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1968, entre libération et libéralisation

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Michel Margairaz
, 
Danielle Tartakowsky

Deuxième partie. L'école libérée et la culture sans entrave ?

Quand les réalisateurs de films entrent en scène en Mai 68 : libération ou libéralisation du cinéma français ?

Sonia Bruneau

Texte intégral

1L’histoire de la Société des réalisateurs de films (SRF) recèle plusieurs ambiguïtés. Cette association regroupe plus de 80 % des réalisateurs, ce qui est plutôt rare pour une organisation corporatiste et en même temps, elle ne vise pas uniquement à défendre les intérêts spécifiques des cinéastes. Son leitmotiv pourrait se résumer par la formule « un cinéma en liberté » : liberté vis-à-vis de la censure, liberté de conception, liberté de production, autant de combats qui ont pu par moments aller dans le sens d’une libéralisation économique. Les réalisateurs de la SRF ont en effet œuvré à la fois pour montrer des films librement en organisant la Quinzaine des réalisateurs à Cannes par exemple, mais ont aussi cherché à assouplir la réglementation afin de pouvoir choisir leurs méthodes de production.

2Bien entendu, certains auteurs de la Nouvelle Vague ont déjà remis en cause la lourdeur de l’encadrement du cinéma. En ce sens, la Société des réalisateurs poursuit un processus amorcé bien avant elle : la diffusion d’une culture cinéphilique à travers le mouvement des ciné-clubs et de la critique depuis les années cinquante, la politique des auteurs puis le succès de la Nouvelle Vague, contribuent à légitimer la spécificité de la position de l’auteur. Et en même temps, la SRF est créée le 14 juin 1968 dans la foulée des États généraux du cinéma qui réunissent encore dix jours plus tôt entre 1 500 et 2 000 professionnels du cinéma. Les réalisateurs se donnent un outil institutionnel pour asseoir leur autorité, mais revendiquent une place et un rôle plus larges qu’un simple corporatisme, qui portent aussi la marque de Mai 68.

  • 1 Régis Debray analyse Mai 68 comme un « moment de réconciliation qui a remis le système en selle »  (...)
  • 2 Cette thèse est largement reprise par Paul Yonnet dans la table ronde avec Jacques Baynac, Henri W (...)

3Le choix de se focaliser sur la voie suivie par les réalisateurs au sein de la SRF tient à plusieurs raisons. Quand plusieurs interprétations ont pu faire de Mai 68 une révolution libérale, libertariste, un relais entre d’archaïques rentiers et des entrepreneurs modernes, forts et conquérants1, quand Mai 68 peut se voir ramené à un moment de modernisation du capitalisme2, on a préféré prendre comme point de départ des parcours, s’appuyer sur le concret et la subjectivité d’expériences qui se forgent en partie dans le creuset de Mai 68. En partie car, on l’a dit, si des hommes et des femmes s’y rencontrent et répondent à leur manière aux questions posées lors des États généraux, certains réseaux sont constitués et ont déjà développé de riches réflexions. S’appuyer sur des vécus tangibles permet de ne pas « surestimer » les retombées de l’événement ou plus exactement de ne pas plaquer sur Mai 68 un développement ultérieur. L’idée est de suivre des continuités, mais aussi d’appréhender d’autres types de liens qui pourraient paraître moins évidents, plus relâchés et cependant éprouvés ; de pouvoir saisir des filiations là où elles n’étaient pas attendues, comme des sauts et des ruptures quand il y en a. Et par rapport à d’autres parcours, celui des réalisateurs de la SRF a une visibilité claire. Leur lien avec les États généraux du cinéma est plus évident que pour d’autres chemins suivis. Si les projets et les ambitions des États généraux ne se sont pas toujours concrétisés, l’événement est indissociable des horizons qu’il a ouverts. Les questions demeurent présentes bien après les événements. Mais l’« héritage » de ces semaines de mai et juin ne se construit pas nécessairement de façon linéaire.

4Mesurer ce que les réalisateurs retiennent, les endroits où ils se placent en continuité (réelle ou revendiquée), comme ceux où ils rompent volontairement. Mai 68 donne certainement un souffle particulier et procure à de nombreuses personnes l’envie de s’engager, mais diffuse aussi toute une critique de la spécialisation et du « réformisme » qui pourrait mettre en porte à faux la toute nouvelle Société des réalisateurs.

  • 3 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs. 1968-2008 une construction d’identités co (...)
  • 4 Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine : Festival de Cannes : 20e anniversaire, Paris, Éd. (...)
  • 5 En particulier Jérôme Kanapa, Jacques Poitrenaud, François Porcile qui font partie des membres fon (...)
  • 6 Voir notes supra.

5Les sources pour aborder l’histoire de la SRF sont plutôt lacunaires. Il n’existe qu’un livre récemment paru d’Olivier Thévenin3 sur la Quinzaine des réalisateurs qui aborde en filigrane l’histoire de l’association. La SRF a édité des catalogues pour le vingtième et le vingt-cinquième anniversaire de la Quinzaine des réalisateurs4 qui regroupent de nombreux témoignages. De notre côté, nous avons mené des entretiens avec plusieurs personnes investies dès l’origine au sein de la Société des réalisateurs, ce qui a permis de filer des parcours5, mais aussi d’entrer dans des conflictualités qu’il n’était pas toujours évident de comprendre. Leur expérience se raconte néanmoins rarement au regard des problématiques qui comptaient alors. C’est pourquoi il a été utile de glaner des sources publiées à l’époque : programmes d’action, manifestes, lettres d’information, entretiens avec des cinéastes publiés dans la presse spécialisée6.

6Plutôt que démontrer que leur histoire conduit nécessairement à une libéralisation économique, l’intérêt est de montrer les points où libération et libéralisation peuvent se rejoindre, de relever les ambiguïtés de cette aspiration à une plus grande liberté, mais aussi de la socialiser et de l’historiciser. Dans ce premier temps, il s’agit de comprendre comment la création de la SRF est si bien acceptée alors qu’elle aurait pu soulever de nombreuses critiques, de voir où se placent les réalisateurs, ce qu’ils tirent de Mai 68, là où ils s’en démarquent ; puis dans un second temps, de suivre leur parcours sur un moyen terme et les problèmes posés par leurs velléités de liberté et enfin, dans un troisième temps, d’analyser à travers l’histoire de la Quinzaine des réalisateurs, comment leur projet initial a subi des déplacements successifs.

Quand l’entrée en scène de la SRF aurait pu être très critiquée

  • 7 Pour une analyse du projet de synthèse et des différents projets des États généraux, voir Bruneau (...)

7Aussi appelés « le cinéma s’insurge », les États généraux du cinéma organisent non seulement le tournage des événements en Mai 68, mais en viennent également à repenser la manière dont le cinéma se conçoit et se fabrique. À force de discussions tumultueuses, les diverses professions du cinéma présentes parviennent à se mettre d’accord sur quelques propositions communes : le projet de synthèse issu de différentes propositions met en œuvre un secteur public autogéré à côté d’un secteur privé relativement préservé7. Des unités de production autogérées visent à dépasser la division du travail et la hiérarchie des postes existant au sein du tournage, à recentrer le processus de fabrication du film autour de la création, en le libérant du poids de l’argent et des multiples intermédiaires, à ouvrir le cinéma aux non professionnels. Tout le monde doit pouvoir être un auteur. Alors que ces propositions ont été élaborées à un moment où les professionnels du cinéma pouvaient raisonnablement penser qu’il leur appartenait de décider du sort du cinéma, c’est dans un tout autre contexte qu’intervient le vote du projet de synthèse, dont la mouture finale ne recueille qu’opprobres et réprobations. Les rangs des États généraux se vident sur cette déception, le 5 juin.

8Une centaine de cinéastes décident alors de constituer l’association des États généraux afin de finir et diffuser les films réalisés pendant les événements, mais en gardant une perspective révolutionnaire. Les réalisateurs se réunissent de leur côté et fondent la Société des réalisateurs de films le 14 juin 1968 : ils situent clairement leur action dans une perspective « pragmatique » par opposition à l’irréalisme des propositions des États généraux. En dépit de son affirmation à changer le système de l’intérieur et en dépit de l’affirmation de l’autorité du réalisateur, la SRF est étonnement tout de suite bien accueillie. En filigrane, la question de ce premier temps est de savoir ce que la SRF retient des États généraux, là où elle s’en démarque, en somme, comment elle arrive à prendre comme modèle et anti-modèle Mai 68, comment elle parvient à conjuguer plusieurs types d’attentes, mais aussi à désamorcer les critiques, en somme d’essayer d’entrer dans la compréhension d’une entrée en scène si réussie, quand cela n’a rien d’évident.

Une SRF qui poursuit et rompt avec Mai 68

  • 8 Citée dans un article intitulé « Des États généraux à l’Association des réalisateurs », Le Technic (...)

9La Société des réalisateurs de films est créée le 14 juin 1968 dans le dessein de « défendre les libertés artistiques, morales, professionnelles et économiques de la création et de participer à l’élaboration de nouvelles structures du cinéma8 ».

  • 9 Société des réalisateurs de films, Annuaire 1968, fonds Le Chanois, 158, boîte 35, BIFI.

10Le 25 juin, la SRF qui compte déjà une centaine de membres, tient sa première assemblée générale dans les locaux de la Cinémathèque. L’élection du premier conseil d’administration de la SRF a lieu : Louis Malle, Jacques Doniol-Valcroze, Philippe de Broca, Alex Joffé, René Allio aux postes de vice-présidents ; Jean-Gabriel Albicocco, Jacques Deray, Pierre Kast, Jacques Poitrenaud et Luc Moullet au bureau ; Jacques Rivette, Jacques Rozier, Jean-Daniel Pollet, Jean-Paul Rappeneau, Claude Lelouch, Michel Cournot, Marcel Carné, Louis Daquin, Philippe Arthuys et Jean Becker étant membres du conseil9. Si ce mélange peut sembler singulier, entre les mois de février et d’avril 1968, l’« affaire Langlois » a déjà provoqué des rapprochements inattendus entre réalisateurs provenant d’horizons politiques et cinématographiques distincts. Un cap supplémentaire est franchi lors de la rédaction du projet de synthèse des États généraux. Cette expérience collective inédite permet de tisser des liens originaux entre des réalisateurs qui se pensent « différents ». Sur vingt et un membres que compte le conseil d’administration de la Société des réalisateurs, dix-huit sont issus des groupes Malle et Cournot, qui ont dû accorder leurs projets respectifs.

  • 10 États généraux du cinéma français, « Projet de nouvelles structures », 5 juin 1968, dossier « État (...)

11Ce n’est pourtant pas dans le contenu de ces propositions que se trouve la continuité avec la SRF. Les réalisateurs ne définissent plus leur alliance autour de la critique étendue des logiques de profit à l’œuvre dans leur secteur, ou dans la volonté de rompre avec la division du travail cinématographique, comme ils n’envisagent plus de créer un secteur public autogéré à côté d’un secteur privé10. L’alchimie a pris ailleurs. La Société des réalisateurs retient des États généraux une forme d’esprit de mai, celui d’une discussion ouverte, d’un respect de toutes les tendances afin de remédier « collectivement » à la crise du cinéma.

12Lors de cette même assemblée générale de la fin de juin 1968, Robert Enrico, son président, définit la nature et l’orientation du nouveau mouvement :

  • 11 « Des États généraux à l’Association des réalisateurs », Le Technicien du Film, art. cit., p. 2-3.

« Notre programme, c’est nous qui devons l’établir ensemble […]. À partir du moment où nous reconnaissons que le cinéma est malade, nous avons le devoir de nous battre pour faire valoir notre opinion, et que donc cette association doit être un instrument de combat, et comme l’ont dit certains, peut-être une quatrième force, face aux diverses instances privées, officielles ou syndicales qui jusqu’à présent ont géré les affaires cinématographiques sans nous consulter11. »

13Ce propos est à tempérer dans la mesure où les réalisateurs sont présents au sein de la section « réalisation » du Syndicat des techniciens, présidé généralement par un réalisateur. Le Syndicat des techniciens porte mal son nom. En revanche, il est vrai que la plupart des auteurs apparentés à la Nouvelle Vague s’en sont tenus éloignés, alors qu’ils vont activement participer à la SRF. L’argumentation d’Enrico est subtile. Il a pleinement conscience d’intervenir après une période d’intense mobilisation où de nombreux réalisateurs ont découvert l’activisme politique et où l’attentisme est stigmatisé. En insistant sur la nécessité et l’obligation morale d’agir, son discours renoue avec une dimension exaltante de Mai 68 : le sentiment d’avoir prise sur le monde. Enrico place la SRF sous le signe du combat tout en avançant des revendications et des propositions concrètes. Un pragmatisme qui se démarque du caractère « utopique » des États généraux, que beaucoup considèrent a posteriori comme une erreur.

14Dans leur programme d’action immédiate, publié dès la fin du mois de juillet 1968, les réalisateurs assument sans complexe leur position « réformiste » :

  • 12 Société des réalisateurs de films, Programme d’action immédiate, juillet 1968, document ronéotypé, (...)

« La façon de faire et d’exploiter les films nous paraît dépassée et condamnée à plus ou moins longue échéance. Certes, dans le contexte capitaliste de notre économie, un changement radical n’est pas possible, même si le dirigisme actuel offre de larges possibilités de modifications. Le système traditionnel va survivre plus ou moins bien, mais la plupart des mesures que nous proposons ne peuvent que lui être utile et permettre peu à peu sa transformation12. »

15Il peut exister des interprétations divergentes en fonction de la lecture du début ou de la fin du paragraphe : souhaiter la disparition du système ou être utile à sa transformation. L’analyse de la SRF parvient ainsi à composer avec les sensibilités politiques différentes de ses adhérents, et à ménager toutes les susceptibilités, car elle souhaite négocier aussi bien avec la Fédération nationale du spectacle-CGT qu’avec les syndicats de producteurs, de distributeurs et d’exploitants.

Des critiques en sourdine

  • 13 Non signé, « Les États généraux depuis mai », Le Cinéma s’insurge, Paris, Le Terrain vague, 1969, (...)

16De son côté, l’association des États généraux n’imagine pas participer à des réformes ou engager un dialogue avec l’« État bourgeois13 ». Toutefois, elle ne remet pas en question la « nécessité pour les travailleurs de continuer à travailler dans le système pour gagner leurs moyens de subsistance », prônée par la SRF, ni la lutte sur le terrain syndical.

  • 14 Non signé, « Pour un cinéma militant », Le Cinéma s’insurge, ibid., no 3, p. 5.

17Dans un contexte « où la bourgeoisie déclenche une attaque générale contre le mouvement ouvrier14 », elle considère que l’action de la Société des réalisateurs n’est pas contradictoire avec la sienne, mais qu’au contraire, toutes deux peuvent être complémentaires.

  • 15 Société des réalisateurs de films, Programme d’action immédiate, op. cit., p. 9.

18En revanche, le Syndicat des techniciens est inévitablement moins bien disposé à composer avec une SRF dont le programme d’action réclame sans détour, « la liberté de pouvoir réinventer pour chaque film, et pour son usage propre, les moyens, les méthodes et les techniques considérées comme nécessaires. L’autorisation de tournage devra se limiter exclusivement au strict contrôle du financement et des conditions financières d’exécution du film15 ».

  • 16 Ibid., p. 10.

19Cela revient à remettre en question l’équipe minimum et les cartes professionnelles. La première impose un certain nombre de postes pour être autorisé à tourner, ce qui empêche de pouvoir faire des films en équipe réduite. Les cartes professionnelles, quant à elles, exigent de tout aspirant cinéaste de suivre un lent parcours de troisième, second, puis premier assistant, tant et si bien par exemple qu’un metteur en scène ne peut réaliser son premier film qu’après dix ou quinze années de carrière. Un réalisateur ne doit donc pas se voir imposer de parcours professionnel et doit être libre de choisir ses collaborateurs, qu’ils possèdent une carte professionnelle ou non16. Cependant, la Société des réalisateurs accompagne sa proposition d’une condition, en précisant qu’il appartient aux techniciens de décider eux-mêmes de la conservation de la carte professionnelle. Les réalisateurs n’attaquent pas frontalement les acquis défendus par le Syndicat des techniciens, mais ils revendiquent clairement leur souhait de disposer d’une plus grande marge de manœuvre.

20Dans leur journal, les techniciens du Syndicat raillent avec un certain humour la création de la SRF, mais ne souhaitent pas aller à l’encontre de l’association :

  • 17 Ibid.

« La Société des réalisateurs de films est créée, l’aristocratie du metteur en scène, homme de bon conseil, est renversée. La bourgeoisie industrieuse prend le pouvoir et les sans-culottes de l’audiovisuel rengainent provisoirement leurs armes et se replient dans l’association des États généraux. Des faits concrets prouvent aujourd’hui qu’il serait vain et inefficace, sinon réactionnaire, de lutter contre l’action et la réalité d’une association comme la Société des réalisateurs de films (SRF)17. »

  • 18 Entretien, 17 mai 2002.

21Pour expliquer l’absence d’opposition de son organisation envers la SRF, Henri Clairon, opérateur de prise de vue et membre du bureau du Syndicat des techniciens en 1968, préfère évoquer la situation intenable des réalisateurs producteurs de leurs films18, qui ne peuvent plus faire partie du Syndicat des techniciens à cause d’intérêts contradictoires, sans partager non plus les positions de la Chambre des producteurs. La SRF remédie à ce « vide syndical » en permettant aux réalisateurs-producteurs d’être représentés dans une instance spécifique.

  • 19 La rédaction, « Au temps du reflux », Positif, no 96, juin-juillet 1968, p. 7.

22Mise à part la rédaction de Positif19, aucune revue de cinéma n’émet de jugement réprobateur vis-à-vis de la création de la SRF. Robert Lapoujade dans les Cahiers du cinéma ne paraît ainsi pas savoir quoi penser de cette Société des réalisateurs de films qui recouvre une palette suffisamment large de sensibilités pour imaginer des actions conjointes avec les États généraux.

Aux sources d’une certaine mansuétude

  • 20 Ibid., p. 2-3.

23Le syncrétisme de la Société des réalisateurs désamorce la formulation de critiques en intégrant d’emblée tous les réalisateurs dans son projet, y compris ceux qui auraient pu s’y sentir « extérieurs ». Les membres de la Société des réalisateurs veulent se démarquer clairement des organisations syndicales, d’autant que celles-ci ont pu être très critiquées à l’issue de Mai 68. À commencer par la dénomination choisie, le terme de « société » témoigne de la vocation première de la SRF : réunir tous les réalisateurs quelle que soit leur famille professionnelle ou obédience politique. Dans son programme d’action immédiate, la Société des réalisateurs explicite son rejet de la frontière entre cinéma de divertissement et de création et refuse d’opposer la politique des auteurs à la « Qualité française ». Il s’agit bien de rassembler tous les réalisateurs, y compris ceux qui agissent en dehors du système (la SRF soutient par exemple la création d’unités de production autogérées20).

  • 21 Entretien, 29 novembre 2002.
  • 22 Darré Y., « Les créateurs dans la division du travail : le cas du cinéma d’auteur », in Moulin R. (...)

24La volonté première de la SRF de rassembler tous les réalisateurs aurait par ailleurs pu poser problème. Une partie importante des membres fondateurs vient du PCF mais, selon Jérôme Kanapa, qui participe à la création de la SRF comme jeune assistant de Berri et s’y investit pendant plus de quinze ans, ces personnes, qui ont une pratique politique comme Daquin sont animées par un « esprit d’ouverture21 ». Le temps où les critiques communistes prenaient, contre toute attente, le parti de la Nouvelle Vague a certainement préparé le lit de cette drôle d’alliance. Si le contexte idéologique et syndical de 1968 ne rend pas évidente l’entrée en scène de la SRF, la réussite de cet outil institutionnel est aussi portée par un processus né dans le creuset cinéphilique des années cinquante et par le phénomène Nouvelle Vague, dont le succès a imposé durablement la figure du réalisateur. La manière d’aborder la profession de techniciens a pu aussi s’en trouver altérée en profondeur en se définissant davantage autour de la compréhension des partis pris de l’auteur22. Y compris au sein du Syndicat, les problèmes posés par la rigidité des normes syndicales ont fait débat au cours des années soixante. La remise en question de la suprématie du réalisateur en Mai 68 paraît avoir à peine écorné son autorité morale. Et la suite de son histoire ne va pas le démentir.

25Le rapport de force favorable à l’association des réalisateurs constitue par ailleurs une hypothèse vraisemblable pour comprendre la relative absence de critiques formulée en public à l’encontre de la SRF. C’est l’opinion de Thierry Derocles, jeune chef monteur très investi syndicalement à cette époque :

  • 23 Thierry Derocles, entretien 16 décembre 2004.

« Ils [les gens du syndicat] ne peuvent rien faire. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ? Bien entendu cela leur a posé problème. Mais le mouvement de la SRF était tellement fort. Tout de suite, tout le monde, tous les réalisateurs y sont allés. Il a bien fallu faire avec23. »

  • 24 Martin M. et Gevaudan F., « Mai 68-Mai 69 : le point un an après. La SRF et les États généraux du (...)

26La Société des réalisateurs de films réussit ainsi à s’imposer comme un interlocuteur incontournable en rassemblant d’emblée la grande majorité des réalisateurs. Dès l’été 1968, la SRF compte cent quatre-vingts adhérents, plus de deux cents l’année suivante, ce qui représente environ 80 % de la profession24.

Les ambiguïtés de la défense des intérêts des réalisateurs

Quand l’imagination se rapproche du pouvoir

27Il est difficile de s’opposer à une telle force d’autant plus que la SRF est immédiatement bien accueillie dans les institutions du cinéma. Le directeur du CNC, André Holleaux y perçoit un retour à la raison après les tumultes des États généraux :

  • 25 Non signé, « Des États généraux à l’Association des réalisateurs », art. cit., p. 2.

« L’amour extrême que les cinéastes portent à leur métier a fait que ces discussions ont été souvent désordonnées, mais on le constate souvent une fois encore, c’est la passion qui engendre la raison, c’est l’esprit révolutionnaire qui permet les réformes… Pour conclure, je tiens à redire que le Centre du cinéma doit être un organisme OUVERT à tous et à tout25. »

  • 26 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 86.
  • 27 Voir Degand Cl., Le cinéma, cette industrie, Paris, Éditions techniques et économiques, 1972, 272  (...)

28André Astoux, le successeur d’André Holleaux de 1970 à 1973, entretient également de bonnes relations avec Jacques Doniol-Valcroze et Pierre Kast. Ces deux membres clé de la SRF et le directeur du CNC sont des anciens membres de la Résistance : leurs relations seront « marquées par un respect mutuel et une confiance fondée en partie sur cette expérience commune26 », explique Olivier Thévenin. Après les rencontres organisées en 1970 à Cerisy qui multiplient les tables rondes sur l’avenir du cinéma français27, André Astoux peut même se voir reprocher de partager une trop grande proximité avec la SRF :

  • 28 Astoux A., Ce maudit cinéma, Paris, Éd. Lattès, 1974, p. 50.

« Lorsque je revins à Paris, mon ami Pierre Juillet, chargé de mission auprès du président de la République, m’invita à venir le voir. Il ne connaissait pas encore les résultats de notre rencontre de Cerisy. Il en était resté aux échos qui lui étaient parvenus avant qu’elle ait lieu. Ces échos venaient de quelques personnalités du cinéma, producteurs, distributeurs, metteurs en scène, qui n’étaient pas affiliés à la SRF. […] Dès lors, je n’étais pas digne de leur confiance. Pis, j’étais un être dangereux parce que j’entretenais des relations avec la SRF, ce repaire de “gauchistes”28. »

29La SRF bénéficie ainsi d’un climat d’ouverture au sein du CNC. Leur rapport à l’État est empreint d’ambivalence. Les propositions des cinéastes en Mai 68 ont beau entretenir encore une dépendance à la sphère étatique, elles supposent qu’ils seront maîtres du secteur public à travers la mise en place de cellules autogérées. Au sortir des événements, les réalisateurs se donnent un outil institutionnel pour s’affirmer comme interlocuteur privilégié et font en sorte d’être représentés dans toutes ses commissions. Autrement dit, ils cherchent à aménager le lien de dépendance à l’État afin de s’y faire entendre et défendre leur place, plutôt que de renverser totalement un rapport inégal.

  • 29 Robert Enrico, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 16.

30Les réalisateurs veulent pouvoir peser dans les institutions dont ils se sentent écartés, la SRF « grignotant jour après jour les bastions des commissions officielles du CNC qui n’étaient alors qu’un débat permanent entre État, patronat et syndicats29 ».

31Les réalisateurs pratiquent une politique d’entrisme au CNC. Au sein de la commission d’agrément, cela leur permet d’exiger un certain nombre de dérogations pour les productions qui ne répondent pas à l’équipe minimum ou dont les membres ne bénéficient pas de cartes professionnelles.

  • 30 Entretien, 29 novembre 2002.
  • 31 La décision réglementaire no 51 du 10 juillet 1964 fixant les conditions de délivrance de la carte (...)
  • 32 Ce changement des pratiques cinématographiques doit aussi se comprendre au regard de l’arrivée en (...)

32« On a fait évoluer les choses dans un esprit de tolérance30 », résume Jérôme Kanapa. On peut toutefois se demander si cet esprit de tolérance n’a pas eu un effet pervers : en systématisant les dérogations, les normes ont été peu modifiées31, induisant aujourd’hui un décalage démesuré entre réglementation et pratiques32. En tout état de cause, les réalisateurs peuvent sur ces points se trouver en accord avec les producteurs tandis que le Syndicat des techniciens essaie de rester ferme sur le respect des conventions collectives. Une déréglementation, synonyme pour les uns d’une plus grande autonomie, d’une plus grande liberté de création, de pouvoir faire des films sans nécessairement disposer de budgets considérables. Et pour les autres, synonyme d’une libéralisation économique, d’une fragilisation de l’emploi et de productions dans des conditions de plus en plus précaires. Quand la liberté de création frise avec la libéralisation…

La défense des intérêts du réalisateur

33La SRF cherche à défendre la diversité de la création, et à l’intérieur de celle-ci, il est exact que le cinéma d’auteur est encore en grande partie « hors-la-loi » en 1968. Au CNC, elle contribue à institutionnaliser les techniques de production défendues par la Nouvelle Vague. Au-delà des problèmes posés par les cartes professionnelles et les équipes réduites déjà mentionnées, l’avance sur recettes devient clairement un soutien aux films à petits budgets. Le montant des avances est limité à 500 000 francs afin d’écarter du soutien sélectif les films à gros budget. Et les conditions d’avances sont rendues d’autant plus avantageuses que le financement du projet comporte des mécanismes d’intéressement des collaborateurs.

  • 33 Nous n’avons pas pu vérifier ce récit recueilli en entretien (29 novembre 2002).
  • 34 Pour plus de précisions, voir l’article 4 de la décision réglementaire no 12 du 2 mars 1948 relati (...)

34La SRF défend de cette manière le réalisateur de films difficiles, de films à petit budget, de celui qui essaie de maîtriser le processus créatif. Mais elle le fait autrement que la Nouvelle Vague, en n’opposant pas les différents types de productions et de cinématographies, en défendant la création au sens large. Il s’agit surtout de créer les conditions pour que les réalisateurs de films d’auteurs, comme de films de divertissement, soient en position de maîtrise. Il est par conséquent compréhensible que la question de la production occupe une place importante dès les débuts de la SRF. Une partie du premier conseil d’administration de la SRF participe lors des États généraux à l’élaboration du projet 19 qui analyse déjà les pratiques des réalisateurs-producteurs comme une façon d’« autogérer » le processus filmique. Au cours d’une des réunions inaugurales, raconte Jérôme Kanapa, un débat opposerait d’ailleurs ceux qui veulent fonder une association de réalisateurs et ceux qui, comme Berri défendent l’idée d’une association de réalisateurs-producteurs33. La majorité se prononcerait pour une association de réalisateurs dans laquelle les réalisateurs-producteurs auraient leur place. Dès l’été 1968, le capital minimum pour monter une société de production est d’ailleurs abaissé de 300 000 à 100 000 francs pour les réalisateurs-producteurs, alors qu’auparavant, il fallait bénéficier d’une dérogation exceptionnelle qui se limitait à la coproduction34.

  • 35 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 89.

35La SRF encourage l’activité de réalisateur-producteur, car elle « devient un modèle possible pour pouvoir jouir d’une plus grande liberté pour concevoir des films à l’intérieur d’un modèle économique affranchi des lourdeurs corporatives (François Truffaut mais également Claude Berri incarnent des exemples de ce nouveau profil de réalisateur-producteur)35 ».

36Ainsi, la SRF cherche à défendre le créateur contre les entraves qui viennent à la fois des normes syndicales comme des attentes des producteurs, et ainsi à affirmer une figure de réalisateur « maître » du processus filmique.

Imposer un espace de liberté : la Quinzaine des réalisateurs

37Le rôle de la Société des réalisateurs de films ne se borne pourtant pas à la défense des intérêts du réalisateur. Très rapidement, l’association réussit à s’imposer comme une force publique : création et animation de la Quinzaine des réalisateurs, participation à l’Agence du court métrage, à la Fédération européenne des réalisateurs de l’audiovisuel, mobilisation pour la défense du fonds de soutien, de l’Art et essai, de l’Exception culturelle, la SRF est présente un peu partout et devient incontournable.

38Parmi toutes ces mobilisations, la Quinzaine des réalisateurs occupe une place à part. Ce festival, qui se déroule en parallèle du Festival de Cannes, concourt à donner une visibilité particulière à la SRF, mais aussi à la faire sortir du strict registre d’une association « corporatiste ».

Créer un contre-festival à Cannes

39Lorsque Jean-Gabriel Albicocco propose de créer à Cannes en 1969 un « contre-festival », sa proposition ne recueille pas beaucoup d’enthousiasme :

  • 36 Propos de Jacques Doniol-Valcroze, in Deleau P.-H., La Quinzaine des réalisateurs à Cannes…, op. c (...)

« Fondée dans la foulée de mai 68 et des fameux États généraux du cinéma, indique Jacques Doniol-Valcroze, la SRF s’est voulue, d’abord, pure et dure. Pas de collaboration avec le pouvoir, sinon pour imposer la présence des réalisateurs dans les diverses commissions du Centre national de la cinématographie dont ils avaient toujours été exclus. Dans ce contexte de rigueur, quand, début 69, Jean-Gabriel Albicocco, dit Gaby, proposa que la SRF présente elle-même des films dans le cadre du Festival de Cannes, il n’est pas étonnant que cette idée fût mal accueillie au sein du conseil d’administration de l’association. Le maître mot d’alors était “récupération”. De nombreuses voix s’élevèrent pour s’écrier que nous serions “récupérés” par le Festival officiel que nous avions nous-même interrompu en 6836. »

  • 37 Pierre-Henri Deleau, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 28.
  • 38 Pierre Kast, ibid., p. 137.

40Malgré tout, Jean-Gabriel Albicocco, Jacques Doniol-Valcroze et Pierre Kast réussissent à imposer l’idée au conseil d’administration de la SRF. Ils se fixent quelques principes simples : « Montrer les films à Cannes sans souci de dosage diplomatique ou politique, sans tenir compte des recettes ou des modes, librement, dans toutes les directions, en oubliant les budgets ou les moyens de production, les formats ou les longueurs, sans la sanction d’un jury37 », en somme « sans tenir compte des notoriétés et des box-offices, sans se plier aux habitudes féodales de la diffusion38 ».

41Et Enrico de préciser :

  • 39 Jean-Gabriel Albicocco, ibid., p. 16.

« Notre ambition n’était pas de remplacer un festival par un autre, mais de donner à des films exclus, écartés, cachés, la possibilité d’être vus parallèlement à la compétition dite officielle. Notre ambition était de créer un lieu de rencontre autre que celui des réceptions officielles, des déjeuners d’affaires, de faire de cette Quinzaine une fête spontanée où se mêlent comédiens, auteurs, réalisateurs, techniciens et public39. »

  • 40 Ibid., p. 16 et Jean-Daniel Simon, ibid., p. 19.
  • 41 Pour plus de précisions, voir Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., (...)

42Il s’agit, selon les réalisateurs, de se démarquer d’un Festival de Cannes où le ministère des Affaires étrangères et l’origine d’un film pèsent trop par rapport à la qualité des œuvres, où la Fédération internationale des associations de producteurs de films est toute puissante40, où les cinématographies des pays du Tiers Monde et les jeunes cinéastes ne sont jamais représentés. D’un Festival jugé trop « académique », ayant plus le souci de respecter le protocole que celui de mettre en avant des films. Il est exact que le Festival de Cannes n’est pas nécessairement très ouvert, même si la Semaine de la critique, créée en 1962 par le Syndicat français de la critique du cinéma, a déjà œuvré à faire connaître des démarches originales en se donnant pour mission de « mettre à l’honneur les premières et deuxièmes œuvres des cinéastes du monde entier ». En tout cas, dès sa première édition en 1969, la manifestation qui s’appelle encore « Cinéma en liberté », mais que tout le monde nomme de son sous-titre « Quinzaine des réalisateurs », est un succès. Un coup d’essai très improvisé41, mais qui s’impose tout de suite comme une bouffée d’air.

D’une certaine complémentarité au rapprochement des lignes éditoriales

  • 42 Ibid., p. 91.

43Ce serait néanmoins une erreur de voir dans l’organisation de cette manifestation une opposition absolue au Festival de Cannes. S’il s’agit de se démarquer, les réalisateurs ne boycottent pas pour autant l’Officiel. Jean-Gabriel Albicocco, Pierre-Henri Deleau ou Jacques Doniol-Valcroze entretiennent de très bonnes relations avec son délégué général et considèrent que sans lui, la Quinzaine n’aurait pas pu se faire. Favre le Bret accède ainsi à toutes les demandes des réalisateurs en mettant à leur disposition des locaux et des bureaux lors des premières éditions de la Quinzaine. C’est assurément une manière pour le délégué général de s’assurer que Cannes ne connaisse pas le vent de protestations de l’année 1968, qui secoue de nombreux festivals. Mais il est également vrai que les deux manifestations marchent pendant un temps de concert, l’une servant l’autre42.

44Les réalisateurs découverts par la Quinzaine se retrouvent ainsi souvent peu de temps après en compétition officielle, comme le souligne Pierre Kast au cours de la dixième édition :

  • 43 Pierre Kast, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 136.

« Certes, d’Herzog à Iosseliani, de Kenneth Loach à Joaquim Pedro de Andradre, de Sembene Ousmane à Oshima, de Ruy Guerra aux frères Taviani, de Soutter à Lefebvre, Carlos Diegues, Kluge ou Léon Hirzschman et tant d’autres, le bilan est considérable des films et des auteurs que la Quinzaine a mis en lumière. Certes, la Quinzaine, accueillie à ses débuts avec une indulgence amusée et offensante ou des sarcasmes hostiles, a été copiée, imitée, reproduite, concurrencée plus ou moins sournoisement, avant d’être ce qu’elle est devenue, cette vitrine des auteurs de films, des cinémas des nations peu ou mal accueillis […], depuis la grande audience jusqu’au cinéma militant43. »

  • 44 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 121.

45En effet, le projet initial de la Quinzaine se voit progressivement intégré dans l’Officiel qui crée plusieurs sections parallèles : « les yeux fertiles » (1975), « l’air du temps » (1976), « le passé composé » (1977). Celles-ci finissent par se regrouper en une seule, « un certain regard » en 1978. Le Festival de Cannes rivalise avec la Quinzaine sur son propre terrain. Sa ligne perd de sa « visibilité » et de sa « lisibilité », « dès lors qu’une partie de son projet est récupérée par le Festival officiel44 ».

46Si la Quinzaine n’est plus tout à fait un « contre-festival » au fil des années, ce n’est pas uniquement le fait d’une « récupération » orchestrée par le délégué général du Festival de Cannes. Le mouvement s’exerce à double sens. La manifestation aimerait pouvoir « jouer dans la même cour » que l’Officiel. Le temps où la Quinzaine disposait de peu de moyens et installait les réalisateurs invités dans un petit hôtel près de la gare s’éloigne très vite :

  • 45 Richard Dembo, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 23.

« En 1973, la Quinzaine était une institution. Les boulons étaient serrés, on riait moins. Herzog, Oshima et Ruy Guerra étaient en compétition au Grand palais, on avait gagné ou perdu, je ne sais plus. On avait grandi, c’était sûr45. »

47Les réalisateurs découverts par la Quinzaine bénéficient de la sorte de circuits d’exploitation inespérés. La Quinzaine va toutefois encore faire quelques coûts d’éclat « subversifs », en particulier en 1976, avec le succès de L’Empire des sens de Nagisa Oshima. Le film défraye la chronique, les spectateurs se massent aux séances. Il demeure qu’en se professionnalisant, en augmentant ses budgets, en cherchant à prendre de l’ampleur années après années, en changeant de salles de cinéma afin d’augmenter sa capacité d’accueil, la Quinzaine des réalisateurs tente également de rivaliser avec le Festival de Cannes. Le signe le plus saillant est certainement son installation en 1983 dans le Palais de la Croisette délaissé par l’Officiel.

*

  • 46 Société des réalisateurs de films, Programme d’action immédiate, op. cit., p. 13.

48En définitive, une grande partie du programme d’action immédiate de la SRF a trouvé des aboutissements. Dès l’été 1968, le 16 mm est reconnu par le CNC comme un format professionnel, avalisant la volonté de « non-discrimination entre les formats ». La création d’« un organisme de recherche audio-visuelle46 » trouve son expression dans le Groupement de recherche et d’essai cinématographique, fondé par Pierre Braunberger et M. Chausserie-Laprez en 1969 et destiné à financer les premiers films hors de toute contrainte professionnelle ou technique. Au cours des années soixante-dix, le souhait de la SRF de remplacer la censure par la notion d’information se concrétise. La commission de classification se borne la plupart du temps aujourd’hui à des interdictions au moins de 12, 16 ou 18 ans. La SRF y dispose d’un représentant, et pour les membres de la Société des réalisateurs de films, cela marque une victoire importante : le combat pour la liberté d’expression a pu constituer une cause unanimement partagée. Les réalisateurs sont représentés dans toutes les commissions du CNC et participent à la négociation des accords internationaux, la Quinzaine est devenue une vitrine du cinéma d’auteur, d’un cinéma qui n’est plus « hors-la-loi » et a acquis ses lettres de noblesse. Néanmoins, les réalisateurs ont beau avoir aménagé un espace de liberté, ils ne sont toujours pas ceux qui ont le droit de vie et de mort sur un film. L’imagination s’est rapprochée du pouvoir, mais ce serait abusif de dire qu’elle a pris le pouvoir.

  • 47 Ory P., L’Entre-deux mai : histoire culturelle de la France, mai 1968-mai 1981, Paris, Le Seuil, 1 (...)

49Parallèlement, les références aux « idées de mai » sont reprises et amendées, y compris dans des lieux où elles n’étaient pas attendues. Le marketing y puise de nouveaux leviers de consommation, différents courants politiques de gauche comme de droite vont se mettre à parler la langue de 68. La « respectabilisation des idées de mai47 » a bien eu lieu. Les remises en question portées par l’événement vont s’insuffler un peu partout, mais ce faisant aussi, perdre de leur tranchant. Le rapport critique de la Société des réalisateurs s’est au passage émoussé, ce qui ne va pas sans poser quelques soucis de transmission. Le passage de relais entre les membres fondateurs et les générations suivantes soulève quelques difficultés. L’expérience des États généraux a certainement donné une énergie particulière aux membres fondateurs, celle de dépasser les antagonismes et de faire avancer les choses collectivement, de prendre en compte toute la diversité des réalisateurs. Mais ce ciment semble disparaître avec le retrait progressif au cours des années soixante-dix des membres fondateurs, qui assument de moins en moins de responsabilités au sein de l’association.

  • 48 Michel Gomez quitte par exemple la SRF pour cette raison, d’après Thévenin O., La S.R.F. et la Qui (...)

50Dans les années quatre-vingt, certaines présidences sont perçues comme des velléités de prise de pouvoir, d’autres sont critiquées à cause de leur caractère trop « militant », trop « politique »48. C’est l’une des raisons du départ des réalisateurs pour l’ARP, la société civile des réalisateurs-producteurs, fondée en 1987 autour de Claude Berri. L’ARP désire clairement séparer la politique des affaires. S’il y a un tournant en terme de libéralisme économique, celui-ci se joue au cours des années quatre-vingt et de surcroît, celui-ci n’est pas franc et total. En rendant systématique les dérogations, réalisateurs et réalisateurs-producteurs ont contribué à une certaine prise de distance par rapport à la réglementation du cinéma, mais cette dernière existe toujours. S’il existe un lien ambigu entre une velléité de liberté et une certaine « libéralisation », ce dernier terme doit être manié avec précaution tant le cinéma est un secteur particulier qui est très encadré légalement. La SRF et l’ARP ne souhaitent pas déréglementer le cinéma français et ne s’inscrivent donc pas exactement dans ce que l’on nomme communément le libéralisme économique. L’une et l’autre font d’ailleurs cause commune quand il s’agit de défendre l’exception culturelle et d’affirmer que le cinéma ne peut pas être une marchandise comme une autre.

Notes

1 Régis Debray analyse Mai 68 comme un « moment de réconciliation qui a remis le système en selle » : « Les apprentis gauchistes se sont retrouvés agents involontaires de la modernisation du capitalisme à l’œuvre dans la France pompidolienne, puis giscardienne. Cette nouvelle industrialisation imposait la disparition des aspects traditionnels, paternalistes et ruraux, précisément jetés à bas au nom d’une révolution culturelle qui, sans s’en apercevoir, est allée au-devant des exigences du système d’exploitation » (cité par Vergez-Chaignon B., « Le tombeau d’une génération. Quarante ans de critique de Mai 68 », Le Débat, no 149, mars-avril 2008, p. 56).

2 Cette thèse est largement reprise par Paul Yonnet dans la table ronde avec Jacques Baynac, Henri Weber, Hervé Le Bras, « Le mystère 68 », Le Débat, no 50, mai-août 1988, p. 60-91.

3 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs. 1968-2008 une construction d’identités collectives, Paris, Éd. Aux lieux d’être, coll. « Mondes contemporains », 2008, 262 p.

4 Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine : Festival de Cannes : 20e anniversaire, Paris, Éd. Quinzaine des réalisateurs, 1988, 282 p. ; du même, La Quinzaine des réalisateurs à Cannes : cinéma en liberté (1969-1993), Paris, Éd. de la Martinière, 1993, 428 p.

5 En particulier Jérôme Kanapa, Jacques Poitrenaud, François Porcile qui font partie des membres fondateurs de la SRF et y occupent des responsabilités pendant plusieurs années. Voir également notes supra.

6 Voir notes supra.

7 Pour une analyse du projet de synthèse et des différents projets des États généraux, voir Bruneau S., « Les cinéastes insurgés en Mai 68 : des hommes et des films pris dans l’événement. Éléments pour une socio-histoire des États généraux du cinéma (1956-1998) », thèse de doctorat, UFR d’études cinématographiques et audiovisuelles, université Paris III Sorbonne nouvelle, sous la direction de Sylvie Lindeperg, novembre 2008, tome 1, p. 262-290.

8 Citée dans un article intitulé « Des États généraux à l’Association des réalisateurs », Le Technicien du Film, 15 juillet 1968-15 septembre 1968, no 151, p. 2-3.

9 Société des réalisateurs de films, Annuaire 1968, fonds Le Chanois, 158, boîte 35, BIFI.

10 États généraux du cinéma français, « Projet de nouvelles structures », 5 juin 1968, dossier « États généraux », cote 2583, fonds d’archives du centre de documentation du CNC, 20 p.

11 « Des États généraux à l’Association des réalisateurs », Le Technicien du Film, art. cit., p. 2-3.

12 Société des réalisateurs de films, Programme d’action immédiate, juillet 1968, document ronéotypé, p. 2, fonds Le Chanois, 158, boîte 35, BIFI.

13 Non signé, « Les États généraux depuis mai », Le Cinéma s’insurge, Paris, Le Terrain vague, 1969, no 3, p. 3.

14 Non signé, « Pour un cinéma militant », Le Cinéma s’insurge, ibid., no 3, p. 5.

15 Société des réalisateurs de films, Programme d’action immédiate, op. cit., p. 9.

16 Ibid., p. 10.

17 Ibid.

18 Entretien, 17 mai 2002.

19 La rédaction, « Au temps du reflux », Positif, no 96, juin-juillet 1968, p. 7.

20 Ibid., p. 2-3.

21 Entretien, 29 novembre 2002.

22 Darré Y., « Les créateurs dans la division du travail : le cas du cinéma d’auteur », in Moulin R. (dir.), Sociologie de l’art, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », rééd. 1999, 460 p., p. 213-222.

23 Thierry Derocles, entretien 16 décembre 2004.

24 Martin M. et Gevaudan F., « Mai 68-Mai 69 : le point un an après. La SRF et les États généraux du cinéma », Cinéma 69, no 137, juin 1969, p. 79.

25 Non signé, « Des États généraux à l’Association des réalisateurs », art. cit., p. 2.

26 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 86.

27 Voir Degand Cl., Le cinéma, cette industrie, Paris, Éditions techniques et économiques, 1972, 272 p., p. 151-152 ; ainsi que Astoux A. (dir.), Bulletin du CNC, no 123-124, 1970.

28 Astoux A., Ce maudit cinéma, Paris, Éd. Lattès, 1974, p. 50.

29 Robert Enrico, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 16.

30 Entretien, 29 novembre 2002.

31 La décision réglementaire no 51 du 10 juillet 1964 fixant les conditions de délivrance de la carte d’identité professionnelle a tout de même été assouplie en 1978, 1988 et 1998 (respectivement par les décisions réglementaires no 51 bis, no 51 ter et no 51 quater).

32 Ce changement des pratiques cinématographiques doit aussi se comprendre au regard de l’arrivée en masse des productions audiovisuelles qui bouleverse les normes et les pratiques.

33 Nous n’avons pas pu vérifier ce récit recueilli en entretien (29 novembre 2002).

34 Pour plus de précisions, voir l’article 4 de la décision réglementaire no 12 du 2 mars 1948 relative aux conditions d’exercice de la profession.

35 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 89.

36 Propos de Jacques Doniol-Valcroze, in Deleau P.-H., La Quinzaine des réalisateurs à Cannes…, op. cit., p. 25.

37 Pierre-Henri Deleau, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 28.

38 Pierre Kast, ibid., p. 137.

39 Jean-Gabriel Albicocco, ibid., p. 16.

40 Ibid., p. 16 et Jean-Daniel Simon, ibid., p. 19.

41 Pour plus de précisions, voir Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 80-82.

42 Ibid., p. 91.

43 Pierre Kast, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 136.

44 Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des Réalisateurs…, op. cit., p. 121.

45 Richard Dembo, in Deleau P.-H., Les réalisateurs de la Quinzaine…, op. cit., p. 23.

46 Société des réalisateurs de films, Programme d’action immédiate, op. cit., p. 13.

47 Ory P., L’Entre-deux mai : histoire culturelle de la France, mai 1968-mai 1981, Paris, Le Seuil, 1983, p. 15.

48 Michel Gomez quitte par exemple la SRF pour cette raison, d’après Thévenin O., La S.R.F. et la Quinzaine des réalisateurs…, op. cit., p. 138.

Auteur

Docteur en études cinématographiques et audiovisuelles, ASSIC, université Paris III

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