1L’histoire de la communication présente les mêmes biais que celle des transports. Elle est fragmentée par modes (télécommunications, communications postales, médias, traitement de l’information, publicité et relations publiques) et dominée par une approche en termes d’offre ou de production. À tel point qu’on peut s’interroger sur son existence même. Cet article entend démontrer que son croisement avec l’histoire des transports peut lui donner corps et la faire participer à l’histoire de la mobilité.

2Le croisement entre transport et communication sous l’angle de la mobilité est une pratique usuelle chez les modernistes. Partis de la route pour faire l’histoire du mouvement ou des discours sur le mouvement pour redescendre sur la route, Georges Livet et Daniel Roche ont mêlé dans leur somme respective transport des hommes ou des objets et transport de l’information1. Il faut dire qu’à l’époque moderne l’information est fondamentalement liée au messager qui la porte. La Poste s’appelle « les Postes » – aux chevaux et aux lettres, les deux associées à travers un objet comme la « malle-poste ». Et il ne fait pas de doute que « l’espace épistolaire est celui des mobilités2 ». Ce croisement est aussi courant, à l’autre extrémité de la période, chez les sociologues de la mobilité, pour qui c’est autour du couple transport-communication que se joue la dynamique fondamentale de nos sociétés3. Géographes, techniciens des transports et autres « médiologues » ont aussi entamé le rapprochement4.

3Entre ces deux bornes, la relation n’a pas ou presque donné lieu à interprétation5. Le télégraphe optique, en découplant à grande échelle transport de l’information et messager, a ouvert au moment de la Révolution la période contemporaine de l’histoire de la mobilité. Les historiens se sont dès lors spécialisés dans l’histoire des différents modes de transport ou, plus récemment du reste, dans l’histoire des différents modes de communication, en délaissant dans les deux cas assez largement la question des usages et de leur signification sociale. C’est du côté de la sociohistoire de la communication ou des sciences de l’information et de la communication qu’il faut se tourner pour trouver des analyses en la matière6.

4Beaucoup reste donc à faire pour les historiens du contemporain. C’est un vrai programme qui semble se dessiner si l’on décide maintenant de croiser les deux champs, l’histoire de la coproduction de la mobilité par les réseaux de transports et de communication se déclinant selon un triptyque : navigation, itinérance, enracinement.

Navigation

5« Les routes qui ne promettent pas le pays de leur destination sont les routes aimées » : qu’aurait dit René Char du GPS7 ?

6Tout un pan de l’histoire des usages des technologies de communication est lié à la mise en œuvre des réseaux de transport. Classiquement illustré par le couple chemin de fer-télégraphe8, le lien est de nature fonctionnel. Pour fonctionner, les réseaux de transport s’appuient en effet sur des dispositifs de communication et, de plus en plus, de traitement de l’information. La preuve la plus récente et la plus éclatante en est, dans un contexte de déréglementation, la capacité des entreprises de transport à devenir des opérateurs de télécommunications9.

7Cette solidarité technique caractérise l’histoire contemporaine de la navigation au sens large, qu’elle soit maritime, ferroviaire, routière ou aérienne, de sorte que l’essor de la mobilité depuis deux siècles peut difficilement être envisagée sans celui des communications, et réciproquement. Placés ici plutôt du côté de la production, on contribuera néanmoins à rénover l’approche en décloisonnant les modes. Avec en arrière-plan les enjeux fondamentaux de la sécurité et de l’intensité d’exploitation, la navigation fait en effet jouer les couples dialectiques efficacité-fragilité et contrôle-autonomie, au cœur des dynamiques de construction et de gestion des dispositifs de mobilité industrialisée. La question de la normalisation internationale est attenante, ainsi que celle des courants d’expertise qui accompagnent ce processus, inhérent à des objets en situation de franchir les frontières politiques. Plus largement enfin, la place des pilotes, celle des infrastructures invisibles qui relient les mobiles et des hommes qui les gèrent, interroge la conception et la perception sociale ou culturelle du transport, c’est-à-dire du déplacement à travers l’espace et le temps.

8Deux axes, l’un chronologique, l’autre thématique peuvent permettre d’élaborer une grille de lecture historique de la navigation. Le premier suit le passage, et éventuellement les boucles, de systèmes militaires et professionnels vers des systèmes civils et grand public. Depuis le début des années 1990 et l’ouverture du système américain de positionnement mondial par satellites (GPS) aux usages civils, tout le monde est concerné par la navigation. Les enjeux stratégiques et d’une certaine manière philosophiques, si ce n’est poétiques, n’en apparaissent qu’avec plus de clarté – la carte papier, elle, ne disait pas « tournez à gauche à 50 mètres ».

9Le second axe décline l’histoire de la navigation en une histoire de la signalisation, une histoire de l’assistance ou encore une histoire de l’automatisation. Les systèmes de transports s’appuient sur une infrastructure de signes, typiquement située dans cet espace de croisement avec le champ communicationnel. Pour ne prendre que l’exemple des phares, nous connaissons désormais leur genèse dans le monde maritime10, mais il reste autant à faire sur le balisage lumineux dédié à l’aérien. Le choix des couleurs, l’élaboration des codes, plus tard l’usage du spectre radioélectrique n’ont-ils pas donné lieu à des transferts et à des négociations d’un mode à l’autre ? La conférence organisée au musée de la Marine en juin 2007 pour le cinquantenaire de l’Association internationale de signalisation maritime (AISM), « Des lentilles de Fresnel à l’e-navigation : quel avenir pour la signalisation maritime ? », posait bien la question des ruptures et des continuités liées au changement technique. Son objet même pointait en outre l’existence et l’importance de nombreuses institutions internationales, dont l’histoire reste méconnue alors qu’elles font, après tout, autant partie des lieux névralgiques d’élaboration du monde contemporain que les organisations de protection des droits de l’homme ou de l’environnement11. L’histoire de la signalisation sur la mer, sur la route, sur les rails12 ou dans les airs est donc prometteuse, qu’il s’agisse d’approcher les enjeux de police et de sécurité propres à ces espaces de circulation, de lire les logiques transnationales de constitution des répertoires de signes13 ou de contribuer à une histoire visuelle de la mobilité.

10Certaines de ces problématiques se retrouvent autour du champ de l’assistance à la navigation, qui englobe la signalisation sans s’y résumer. Il s’agit là de considérer l’ensemble des informations mises à la disposition de ceux qui conduisent des mobiles pour exécuter leur mission. Les renseignements météorologiques transmis à distance ne relèvent par exemple pas de la signalisation à proprement parler, mais pleinement de l’assistance, de même que les systèmes satellitaires de géolocalisation. Dans ce domaine, la radio marque un tournant radical. C’est par ce biais que le pilote en mouvement reste connecté aux infrastructures d’assistance et aux autres mobiles.

11À la fin du XIX^e siècle, là encore, le monde maritime semble avoir ouvert la voie. L’équipement des navires attise les convoitises de nouvelles entreprises, parmi lesquelles la Marconi s’impose au point de provoquer la réunion de conférences internationales pour casser le monopole mondial qu’elle tentait explicitement d’instaurer. Ces aspects politiques sont désormais connus, mais les rythmes d’équipement des compagnies, la formation des opérateurs (mise en place de brevets d’État), l’impact sur les modalités de navigation le sont bien moins. Lors de la conférence internationale radiotélégraphique de Londres, quelques mois à peine après le naufrage du Titanic (avril 1912), la presse s’était focalisée sur la question de la sécurité en mer et la prévention des catastrophes maritimes, qui n’était qu’un des enjeux traités dans ce forum. Le Figaro notait ainsi que « la priorité de transmission sera donnée à toutes les communications relatives à la prévision du temps14 ». Deux ans plus tard, à Londres toujours, une conférence internationale sur la sauvegarde de la vie en mer rendait obligatoire l’installation d’un poste radio à bord des navires marchands embarquant plus de cinquante personnes. La mise en œuvre et la réception des messages de détresse ainsi que celles des messages dits de sécurité étaient fixées15. Il est certain que l’accès de la navigation de plaisance aux outils de communication à distance a participé plus tard à la construction de nouvelles pratiques.

12À côté de ces enjeux de sécurité, l’assistance à la navigation présente aussi une dimension commerciale. L’installation de la radio à bord, dans la foulée du télégraphe16, a ainsi permis d’intensifier l’exploitation des navires17. La gestion de flottes de véhicules à distance (taxis, bus) visait ce même objectif, étendu maintenant aux objets comme les containers, rendus communicants. Dans les trains, les systèmes embarqués (radio sol trains) sont apparus plus tard, et après les téléphones de pleine voie, pour relier conducteurs, mécaniciens et centres de régulation18. Le monde aérien en a fait un usage plus précoce. Un dirigeable est équipé en France en 1910 et Farman obtient l’autorisation en mars 1911 d’installer un poste à l’aéroport du Buc et l’autre dans un aéroplane, à titre expérimental19. Pendant et après la guerre, la navigation aérienne s’appuie de plus en plus sur des informations transmises par radio. Dans le cadre de la Commission internationale de navigation aérienne, il est décidé d’imposer aux aéronefs de plus de cinq sièges de s’équiper en radiotéléphonie, et à ceux de plus de dix sièges d’un opérateur radiotélégraphiste20. Une illustration, par la négative, du rôle de ces liaisons est donnée par les difficultés que la Compagnie franco-roumaine connut lorsque, en pleine crise de la Ruhr, les autorités allemandes cherchèrent à décourager le survol du pays par ses avions, en route vers la Tchécoslovaquie et la Pologne, en supprimant toute émission radio à destination de leurs pilotes21. De la Forêt-Noire aux monts de Bohême, le trajet devenait périlleux. Les tensions durèrent trois ans (1923-1926) et fragilisèrent sévèrement la compagnie. Tandis que les systèmes de radiogoniométrie, mis au point avant la Première Guerre mondiale pour la marine militaire, se modernisaient et se généralisaient, l’Aéropostale disposait de son côté en 1930 d’un réseau de vingt-sept stations à ondes courtes au sol, en direction de l’Amérique latine22. Les progrès vinrent ensuite des possibilités de vol et d’atterrissage sans visibilité. L’association du radar et du balisage, mise en place pendant la Seconde Guerre mondiale, offrait des possibilités de localisation plus performantes, en l’air comme sur mer, notamment à grande portée (système LORAN)23. Au sol, des réseaux spécifiques de téléphones et de téléimprimeurs se mettent en place pour relier les stations, au sein de chacune desquelles un bureau central des télécommunications occupe une place décisive. L’organisme Eurocontrol, chargé depuis 1963 en Europe de coordonner ces dispositifs, attend son historien. Les institutions mais aussi les hommes du contrôle de la navigation restent dans l’ombre. Celle-ci génère une certaine frustration chez les personnels, au sol (contrôleur aérien) comme à bord (officier navigateur, officier radio). « Officiers radiotélégraphistes de France, officiers radiotélégraphistes de tous les pays, vous avez mérité la gloire et vous avez l’oubli. Que vous importe ? Il vous suffit d’être des hommes, des marins », consolait, amère, la préface d’un livre consacré à la profession24.

13Dans toutes ces affaires, l’introduction de la puissance de calcul informatique ouvre le volet de l’automatisation, de la simulation et de la modélisation25. Emblématique, le système CAUTRA (Coordinateur automatique du trafic aérien) mis en service au début des années 1960, a été « biographié26 » ; les enquêtes socio-ethnologiques ont aussi interrogé les enjeux du contrôle et du pilote automatiques27. Des études équivalentes peuvent être faites pour d’autres systèmes automatisés, qu’il s’agisse de la régulation du trafic automobile dans les grandes aires métropolitaines28, de la régulation du trafic ferroviaire ou de la gestion des flottes postales29. Les travaux en cours de Benjamin Thierry suggèrent que l’ergonomie de l’informatique a pris naissance autour de ces enjeux et qu’elle les a abordés de manière transversale30. Les archives des centres de recherche en informatique se révèlent être aussi de belles sources pour suivre l’histoire (technique, économique, culturelle) des projets et des réalisations sur les « transports intelligents », dans lesquels l’« intelligence » passe tour à tour du chauffeur à la chaussée31. L’automatique dans son ensemble mobilise d’un côté l’utopie d’une ville ou d’un réseau parfaitement mis en ordre et de l’autre les peurs d’un contrôle privatif de liberté.

14Au final, c’est donc un véritable filet communicationnel sous-tendant la navigation qu’il conviendrait de sortir de l’ombre et de mettre en perspective historique.

Itinérance

15Les Actes de la recherche en sciences sociales ouvraient leur livraison sur les « Constructions européennes » par un hommage à Jean-Pierre Vernant, en citant ce dernier : « Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière, c’est quitter l’espace intime et familier où l’on est à sa place pour pénétrer dans un horizon différent, un espace étranger, inconnu, où l’on risque, confronté à ce qui est autre, de se découvrir sans lieu propre, sans identité32. » Après avoir marqué le lien fonctionnel établi entre communication et mobilité, venons-en au lien anthropologique. Celui qui se déplace joue son identité, et les moyens de communication peuvent être compris comme des préservateurs ou réassureurs d’identité en limitant la coupure avec le point de départ. Le terme d’« itinérance » ne serait-il pas le bon pour dénommer ce phénomène ?

16Construit sur l’adjectif itinérant, depuis longtemps passé de l’anglais au français pour qualifier celui qui se déplace, ce terme est apparu dans la dernière décennie du XX^e siècle. Dans un registre technique, il traduit l’anglais « roaming », qui désigne la faculté offerte par la téléphonie mobile cellulaire d’appeler et d’être appelé quelle que soit la localisation de l’utilisateur sur un espace donné. Il est particulièrement utilisé à l’échelle internationale pour évoquer l’absence de rupture du service au passage des frontières, ce qui suppose normes communes, interconnexions et accords d’exploitation entre opérateurs – toutes choses en vigueur autour du standard paneuropéen GSM. L’« itinérance » au sens moderne exprime donc la capacité pour un mobile (la machine, et, par extension, l’homme qui s’en sert) à rester en lien avec son réseau (technique, et, par extension, social) d’origine.

17On pourrait rétrospectivement attribuer cette finalité à divers dispositifs et ainsi reconstruire une histoire de l’itinérance. Plusieurs voies d’entrée se présentent : histoire des services postaux spécifiquement dédiés aux personnes en situation de mobilité, construits par et pour elles ; histoire des pratiques d’itinérance liées aux mobilités touristiques ; histoire des lieux de transit et de transport sous l’angle de la communication.

18Pour ce qui est des services postaux, la liste est longue : poste restante, « livret d’identité postale », cartes postales, disque postal enregistré, etc. Revenons sur les trois premiers. Le service des lettres à « poste restante », expression française passée dans l’usage courant dans les pays anglophones, spécialement dans le cas des envois internationaux aux États-Unis, peut être utilisé par un expéditeur cherchant à contacter un destinataire mobile33. Le courrier n’est pas distribué par le facteur, mais retiré sur réclamation par le destinataire au bureau. Les origines de ce service, les modalités de son transfert (y compris lexical) dans les différents pays, l’intensité de son usage restent méconnus. Au XIX^e siècle, les guides touristiques font souvent un point particulier à son sujet. Le rédacteur d’un guide britannique sur la Côte d’Azur signale la diversité des situations, se souvenant cuisamment qu’à Paris on lui avait refusé de retirer du courrier pour sa femme sans son autorisation écrite34.

19Le livret d’identité postale35 est le complément de la poste restante. Il permet à celui qui bouge d’avoir accès aisément à un certain nombre de services offerts par les bureaux de poste de tous les pays le reconnaissant. Par la mention claire et authentifiée de l’identité de son possesseur et par la présence de coupons quittance à découper, le livret facilitait les transactions postales à l’étranger. Ses origines semblent se trouver dans la jeune Italie des années 1870. Son internationalisation intervint ensuite rapidement dans le cadre de l’Union postale universelle. Sur la proposition de l’Italie, le livret entra en vigueur à la suite du congrès postal de Lisbonne en 1885. Sa genèse et sa diffusion renvoient fortement au contexte de la mondialisation et de la massification des migrations internationales, dans un monde quasiment sans passeport.

20La carte postale se développe aussi au tournant du XIX^e et du XX^e siècle36. La massification des mobilités touristiques génère ainsi de nouvelles pratiques « itinérantes ». Sur un registre proche, les professionnels du voyage, aventuriers et journalistes, se sont dotés d’autres outils d’itinérance, au gré d’un long compagnonnage entre voyage ou aventure et médias37. À la frontière du tourisme et du reportage, la capacité à « rester connecté » est même devenue à la fin du XX^e siècle, la condition d’existence (économique) et presque la raison d’être (éthique) d’une nouvelle génération de globetrotters, les « blogs-trotteurs ». Trois expériences peuvent être rapprochées. Jane Birmant et Nicolas Hossard ont parcouru le monde pendant deux ans en voiture « sans se couper de leur univers grâce à Internet et aux nouvelles technologies. […] Leur aventure n’est pas d’abord un voyage à la découverte d’eux-mêmes, comme c’est souvent le cas de ce genre de voyage. Mais une recherche des autres. Aussi, leur blog n’est-il pas un journal au sens strict du terme38 ». Ils s’en servent pour garder le lien avec leurs proches, mais utilisent aussi Internet pour rédiger des articles pour la presse ou des ONG.

« Et leur outil le plus précieux ? Sûrement les 3 clés USB qui ne les quittent jamais, et qui leur permettent de transférer leurs données dès que leur route croise un cybercafé ou un point de connexion à Internet. […] Ils ne sont pas coupés d’Internet plus de 3 jours de suite dans ce long périple. Certes, il faut se contenter souvent de bas débit, surfer sur des ordinateurs d’un autre âge… Mais ça marche, et les gens s’en servent39 ! »

21Dans le même ordre d’idée, Benoît Bringer et Alexandre Franceschi, présentés comme de « nouveaux explorateurs du numérique » dans leur dossier de presse, sont partis « à la rencontre de la jeunesse du monde40 » pour dix mois, en voulant créer « un nouveau journalisme itinérant multimédia au service des internautes, invités à participer en réagissant et soumettant leurs questions41 ». Alban Fischer et Tristan Mendès France ont eux fondé le site blogtrotters. fr sur le concept suivant : « Cinq à dix jours quelque part sur la planète, des vidéos mises en ligne quotidiennement, des séquences live et la participation des internautes », autour de thèmes d’actualité42.

22Il est clair que les lieux d’embarquement/débarquement, plaques tournantes de la mobilité, sont en matière d’itinérance comme en d’autres des points d’observation privilégiés. Des stations télégraphiques ouvertes au public aux bornes wifi, en passant par les cabines téléphoniques, ce sont en effet des lieux d’innovation et de forte concentration en moyens de communication à distance, au service des personnes en transit43. Les premiers réseaux GSM furent symptomatiquement mis en place autour des aéroports. Cette généalogie nous fait dire que le besoin originel était peut-être moins de communiquer en bougeant que de communiquer parce que l’on bougeait…

23Historiquement, le défi technique et la demande sociale ont ensuite porté sur l’extension du dispositif jusqu’à l’intérieur du moyen de transport, ce que ne permirent que les ondes radio. Les solutions sans fil ont parfois été mises au service des voyageurs avant même de servir les conducteurs : c’est ainsi que le train de première classe Trans-Europ-Express de Paris à Bruxelles a proposé à ses passagers un service de téléphonie dès 195944. Cette ligne du Nord paraît d’ailleurs toujours prête à innover puisqu’elle est désormais en mesure de fournir « le haut débit sans frontière » grâce au « wifi à bord ». Dans la publicité pour ce nouveau service diffusée au printemps 2008, la relation est inversée : ce n’est plus la communication qui entre dans le train, mais le train qui entre dans la communication, qui devient un moyen de se déplacer physiquement à travers un monde numérique virtuel45. Les rails font en effet leur chemin sur un sol pavé de touches (la terre est un clavier), les manettes volent à la place des oiseaux dans le ciel, d’un air bovin les œilletons de webcam regardent passer les trains, les câbles USB et les prises jack s’alignent en allée ou se tordent en forêt, les casques audio en série dessinent des tunnels. Une fois répandue en surface, une véritable attente s’est exprimée pour que la téléphonie mobile puisse être utilisée ensuite sous terre (dans le métro) ou en l’air (dans les avions). Avant d’être équipée de GSM, les chauffeurs sur la route ont pu disposer de CB46 et de radiotéléphones après la Seconde Guerre mondiale47.

24Ceci nous rappelle que la mobilité c’est certes de l’espace parcouru, de la distance, mais aussi du temps qui passe. Temps de contemplation parfois, et temps d’ennui. Quand le trajet se banalise, quand la contemplation du paysage n’y suffit plus, il faut occuper, tuer le temps du voyage par d’autres moyens. Librairies et romans de gare sont bien connus. Mais a-t-on fait le tour des divers systèmes audiovisuels portatifs proposés aux passagers des trains, des casques radiophoniques loués pour 5 francs sur le Paris-Rouen au début des années 1930 aux lecteurs de DVD ? Connaît-on aussi bien les journaux imprimés à bord des paquebots grâce aux radiocommunications ? Que sont ces avions qui à force d’écrans sont transformés en cabines… de projection ? Que dit de la mobilité l’équipement des voitures en autoradios, la création de stations dédiées aux utilisateurs des autoroutes, ou encore la distribution privilégiée des journaux gratuits au contact des réseaux de transport collectif – au point que l’un d’eux prenne le nom de Metro ? Dans nos sociétés marchandes, la mobilité de masse, divertie, est un lieu de consommation spécifique.

25L’itinérance, telle que nous la définissons, ne va pas sans poser de problèmes, qu’il s’agisse de civilité dans les transports collectifs (d’où progressivement l’énoncé de règles de bonne conduite), de sécurité sur la route (le code de la route a dû intégrer l’irruption du téléphone mobile) ou encore de sécurité nationale (quel statut accorder aux postes radio des navires lorsqu’ils entrent dans les eaux territoriales, et à ceux des automobiles lorsqu’ils passent la frontière48 ?).

Enracinement

26Après le 11 septembre 2001, à la reprise des cotations boursières, les titres des compagnies aériennes s’effondrent ; seules quelques valeurs sont à la hausse, celles des entreprises des secteurs de la défense et des télécommunications, notamment les sociétés spécialisées dans la fourniture de services de téléconférence49. La logique spéculative reprend le cours d’une pensée des télécommunications comme substitut au déplacement. On joue la communication contre le transport. L’immobilité contre la mobilité. Ce que l’on a vu au chapitre « itinérance » reste pourtant vrai : ceux qui sont les plus mobiles sont aussi les plus consommateurs de communications à distance.

27Ceci montre que si les communications sont, à des titres divers, des auxiliaires de la mobilité, elles en dessinent aussi les bornes extrêmes, étant par nature mises en œuvre contre la distance : solutions d’immobilité elles sont en effet pensées d’un côté comme une alternative à, et de l’autre comme une généralisation de, la mobilité. Plus exactement, elles travaillent le paradoxe de l’« enracinement50 » des sociétés mobiles, dans trois directions qui révèlent tout un imaginaire de la mobilité, fait de peurs et de fantasmes : le « paradigme de la substitution51 », la mobilité par procuration, l’emprisonnement.

28Les grandes craintes contemporaines soulevées par la mobilité ont investi les (télé)communications d’une mission salvatrice, substituer la mobilité des informations et des objets à celle des hommes. Accéder, faire à distance : deux axes se démarquent et se recoupent52.

29À l’époque contemporaine, le premier axe est lié à l’exode rural, avec les craintes de désordres urbains ou les préoccupations d’aménagement du territoire que l’on y associe. Accéder aux marchés et aux divertissements de la ville sans s’y perdre : ce discours se retrouve en bien des circonstances, tandis que le chemin de fer est tantôt accusé de vider les campagnes tantôt présenté comme une ligne de vie. Pour imposer le téléphone dans la panoplie des outils indispensables au fermier moderne, la compagnie ATT insiste au début du XX^e siècle sur le fait que l’appareil démotiverait les départs, en rompant l’isolement des familles, et des femmes en particulier, si terriblement dépeint par les romancières du moment53. En France, l’extension du service du colis postal aux campagnes, la poste automobile rurale ont pu être présentés comme l’assurance du maintien de la vie dans les territoires enclavés. Ces considérations concernent aussi les médias. En 1930, un auditeur périgordin regrette de ne pas recevoir correctement sur son poste les stations de radiodiffusion des PTT : « On se plaint de la désertion des campagnes. La TSF permet aux campagnards de jouir un peu des plaisirs des citadins, mais encore faut-il qu’ils puissent entendre ce qui peut les intéresser », proteste-t-il54.

30Faire à distance. La seconde mission révèle de nouvelles angoisses générées par la mobilité de masse à partir des années 1970. Les économistes et les écologistes pour qui l’(auto) mobilité individuelle débridée gaspillent temps et pétrole dans des cités embouteillées par les migrations pendulaires font des technologies de communication l’infrastructure clé car elles permettent le travail à distance. Économiser du temps et optimiser l’exploitation des compétences : le raisonnement se retrouve avec la télémédecine. Les idées et les pratiques de télétravail, de télémédecine ou de téléachat disent certainement, chacun à leur manière, quelque chose de la quête d’enracinement. L’univers d’attente qui porte les télé-ou vidéoconférences a bien sûr un lien fort avec le télétravail en général. Mais il renvoie surtout désormais à la crainte d’un terrorisme qui frappe au cœur les sociétés mobiles, en faisant des moyens de transport des instruments de mort.

31À l’opposé, une autre conception enjoint aux réseaux de communication de faire vivre la mobilité par procuration. L’accès à la planète comme horizon du bonheur, à l’âge du tourisme de masse, donne comme programme aux médias d’être « une fenêtre sur le monde » pour celui qui, faute d’argent ou de temps, reste assis dans son fauteuil. On pourrait pousser le raisonnement jusqu’à inclure les démarches qui ont voulu informer, donner forme à un espace dans la conscience du public par les médias : les concerts européens radiodiffusés, le concours Eurovision ne visaient-ils pas par exemple à faire de l’Europe un espace approprié, un chez soi55 ?

32Il y a enfin ces réseaux dont on craint que, devenus « intelligents », ils emprisonnent. L’intégration d’informations personnelles dans le titre individuel de transport et leur communication à chaque point d’entrée et de sortie du réseau de la RATP suscite quelques inquiétudes en région parisienne : de la « Carte orange » à « Navigo », un outil de liberté a été remplacé par un outil ouvrant la porte au contrôle. Mais ces craintes d’un enracinement que l’on pourrait dire subi, sont quasi inaudibles. De même le débat sur la vidéosurveillance reste-t-il relativement feutré et ne prend-il pas la forme d’une résistance ouverte à l’intrusion de ces technologies dans l’espace social.

33Navigation, itinérance, enracinement sont trois plans transversaux d’exploration de la mobilité à l’époque contemporaine, à la frontière de l’histoire des transports et de l’histoire de la communication. Ils permettent d’aborder la conception, la mise en œuvre, les pratiques, l’imaginaire et les angoisses de la mobilité prise comme un déplacement socialement construit à la fois dans l’espace et la durée.