Préface
p. 9-11
Texte intégral
1L’histoire du carlisme, soutient Emmanuel Tronco dans l’introduction de ce livre que j’ai l’honneur de préfacer, a entraîné des conséquences importantes sur le destin de la France. Il a tout à fait raison. L’histoire du carlisme n’est pas une histoire exclusivement espagnole ; elle est aussi une histoire française, et européenne par extension. L’écrivain Pierre Benoit l’avait très bien compris lors de la rédaction de son roman Pour Don Carlos, publié en 1920, presque un demi-siècle après la Deuxième Guerre Carliste en Espagne1. Une fois nommé sous-préfet de Villéleon, en Basses-Pyrénées, au début du livre, les aventures d’Olivier de Préneste se développent par la suite entre le Sud de la France et le Nord de l’Espagne en guerre. Frontière étatique, les Pyrénées n’étaient pas une barrière pour un conflit qui intéressait et mobilisait aussi les Français. Le roman eut en France un certain succès, étant rapidement adapté au cinéma, avec Musidora dans le principal rôle féminin. Par contre, le livre ne plut pas beaucoup aux carlistes espagnols car il offrait une image négative du prétendant Don Carlos2.
2Le carlisme est un mouvement politique et social à caractère anti-libéral et anti-révolutionnaire né en Espagne à la fin de l’Ancien Régime. Il s’agit indéniablement d’un des principaux « protagonistes » de l’histoire contemporaine espagnole, notamment au XIXe siècle. Pendant les six décennies centrales du siècle, le carlisme réussit à mobiliser des milliers d’hommes et femmes et à impliquer autant de familles, en provoquant, dans son affrontement permanent avec le libéralisme, deux authentiques guerres civiles – appelées Première Guerre Carliste (1833-1840) et Deuxième Guerre Carliste (1872-1876) – et un nombre non négligeable de conflits belliqueux de moindre importance, des pronunciamientos et autres émeutes. Il fit ensuite partie de l’imaginaire, générant des craintes et des peurs, créant des mythes et des mémoires3.
3La guerre civile fut l’épine dorsale du XIXe siècle espagnol. Des épisodes tels que les guerres carlistes, mais aussi bien d’autres événements de ces décennies, sont susceptibles d’être lus à la lumière du concept de guerre civile4. Il y a trois raisons fondamentales qui expliquent que ce terme ait été parfois évité pour évoquer les conflits du XIXe siècle en Espagne : la honte de parler des conflits fratricides, qu’on cache en faisant disparaître toute référence évocatrice ; la tradition, imposée par les vainqueurs, qui refuse normalement le caractère de guerre civile aux conflits, niant ainsi la propre identité des adversaires, et, finalement, la comparaison avec la guerre de 1936-1939, qui par ses dimensions, par sa répercussion et surtout par sa cruauté et l’immense exode qu’elle provoqua, a fait oublier ou sous-estimer les guerres précédentes. Par rapport à la guerre civile des années trente du XXe siècle – « notre guerre », comme l’écrit Jorge Semprun5 –, qui, quoique courte, fut d’une grande et sauvage intensité, il nous paraît possible de soutenir que l’Espagne vécut au XIXe siècle une guerre civile longue et, en dépit de son intermittence, persistante. La parfois prétendue exception espagnole n’exista pourtant pas ; la guerre civile étant indissociable de la genèse de la plupart des États-nations contemporains, les comparaisons avec le Portugal, l’Italie, la France ou les pays de l’Amérique latine se révèlent tout à fait pertinentes6.
4À la fin de la guerre de 1872-1876, avec la défaite des carlistes, des centaines de personnes prirent les chemins de l’exil, pour s’installer en France surtout, où ils se retrouvèrent avec les exilés républicains et « cantonalistes » partis entre 1873 et 1875. Près de vingt-cinq mille Espagnols traversèrent la frontière des Pyrénées. La majorité d’entre eux retournèrent en Espagne grâce aux « indultos » offerts par le gouvernement présidé par le conservateur Antonio Cánovas del Castillo. Le prétendant carliste Charles VII – le Don Carlos de Pierre Benoit –, fit de la ville de Paris son quartier-général, avec l’aide des légitimistes, tels le général Athanase de Charette, Madame de La Ferronnays ou la famille Lazerme7. Le rôle essentiel du carlisme dans l’histoire de l’Espagne cède le passage, vers la fin de la décennie de 1870, à d’autres moments pendant lesquels ce mouvement occupa une position secondaire sur la scène espagnole. Certes secondaire, mais toutefois plus importante que ce que sa méconnaissance a laissé penser pendant des années8. La guerre civile de 1936-1939, nommée guerre d’Espagne, fut un moment fort, en même temps que la conclusion, de cette deuxième phase de l’histoire du carlisme. Depuis lors, ce mouvement a vécu un processus de marginalisation, oscillant parfois, qui n’a pas débouché sur une disparition maintes fois annoncée. Sa longue survivance, pendant deux siècles, est de toute évidence exceptionnelle, ce qui le distingue des autres mouvements contre-révolutionnaires catholiques en Europe9.
5L’histoire du carlisme n’est pas seulement une histoire espagnole, comme je l’ai affirmé au début de cette préface, mais une histoire européenne. Et par dessus tout une histoire française. Emmanuel Tronco nous le montre avec érudition et de manière tout à fait convaincante à partir de l’Ouest de la France, entre le déclenchement de la Première Guerre Carliste en Espagne, en 1833, et la mort du Comte de Chambord, le soi-disant « enfant du miracle », en 1883. À ce moment-là, une minorité des légitimistes français, parmi les plus intransigeants, tournèrent sa fidélité vers les Bourbons carlistes et vers Don Carlos. Ils reçurent le nom de blancs d’Espagne. La chronologie contre-révolutionnaire est évidemment à repenser et élargir, comme l’avait déjà suggéré Jacques Godechot10. La chronologie proposée par François Furet pour la Révolution Française pourrait être un précieux point de départ dans nos réflexions11.
6Quoi qu’il en soit, tout au long du XIXe siècle, les hommes et les femmes, l’argent et les armes, les idées et les pratiques de la politique circulèrent permanemment entre les deux pays voisins. Des Français voyagèrent en Espagne – et au Portugal – pour s’engager dans les guerres civiles ibériques et des Espagnols s’exilèrent en France après l’échec de son camp. Les connexions entre les mouvements contre-révolutionnaires d’un côté et, de l’autre, entre les libéraux des deux pays – mais aussi du Portugal ou de l’Italie – furent permanentes. Les combats des uns et des autres étaient communs. Une internationale blanche, tout comme une internationale libérale, exista au XIXe siècle. Les guerres civiles où s’affrontèrent révolutionnaires et contre-révolutionnaires dans les États-nations en construction de l’Europe occidentale tout au long du long XIXe siècle, ne furent-elles pas peut-être des manifestations d’une guerre civile européenne ? Voici une question à laquelle nous devons méditer. Le livre d’Emmanuel Tronco, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, peut sans nul doute nous y aider.
Notes de bas de page
1 P. Benoit, Pour Don Carlos, Paris, Albin Michel, 1920.
2 F. Melgar, « Pour Don Carlos, roman de Pierre Benoit », Hispania, 2, 1920, p. 97-102.
3 J. Canal, El carlismo. Dos siglos de contrarrevolución en España, Madrid, Alianza Editorial, 2000.
4 J.-C. Martin (dir.), La guerre civile entre Histoire et Mémoire, Nantes, Ouest Éditions, 1995.
5 J. Semprun, Adieu, vive clarté, Paris, Gallimard, 1998, p. 14.
6 J. Canal, « Une guerre civile longue et persistante. Libéralisme, anti-libéralisme et violence politique en Espagne au XIXe siècle », Mélanges de l’École Française de Rome. Italie et Méditerranée, 114-2, 2002, p. 679-693 ; et « La guerra civil en el siglo XIX (España, Portugal, Francia e Italia) », dans Violencias fratricidas : carlistas y liberales en el siglo XIX, Pampelune, Gobierno de Navarra, 2009, p. 187-211.
7 J. Canal, « Incómoda presencia : el exilio de Don Carlos en París », dans F. Martínez, J. Canal et E. Lemus (éd.), París, ciudad de acogida. El exilio español durante los siglos XIX y XX, Madrid, Sociedad Estatal de Conmemoraciones Culturales-Marcial Pons, 2010, p. 85-112.
8 J. Canal, Banderas blancas, boinas rojas. Una historia política del carlismo, 1876-1939, Madrid, Marcial Pons, 2006.
9 J. Canal, « La longue survivance du carlisme en Espagne : proposition pour une interprétation », dans J.-C. Martin (dir.), La Contre-révolution en Europe, XVIIIe-XIXe siècles. Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Rennes, PUR, 2001, p. 291-301.
10 J. Godechot, La contre-révolution. Doctrine et action 1789-1804, Paris, PUF, 1984, 2e éd., p. 2.
11 F. Furet, La Révolution 1770-1880, Paris, Hachette, 1988.
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