministres, préfets, officiers, députés) selon un sondage effectué d’après les listes de voyageurs établies par l’administration.

16Depuis 1819, une solide voiture jaune à quatre roues, bâchée de cuir avec trois places dans le coupé plus un siège dans le cabriolet à côté du cocher, emmené par quatre ou cinq chevaux de trait léger, fonce à une moyenne générale de 13 kilomètres à l’heure. Dernier perfectionnement, les briskas, calèches légères remplacent parfois, à partir du juillet 1839, les anciens modèles. En 1834, on compte 1548 relais et 19 850 chevaux pour les quinze lignes de première section, au départ de Paris, ou celles de deuxième section, partant de Province. Agent de relation essentiel, elles propagent les quotidiens, les nouvelles de toutes parts, avant l’usage du télégraphe optique, et même lorsque celui-ci est en place. En 1841, les dépêches en provenance de Toulon, Perpignan ou Bayonne parviennent par télégraphe jusqu’à Lyon, Bordeaux ou Dijon pour être souvent apportées à Paris par le courrier.

17L’accélération est importante, par l’amélioration progressive du réseau routier national, et le perfectionnement des véhicules, par l’augmentation du nombre de chevaux aux relais et le nombre de ces relais, le souci d’exactitude, l’usage continuel du galop, sans aucun arrêt ni le jour ni la nuit, excepté un changement d’attelage limité à cinq minutes. H. Wright, voyageur américain à travers l’Europe, est étonné de l’efficacité de l’organisation, pas un geste inutile, pas un moment perdu. Mais le voyageur doit rester assis toute la durée du trajet. Stendhal constate ainsi cet enfermement : « Trois jours de Paris à Marseille ! C’est beau, mais aussi l’homme est réduit à l’état d’animal, on mange du pâté ou l’on dort la moitié de la journée. » Le docteur P. Ménière quitte Paris le vendredi 15 février 1833 à six heures du soir, assis à côté du conducteur. Samedi : Châtellerault, Poitiers. Dimanche : il traverse la Dordogne, galope pour arriver à Bordeaux à huit heures du soir après « cinquante heures de prison » dans un cabriolet ouvert à toutes les intempéries. Auguste Comte, dans ses tournées d’examinateur pour l’École polytechnique prévoit à l’avance tous ses déplacements pour aller voir son ami Valat à Bordeaux et revenir aussitôt à Paris, il calcule au plus juste les horaires de la poste pour profiter d’un abonnement au théâtre à Paris. Dans les romans de Flaubert la malle-poste symbolise le plus souvent un rêve d’évasion vers les lointains.

18En reprenant l’Annuaire des Postes de 1840, on peut retracer ainsi l’évolution des allures : de 6,6 km/h en 1814 à 9,6 km/h en 1829, puis 13,1 en 1839 pour les malles de première section. Quel est le rayon d’action postal depuis Paris ? : en scandant le transport par fraction de douze heures (carte 2), avec un départ de Paris à six heures du soir, la nuit suffit pour couvrir un périmètre Blois-Auxerre-Troyes-Reims-Lisieux, puis le reste de la journée pour arriver en fin d’après-midi à Vitré-Angers-Moulins-Dijon-Nancy-Metz, soit vingt-quatre heures de route. Au-delà, plus d’un jour est nécessaire, trente-six heures, pour atteindre Guingamp, Lyon, Mulhouse ou Strasbourg, deux jours complets pour rallier Cahors ou Valence. Il faut patienter encore douze heures pour arriver à Bayonne ou Toulouse, trois jours et seize heures seulement pour le trajet de Paris à Antibes ou à Perpignan. Pour ce mode de locomotion le plus rapide, de nombreuses contraintes subsistent : le prix très élevé, l’obligation du passeport pour l’intérieur, délivré par les préfets, les capacités réduites. Il faut retenir sa place à l’avance, souvent une semaine avant le départ comme le rappellent A. Dumas, Stendhal, Michelet ou A. Comte. Les liaisons, assez homogènes au nord de la ligne Saint-Malo Genève, deviennent incertaines, irrégulières au sud de cette ligne. Dès que l’on quitte les grands axes routiers, l’espace résiste à nouveau de toute sa pesanteur, et il faut se soumettre aux lenteurs locales.

19En 1837, les chemins vicinaux français s’entremêlent sur plus de 771 000 kilomètres, dix fois plus que la longueur cumulée des routes départementales et royales (71 000 km au total). Alors que la France compte à peine plus de deux mille routes, moins de trente en moyenne par département, de nombreux départements comptent plus de dix mille chemins répertoriés, l’Eure plus de trente mille, et le pays entier rassemble plus de 468 000 chemins. Pour quelques générations encore, le mode dominant de transport quotidien – peu spectaculaire sans doute, mais tellement massif, omniprésent –, reste la marche à pied.

20Pour W. Hazlitt et D. H. Thoreau, comme pour J. -J. Rousseau ou V. Hugo, pour connaître un pays, pour découvrir l’intimité des lieux, pas de meilleur moyen que la randonnée à pied. Mais le plus grand nombre doit marcher par nécessité. Les premiers recensements sur les routes royales en 1845 montrent une forte majorité d’hommes à pied, puis des voitures de toutes sortes, peu de cavaliers isolés. Sur tous les chemins, on ne saurait dénombrer précisément les passages des soldats, travailleurs migrants, compagnons, saisonniers, vagabonds, colporteurs, voyageurs de commerce. Les facteurs ruraux, dont la tournée peut aller jusqu’à 32 kilomètres, les ouvriers qui font jusqu’à 18 kilomètres par jour de parcours pour se rendre à l’usine. Les soixante lieues qui séparent l’Orléans de la Creuse nécessitent quatre jours de marche forcée en 1830, pour le jeune maçon Léonard. Dans les chemins de traverse de Sardent à Guéret, où la route n’existe pas encore, les branches des arbres barrent presque le passage : quinze lieues pour cette première étape. Le lendemain, il continue sur des chemins, dans la boue jusqu’aux chevilles, les pieds blessés par les souliers. De nombreux migrants suivent cette route sans s’arrêter. Le compagnon Agricol Perdiguier, allant à pied de Chartres à Paris peut tenir ainsi trente-six heures de suite, jusqu’à 22 lieues, sans se reposer. Proudhon, le 30 septembre 1840 écrit à Bergmann qu’il partira de Besançon, à plus de 450 000 pas de la capitale, le dimanche 11 octobre et fera tout son possible, quoiqu’à pied, pour arriver à Paris le samedi 17, au rythme de soixante mille pas quotidiens.

L’hexagone à toute vapeur

21Les premiers chemins de fer sont destinés d’abord au transport de marchandises, avec des wagons tractés par des chevaux, puis des machines, ils ne sont pas conçus d’emblée pour des passagers. Puis, en une génération, le train va bouleverser le paysage européen. La conception nouvelle d’un réseau ne se concrétise qu’en 1842 avec la décision de création centralisée de neuf grandes lignes joignant Paris aux frontières et au littoral. Guizot constate ainsi le synchronisme de lois orientant le développement de la constitution d’une nation : les lois de 1836 sur les chemins vicinaux et l’instruction primaire, les lois de 1842 et 1845 sur l’organisation des chemins de fer. Il faut attendre la consécration parisienne, la mise en service de la ligne de Paris à Saint-Germain-en-Laye en 1837, pour voir le déclenchement du transport ferroviaire en France. En 1845, sur un nombre de tronçons très limités, la moyenne reste modérée, globalement en dessous de 30 km/h.

22Le grand bond en avant est opéré sous le Second Empire : en 1850, le guide Chaix indique une première extension, en espace, en vitesse, limitée à quelques faisceaux. Par les liaisons les plus rapides, Fontainebleau est à une heure de Paris. Amiens, Orléans, Chartres, à trois heures environ, Rouen, Abbeville à quatre heures, Cambrai, Lille ou Calais à six heures. La capitale n’envoie pas encore de rails aux confins du pays, le cheval demeure nécessaire. Il faut plus de cinquante heures pour acheminer le courrier jusqu’à Perpignan, près de 70 heures pour Antibes. Les trains roulent alors avec une moyenne nationale de 40 km/h, avec les meilleures performances pour les express du Nord. L’allure mécanique paraît parfois effrayante, elle déstabilise les repères habituels, l’idée de voir entre deux repas les Alpes et les Champs-Élysées déroute au premier abord, avec ces trains « d’extrême presse » comme les appelle Mérimée, Michelet craint au début que le franchissement en quelques heures des climats si différents du Nord au Midi ne provoque des troubles, un vertige. Mais surtout la commodité du transport apparaît merveilleuse, incroyable, on voyage presque sans s’en apercevoir. En 1852, Louis Pasteur écrit à sa femme de prendre des places en train express : « Tu placeras ton fils auprès de toi sur un coussin. Il dormira parfaitement et toi aussi. On s’arrête seulement à quelques stations. Tu seras à Strasbourg presque sans avoir eu le temps de songer au voyage. »

23Une comparaison entre le rayon d’action postal en 1840 et ferroviaire en 1870 met en évidence la rupture brutale réalisée par la circulation nouvelle. La longueur des lignes exploitée est passée de 1 931 km en 1850 à plus de 17 000 km en 1870. Deux instantanés, à trente ans d’intervalle, suffisent à montrer l’accélération, par la confrontation des deux modes de locomotion les plus véloces : la malle-poste en 1840, lorsqu’elle atteint ses meilleures performances sans être encore concurrencée par le train, les chemins de fer en 1870, quand le lacis des voies ferrées, pour l’essentiel des grandes dessertes, est achevé. À cette date, une circulaire prescrit la fermeture des relais inactifs. La poste aux chevaux et les grandes liaisons de diligence disparaissent dans les années qui suivent. En 1870, les angles morts de la voie ferrée qui persistaient en 1860 encore ont disparu : le rail s’étend jusqu’à Brest, les Sables-d’Olonne, ou Nice. Le désenclavement du Centre, de l’Ouest et du Midi est entamé.

24Le rayon de douze heures, qui ne menait pas au galop au-delà de Rouen, Amiens, Reims ou Auxerre, emporte désormais le voyageur à toute vapeur dans presque tout le pays. Londres et Strasbourg sont à dix heures de train, Genève ou Valence à moins de douze heures ; seize heures pour Marseille, Brest ou Bayonne. Toutes les grandes villes s’approchent à moins de 24 heures de la capitale. Le prix du trajet à longue distance, inaccessible pour le plus grand nombre en première classe, a fortement baissé avec les tarifs de troisième classe, à une allure bien supérieure au galop : 15 h 30 et 31 francs pour aller de Paris à Lyon en troisième, contre un jour et demi et 82 francs en malle-poste. Le voyage en troisième classe est devenu nettement moins coûteux que le même déplacement en 1800 par la diligence, on y dépense moins d’argent pour le transport, les nuit et repas dans les auberges, moins de temps surtout. En 1873, alors que le train le plus rapide, le Londres-Bristol, fonce à plus de 70 km/h de moyenne, le Paris-Marseille va à 52 km/h, Paris-Bordeaux à 54 km/h. Cette progression est accentuée par la conjonction de facteurs favorables : l’augmentation de la fréquence des départs, les fortes capacités de transit en volume de passagers, la rapidité du mode d’inscription et de paiement, la suppression de l’exigence de passeport pour l’intérieur, le développement parallèle des lignes européennes. La mobilité générale s’est considérablement accrue : 6,3 millions de passagers en France par le chemin de fer en 1841, 100 millions en 1867, plus de 300 millions en 1893.

25Le temps du voyage s’accélère par le passage du jour à l’heure comme nouvel étalon de durée. Les progrès des diligences dans la première moitié du XIX^e siècle se comptent en demi-journées, en malle-poste même, deux jours et demi sont nécessaires pour atteindre Avignon, Toulouse ou Bayonne depuis Paris. Avec le chemin de fer, ce n’est plus un voyage, où l’on part de chez soi pour des jours, des semaines, avec des malles et longs préparatifs, mais un simple déplacement vers une ville à portée de main.

26Si l’on compare les voyages en coche en 1765 avec le trajet en train à la fin du siècle suivant, les journées de voiture sont remplacées par des heures en wagon (carte 3). En reprenant les distances calculées au rythme du pas, à raison d’une performance de soixante mille pas quotidiens, les durées en jours passent à une cadence horaire (tableau 2) avec le déplacement à vapeur en 1870 : 2 journées de marche vers Amiens ou Orléans se transforment en 2 heures, 4 jours vers Lille ou Tours en 4 heures, 8 jours vers Angoulême en 8 heures, pour Bordeaux 10 jours et demi passent à moins de onze heures.

27C’en est fini de la représentation ancienne, linéaire, des déplacements, rattachés à une succession d’étapes. Avec la diffusion des cartes et la banalisation des allers-retours se développe une appréhension globale, rayonnante, d’un territoire national presque voisin. Alexandre Dumas, dans ses Mémoires résume ainsi cette évolution : « On va au Havre, on revient le jour même, et on peut encore être à Aix-la-Chapelle le lendemain. » La circulation nouvelle introduit une nouvelle dimension, la distance-temps, qui rend plus confuse la perception des frontières. Le profil spatial, rural ou urbain, régional ou international, se modifie selon la perspective de la vitesse. La vapeur fait exploser les limites traditionnelles de l’espace local, l’enveloppe du lieu éclate. Que peut-on voir en six jours, hors des frontières, loin de Paris selon Théophile Gautier ? : Neuchâtel, Berne, Heidelberg, Mannheim, le Rhin, Düsseldorf, Rotterdam, La Haye, Anvers et Bruxelles. Le périmètre quotidien peut s’élargir à l’espace européen (tableau 3) : 36 heures de malle-poste vers Clermont-Ferrand, Lyon ou Mulhouse se transforment en train en 1890 en Prague, Rome, Madrid ou Copenhague, Brest en voiture devient Naples ou Cracovie en wagon. Les jours de voyage à pied, à raison de quarante mille pas par jour, se transforment en heures de transport. La vitesse bouleverse ainsi brutalement, en deux ou trois générations, tous les repères de l’espace et du temps, entraînant l’Europe dans l’accélération du quotidien.