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1968, entre libération et libéralisation

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Michel Margairaz
, 
Danielle Tartakowsky

Quatrième partie. L'action sociopolitique et ses nouveaux espaces

L’autogestion, utopie libertaire ou utopie libérale ?

Frank Georgi

Texte intégral

  • 1 Rosanvallon P., « Mais où est donc passée l’autogestion ? », Passé Présent, 4, 1984, p. 190.

1« Si l’autogestion était le vocable politique porteur dans les années 70, c’est aujourd’hui le terme de libéralisme qui a le vent en poupe », constate Pierre Rosanvallon en 19841. Lui-même, à quelques années d’intervalle, utilise des formules très voisines, voire identiques, pour qualifier la « fortune » d’un mot, puis de l’autre. Il ne réduit pas cependant le phénomène de substitution à un simple effet de mode intellectuelle. Théoricien et chantre de l’autogestion, puis historien du libéralisme, il avance l’idée que la première aurait constitué un « concept-relais » débouchant sur la réappropriation du second par « toute une partie de la gauche ». Si, comme l’autogestion, la référence libérale pose plus de questions qu’elle n’en résout, portant en elle la vision utopique et pauvre d’un « marché autorégulé », le passage de l’une à l’autre est plutôt présenté comme « un mouvement positif de décantation culturelle dans la société française ».

  • 2 Voir par exemple Boltanski L. et Chiapello E., Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, (...)

2L’hypothèse d’une filiation entre les thèmes de l’autogestion et ceux du néolibéralisme, notamment dans le monde de l’entreprise, a été avancée ailleurs, mais souvent dans une perspective critique, réactualisant la thématique soixante-huitarde de la « récupération » ou la dénonciation d’un Mai « libéral-libertaire2 ». Il ne s’agit pas pour nous de porter jugement, ni d’appréhender un concept d’autogestion « en soi ». Si l’utopie autogestionnaire, et non sa pratique, est bien l’objet de cette contribution, notre approche se veut strictement historique. On essaiera, en s’attachant aux principaux moments de sa brève histoire, d’interroger son rapport à la pensée libertaire et, surtout, au libéralisme.

Genèse marxiste d’une utopie libertaire

  • 3 Guérin D., « L’autogestion contemporaine », Noir et Rouge, 31-32, octobre 1965-février 1966, p. 16 (...)
  • 4 Moch J., Yougoslavie. Terre d’expérience, Monaco, Éditions du Rocher, 1953, 340 p., p. 169-170.
  • 5 « La raison d’État yougoslave », Esprit, 12, décembre 1957, p. 885-887.

3L’utopie autogestionnaire contemporaine n’est pas née à Paris en 1968, mais vingt ans plus tôt, sur les rives de l’Adriatique. L’autogestion yougoslave, à l’origine, n’est ni libertaire ni libérale. Elle est conçue et appliquée du sommet de l’État par des hommes formés à l’école du stalinisme. Il s’agissait, dans l’urgence et dans un contexte de crise grave ouverte par le schisme de 1948, de mobiliser la base sociale du régime en associant les ouvriers à la gestion des usines par le biais de « conseils ouvriers » élus. La dénonciation de l’impérialisme soviétique se double d’une critique de son modèle étatique, bureaucratique et centralisé, économiquement inefficace et contraire aux finalités émancipatrices du socialisme. La loi fondamentale de juin 1950 « remettant l’usine aux ouvriers », associée à la décentralisation économique et politique, permettrait d’amorcer le « dépérissement de l’État » et la construction d’un communisme authentique fondé sur la libre association des producteurs. Sur le plan théorique, elle se réclame donc toujours du marxisme-léninisme, mais dégagé de la gangue stalinienne. Si, à en croire Daniel Guérin3, certains auteurs élargissent leurs références à d’autres courants du mouvement ouvrier en lisant « discrètement » Proudhon, le socle théorique de l’autogestion yougoslave demeure résolument marxiste et ses initiateurs rejettent toute assimilation de leur système à une forme d’anarchisme ou d’anarcho-syndicalisme. De même, Tito écarte l’idée d’une « libéralisation » à l’occidentale au profit d’une forme originale de « démocratie socialiste » à construire4. La condamnation de Milovan Djilas en 1956 vient confirmer que la Yougoslavie autogestionnaire ne s’engage pas dans la voie de la démocratie libérale. Un Jean-Marie Domenach, sympathisant de la première heure, regrette alors qu’elle se soit arrêtée au milieu du « chemin5 ».

  • 6 Il s’agit de la traduction d’un article d’Edouard Kardelj (Questions actuelles du socialisme, 16, (...)
  • 7 Par exemple Rosanvallon P., La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en Fran (...)
  • 8 Thorez M., Œuvres choisies, tome 3 : 1953-1964, Paris, Éditions sociales, 1965, 588 p., p. 196.

4Le succès du néologisme créé pour rendre en français le concept-clé du « titisme » témoigne du pouvoir d’attraction du mythe. Le mot « autogestion », avec ou sans trait d’union, semble faire son apparition au début de l’année 1953 dans une publication yougoslave à destination des lecteurs francophones6. Calque français du samoupravljanje serbo-croate, il ne désigne alors que le mode de gestion des usines et ne supplante que progressivement les traductions antérieures (« self-government », « autoadministration »). En 1960, il s’est définitivement imposé, au point que nombre d’auteurs ont cru pouvoir dater de ce moment la naissance du mot en français7. Toujours relié à sa source « titiste », le terme a pourtant déjà vu s’élargir son champ d’application. Paradoxalement, c’est le mouvement communiste international qui fournit l’un des exemples les plus précoces de réappropriation du mot et d’élargissement de sa portée, mais en en modifiant profondément le sens. Ainsi, Maurice Thorez, dans une intervention à la conférence des partis communistes tenue à Moscou en novembre 1960, déclare : « Dans le monde de demain, le monde du communisme, l’État sera remplacé par l’autogestion sociale8. »

  • 9 « Les luttes de classes en Algérie », Internationale situationniste, 10, mars 1966, p. 20.
  • 10 Autogestion. Études, débats, documents. La revue devient en 1970 Autogestion et socialisme, puis, (...)

5Le dépérissement de l’État et son corollaire, l’avènement de l’« autogestion » de la société, sont donc renvoyés à un « demain » encore lointain, celui du communisme réalisé. L’innovation lexicologique n’implique aucune révision doctrinale. Le secrétaire général du PCF, contre les « opportunistes » libéraux et les « anarchistes », réaffirme la nécessité de la « dictature du prolétariat ». Les premières réactions des communistes français à l’irruption de l’« autogestion » en 1968 s’inscrivent dans cet arrière-plan théorique. Car l’autogestion, entre 1956 et 1968, s’est peu à peu imposée en France comme un mot-clé pour des courants très divers ayant en partage le double refus du capitalisme libéral et du socialisme étatique. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer ce phénomène. À l’Est, le grand ébranlement de 1956 et la renaissance des conseils ouvriers (Hongrie, Pologne). À l’Ouest, les débats sur le sens d’une révolution socialiste dans une société industrielle avancée. Entre les blocs, enfin, l’Algérie indépendante semble un instant devoir suivre le chemin « autogestionnaire » tracé par les Yougoslaves. Marxistes critiques, trotskystes, conseillistes, libertaires, chrétiens de gauche, militants politiques et syndicalistes, sociologues et philosophes s’attachent à analyser les expériences, à légitimer et à explorer le concept, à lui conférer une portée universelle. Ils puisent dans les réflexions engrangées depuis plusieurs années par des revues souvent confidentielles, en marge de la gauche traditionnelle : Socialisme ou barbarie, Arguments, Noir et Rouge, etc., publications par lesquelles plusieurs d’entre eux ont transité. Le milieu des années 1960 correspond bien à une cristallisation : des situationnistes à la gauche de la CFDT, l’affirmation autogestionnaire effectue sa première percée. Peu importe ici que le néo-conseillisme radical des premiers n’ait que peu de chose en commun avec les références personnalistes et modernistes des seconds, ou que la Yougoslavie constitue pour les uns une « caricature9 », pour les autres une ébauche riche d’enseignements. De même, pour la première fois, une petite revue exclusivement consacrée aux théories et expériences de l’autogestion, réunissant sociologues et philosophes marxistes et, secondairement, proudhoniens, est lancée en décembre 196610.

  • 11 « Henri Lefebvre ouvre le débat sur la théorie de l’autogestion », Autogestion, 1, décembre 1966, (...)
  • 12 « Georges Gurvitch : une théorie sociologique de l’autogestion », ibid., p. 12.
  • 13 « Les luttes de classes… », art. cit., p. 20.

6L’autogestion, telle qu’elle se dégage des premiers essais d’élaboration théorique, se montre indissociable de la notion de liberté. Dans le premier numéro de la revue Autogestion, Henri Lefebvre définit le « projet de l’autogestion généralisée » comme « la forme actuelle de la science de la liberté11 », Jean Duvignaud y voit « le seul instrument possible pour l’exercice d’une liberté toujours en expansion12 ». Quelques mois plus tôt, Internationale situationniste proclamait : « La réalisation de la philosophie, la critique et la reconstruction libre de toutes les valeurs et les conduites imposées par la vie sociale aliénée, voilà précisément le programme maximum de l’autogestion généralisée13. »

  • 14 Guérin D., « L’autogestion contemporaine », art. cit., p. 20.

7Régimes de l’Ouest et de l’Est tendent à converger en une technobureaucratie universelle. L’ambition ultime de l’autogestion est la fin de l’aliénation. Aliénation par le travail, par l’entreprise, par la technocratie, par « toutes les formes de la vie sociale », par l’État enfin, bourgeois ou prolétarien, dont les plus radicaux des autogestionnaires de l’avant-1968 considèrent l’existence même comme contradictoire avec la notion d’autogestion. Ce rejet de l’État et du capitalisme au nom de la liberté fait-il du concept en gestation une utopie « libertaire » ? À la veille de Mai, la Fédération anarchiste, dans sa majorité réfractaire au « marxisme », reste peu perméable à la notion. Les réflexions se font aux marges, dans les colonnes du petit bulletin « anarchiste-communiste » Noir et Rouge. Substituer à la « gestion ouvrière » traditionnelle de l’anarcho-syndicalisme le néologisme « autogestion » suppose de s’intéresser de près à la Yougoslavie et à l’Algérie. Dans ces pays, explique Daniel Guérin, l’« expérience » est « tentée dans un cadre autoritaire qui répugne à l’anarchisme » et « ne se déroule guère selon le schéma idéal prévu par le communisme libertaire14 ».

  • 15 Ibid., p. 16.

8Pourtant, « l’autogestion est incontestablement, si les ailes ne lui sont pas rognées, une institution de tendances démocratiques, voire libertaires », qui « à l’instar des collectivités espagnoles de 1936-1937 » – référence obligée du mouvement anarchiste – « vise à confier la gestion de l’économie aux producteurs eux-mêmes15 ».

  • 16 Ibid., p. 23.
  • 17 Voir l’éditorial « Cohnbendistes ? » du numéro 42-43 paru en 1968, reproduit dans Noir et Rouge. A (...)

9Elle peut, à un moment historique où le socialisme d’État a conduit à la « paralysie de la production » et à l’« écrasement de l’individualité », donner, de l’extérieur, une nouvelle « jeunesse » à la « pensée libertaire16 ». Sans partager toutes ces analyses, la revue consacre plusieurs livraisons successives à la question de l’autogestion. Le thème sera repris en Mai par un étudiant de Nanterre, familier du groupe, Daniel Cohn-Bendit17.

  • 18 Bourdet Y., « Anarchistes et marxistes », Autogestion et socialisme, 18-19, janvier-avril 1972, p. (...)

10D’une certaine manière, l’autogestion naît donc également « contre » ce qui est perçu comme une sclérose de l’anarchisme traditionnel, jugé incapable de relever les défis du monde contemporain. L’un des paradoxes apparents de l’utopie provient du fait que la plupart de ceux qui ont contribué à son éclosion sont de formation marxiste : conseillistes, « sociaux-barbares », situationnistes, trotskystes pablistes, intellectuels en rupture de communisme, marxistes indépendants, théoriciens du PSU ou personnalités gravitant dans les multiples cercles de la « nouvelle gauche ». La sympathie précoce pour la Yougoslavie, l’engagement en faveur de l’Algérie se retrouvent souvent dans les itinéraires. La revue pluraliste Autogestion, dont l’origine remonte pourtant à un colloque sur l’« actualité de Proudhon » où se sont retrouvés Georges Gurvitch, Daniel Guérin et Jean Bancal, voit son comité de rédaction largement dominé par des « marxistes » de diverses obédiences, dont Yvon Bourdet, venu de Socialisme ou Barbarie et d’Arguments, qui en devient rapidement la cheville ouvrière. En dehors de Proudhon lui-même, en qui Jean Bancal voit « le père de l’autogestion » (ce que conteste vivement Bourdet), l’anarchisme est quasiment absent des sommaires d’Autogestion jusqu’à un numéro spécial de 1972. Introduisant ce dossier et invitant au dialogue, Yvon Bourdet reconnaît volontiers que la ligne éditoriale de la revue situe ses animateurs en « héritiers d’une des interprétations possibles du marxisme, qui pose en principe que l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes18 ».

  • 19 Ibid., p. 5.

11Mais, comme le rappelle ce texte, il est « quasiment impossible de dresser une ligne de démarcation nette » entre « anarchistes » ou « communistes libertaires » et « marxistes non-autoritaires19 », ceux-ci ayant parfois poussé à l’extrême la critique radicale de toute bureaucratie et le culte de la spontanéité révolutionnaire. En dépit des polémiques parfois virulentes qui les opposent entre eux, c’est bien du côté de ces marxistes hétérodoxes parvenus aux frontières de l’anarchisme, anti-étatistes et anti-léninistes, fédéralistes et spontanéistes, fascinés par les conseils ouvriers, qu’il faut rechercher la source principale des premières formalisations de l’utopie autogestionnaire en France.

  • 20 Bancal J., « Proudhon : une pratique de l’autogestion. Les apports théoriques », Autogestion et so (...)
  • 21 Lefebvre H., « Problèmes théoriques… », art. cit., p. 67.

12Si la dimension libertaire entendue au sens large, même et surtout hors des sentiers balisés de l’anarchisme traditionnel, sous-tend toute la réflexion sur l’autogestion à ses débuts, sa dimension libérale est rarement évoquée. On la trouve par exemple chez Jean Bancal, pour qui la double critique par Proudhon de l’exploitation du capital et de l’oppression de l’État n’a pu le conduire qu’à un « socialisme libéral », autre nom du « socialisme autogestionnaire20 ». Mais cette conception apparaît très minoritaire. Sur le plan politique, l’approche conseilliste dominante se situe fort loin de la démocratie libérale et du système représentatif. L’irruption des conseils dans la Hongrie de 1956, par exemple, est lue comme un pur soulèvement prolétarien visant à instaurer un pouvoir ouvrier direct et non à rétablir une forme de parlementarisme bourgeois. La question économique, celle de la place du plan et du marché dans un système d’autogestion, est paradoxalement peu creusée dans ces années, même dans le cadre des études « empiriques » sur la Yougoslavie, surtout conduites en France dans une perspective sociologique. Un texte programmatique comme celui d’Henri Lefebvre dans le premier numéro d’Autogestion pose néanmoins, sans y répondre, la question de l’« organisation du marché », incontournable dès lors que l’on rejette l’« étatisme centralisateur » qui s’était donné pour « ambition démesurée » d’en abolir autoritairement les lois21.

La CFDT de mai : libéralisme introuvable ou libéralisme inaudible ?

  • 22 Maire E., « Introduction », Syndicalisme, spécial « Autogestion », novembre 1972, p. 5.

« Jaillie comme un phare au cœur de mai 68 et précisée à notre congrès de 1970, l’idée d’autogestion rassemble pour la CFDT la somme des espérances de l’humanité d’aujourd’hui. […] D’ores et déjà, chaque syndicat, chaque parti qui se réclame des travailleurs doit se situer par rapport à lui [le projet d’autogestion] et tente d’intégrer l’élan qui s’en dégage22. »

  • 23 Georgi F., L’invention de la CFDT 1957-1970, Paris, Éd. de l’Atelier/CNRS Éditions, 1995, 652 p., (...)

13Quatre ans après 1968, le secrétaire général de la CFDT rappelle non sans fierté comment son organisation, à la faveur de l’explosion de Mai, a imposé comme un enjeu central à gauche un thème qui cheminait jusqu’alors sur ses marges. Nous avons examiné ailleurs23 comment deux fédérations aussi différentes que celles de la Chimie et Hacuitex, s’étaient, chacune de leur côté, en 1965-1966, prononcées pour l’autogestion. Mêlant héritage personnaliste et emprunts, explicites ou non, au « modèle » yougoslave, ces premières esquisses visaient à donner à une organisation tout juste délestée de ses références chrétiennes une utopie mobilisatrice, parachevant à la fois son intégration dans le mouvement ouvrier et affirmant son originalité. La radicalité de la proposition autant que les questions multiples soulevées par la perspective de son application expliquent qu’elle n’a guère été accueillie avec enthousiasme par la direction d’une confédération fragilisée par la scission CFTC. Le souffle de Mai balaie ces réserves. Le 16 mai, le bureau confédéral dans un communiqué lance un mot encore peu répandu, qui lui paraît traduire l’extraordinaire aspiration à la « liberté » et à la « responsabilité » qui s’exprime tant dans les universités que dans les usines : aux « structures étouffantes, sclérosantes et de classe » d’une société aliénante, à la « monarchie industrielle et administrative », il faut « substituer des structures démocratiques à base d’autogestion ».

14La notion s’impose comme la pièce maîtresse du projet de société adopté deux ans plus tard par la CFDT, autour du triptyque : autogestion – socialisation des moyens de production – planification démocratique. Ces trois « piliers » se retrouvent dans le Manifeste du PSU en 1972 comme dans les Quinze thèses sur l’autogestion du PS en 1975. La deuxième organisation syndicale française, contre le modèle étatique porté par le PCF et la CGT, en lieu et place d’une gauche non communiste exsangue, se veut donc le laboratoire et le porte-drapeau du socialisme autogestionnaire en France. Si les milieux présentés plus haut poursuivent leurs analyses, si une partie importante de l’extrême gauche et de la gauche s’empare à son tour du terme, la CFDT s’impose comme l’acteur principal du courant autogestionnaire. Fortement médiatisé, le conflit Lip à l’été 1973, en dépit de son caractère paradoxal (une grève avec gestion ouvrière de la production en vue de retrouver un patron), contribue à la diffusion de l’image d’une CFDT identifiée à l’autogestion. Après avoir exploré d’autres voies, la centrale tient une place essentielle dans la genèse des Assises du socialisme en 1974 où militants PSU, syndicalistes et associatifs rallient le PS dans l’espoir d’en faire le parti de l’autogestion, avant de contribuer à nourrir idéologiquement le courant « rocardien » en son sein. Ses adversaires ne s’y trompent pas : la plupart des publications hostiles à l’autogestion s’appuient soit sur l’exemple yougoslave, soit sur la critique des textes de la CFDT, souvent sur les deux. Il est donc légitime de lui accorder désormais une place prépondérante dans l’analyse qui nous occupe.

  • 24 Détraz A., « Les travailleurs ont découvert le sens d’une nouvelle vie », Syndicalisme Magazine, 1 (...)
  • 25 Ibid.
  • 26 Détraz A. (« Réflexions sur l’origine, les expériences et les théories de l’autogestion », Formati (...)

15Les références libertaires y sont bien présentes. Albert Détraz, rédacteur du communiqué du 16 mai, salue dans les « taches noires » venues en 1968 « détruire l’uniformité du rouge des défilés populaires », la « résurgence d’un idéal de liberté24 ». Ce message symbolique aurait rempli une fonction précise : rappeler à « certains dirigeants syndicaux et politiques » que « le socialisme sans liberté est le frère jumeau du fascisme25 ». Cette sympathie s’inscrit dans une démarche impulsée dès la Libération par Reconstruction et les minoritaires de la CFTC, pour se réapproprier l’héritage du syndicalisme révolutionnaire, relégué dans l’ombre par l’hégémonie d’une culture socialiste autoritaire et étatiste, guesdiste, puis communiste. La généalogie de l’autogestion reconstruite par la CFDT ne se distingue guère de celles produites par les groupes et revues examinées plus haut, auxquels elle renvoie parfois explicitement26 : les précurseurs (les socialistes utopiques et associationnistes, Proudhon, un Marx « libertaire », les syndicalistes révolutionnaires…) côtoient les expériences (Commune de Paris, conseils ouvriers de 1917 à 1956, voire 1968 pour la Tchécoslovaquie, Yougoslavie…). Il n’est guère question d’éventuelles sources « chrétiennes » de l’autogestion.

  • 27 Vignaux P., « La CFDT : du syndicalisme chrétien au “gauchissement” », Contrepoint, 9, janvier 197 (...)
  • 28 Vignaux P., « Notes pour une réflexion sur Mai 68 », 13 octobre 1968, Archives CFDT.

16La question de son rapport au libéralisme est rarement évoquée dans cette première phase. L’autogestion en elle-même semble devoir occuper l’essentiel de l’espace consacré à la « liberté », aux côtés du rejet proprement politique du « totalitarisme ». La radicalisation de l’immédiat après-68, la condamnation absolue d’une société capitaliste perçue comme une totalité indissociable et inamendable, inquiète certains des fondateurs de Reconstruction, dont Paul Vignaux. Le « sentimentalisme » d’origine chrétienne, selon lui à l’origine de ce « gauchissement », s’oppose à l’approche « techniquement révolutionnaire » de la revue27. Le mot d’ordre serait dangereux s’il ne s’accompagnait pas d’une analyse rigoureuse, fondée sur des lois économiques indépendantes du système politico-social et du régime de la propriété, garde-fou indispensable permettant d’éviter à la fois l’effondrement de la production et l’avènement d’un régime totalitaire. Cette critique trouve son point de départ dans l’attitude même de Vignaux en mai et juin. C’est au nom d’une université « essentiellement libérale » que le dirigeant du SGEN dénonce dès le début du mouvement les menaces « contre la liberté d’expression », l’intolérance et les « actions extrémistes » des groupes gauchistes à Nanterre, à commencer par le Mouvement du 22 mars. Cette défense du « libéralisme universitaire » est pour Paul Vignaux indissociable de la démarche « laïque » qui est la sienne, mais aussi d’un attachement premier et inconditionnel aux libertés démocratiques et à l’État de droit28. Il fait explicitement siennes les réserves exprimées à chaud par Edgar Morin à propos de ce qu’il appelle la « carence originaire » de la « Commune étudiante » :

  • 29 Morin E., « La commune étudiante », in Morin E., Lefort Cl. et Castoriadis C., La Brèche, Paris, F (...)

« Il y a très peu de libéralisme dans son libertarisme. Elle voit trop et croit trop que le libéralisme est bourgeois. Elle ne peut comprendre le besoin des profondeurs, fondamentalement libéral, qui monte des régimes dits communistes29. »

17La critique politique faite par Paul Vignaux du mot d’ordre autogestionnaire s’inscrit dans cette optique « libérale ». Pour lui, la substitution de la revendication d’« autogestion » à celle, plus claire, de « pouvoir syndical », n’a pu que contribuer à renforcer le « courant gauchiste », conseilliste, anti-syndical et hostile à la démocratie représentative, qui usait de la même expression.

  • 30 « Problèmes économiques du socialisme démocratique », Reconstruction, automne 1969.

18Dans la période qui suit, la CFDT s’attache à donner un contenu au mot qu’elle a lancé. Outre le problème de l’organisation « démocratique » de l’entreprise, préoccupation dominante, et du régime de la propriété, résolu par la formule « yougoslave » de « propriété sociale » des moyens de production (qui traduit autant la volonté de sortir du capitalisme que le refus du socialisme d’État), se pose la question de la régulation. Dès 1968, Paul Vignaux, dans le cadre de la préparation du congrès de 1970, décide d’approfondir la question des conditions de possibilité économiques d’un socialisme autogestionnaire30. Réfléchissant sur les différents modèles de propriété et d’allocation des ressources, analysant les expériences des pays socialistes (URSS, Yougoslavie, printemps de Prague), il s’appuie sur le Polonais Oscar Lange pour défendre l’idée d’un « socialisme de marché ».

19Non seulement une « économie commandée du centre » n’apparaît conciliable qu’avec un État « totalitaire », mais « envisager une “perspective d’autogestion” », c’est, écrit-il, « se placer par hypothèse dans une économie socialiste de marché », où les travailleurs adopteraient « un comportement d’entrepreneur » et prendraient en compte, par exemple, la notion de « rentabilité ». Ce marché « contrôlé » et « articulé avec un plan » lui paraît constituer la seule option rationnelle, d’autant plus que la France est résolument intégrée au marché international.

  • 31 Rosanvallon P. (Groupe de travail orientation), « Plan et marché dans le socialisme » et « note an (...)
  • 32 Chauvey D., Autogestion, Paris, Le Seuil, 1970, 254 p., p. 90-92.
  • 33 Syndicalisme Magazine, novembre 1972, p. 20.

20Plus proches de l’esprit de la Rencontre socialiste de Grenoble (1966), explicitement mentionnée, que du jaillissement libertaire de Mai, ces analyses sont difficilement audibles par la CFDT de l’après-68. Intégrée aux textes préparatoires, la notion de « marché socialiste », trop associée à l’idée de libéralisme économique, est repoussée par un congrès de 1970 où autogestion rime volontiers avec révolution. Si la « planification » associée à l’« autogestion » dans la résolution finale est bien qualifiée de « démocratique », la notion de « marché », elle, est absente. Au lendemain du congrès, un groupe de travail confédéral reprend la question, réintégrant les apports de Paul Vignaux. Une planification centralisée de l’économie, explique Pierre Rosanvallon, interdit toute autonomie des entreprises, donc toute possibilité d’autogestion31. L’autogestion des producteurs autant que la « libération » des consommateurs sont des facteurs qui commandent, à côté de la planification, l’existence d’un « marché », qui, seul, peut établir les prix, hors ceux des « besoins fondamentaux », fixés par le Plan démocratique. Le lien entre libéralisation politique et marché est fortement affirmé à partir du cas tchécoslovaque. Les textes destinés à l’extérieur se montrent beaucoup plus prudents. Si l’ouvrage de Daniel Chauvey, sorti en 1970 et préfacé par Edmond Maire, situe clairement l’autogestion à venir dans le cadre d’une « économie de marché véritable », synonyme d’un « libre dialogue entre l’entreprise et les consommateurs », il n’engage pas la confédération32. Paru en novembre 1972, le numéro spécial de Syndicalisme magazine, intégralement consacré à l’autogestion, ne parle toujours pas de marché, mais d’« autogérer la planification » et de « planifier l’autogestion » par une confrontation librement organisée entre toutes les instances concernées. Ainsi « le type de croissance sera défini volontairement, et non plus livré aux lois sauvages de la rentabilité immédiate33 ».

21Jusqu’au milieu de la décennie au moins, les documents officiels de la CFDT paraissent toujours occulter la question du marché.

L’autogestion, avenir du libéralisme ?

  • 34 Rosanvallon P., « Théorie et pratique de l’autogestion yougoslave », CFDT Aujourd’hui, 5, janvier- (...)

22Dès 1974 pourtant, Pierre Rosanvallon aborde le problème en lui donnant une portée nouvelle. À propos de la Yougoslavie, le rédacteur en chef de la nouvelle revue théorique CFDT Aujourd’hui écrit : « Le développement du marché, loin d’être une concession à des impératifs de gestion économique ou de situation sur le marché international, apparaît comme un moyen privilégié de réaliser l’autogestion34. »

  • 35 Ibid., p. 71.

23Il constate que la Yougoslavie semble s’orienter, malgré la persistance de structures bureaucratiques, vers une « société libérale de type nouveau », une « société néolibérale originale qui ne serait pas capitaliste ». Et dans une note, il définit la société libérale originelle comme « une société politiquement égalitaire où les différents individus et groupes règlent leurs rapports librement et contractuellement35 ».

  • 36 Ibid., p. 72.

24Très tôt, ce libéralisme aurait été « déformé » par la société capitaliste qui, derrière un discours libéral, aurait continuellement cherché à camoufler l’oppression et l’exploitation. La question du rapport entre socialisme autogestionnaire et libéralisme, posée par « l’expérience yougoslave », est, conclut-il, « une question importante qu’on ne peut éluder36 ».

  • 37 Maire E. et Julliard J., La CFDT d’aujourd’hui, Paris, Le Seuil, 1975, 206 p., p. 182-186. L’influ (...)

25En 1975, Jacques Julliard et Edmond Maire avancent un peu davantage dans cette voie. Impossibilité de « s’extraire de la division internationale du travail », refus de la perspective de « disparition » de l’État (« une société purement libertaire est impitoyable aux plus faibles »), conception de l’autogestion comme un « socialisme en marche » et non comme un « socialisme réalisé », nécessité de « structures très évolutives » pour ne pas faire « obstacle à l’innovation », « acceptation du risque, de l’incertitude, de l’insécurité intellectuelle » : la société autogestionnaire sera « nécessairement laïque, philosophiquement “libérale”, c’est-à-dire libérée37 ».

26L’année suivante, l’essai de Pierre Rosanvallon, L’Âge de l’autogestion, présente une mise en forme systématique de cette nouvelle approche.

27L’autogestion pour l’auteur ne peut être qu’une « théorie politique nouvelle » en construction, et non la mise au goût du jour de l’« héritage proudhonien » ou « conseilliste ». Marxistes et libertaires partageraient avec les technocrates et les socialistes utopiques le rêve d’une fin de la politique, que Pierre Rosanvallon fait remonter un peu plus tard à Adam Smith et à l’utopie d’une société régulée par le seul marché. Or, l’autogestion suppose au contraire la « réhabilitation » du politique. Elle retient du marxisme sa « critique de la société bourgeoise », mais hérite du libéralisme le principe de la limitation du « pouvoir de l’État » au profit de la « société civile ». Sa tâche est d’« actualiser » ce libéralisme, de l’adapter aux conditions d’une société complexe dans une perspective égalitaire, d’inventer une « appropriation » sociale des « moyens de pouvoir ». C’est bien ici du libéralisme « politique », celui de Locke, dont il est question, et non du libéralisme « économique », « devenu aussi anachronique que la planification centralisée ».

28Si l’autogestion passe par une remise en cause radicale de la notion même de propriété par l’éclatement de ses attributs (la « dépropriation »), l’essentiel réside dans « la socialisation de l’ensemble des moyens de pouvoir ». Sur le plan économique, l’opposition classique entre plan et marché apparaît « dépassée ». Non seulement parce que l’« économie administrative » a prouvé son inefficacité, mais surtout parce que les deux instances n’ont pas la même fonction : le marché reste un « moyen de régulation », alors que la planification, « décentralisée », « contractuelle », « autogérée », doit permettre de choisir démocratiquement un « modèle de développement ». Dans la France de Giscard, où coexistent « l’impératif marchand » et « un État à la fois tentaculaire et impuissant, hypercentralisé et peu efficace », le « libéralisme avancé » se réduit à la « libéralisation des mœurs ». Un libéralisme authentique impliquerait l’égalité sociale, la socialisation des moyens de production et l’autogestion. Le livre ouvre enfin sur d’autres thèmes comme la nécessité de promouvoir au sein même de la société présente une stratégie d’« expérimentation sociale » dans l’entreprise et la vie quotidienne, la critique du productivisme ou encore le « droit à la différence » des individus et des groupes.

  • 38 Grémion P., « La question du régime politique autorisant l’autogestion reste entière », Projet, 11 (...)
  • 39 Baechler J., « Libéralisme et autogestion », Commentaire, 1, 1978, p. 27.

29Plusieurs commentateurs remarquent « la redécouverte de la pensée libérale qui court tout au long de ces pages38 ». Jean Baechler oppose à une version « exceptionnellement bête de l’autogestion », « anarchiste », qui se définirait comme « l’absence de tout pouvoir », celle de Pierre Rosanvallon, « où le libéral que je suis, écrit-il, se sent constamment en des lieux familiers39 ».

  • 40 Ibid., p. 32.

30Sur les principes généraux d’organisation du pouvoir, il affirme même ne pas parvenir à « percevoir la moindre différence entre un système libéral pur et un système autogéré pur, il s’agit évidemment du même projet, dont la présentation et la coloration varient en fonction des références historiques40 ».

  • 41 Ibid., p. 37-38.
  • 42 Ibid, p. 38.

31Cependant, le maintien d’un « marché concurrentiel » étant la « condition première d’un pouvoir démocratique, voulu aussi bien par le libéralisme que par l’autogestion », les entreprises autogérées en faillite, par exemple, auront « irrésistiblement » tendance à « demander l’étatisation », c’est-à-dire à déséquilibrer le système politique au profit d’un État central de plus en plus puissant41. Le « point de divergence » avec l’auteur de L’Âge de l’autogestion ne réside donc pas, selon Jean Baechler, dans la théorie du pouvoir, mais dans une question de priorité « quasiment ontologique » : « pour un libéral, le Mal absolu est la tyrannie, pour un autogestionnaire, c’est le capitalisme42 ».

  • 43 Rosanvallon P., « Témoignage », Revue française d’histoire des idées politiques, 2, 2e semestre 19 (...)
  • 44 Rosanvallon P. et Viveret P., Pour une nouvelle culture politique, Paris, Le Seuil, 1977, 154 p.
  • 45 Ibid., p. 128.
  • 46 Ibid., p. 126.
  • 47 Ibid.

32La question, ouverte par le livre de Pierre Rosanvallon, du rapport de l’autogestion au libéralisme est d’autant plus importante que son auteur ne se contente pas d’être en quelque sorte « l’idéologue officiel de la CFDT43 ». Outre le réseau progressivement tissé avec des intellectuels comme Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Alain Touraine, François Furet, la revue Esprit et le milieu « antitotalitaire », qui nourrissent sa réflexion, il joue pour la CFDT un rôle plus directement politique dans la préparation des Assises du socialisme. Au sein du parti socialiste, il devient, avec Patrick Viveret, l’un des principaux théoriciens du courant « autogestionnaire » politiquement incarné par Michel Rocard. Leur ouvrage rédigé en commun, Pour une nouvelle culture politique, sorti à l’automne 1977, dans le sillage de L’Âge de l’autogestion, systématise la critique de la conception « social-étatiste » du changement social, communiste ou social-démocrate44. Elle lui oppose une « culture politique » autogestionnaire en gestation, portée par les aspirations à l’autonomie exprimées depuis 1968, englobant tous les aspects de la contestation, du féminisme à la critique du productivisme, en passant par l’école. Cette culture s’appuie sur l’« expérimentation sociale », engagée ici et maintenant. Plutôt que des soldats de la lutte des classes campant l’arme au pied dans l’attente de la lutte finale, les militants, dans cette perspective, deviendraient les « nouveaux entrepreneurs d’une société autogérée45 ». Il ne s’agit pas là que d’une métaphore. Refuser l’étatisme, c’est « réhabiliter, étendre et socialiser la fonction d’entrepreneur […] socialiser les valeurs que le libéralisme avait conçues comme individuelles46 ». Il ne s’agit pas de construire un « socialisme de rentiers » : « Ce qui doit être assuré à tous, c’est la possibilité effective d’entreprendre s’ils le désirent47. »

  • 48 Lindenberg D., « Au milieu du gué », Le Matin, 30 décembre 1977, p. 11.

33Rejet de l’État, apologie de la société civile et de ses nouveaux « entrepreneurs » font craindre à certains, à gauche, « un état de jungle plus dur que l’oppression bureaucratique » et l’émergence d’un « social-libéralisme48 ».

Le libéralisme, avenir de l’autogestion ?

  • 49 Extraits reproduits dans Evin K., Michel Rocard ou l’art du possible, Paris, Jean-Claude Simoën, 1 (...)

34Le débat n’est pas que théorique. La perspective d’une victoire de la gauche en mars 1978, dans un contexte de crise économique, incite les « autogestionnaires » à clarifier leurs propositions et à marquer leur différence. Pendant que la CFDT prépare une « plate-forme » prévoyant conseils d’ateliers et d’établissements élus dans les entreprises nationales, Michel Rocard provoque une première controverse au sein du PS. Il déclare en octobre 1976, au forum de L’Expansion, que, sous la gauche, « l’écrasante majorité des entreprises restera privée » et que le « système de régulation restera le marché », avant d’ajouter : « On ne biaise pas avec le marché, sa logique est globale et – fût-elle publique – une entreprise qui produit dans une économie ouverte est obligée d’en respecter les contraintes49. »

  • 50 Joxe P., « À propos du marché », La nouvelle revue socialiste, 22, 1977, p. 21-31.
  • 51 Rocard M., Parler vrai, Paris, Le Seuil, 1979, 170 p., p. 76-84.

35Paradoxalement, Pierre Joxe, pour lequel « toute l’histoire de la lutte des classes » est celle de la lutte « contre la régulation par le marché », reproche à Rocard, qui souhaite des entreprises publiques « performantes » et « compétitives », d’aller au-devant des désirs de dérégulation des libéraux, mais aussi d’oublier que le PS entend faire des nationalisations le « banc d’essai » de l’« autogestion50 ». En avril 1977, Rocard, au congrès de Nantes, reprend ces thèmes en les articulant à la défense d’une « culture » politique autogestionnaire, « libératrice », « régionaliste », favorable à l’expérimentation, opposée à une culture étatique et centralisatrice. Le « principe fondamental » du socialisme, c’est, pour lui, « l’autogestion » et non la « nationalisation », le « pouvoir » et non la « propriété ». Une politique économique socialiste « non bureaucratique » doit reconnaître le rôle du « marché », la nécessité du « risque » et de la « sanction », et rejeter le « protectionnisme51 ».

  • 52 Chevènement J.-P., « Connaître l’adversaire pour le combattre », Repères, 55-56, juillet-septembre (...)

36C’est le CERES qui engage de front, dès ce moment, la lutte contre le rocardisme. Ni libéral ni libertaire, le courant de Jean-Pierre Chevènement a pourtant précocement contribué à l’acclimatation du thème de l’autogestion au sein du PS, mais comme une perspective lointaine, subordonnée à la conquête du pouvoir d’État par l’union de la gauche et aux nationalisations. L’autogestion rocardienne devient, dans la guerre sans merci engagée au lendemain de la défaite de mars 1978, l’expression d’une « gauche américaine ». Celle-ci, pour Jean-Pierre Chevènement, qui s’appuie alors sur Régis Debray et sur Michel Clouscard, incarne la « nouvelle Sainte Alliance libéraux-libertaires52 ». Elle traduirait un « partage des rôles » : « La droite gérera l’État, les “expérimentateurs sociaux” feront ce qu’ils voudront dans la société civile dès lors qu’ils renonceront à agir “politiquement” (en vue de changer l’État). »

37Par ailleurs, « l’apologie libertaire de l’autonomie », qui va « au-devant des critiques de l’État providence », répond « parfaitement au regain du libéralisme pur et dur ». « L’essentiel, dans le nouveau compromis historique passé entre le capital et les ex-contestataires », c’est l’« acceptation de la régulation globale par le marché ». L’accessoire, c’est « l’autogestion coupée de la lutte des classes et réduite à quelques espaces de la vie sociale (éducation, régions, coopératives, collectivités locales, mutuelles) ».

  • 53 Motchane D., « Autogestion », NON !, Repères pour le socialisme, 1, mai-juin 1980, p. 23-24.
  • 54 Ibid. L’auteur cite des extraits du débat organisé par L’Expansion et publié en mai 1978.

38La défaite des rocardiens au congrès de Metz au printemps de 1979 n’empêche pas le CERES, l’année suivante, de poursuivre la lutte contre le « détournement de sens » de l’autogestion. Découplée de la perspective de l’« expropriation du capital » et du « renversement de la logique du marché », elle ne serait plus qu’« une des formes rhétoriques modernes de l’idéologie du consensus53 ». Didier Motchane dénonce ainsi la connivence supposée d’Edmond Maire et de François Ceyrac, le premier admettant que les « contraintes financières » pourront entraîner la « disparition » d’entreprises autogérées, le second avouant alors ne pas saisir de différence « pour le travailleur de la base entre ce système autogestionnaire et la situation actuelle54 ».

  • 55 « Mais où est donc passée… », art. cit., p. 188.

39Mais cet acharnement apparaît presque à contretemps. L’autogestion, une douzaine d’années après Mai 68, semble bien en bout de course. Mais paradoxalement, la référence apparaît à son apogée. Le PCF lui-même l’a intégrée depuis 1977. La nouvelle série de la revue Autogestions, inaugurée en janvier 1980, peut proclamer : « L’autogestion est partout. » Mais invoquée par tous, elle a perdu la fonction de marqueur identitaire qui nourrissait sa dynamique politique. L’ambition de faire de l’autogestion le fondement d’un projet radicalement autre, affichée par la « deuxième gauche », a perdu sa centralité au profit des controverses sur le marché et de la personnalisation du débat imposée par l’échéance présidentielle. Le recul des grèves, un syndicalisme sur la défensive, le « recentrage » de la CFDT excluent parallèlement toute relance de l’utopie par le mouvement social. Au lendemain de la mort de Tito, le mythe yougoslave, déjà écorné, s’effondre. La logique antitotalitaire, comme l’observe Pierre Rosanvallon en 1984, implique l’abandon de l’idée de « troisième voie » au fondement de l’utopie, au profit une démarche réformiste inscrite au sein des « sociétés libérales55 ». L’autogestion est alors condamnée, selon lui, à n’être plus qu’un « concept politique de second rang », une simple variété de la pensée libérale.

  • 56 Lip-la-lune, supplément à UIMM actualités, octobre 1973.
  • 57 François Ceyrac aux Assises nationales des entreprises de 1977, cité par Magniadas J., « Nouvelles (...)

40L’épuisement de l’autogestion en qualité d’utopie politique à l’aube des années 1980 accélère le processus de recyclage d’une partie de ses thèmes dans une perspective économiquement libérale. Les premières réactions patronales aux thèses autogestionnaires dénonçaient l’anarchie, la haine anti-patronale, le danger pour les libertés et pour la prospérité. Lip permettait d’y greffer un autre argument, économique celui-là : l’« autogestion » masquait une attitude « conservatrice » (sauver les « canards boiteux »), incapable de comprendre les notions de « risque », de « reconversion », de « mobilité56 ». L’autre type de réponse, s’appuyant sur les techniques modernes de management, valorisait une « entreprise libre […] capable d’intégrer ce qu’il y a de fondamentalement juste dans l’utopie autogestionnaire57 ».

  • 58 Dalle F. et alii, Dynamique de l’auto-réforme de l’entreprise, Paris, Masson, 1976, 156 p.
  • 59 « L’autogestion », note préparée par Henri Lepage, Institut de l’entreprise, septembre 1976, p. 20 (...)
  • 60 Lepage H., Autogestion et capitalisme. Réponse à l’anti-économie, Paris, Masson, 1978, 258 p.

41À l’autogestion, comme à la réforme de l’entreprise (rapport Sudreau), le CNPF oppose son « auto-réforme de l’entreprise58 ». Sur le plan idéologique, l’Institut de l’entreprise confie à un jeune économiste, Henri Lepage, très influencé par l’école de Chicago, la responsabilité d’une « réponse » théorique. Après une note préparatoire en 1976, où il souligne déjà la troublante ressemblance entre un « libéralisme décentralisateur » et son « double », la « gauche autogestionnaire », séparés non par les « fins », mais par les « moyens59 », il publie en 1978 un ouvrage intitulé Autogestion et capitalisme60. Dans un premier temps, s’appuyant sur les outils de l’analyse néoclassique, il entend montrer que l’autogestion est nécessairement malthusienne et inefficace. Puis, reprenant à son compte les « buts sociétaux de l’idéologie autogestionnaire » (responsabilité, autonomie, « convivialité »…), il affirme que ceux-ci ne pourront être atteints, « à moindre coût », qu’en régime capitaliste, par les effets combinés de l’innovation technologique et d’un marché délivré de l’intervention de l’État. L’« autogestion généralisée », ici, cède la place au marché généralisé. L’« utopie capitaliste » d’Henri Lepage, « réponse » à l’utopie autogestionnaire, annonce un néolibéralisme conquérant, qui s’épanouit dans la décennie suivante.

*

  • 61 La CFDT, au milieu des années 1980, reconnaît ainsi la liberté d’entreprendre et la légitimité du (...)

42Fille naturelle d’un marxisme critique parvenu aux confins de l’anarchisme et de l’« expérience yougoslave », nourrie d’apports divers, portée à partir de 1968 par un syndicalisme d’origine chrétienne et un socialisme en quête de renouveau, l’utopie autogestionnaire française a tenté de donner une perspective politique aux aspirations « libertaires » de l’après-Mai. La question du libéralisme, inaudible alors, est à nouveau posée, par les autogestionnaires eux-mêmes, dans la seconde moitié des années 1970. Loin des conseils ouvriers et de l’anarchie, cette autogestion entend « socialiser » valeurs et concepts libéraux (libre entreprise, marché, responsabilité, innovation, etc.) pour réinventer un socialisme démocratique moderne. Le reflux brutal de l’utopie à la fin de la décennie et la dynamique nouvelle du libéralisme, paré des atours de la modernité et de la convivialité, rendent caduque cette perspective de « socialisation ». Rendues à elles-mêmes, ces notions se trouvent assez vite réassimilées, sans bruit, par des autogestionnaires déjà enclins à les manier et orphelins d’un projet de transformation radicale61.

Notes

1 Rosanvallon P., « Mais où est donc passée l’autogestion ? », Passé Présent, 4, 1984, p. 190.

2 Voir par exemple Boltanski L. et Chiapello E., Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, 844 p. et les ouvrages de Jean-Pierre Le Goff.

3 Guérin D., « L’autogestion contemporaine », Noir et Rouge, 31-32, octobre 1965-février 1966, p. 16-23.

4 Moch J., Yougoslavie. Terre d’expérience, Monaco, Éditions du Rocher, 1953, 340 p., p. 169-170.

5 « La raison d’État yougoslave », Esprit, 12, décembre 1957, p. 885-887.

6 Il s’agit de la traduction d’un article d’Edouard Kardelj (Questions actuelles du socialisme, 16, janvier-février 1953, p. 49).

7 Par exemple Rosanvallon P., La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, 440 p., p. 386, note 1.

8 Thorez M., Œuvres choisies, tome 3 : 1953-1964, Paris, Éditions sociales, 1965, 588 p., p. 196.

9 « Les luttes de classes en Algérie », Internationale situationniste, 10, mars 1966, p. 20.

10 Autogestion. Études, débats, documents. La revue devient en 1970 Autogestion et socialisme, puis, de 1980 à 1986, Autogestions.

11 « Henri Lefebvre ouvre le débat sur la théorie de l’autogestion », Autogestion, 1, décembre 1966, p. 69.

12 « Georges Gurvitch : une théorie sociologique de l’autogestion », ibid., p. 12.

13 « Les luttes de classes… », art. cit., p. 20.

14 Guérin D., « L’autogestion contemporaine », art. cit., p. 20.

15 Ibid., p. 16.

16 Ibid., p. 23.

17 Voir l’éditorial « Cohnbendistes ? » du numéro 42-43 paru en 1968, reproduit dans Noir et Rouge. Anthologie 1956-1970, 1982, p. 142-144.

18 Bourdet Y., « Anarchistes et marxistes », Autogestion et socialisme, 18-19, janvier-avril 1972, p. 3.

19 Ibid., p. 5.

20 Bancal J., « Proudhon : une pratique de l’autogestion. Les apports théoriques », Autogestion et socialisme, 7, décembre 1968, p. 153.

21 Lefebvre H., « Problèmes théoriques… », art. cit., p. 67.

22 Maire E., « Introduction », Syndicalisme, spécial « Autogestion », novembre 1972, p. 5.

23 Georgi F., L’invention de la CFDT 1957-1970, Paris, Éd. de l’Atelier/CNRS Éditions, 1995, 652 p., p. 461-475.

24 Détraz A., « Les travailleurs ont découvert le sens d’une nouvelle vie », Syndicalisme Magazine, 10 juin 1968.

25 Ibid.

26 Détraz A. (« Réflexions sur l’origine, les expériences et les théories de l’autogestion », Formation, mars-avril 1969) invite les militants à consulter la revue Autogestion et même Noir et Rouge.

27 Vignaux P., « La CFDT : du syndicalisme chrétien au “gauchissement” », Contrepoint, 9, janvier 1973, p. 195-205.

28 Vignaux P., « Notes pour une réflexion sur Mai 68 », 13 octobre 1968, Archives CFDT.

29 Morin E., « La commune étudiante », in Morin E., Lefort Cl. et Castoriadis C., La Brèche, Paris, Fayard, nouvelle éd. 2008, 286 p., p. 37.

30 « Problèmes économiques du socialisme démocratique », Reconstruction, automne 1969.

31 Rosanvallon P. (Groupe de travail orientation), « Plan et marché dans le socialisme » et « note annexe », janvier 1971, Archives CFDT.

32 Chauvey D., Autogestion, Paris, Le Seuil, 1970, 254 p., p. 90-92.

33 Syndicalisme Magazine, novembre 1972, p. 20.

34 Rosanvallon P., « Théorie et pratique de l’autogestion yougoslave », CFDT Aujourd’hui, 5, janvier-février 1974, p. 70.

35 Ibid., p. 71.

36 Ibid., p. 72.

37 Maire E. et Julliard J., La CFDT d’aujourd’hui, Paris, Le Seuil, 1975, 206 p., p. 182-186. L’influence de Paul Vignaux est ici sensible.

38 Grémion P., « La question du régime politique autorisant l’autogestion reste entière », Projet, 114, avril 1977, p. 407.

39 Baechler J., « Libéralisme et autogestion », Commentaire, 1, 1978, p. 27.

40 Ibid., p. 32.

41 Ibid., p. 37-38.

42 Ibid, p. 38.

43 Rosanvallon P., « Témoignage », Revue française d’histoire des idées politiques, 2, 2e semestre 1995, p. 362.

44 Rosanvallon P. et Viveret P., Pour une nouvelle culture politique, Paris, Le Seuil, 1977, 154 p.

45 Ibid., p. 128.

46 Ibid., p. 126.

47 Ibid.

48 Lindenberg D., « Au milieu du gué », Le Matin, 30 décembre 1977, p. 11.

49 Extraits reproduits dans Evin K., Michel Rocard ou l’art du possible, Paris, Jean-Claude Simoën, 1979, 244 p., p. 185-189.

50 Joxe P., « À propos du marché », La nouvelle revue socialiste, 22, 1977, p. 21-31.

51 Rocard M., Parler vrai, Paris, Le Seuil, 1979, 170 p., p. 76-84.

52 Chevènement J.-P., « Connaître l’adversaire pour le combattre », Repères, 55-56, juillet-septembre 1978, p. 82-101.

53 Motchane D., « Autogestion », NON !, Repères pour le socialisme, 1, mai-juin 1980, p. 23-24.

54 Ibid. L’auteur cite des extraits du débat organisé par L’Expansion et publié en mai 1978.

55 « Mais où est donc passée… », art. cit., p. 188.

56 Lip-la-lune, supplément à UIMM actualités, octobre 1973.

57 François Ceyrac aux Assises nationales des entreprises de 1977, cité par Magniadas J., « Nouvelles stratégies du management et autogestion », in Georgi F. (dir.), Autogestion, la dernière utopie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, 612 p., p. 443.

58 Dalle F. et alii, Dynamique de l’auto-réforme de l’entreprise, Paris, Masson, 1976, 156 p.

59 « L’autogestion », note préparée par Henri Lepage, Institut de l’entreprise, septembre 1976, p. 20-21.

60 Lepage H., Autogestion et capitalisme. Réponse à l’anti-économie, Paris, Masson, 1978, 258 p.

61 La CFDT, au milieu des années 1980, reconnaît ainsi la liberté d’entreprendre et la légitimité du chef d’entreprise, acceptant de négocier sur les bases de compromis impliquant moins de rigidités pour les entreprises contre davantage de responsabilités pour les salariés.

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