1Les commémorations entraînent deux effets pervers : elles conduisent d’une part à isoler l’événement qu’elles rappellent et souvent sacralisent, d’autre part à prononcer des jugements en bien ou en mal qui dispensent de toute explication. Mai 68 n’échappe pas à la règle : les propos se multiplient qui en font une sorte de commencement absolu. Entre ceux qui y voient le début de la récréation dans l’école, ou la fin du respect et de l’autorité, et ceux qui saluent le début de l’émancipation des femmes, de la libération sexuelle, ou d’une modernisation plus générale des mœurs, la convergence est frappante. Des deux côtés, c’est un événement fondateur, qui fait l’objet d’un jugement de valeur.

2L’histoire s’efforce au contraire de replacer l’événement dans son contexte et ses continuités. Mai 68 apparaît alors tout autant comme un aboutissement que comme un point de départ. Pour nous en tenir à l’enseignement – mais l’analyse pourrait être tentée pour d’autres domaines – on ne peut comprendre les « événements » sans les replacer dans une séquence commencée une dizaine d’années plus tôt. La forte croissance des scolarisations de premier cycle, voulue par les familles, mais aussi par le gouvernement qui prolonge à 16 ans l’obligation scolaire (1959), modifie profondément le recrutement des collèges que le ministère construit à la hâte. L’effectif du premier cycle double de 1958 à 1968, passant de 1,17 à 2,39 millions d’élèves, dans des structures profondément remaniées : ce premier cycle s’autonomise en effet dans des collèges d’enseignement général ou secondaire dont l’unification à moyen terme est déjà prévisible.

3Tout le monde pense à l’époque que l’élargissement à toute la classe d’âge de cet enseignement moyen ne peut s’effectuer dans le cadre ancien de l’enseignement secondaire. Les syndicats, malgré leurs divisions, voient dans le plan Langevin-Wallon la référence de la réforme nécessaire. Au ministère, directeurs et inspecteurs sont convaincus de la nécessité de changements profonds. Un conseiller du ministre Christian Fouchet affirme ainsi en 1963 que « les méthodes adaptées à l’heureuse formation d’un petit nombre de privilégiés ne valent plus pour la masse qui envahit les établissements d’enseignement secondaire ».

4Deux ans plus tôt, le conseiller du général de Gaulle, un agrégé de philosophie, lui expliquait qu’il était « dénué de sens » de faire de l’enseignement secondaire classique « un instrument de préparation à la vie pour la masse des élèves moyens ».

5Il poursuivait : « Une organisation scolaire conçue pour l’élite bourgeoise d’un pays malthusien, en stagnation économique et démographique, est venue absorber, dans sa quasi-totalité, la jeunesse d’un pays en pleine expansion1. »

6Une réforme des programmes et des méthodes semble alors le corollaire inéluctable de la généralisation du collège.

7Deux autres facteurs poussent au changement pédagogique, et d’abord l’évolution des deux disciplines majeures que sont le français et les mathématiques. La première est bousculée par l’émergence de la linguistique, qui passe alors pour la plus dure et la plus moderne des sciences sociales et humaines. La grammaire inventée par des générations de maîtres pour enseigner l’orthographe s’en trouve discréditée, sinon ridiculisée. De nouvelles instructions sont nécessaires, qu’une commission présidée par l’inspecteur général Rouchette est chargée de rédiger. Les mathématiques ont été complètement restructurées dans l’enseignement supérieur à partir d’un formalisme algébrique auquel le groupe Bourbaki s’est attaché. Du coup, celles qui s’enseignent semblent dépassées, et l’association des professeurs de mathématiques comme les mathématiciens les plus réputés des facultés réclament qu’on définisse de nouveaux programmes. C’est la tâche confiée en 1966 à la commission Lichnérovicz, du nom du professeur au Collège de France qui la préside.

8Un dernier facteur pousse à une mutation radicale de la pédagogie, c’est l’émergence dans la société française, et notamment dans les entreprises, de formations – et non d’enseignements – inspirées par la psycho-sociologie. L’ambition est de substituer au management autoritaire, vertical, un leadership démocratique plus souple et plus efficace. On voit des cadres participer à des T-Groups ou à des groupes de diagnostic entièrement non directifs ; d’autres formations s’inspirent de Carl Rogers, qui tient en 1966 un séminaire célèbre à Dourdan, pour adopter un style de non-directivité moins radical. Divers organismes proposent des stages de conduite de réunion, de résolution de problèmes, etc. La modernité de ces formations fait ressortir la pauvreté et les limites des méthodes frontales et dogmatiques de l’enseignement traditionnel.

9Ce contexte explique la montée d’un mouvement de réforme pédagogique qui touche de larges secteurs de la société. Le conseiller du général de Gaulle propose en 1963 d’augmenter dans l’appréciation finale des élèves « la part qui revient au travail de toute l’année », de permettre l’usage de documents dans les examens et d’interroger les élèves sur ce qu’ils déclarent le mieux savoir. Il faudrait, dit-il, combiner « la classe auditoire et la classe laboratoire », « placer les élèves dans l’attitude de la découverte ou de la redécouverte », « organiser des travaux en commun qui développent l’esprit de coopération », « développer plutôt les langages […] que les bagages2 ».

10On retrouve les mêmes idées dans une association qui eût alors son moment de notoriété et d’influence, Défense de la Jeunesse scolaire. Elle était dirigée par un conseiller à la Cour des comptes, un professeur de médecine et l’administrateur du Collège de France dont le livre, Rebâtir l’école, eut un certain succès : le débat pédagogique sortait du monde de l’enseignement3.

11Le ministère contribue à ce mouvement. Non seulement il crée les deux commissions disciplinaires déjà citées, mais il met au travail une troisième commission, sur les rythmes scolaires à l’école primaire. Elle conclut à une répartition en trois temps : un temps pour les apprentissages fondamentaux, un autre pour les disciplines d’éveil, et le dernier pour l’éducation physique et sportive. À partir de 1965, l’idée prévaut – signalons cette exception, car elle ne se reproduira pas – qu’avant de généraliser des réformes, il faut les expérimenter. Le ministère lance donc une expérimentation du tierstemps pédagogique comme des projets d’instruction pour l’enseignement du français. Bien plus, il se dote d’un outil spécifique en développant, au sein de ce qui s’appelait alors l’Institut pédagogique national et deviendra l’INRP (Institut national de la recherche pédagogique), le département de recherche pédagogique. Il nomme à sa tête en octobre 1966 un inspecteur d’académie, Louis Legrand, qui avait dirigé des recherches empiriques et jouait un rôle de premier plan dans la commission Rouchette, et il lui donne des moyens : dix emplois nouveaux et quarante-deux décharges de professeurs. Un programme quadriennal de recherche est établi, sur le français à l’école élémentaire, l’échec en lecture, l’orthographe au CM1. En 1968, des recherches ont lieu dans 400 établissements et 95 journées de formation touchent 816 personnes. Pour l’enseignement du français à l’école, 26 groupes expérimentaux dans dix académies touchent 3 326 élèves et 153 maîtres4. Les professeurs et les maîtres impliqués dans ces expérimentations s’en font souvent les avocats et contribuent ainsi à élargir le mouvement réformateur. La Revue française de pédagogie est lancée en octobre 1967. Au même moment, la réforme des enseignements supérieurs de juin 1966 crée la licence et la maîtrise de sciences de l’éducation.

12Avec l’arrivée au ministère d’Alain Peyrefitte, ce mouvement semble devoir déboucher sur des mesures concrètes. Le nouveau ministre établit un programme en vingt-sept points dont le premier est la priorité de l’éducation sur l’instruction. Il présente au Conseil des ministres du 27 février 1968 une communication qui affirme d’entrée de jeu qu’en matière d’enseignement, on a jusqu’ici modifié le contenant et qu’il faut maintenant s’occuper du contenu. Cette communication suscite les réserves du Premier ministre Georges Pompidou et les décisions sont renvoyées à plus tard. Mais, le lendemain, le ministre installe une commission de la rénovation pédagogique. Son projet repose sur cinq principes : l’emploi des méthodes audiovisuelles, la transformation de la relation pédagogique, « c’est-à-dire du rapport maître-élève », le mi-temps pédagogique pour les élèves, le travail en équipe des maîtres et l’allègement des programmes5. Il est résolu à ouvrir à la rentrée suivante dans chaque département une école expérimentale, sur la base du tiers-temps : 15 h pour les enseignements fondamentaux, 7 h ½ pour les activités d’éveil et 7 h ½ pour les activités physiques. Dans chaque académie, un collège appliquerait un programme analogue, avec 11 heures de cours pour les matières fondamentales et 4 heures d’étude dirigées par les professeurs, pas de classement, pas de compositions, et des notes en lettres de A à E. Tout ceci inquiète fort Georges Pompidou.

13Mais le ministère est lui-même quelque peu en retard sur l’opinion. Un grand colloque réunit à Amiens, du 15 au 17 mars 1968, plus de 600 personnes : recteurs, inspecteurs, professeurs de tous les degrés, syndicalistes, journalistes, hauts fonctionnaires, patrons, pour discuter de la rénovation de l’enseignement, et notamment de la formation des maîtres et de la recherche en éducation. On y entend un Roger Grégoire, ancien directeur de la fonction publique, déclarer que si l’élève manifeste peu de dynamisme, cela tient à trois raisons : « On tente de lui transmettre un patrimoine qui lui est indifférent […] à travers des modèles qu’il rejette et à l’aide d’un système hiérarchique que son bon sens et sa dignité ne peuvent tolérer6. »

14Parmi les dix points adoptés figurent la renonciation à une conception exclusivement intellectualiste et encyclopédique de l’enseignement, la transformation des relations pédagogiques et la constitution d’équipes, une formation professionnelle initiale de deux ans sous la forme nouvelle du stage en responsabilité, renforcée par une formation continue animée, dans chaque académie, par un Centre universitaire de formation et de recherche en éducation. La dernière séance est marquée par une intervention du secrétaire général du SNESup, Alain Geismar, qui conclut : « La volonté d’innovation véritable et progressiste se mesure dans les lois d’orientation, les lois-programmes et les budgets, ou bien par la grève ou dans la rue7. »

15L’allocution de clôture du ministre reprend des affirmations qui font alors consensus :

« Les adultes ne peuvent offrir à la jeune génération que des modèles auxquels ils ne croient plus eux-mêmes. […] Le conflit traditionnel des classes d’âge devient crise de civilisation, c’est-à-dire crise de l’éducation. […] La mission de nos maîtres s’exprime en un paradoxe : faire les enfants autres qu’ils ne sont eux-mêmes. Il n’y a pour cela qu’une méthode : c’est que les maîtres se transforment eux-mêmes, ou plutôt qu’ils transforment les méthodes d’un enseignement dont ils sont les premiers à sentir qu’il ne “mord plus” sur les jeunes et les désadaptés à la vie8. »

16À la veille des « événements », le mouvement de réforme pédagogique conduit ainsi à des remises en question plus fondamentales encore que celles des méthodes et des contenus d’enseignement. Ce qui s’exprime, chez Roger Grégoire comme chez Alain Peyrefitte, c’est un doute profond sur la validité des modèles de comportement anciens pour la société de demain. Dans un article de 1965, le sociologue Jean-Claude Chamboredon expliquait la permissivité nouvelle des parents envers leurs enfants par l’incertitude qu’ils éprouvaient quant à la validité future de leurs propres valeurs9. C’est l’une des raisons de la sympathie dont bénéficient les étudiants en mai 1968. Les « événements » fournissent à ce mouvement une impulsion supplémentaire : ils donnent raison aux réformateurs, justifiant leurs analyses et leurs propositions, mais ils n’apportent pas d’idée nouvelle. L’imagination au pouvoir est celle d’avant mai. Le ministre Edgar Faure fait aboutir les réformes qui étaient prêtes : la suppression des compositions et classements ainsi que le remplacement de la notation de 0 à 20 par une notation de A à E (circulaire du 6 janvier 1969), le tiers-temps à l’école et les activités d’éveil (arrêté du 6 août 1969), les mathématiques modernes, qui s’appliquent à la rentrée 1969 en 6^e et en 2^de ; l’allongement à deux ans de la formation professionnelle des instituteurs et l’organisation de leur formation continue (circulaire du 6 juin 1969), la suppression du latin en 6^e et 5^e (arrêté du 9 octobre 1968). Les nouveaux programmes de français à l’école élémentaire seront prêts trop tard, en 1970, et ils se heurteront à une forte opposition qui en retardera l’application, sous une forme modifiée, jusqu’en 1972. La seule mesure nouvelle suscitée par Mai 68 est la réforme des conseils d’administration des lycées et collèges, avec l’introduction de représentants des parents et des élèves, ainsi que la participation de délégués des parents aux conseils de classe (décret du 8 novembre 1968).

17Par-delà ces succès immédiats, les « événements » fragilisent le mouvement réformateur. D’abord parce qu’ils encouragent une double radicalisation, chez ses partisans comme chez ses adversaires. Les premiers vont plus loin, dénoncent le réformisme de ceux qui croient à une pédagogie démocratique possible. De ce point de vue, la différence est significative entre le premier livre de Bourdieu et Passeron, et le second. Tandis que Les Héritiers (1964) ouvrent sur une révision des modes d’enseignement et d’examen, La Reproduction (1970) démontre l’impossibilité logique de réformer le système éducatif. Baudelot et Establet dénoncent dans l’éducation nationale un appareil idéologique d’État. Maspero publie une traduction française des Libres enfants de Sumerhill, où les partisans d’une pédagogie non directive trouvent leurs références. Enfin, Ivan Illich appelle de ses vœux une société sans école10. Ces critiques impitoyables d’un enseignement au service de la domination de classe appellent en retour, chez les adversaires des réformes, une dénonciation enflammée des gauchistes et des staliniens dont l’entreprise de subversion, au nom de la pédagogie, menace la société même.

18Du coup, le champ de la rénovation pédagogique devient un enjeu politique. Les réformes engagent bien davantage que des changements de contenus, de méthodes ou d’attitudes : elles impliquent des enjeux fondamentaux quant à la nature même de la société. Cette politisation donne par exemple aux débats sur l’enseignement du français à l’école élémentaire une véhémence qui peut surprendre aujourd’hui. Quand le Plan de rénovation du français à l’école élémentaire est rendu public, la droite se mobilise avec des arguments où la pédagogie ne tient guère de place. Le syndicat autonome de l’enseignement supérieur « met en garde contre toutes les réformes insidieuses d’endoctrinement idéologique que constituent les prétendus recyclages pédagogiques et scientifiques ».

19Pierre Gaxotte se déchaîne dans Le Figaro, affirmant que les révolutionnaires staliniens qui ont manqué leur coup en 1968 ont trouvé ce moyen pour atteindre notre civilisation en son cœur. Radicalisation et politisation du débat pédagogique s’accompagnent d’une profonde division du corps enseignant. Les enjeux symboliques sont lourds. Tandis que les élèves abandonnent la blouse, que les lycéennes se maquillent ou portent des pantalons, les professeurs marquent leur adhésion au mouvement en laissant pousser leur barbe et en retirant la cravate. On fume ouvertement dans les cours des lycées, voire dans les couloirs. On déménage le mobilier dans les classes : les professeurs de gauche font mettre les tables en carré ou en rond, tandis que ceux de droite les font remettre en rangs. On s’affronte sur la participation de parents ou d’élèves aux conseils de classe, et il faudra une dizaine d’années pour que cette innovation soit finalement acceptée.

20Les « événements » de 1968 surchargent ainsi le débat pédagogique d’enjeux idéologiques et politiques qui le marquent durablement. Avant 1968, la réforme n’avait pas que des partisans, même si ceux-ci étaient nombreux, mais le clivage traversait et la droite et la gauche. Il était possible d’en discuter, non sans passion, mais de façon relativement pragmatique, en se référant à des données d’expérience. Après 1968, la discussion change de plan. C’est un affrontement bloc contre bloc, avec des arguments de principe où la réalité des classes n’est plus évoquée que par des affirmations sans preuves. Le ministère abandonne l’expérimentation pédagogique, qui est démantelée en 1974. L’heure est venue de l’opposition frontale entre partisans de l’instruction et de l’éducation, bientôt entre républicains et pédagogues, avec des moments d’accalmie et des moments de pleins feux, comme en 1982-1984 sous Savary. Il n’est pas sûr que les élèves aient tiré quelque profit de ces déchirements.