1L’enjeu de cet article est de voir comment la maîtrise des différences de mobilité est devenue un élément déterminant de la différenciation sociale. Avant le XIX^e siècle et l’« invention de la vitesse1 », les populations riches ou pauvres se déplacent en effet à des vitesses comparables et le temps « gagné » n’a pas la même valeur qu’aujourd’hui. Avec l’essor des vitesses, la société va davantage se hiérarchiser en utilisant ce critère et l’hypothèse de cet article, à une époque où le temps est de l’argent, est que la maîtrise des déplacements devient le principal vecteur des inégalités sociales. D’un côté, des populations ont de plus en plus des déplacements subits et peinent à se déplacer, ce qui renforce leur marginalisation. De l’autre, les populations aisées maîtrisent davantage leur mobilité pour accroître leurs privilèges. Le mouvement s’accompagne dans l’espace d’une urbanisation renforcée et la métropole apparaît la forme spatiale la plus aboutie pour accroître, par les différentiels de maîtrise de mobilité, les privilèges des plus puissants et l’exploitation des plus pauvres. La ville, si possible grande, est donc la forme privilégiée par le système capitalistique pour renforcer les intérêts d’une minorité sur les masses. À l’échelle planétaire, elle est finalement la construction actuellement privilégiée par les plus riches pour asseoir un modèle de « rapidité différenciée » et renforcer les inégalités d’accès et de déplacements entre les nantis et les autres.

Initialement, des mobilités assez comparables entre les classes

2Avant la première moitié du XIX^e siècle et la généralisation progressive des vitesses mécaniques (chemin de fer notamment, automobile…), il existait peu de hiérarchisation sociale en fonction des vitesses maîtrisées. Ces dernières s’opéraient par l’argent, la naissance, le pouvoir, la terre… Elle ne procédait pas d’une aptitude très différenciée au déplacement.

3Certes, la maîtrise des mobilités est un élément discriminant parmi d’autres et un enjeu de pouvoir, au propre puis au figuré. Concrètement, les puissants ou les souverains bénéficient d’animaux plus performants, de voiliers un peu plus rapides, de coches ou de conditions logistiques supérieures pour se déplacer dans de bonnes conditions. On leur prépare des montures à la fois performantes et dociles et les chevaux de Napoléon I^er, « destinés au service personnel de l’Empereur, passaient par un rude noviciat avant d’arriver jusqu’à l’honneur de le porter2 ». La mobilité illustre parallèlement l’omniscience et rapproche le puissant de la sphère divine. Ainsi, « l’aspiration à l’automobilité est plus ancienne que l’automobile » et chez les puissants, les triomphes (ou trionfo de l’Italie du quattrocento) créent l’allégorie d’un pouvoir en mouvement. Dès l’Antiquité, même lentement, il associe le char avec le souverain qui en constitue le centre, les soldats qui précèdent le triomphateur et les prisonniers et trophées qui le suivent. Dans les combats, les montures des puissants sont clinquantes, parfois décorées d’or, et lorsqu’en Henri II entre en 1550 à Rouen, les chevaux sont travestis en Licorne. La mise en scène de la mobilité assure le côté surnaturel d’un être différent : elle exprime la capacité du puissant à « apparaître », un peu comme un Dieu. D’ailleurs, « dans toutes les religions, les dieux se révèlent toujours sous un aspect automobile. Sur leur monture ou sur leur char, ils ne se déplacent pas comme les humains ; ils n’entrent ni de sortes de scène tels de simples mortels : ils apparaissent. L’apparition de la divinité est, de l’automobilité, la forme suprême3 ».

4Les liens réels et symboliques associant la mobilité et la puissance sont donc en germe depuis longtemps. Celui qui ne se déplace pas comme les autres mortels est singulier et dispose d’une puissance divine. Malgré tout, jusqu’à l’invention des mobilités mécaniques, les représentations sont davantage oniriques ou le fruit de l’imaginaire. Dans l’ensemble de la population, les possibilités tangibles de se déplacer rapidement au loin sont inexistantes et l’éventail des déplacements reste extrêmement réduit. Jusqu’au milieu du XIX^e siècle, que l’on soit riche ou misérable, le « temps de la chronométrie4 » différencie très faiblement les trajectoires des uns et des autres. Tout un chacun utilise pour se déplacer les vitesses musculaires, animales ou éoliennes et parcours au quotidien des distances qui nous apparaissent rétrospectivement très médiocres. « Avec des chevaux, des voitures, des bateaux, des coureurs à pied, il est de règle de faire au plus 100 kilomètres par 24 heures5. » Plus communément, la plupart des voyageurs réalisent 30 à 40 kilomètres par jour. On voit César faire « soixante-quinze kilomètres en vingt-quatre heures en Limagne, quarante-cinq entre Reims et Soissons6 ». Malgré son pouvoir, l’Empereur ne se démarque guère de ses contemporains.

5En réalité, tant que le verrou énergétique de la révolution industrielle n’est pas forcé, l’histoire de l’humanité est marquée par l’existence de déplacements très homogènes entre les classes, d’autant que les déplacements sont très aléatoires (importance des droits d’octroi, des pannes, nécessité de se ravitailler et de faire paître les bêtes de somme, soumission aux aléas climatiques, « à la lèpre profonde de la boue », tabous ou interdits religieux limitant certains passages…). L’ensemble des déplacements humains confère au piétinement et la hiérarchie sociale est peu liée à la maîtrise des mobilités. En 1830, Georges Haussmann « met six jours à faire les 340 kilomètres qui le séparaient du Puy, puis une autre journée pour franchir les 28 kilomètres qui menaient à Yssingeaux par le terrible col du Pertuis7 ». Il se déplace comme le paysan auvergnat et à des vitesses voisines de celles pratiquées à l’époque gallo-romaine, voire à l’époque du néolithique.

L’essor des mobilités différenciées

6Ce schéma d’ensemble explose surtout avec la révolution industrielle qui accompagne l’essor simultané des vitesses mécaniques et modes de communication fixes8. Immédiatement, ce sont les riches qui se saisissent très majoritairement des innovations. À la vitesse hallucinante de 28 kilomètres heure, les bourgeois sont les premiers à découvrir les émois des premières liaisons ferroviaires (voyages d’agréments vers Versailles par exemple) ou des premières croisières. Comme les voyages sont initialement onéreux, ils utilisent aussi la vitesse et la régularité des transports pour rejoindre leurs lieux de villégiature. Au XIX^e siècle, la mode du « tourisme » est lancée quand il faudra attendre les billets Lagrange et les « trains rouges » du Front populaire pour que les masses aient – en seconde – accès au même service9. En marquant le passage des transports collectifs à la diffusion des mobilités individuelles, l’automobile est aussi initialement accaparée par une élite qui se déplace où elle veut, lorsqu’elle le veut, alors que les classes inférieures devront souvent attendre en France les années 1960 pour avoir accès au miracle de cette « automobilitas » qui rend libre les choix de direction. Dans le domaine des communications fixes, une personne sur mille a le téléphone en 1880 contre 790 sur 1 000 un siècle plus tard. Globalement, la diffusion des innovations techniques suit une courbe en « S » (shaped curve) et initialement, seuls quelques pionniers se saisissent de l’innovation avant une diffusion de plus en plus généralisée. En France, on ne compte que 249 postes de télévision en 1949 et seulement 60 000 en 1953. Mais dès 1960, on passe à 1 900 000 postes. En 1970, on en compte 10 millions et aujourd’hui plus de 40 millions…

7Loin d’être uniquement accaparée, la maîtrise des distances-temps et l’accès différencié aux vitesses sont immédiatement des éléments qui renforcent les différenciations sociales. Aux États-Unis, A. Pred a démontré comment les premières communications à distance permises par le télégraphe ont été utilisées par une élite sociale pour renforcer leur prérogative et leur mainmise sur l’économie de marché (échanges boursiers notamment)10. En France, seule une élite sociale essentiellement urbaine dispose du téléphone en 1920. Si l’équipement est apparu en 1884 (première ligne à Paris), le processus de diffusion se poursuit pendant plusieurs décennies et suit une hiérarchie socio-spatiale allant des classes huppées aux classes pauvres, des villes les plus « branchées » aux endroits les plus reculés. En bout de course, en Bretagne par exemple, ce sont les villages reculés de l’Argoat qui bénéficient du raccordement électrique et des équipements afférents11. L’arrivée de l’électricité est un bouleversement conséquent qui offre des services inédits et matérialise une certaine forme d’ascension sociale.

8Cette phase transitoire de l’essor des vitesses mécaniques et des modes de communication « fixes » (on est immobile et « accroché à un fil » pour communiquer) ouvre un fantastique éventail dans la maîtrise des distances-temps. Autant les pauvres restent engoncés dans leur espace local et sont incapables de bénéficier de l’essor d’une civilisation d’échange, autant les riches et les bourgeois disposent d’argent pour s’équiper et activer des échanges renforcés. Contrairement à jadis, l’aptitude au mouvement physique ne varie plus d’un rapport de 1 à 2 selon que l’on soit pauvre ou misérable, mais éventuellement d’un rapport de 1 à 40 (le marcheur face à l’automobiliste) voire de 1 à au moins 300 (le marcheur face au passager aérien). Dans le domaine des télécommunications, l’instantanéité d’intervention des uns peut s’opposer à l’isolement des autres. Peu à peu, les différentiels de maîtrises techniques assurent aux uns la célérité et les horizons quand les derniers desservis restent coincés dans leurs espaces locaux, reproduisent parfois des activités identiques, fonctionnent à l’échelle locale avec des complémentarités productives locales qui s’avèrent fragiles.

9De façon directe ou indirecte (lorsqu’ils commandent le déplacement des autres), la vitesse accroît la fréquence et le périmètre des interventions. Elle facilite la mise en complémentarité des espaces lointains, assure une fertilisation combinée des ressources territoriales, et les classes maîtrisant le dispositif s’enrichissent au prorata de l’essor de l’économie des marchés. En France, les disettes disparaissent avec le chemin de fer quand les professions du négoce activent les complémentarités productives pour faire correspondre sur un périmètre élargi et désormais contrôlé l’offre et la demande. Du coup, les commerçants et les bourgeois augmentent d’autant leur capacité d’intervention que la portée de leur déplacement direct et indirect augmente. La maîtrise des vitesses renforce ainsi la suprématie d’une classe huppée qui active l’économie de marché et bénéficie des bienfaits du libre-échange. Le processus s’accompagne d’une valorisation conceptuelle des vitesses qui trouve son origine dans des critères qui ne sont pas uniquement objectifs.

10Sans doute, cette rapidité différenciée explique la prime accordée progressivement au « temps gagné ». Le déplacement rapide et maîtrisé des classes aisées (en automobile, en avion…) exerce une certaine fascination sur les classes sociales inférieures. L’aventurier parcourt le monde et l’homme riche possède des voitures rapides. La philosophie saint-simonienne exalte cette nouvelle société de vitesse qui en rapprochant peu à peu les espaces rapprochera les hommes et créera un « nouveau genre humain ». Peu à peu, les théories circulatoires privilégient le circuler sur l’habiter en faisant l’apologie des réseaux de circulation (eaux, gaz, tramway, électricité…) qui représentent alors la modernité et l’entrée dans un monde nouveau. Les rues sont élargies. Dans les traités d’hygiène de la fin du XIX^e siècle, on réglemente la largeur des rues afin de favoriser l’ensoleillement et la circulation de l’air12. Très souvent les réseaux les plus rapides (tramway, automobile) sont au centre quand les piétons sont rejetés sur les bas-côtés. Comme aujourd’hui sur le tapis roulant accéléré de Montparnasse (lorsqu’il marche) aller vite permet d’être au centre. La vitesse et la mobilité deviennent peu à peu des valeurs connotées positivement. Sur une longue période, le tempo des musiques s’accélère, les danses sont de plus en plus rythmées. Les vêtements deviennent plus légers. Les critères de la mode évoluent pour privilégier les femmes sveltes, la civilisation « jeunesse versus vitesse ». La vie au grand air est recherchée. Le cadencement des sociétés s’accroît et la ponctualité – qui apparaît véritablement avec le chemin de fer – devient au début du XX^e siècle une nouvelle forme de politesse. Dans le monde du travail, on observe pareillement l’obsession de la compétitivité, de la flexibilité, de la rentabilité, du fonctionnement en temps réel ou en flux tendus. Peu à peu l’apologie du temps court et le sacre du « temps présent » sont des lames de fond qui bouleversent la société dans toutes ses composantes13. Contrairement à jadis ou le temps était plus « flottant » et les montres peu diffusées, les hommes débutent leur journée en regardant l’heure et la vie est plus problématisée, avec des successions d’échéances et de tâches « urgentes ». Les relations et rencontres amoureuses s’effectuent dans l’ensemble de façon plus rapide et furtive, avec aujourd’hui des rencontres SMS ou la mode du speed-dating. Dans le quotidien, la diffusion des objets jetables, des équipements pour accélérer les processus naturels (machine « expresso », rasoir-électrique, four à micro-onde, robots ménagers), de l’alimentation rapide (sandwiches, bip-bip pizza), des flashs-infos… prouvent comment le marché du temps est devenu essentiel. Elle suscite la valorisation d’une apparente société vitesse, d’une ville fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’émergence d’une population vivant en accéléré (diminution globale du temps de sommeil, de la durée des repas). Aujourd’hui, des étudiants confient dormir avec la lumière ou la radio allumée de façon permanente, comme s’ils craignaient l’instant « vide », l’espace-temps non rempli, à la façon d’un abîme que révélerait la simple présence d’un silence ou surtout d’un temps « mort ».

De la vitesse à la maîtrise des mobilités

11Cette obsession de la vitesse et du mouvement est devenue telle que certains ne parviennent plus à décompresser et sont victimes de stress, voire sujets au dopage, exposés aux drogues, aux excitants, victimes parfois de crises d’épilepsie. De façon paradoxale, l’obsession de la performance et le culte de l’urgence interviennent au moment ou les populations des pays développées n’ont jamais disposé d’autant de temps libre. En France, l’espérance de vie a gagné une vingtaine d’années en quarante ans. Malgré les évolutions récentes, l’âge effectif du départ à la retraite a parallèlement chuté d’environ neuf années en 35 ans. En moins d’un siècle, le temps de travail journalier moyen est passé de plus de 12 heures à moins de 7, la durée du travail hebdomadaire « de plus de 70 heures à moins de 4014 ». Alors que la société n’a jamais autant libéré de temps libre, elle est de plus en plus sujette à la dictature de l’instant plein et utile (« gagner » du temps). De même, l’apologie d’une société qui serait rapide et performante (notamment dans les villes) entre en contradiction de façon flagrante avec la réalité des déplacements. Aujourd’hui, à Paris ou à Boston, les vitesses de déplacements moyennes sont inférieures à celles du temps des diligences. Ce n’est pas que l’ensemble des déplacements soit lent. Bien au contraire, l’éventail élargi des rapidités – qui ne supprime en rien la présence de mouvements lents – suscite des déplacements de plus en plus aléatoires et pour tout dire atypiques, extravagants au regard de cette période ancienne ou il fallait généralement deux fois plus de temps pour aller deux fois plus loin.

12Aujourd’hui, la proportionnalité entre l’espace et le temps a été rompue. On peut en TGV mettre 1 heure pour faire 300 kilomètres puis une heure pour faire quelques kilomètres si l’on reste coincé dans un embouteillage dans la capitale. Ces « inversions des distances en terme de distances-temps » créent un univers aberrant au regard de jadis et multiplie les décrochages entre l’ici et l’ailleurs. La vitesse n’a pas supprimé la lenteur : elle l’a révélée car notre époque associe parfois la grande vitesse à l’immobilité. Loin des déplacements homogènes de jadis, on est devenu des piétons visionnant des trajectoires d’avions dans le ciel, des automobilistes effaçant les piétons, des spectateurs regardant à la télévision des nantis séjournant sur les îles. Avant, les gens n’avaient pas conscience d’aller lentement car les vitesses étaient homogènes et chacun vaquait à des lenteurs à peu près semblables. Désormais, le culte général de la vitesse s’associe à des pratiques de plus en plus hétérogènes. On est davantage doublé que jadis. Parallèlement, aller vite au loin et lentement au près bouleversent les notions usuelles de frontières et suscitent une complexité renforcée des déplacements. Souvent, pour aller vite vers un endroit, il faut partir en sens inverse pour trouver une correspondance plus efficace (station RER par exemple). Ce comportement n’existait autrefois jamais. La complexité croissante du fait de se déplacer fait que la maîtrise des mobilités devient un critère déterminant des inégalités sociales.

13Enfin, cette maîtrise procède de plus en plus d’une interaction grandissante entre les mobilités « numériques » (Internet, portable…) et mécanique. Immobile devant son écran, un chef d’entreprise important peut sans problème entraîner le déplacement d’un ou de plusieurs tiers, éventuellement pour le servir (envoi d’un colis rapide avec un « coursier », livraison aux bureaux) ou pour mieux coordonner les déplacements des fonctions subalternes. Aujourd’hui, dans les groupes internationaux, la maîtrise logistique n’a jamais été aussi décisive. Au plan individuel, il faut donc dissocier le déplacement du fait de se déplacer. Dans un cas, il est un mouvement physique pour rejoindre un lieu de destination. Dans l’autre, le dé placement – c’est-à-dire éthymologiquement le fait de changer une chose ou une personne de place – s’opère de plus en plus à distance, notamment grâce à l’essor fulgurant des outils numériques (e. commerce, e. administration…). Dans ce registre, la vitesse des télécommunications à distance entraîne des capacités renforcées d’intervention sur les espaces lointains pour utiliser ou payer le temps des autres (appel d’un coursier, livraison, e. commerce…).

14Parfois ces déplacements à distance et ces déplacements physiques s’encouragent l’un et l’autre et initient de nouvelles mobilités. Les mobilités « numériques » et « mécaniques » sont inflationnistes et des communications à distance favorisent de nouveaux déplacements, par exemple quand une information recueillie sur Internet (festivités, cinéma…) engendre une sortie inopinée ou lorsque deux individus se contactent par SMS pour se donner rendez-vous. L’essor des « portables » ou des « mobiles » permet aussi de déplacer à distance tout en se déplaçant, ce qui est un comportement nouveau. Dans ce contexte, il est peu dire que les mobilités cumulées (portables, usages des GPS) redéfinissent les pratiques de déplacements, voire les notions de repérage et de « temps » de transport15.

15Parfois au contraire, dans un contexte de renchérissement des déplacements mécaniques, la diffusion et la baisse généralisée du coût des télécommunications (téléphone, Internet…) créent des effets de substitution et limitent de façon ostensible le nombre des déplacements physiques (GPS pour trouver un raccourci, formalités administratives à distance par exemple)16. Des vidéoconférences restreignent le nombre des déplacements physiques. Des formalités administratives, certaines pratiques culturelles (télécarte de vœux), commerciales (achats en ligne) ou médicales (télédialyse…) s’opèrent de plus en plus à distance sans déplacement à la Poste ou sans contact physiques. Surtout, on constate que des classes paient de plus en plus le déplacement des autres (notamment pour effectuer des tâches subalternes) de façon à privilégier l’essentiel et mieux contrôler leur temps de vie. Dans une société où la maîtrise du temps est fondamentale, l’articulation entre déplacements subis et choisis devient essentielle. La maîtrise des vitesses mais aussi celle des lenteurs (valoriser ses temps de loisirs, être efficace quand on se repose, avoir le temps de regarder la vie qui passe, ne « rien » faire…) s’inscrit comme le déterminant dialectique d’une nouvelle classification sociale, en opposant de façon caricaturale l’individu libre de ses temporalités à celui qui cumule les contraintes. En suivant la théorie de Zipf sur la loi du moindre effort, elle conduit à la mise en place d’une nouvelle hiérarchie sociale selon que les mobilités soient maîtrisées ou non. Le mode de déplacement – et non de production – devient le fondement des inégalités sociales. Le temps l’emporte sur l’argent car la société n’a jamais été aussi pressée. Le nouveau capital est donc le temps. La lutte pour la mobilité/fixité devient l’enjeu primordial d’une nouvelle division sociale axée sur la plus ou moins grande maîtrise des temporalités. Dans une société qui fait l’apologie de la vitesse, elle conduit à la valorisation du cadre rapide et performant, en opposition par exemple au vieillard proche de la mort et qui ne peut plus bouger. Mais ce leurre d’une société qui se doit d’être rapide pour être moderne masque des comportements extrêmement différenciés qui font précisément les différences sociales.

Les classes mobiles et la société du « capital temps »

16De façon simplifiée, quatre classes mobiles peuvent être envisagées17. Elles courent à l’échelle planétaire d’une élite ayant une mobilité et une fixité choisies (des personnes efficaces quand elles se déplacent et efficaces quand elles se reposent) aux personnes pour qui le déplacement est un labeur et l’isolement ou la solitude la norme. Parmi ces dernières, des populations du Sud (par exemple dans l’Afrique orientale) apparaissent encore aujourd’hui très soumises aux milieux naturels pour avoir accès au bois de chauffe, à l’eau, à la nourriture, quand les premières peuvent exceptionnellement bénéficier d’un jet privé et fonder leur suprématie sur des logiques d’accès. Très souvent, l’élite est dans les grandes métropoles et l’élément discriminant de cette classe est qu’elle bénéficie d’une grande proximité entre le lieu de travail et d’emploi (Neuilly-sur-Seine près de la Défense, le VII^e arrondissement localisé près des ministères parisiens par exemple). La localisation centrale est fondamentale, essentielle, car elle permet d’être au milieu des masses et ce sont donc les autres qui font l’effort du déplacement pour venir vous voir, l’avantage comparatif et social étant d’autant plus important que la ville est grande et la localisation centrale. Au contraire, pour des raisons d’accès ou de coût, les plus défavorisés ne pratiquent pas les grands hubs métropolitains ou – dans certaines zones rurales par exemple – n’ont tout simplement plus accès aux commerces ou aux services de santé. La proportion de ces personnes souffrant d’ostracisme s’accroît au fur et à mesure que l’on se dirige vers les zones isolées. Par contre, les grandes métropoles sont les lieux exacerbés de la confrontation. Elles opposent une minorité de personnalités huppées maîtrisant parfaitement leur agenda (à Manhattan, de nombreux héliports permettent à une élite de rejoindre commodément les aéroports voisins pour leur travail ou de partir rapidement en congé) à des pauvres coincés dans leur problème et leurs embouteillages.

17Entre ces extrêmes, on trouve d’une part les classes à mobilité choisie et fixité subie (par exemple des migrants TGV qui font des navettes quotidiennes du Mans vers Paris et se déplacent peu le week-end, saturés qu’ils sont de leur navette quotidienne), d’autre part les classes à mobilité subie et fixité choisie (des personnes pour qui la mobilité internationale ou nationale n’est pas un enjeu et qui restent confinées dans un univers local et souvent répétitif18).

18Dans l’ensemble, la « confrontation mobile » est d’autant plus intense que la ville est puissante. En effet, ces territoires sont tour à tour, selon les localisations, zones de loisirs et lieux de ghettos, portes vers le monde et lieux de congestion, lieux de pouvoirs et espace de détresse, pôle privilégié des plus grandes richesses et refuge aléatoire de sans-abri attirés par les « lumières de la ville ». Dans la plupart des métropoles (notamment dans les grandes villes américaines ou celles du Sud), les quartiers les plus huppées jouxtent des îlots de non-droit que l’on laisse pourrir en attendant les plus-values immobilières issues de leur prochaine revalorisation. La grande ville capitaliste, présentée forcément comme moderne, rentable et désormais durable par les classes dominantes, renforce la dualité sociale et les privilèges des plus puissants. Elle présente sur des périmètres très proches à la fois des poches de pauvreté (ghettos), des îlots de « non-droit » où certains habitants bougent très peu, des hubs planétaires ou des petits aéroports fonctionnant essentiellement pour les riches (Orly), des quartiers très huppés… Du coup, la ville devient le lieu exacerbé d’une confrontation et d’une « lutte des classes » mobiles. La proximité des lieux de résidence et d’emplois et la maîtrise des déplacements devient un élément déterminant de la hiérarchisation sociale. La maîtrise de l’accès (aux déplacements, aux loisirs…) est la clé de la lecture urbaine contemporaine. Pour caricaturer, ceux qui sont au pouvoir se déplacent aisément (éventuellement précédés de motards) ou – de façon plus essentielle – font se déplacer les autres quand ceux qui vivent en périphérie sont contraints à des déplacements laborieux et de plus en plus onéreux. À Paris comme dans les autres métropoles françaises, Christophe Guily et Christophe Noye ont prouvé la mise en place d’un réel tamis social en fonction de l’éloignement du centre, avec notamment une exclusion renforcée des employés et des ouvriers en lointaine couronne19. Ces individus se retrouvent alors projetés dans des espaces dans lesquels les transports en commun sont bien moins fréquents, bien peu rentables, ce qui conduit par exemple 80 % des habitants de la troisième couronne parisienne à utiliser leur automobile. Au contraire, dans presque toutes les capitales du monde, un modèle urbain international se généralise (Londres, Tunis, Hanoï…) avec l’existence d’un Central Business District jouxté de quartiers riches et relié par un cordon rapide à l’aéroport international. Les mobilités des uns et des autres sont ainsi de plus en plus différenciées. Ponctuellement, les pauvres, certains corporatismes et les insatisfaits se regroupent et ce n’est pas un hasard si les actions s’opèrent de plus en plus pour bloquer la mobilité des autres (grèves, blocage des transports, étudiants se dirigeant fréquemment dans les gares TGV, séquestration de personnages importants…). Une lecture de la ville est qu’elle devient de plus en plus le lieu exacerbé d’une « lutte des classes mobiles ». Parfois, comme à Londres, des péages urbains limitent l’accès des plus pauvres au centre. La privatisation de l’espace (voie pour les taxis) hiérarchise la ville et la télésurveillance – outre les aspects sécuritaires – vise à contrôler la mobilité indésirable ou les « descentes » dans les quartiers riches (descente des jeunes de Mantes et de Chanteloup-les-Vignes sur le parvis de la Défense le 27 septembre 2001).

19Le seul recours est donc de limiter la mobilité des autres voire de l’interdire. Dans de nombreuses villes, par exemple à Buenos Aires, des autoroutes privées destinées aux riches unissent désormais le Central Business District aux résidences privées ou gated communities surtout présentent dans les quartiers nord20. Ces cordons ombilicaux permettent aux privilégiés de se protéger de la mobilité des plus pauvres et de vivre en circuit clos. Les classes huppées s’arrogent le droit de naviguer entre les pointes d’un triangle quasi privatif unissant le centre d’affaire, l’aéroport et leurs résidences privées. Ces dernières, souvent surveillées par des gardes, se situent dans un quartier avec des commerces privées et interdits aux pauvres, des écoles privées destinées à la reproduction sociale d’une élite (éducation en américain et formation des jeunes à la civilisation capitalistique). Entre ces îlots réservés exclusivement aux nantis, les autoroutes sur pilotis peuvent permettre de surplomber au quotidien mais sans mélange des bidonvilles comme la villa 31/Retiro qui regroupait dans les années 1970 environ 60 000 habitants sur 15 hectares et était une poche de pauvreté à deux pas du CBD. La dictature militaire (1976-1983) va faire subir le déplacement aux populations en leur imposant l’expulsion. « Les gens étaient emmenés de force dans des véhicules militaires hors des limites de la capitale et abandonnés à leur sort dans la périphérie de Buenos Aires. Les citoyens étrangers étaient déplacés vers des régions limitrophes21. » Plus récemment (années 1990), le plan Puerto Madero planifie l’exclusion. Elle encourage dans ce quartier les opérations de spéculation immobilière pour la location privée, avec des logements de standing, des bureaux pour les entreprises transnationales, des marinas privées près du port, des hôtels cinq étoiles et des restaurations de luxe, ce qui entraîne peu à peu l’expulsion des résidents modestes de la villa 31.

20Cet exemple prouve comment la grande métropole devient le lieu exacerbé des tensions et des inégalités sociales, alors que dans les petites cités les déplacements sont plus homogènes et de proximité. Avec le renchérissement énergétique, la marginalisation des plus pauvres en lointaine couronne s’accroît et le déplacement subit devient un élément majeur de l’exclusion.

21Dans une société de vitesse, le modèle de la grande ville est le seul capable d’asseoir des différences de mobilité suffisantes pour maintenir les privilèges des plus puissants. Du coup, la grande métropole est évidemment présentée comme l’avenir économique par les classes dominantes (projet du Grand Londres, du Grand Paris, etc.). Le cynisme idéologique de la métropolisation dite « raisonnée » conduit à envisager un développement compact qui « favoriserait la mixité sociale » lorsqu’on sait qu’il n’existe pas un seul exemple planétaire d’une « concentration » métropolitaine ayant freiné le déferlement périphérique, tout simplement car un emploi décisionnel semble entraîner dans son sillage quatre emplois induits et que l’on ne peut pas associer l’élitisme foncier à la démocratie d’accès. En réalité, ce mythe de la ville compacte nous paraît une idéologie surtout appuyée par les élites du centre pour renforcer les plus-values immobilières des possédants et accroître de façon comparative leur maîtrise mobile sur les plus pauvres (la moitié des personnes payant l’impôt sur la grande fortune est aujourd’hui localisée dans le centre-ville de Paris). En France, le lobby de la pierre renforce sa puissance au détriment de l’équité sociale. Parallèlement, la magnifique devise républicaine est de plus en plus vantée par une caste dont l’objet ultime est de la pervertir pour mieux asseoir ses intérêts22.

22Toutefois, le système en est peut-être à son apogée avant la phase d’effondrement. D’une part, la diffusion des vitesses numériques est un réel tournant qui pour la première fois dans l’histoire de l’humanité permet la construction de réels pouvoirs ascendants. Certes, il est vrai que l’information diffusée sur « la toile » est en partie contrôlée, avec cette course permanente et assez fascinante dans l’histoire de l’humanité entre la vitesse qui libère et la vitesse qui contrôle. Toutefois, en opposition aux modes classiques extrêmement descendants (le règne de l’ORTF, les chaînes de télévision…) chaque citoyen peut désormais avoir accès à une information plus variée et surtout l’alimenter. Associer au renforcement des pratiques, ce tournant va induire l’essor d’un esprit plus critique, même si ce dernier sera plus issue de « brèves » que d’analyses profondes. On constate en effet une propension des citoyens à piocher de plus en plus des bouts d’information sur une constellation de sites (les liens jouent en ce sens un rôle essentiel) et à les associer de façon singulière. L’opinion publique est plus libre, l’information circule. Elle permet de contrer les équations normatives et bien peu étayées scientifiquement d’un « modèle urbain inéluctable » présentées par les classes au pouvoir pour mieux conforter leurs intérêts.

23D’autre part, le renchérissement du coût des déplacements mécaniques (avion et surtout automobile) pénalise surtout les plus pauvres en lointaine couronne. La période d’une énergie accessible et « bon marché » qui a permis l’étalement urbain est peut-être en train de se clore et les différences de salaire suscitées entre centre et périphérie sont si fortes que certains périurbains abandonnent leur emploi et ne se déplacent plus en raison du renchérissement énergétique. D’autres changent d’activités et – par exemple dans le Nord - Pas-de-Calais – louent un lopin pour avoir au moins de quoi manger plutôt que de gagner un salaire minimum leur permettant à peine de vivre et ne couvrant plus leur frais de déplacements (souvent un tiers du budget des ménages). Si, comme certains spécialistes le pensent, on assiste d’ici à une dizaine d’années à un quadruplement du coût de l’énergie, cette exclusion par la mobilité peut être freinée. On passerait d’une mobilité subie à une mobilité impossible (ou en tout cas bien moins fréquente), ce qui bouleverserait l’agencement d’ensemble de cette société où ce sont de plus en plus les pauvres qui sont astreints aux migrations pendulaires.

24On risquerait alors d’entrer dans une phase de mondialisation paradoxale. D’un côté, le renchérissement du coût des déplacements mécaniques créerait des processus de relocalisation et illustrerait l’impasse du fait métropolitain. De l’autre, en liaison avec une maîtrise accrue de l’énergie électrique, la diminution du coût (voire à terme la gratuité) des vitesses et usages numériques conduira à une démocratisation et une circulation renforcée de l’information planétaire. Même s’il faut bien sûr être extrêmement prudent, notre hypothèse est alors qu’on assisterait à une phase de reterritorialisation d’Internet (essor des portails de pays notamment) avec des usagers qui utiliseraient de plus en plus les ressources numériques pour mieux organiser leur périmètre plus restreint de vie quotidienne (vente directe, économie de proximité, système d’entraide renforcé, etc.). Comme les plus riches ont besoin des pauvres pour leurs activités23, il y a de grandes chances qu’une nouvelle forme de mixité sociale et spatiale soit impérative. Le renchérissement énergétique peut à terme accroître un mode de fonctionnement plus « glocal » et limiter certains processus d’exclusion.

25En conclusion, le mythe d’une société performante car rapide a selon nous été exalté pour mieux asseoir les privilèges d’une classe qui contrôle ses mobilités. En somme, même si la vitesse est parfois un élément de performance et de compétitivité, l’apologie du temps court et « gagné » est surtout un concept diffusé par l’idéologie capitaliste pour mieux pressuré les classes pauvres et créer une masse d’individus bégayant leur présent, de consommateurs soumis aux caprices successifs des modes, de citoyens embrigadés dans l’apologie du temps court mais victimes de déplacements quotidiens forts longs et qui ont du coup difficilement le temps de porter collectivement une utopie. Avec l’essor assez général de l’individualisme, cette idéologie trouve son aboutissement dans la grande métropole, globalement présentée comme « performante », mais qui exacerbe les contrastes sociaux. Partout dans le monde, elle crée en effet des inégalités renforcées dans la maîtrise des mobilités. Avec le renchérissement du foncier, elle permet à une minorité d’acteurs (localisés dans le centre et bénéficiant de contacts stratégiques nombreux et rapides) se renforcer leur profit et d’exploiter temporellement les masses projetées dans des périphéries peu denses et disposant d’une très faible autonomie de fonctionnement. En somme, l’idéologie dominante de la course sert à légitimer les plus incroyables galères, avec à Paris par exemple 10 % des personnes réalisant plus de deux heures de transport par jour pour aller travailler24. Du coup, contrairement à une idée reçue, le « modèle » métropolitain (notamment dans les pays les plus centralistes) n’est pas uniquement la résultante d’une société rapide multipliant les « effets tunnels » et permettant à la ville de s’étendre (modèle du Grand Londres, du Grand Paris…). Il apparaît bien plus comme la forme ultime permettant à une minorité habitant le centre d’asseoir ses privilèges et, en exploitant le temps des autres, de renforcer sa suprématie.