« Ainsy, sa majesté désire que vous les ménagiez avec beaucoup de soin. » Relations et échanges en Acadie à travers l’étude d’un mémoire administratif (1707)
p. 257-267
Texte intégral
1L’étude de la correspondance administrative entre la France et la Nouvelle-France est un outil privilégié pour comprendre les échanges et les contacts créés dans cet ensemble colonial.
2Un mémoire administratif écrit par le secrétaire d’État à la Marine et aux colonies et envoyé au gouverneur Subercase, tout juste arrivé en Acadie en 1707, permet d’étudier de façon concrète les relations entre les structures administratives situées de part et d’autre de l’Atlantique et de comprendre les échecs tant politiques, économiques et sociaux de la colonie acadienne.
3L’analyse du cas acadien à travers une source administrative précise la réalité coloniale de l’Acadie au sein des réseaux coloniaux français et canadiens. Plusieurs niveaux de relations sont développés : la relation hiérarchique établie entre la métropole et la Nouvelle-France, les contacts, souvent basés sur le pouvoir entre agents administratifs du Canada et de l’Acadie, et l’intégration locale de la population avec les Amérindiens et les Anglais voisins.
4Les relations difficiles à établir et à entretenir entre ces différents acteurs illustrent les difficultés rencontrées par la France à établir une autorité viable et concrète sur ce territoire, l’implication de chacun, ainsi que les liens qui les unissent dans le projet d’établissement de la colonie d’Acadie.
5Au total, 296 documents ont été envoyés vers l’Acadie par Versailles, dont 206 signés par les ministres, de 1663 à 17131.
6Ce mémoire est écrit par Pontchartrain, le secrétaire d’État à la Marine, le 30 juin 1707, à Versailles. Il est adressé au nouveau gouverneur Subercase, en réponse à un mémoire que ce dernier a écrit à son arrivée, quelques mois auparavant. Il permet de faire le point sur l’évolution de la colonie de l’Acadie au sein de l’ensemble colonial appelé Nouvelle-France, après quarante ans de colonisation.
7Ce texte s’inscrit dans un contexte particulier. En Europe, deux guerres ont eu lieu en moins de dix ans. L’Acadie est marquée par d’incessantes attaques anglaises, liées à sa situation géographique, véritable avant-poste de la Nouvelle-France.
8Subercase succède au gouverneur Brouillan. À l’origine capitaine de compagnie et major des troupes au Canada, il est nommé gouverneur de Plaisance. Il accède à cette charge en 1702, après avoir été major des troupes, et succède alors à Joseph de Monic. Subercase reste gouverneur à Plaisance pendant cinq ans. Son gouvernement est décrit comme juste ; il a permis d’améliorer la vie des soldats et des habitants. Il réussit à mettre la colonie en position de défense face aux menaces ennemies. Il parvient à faire vivre dans la bonne entente les soldats et les officiers. Nommé en 1705 chevalier de Saint-Louis, il est envoyé le 10 avril 1706 en Acadie en tant que gouverneur. On peut supposer que cette nomination est considérée en France comme une récompense pour ses efforts réalisés à Plaisance.
9Ce mémoire se compose de 36 feuillets. Les sujets abordés sont très variés et correspondent aux préoccupations rencontrées dans d’autres textes et documents de l’époque pour ce territoire : les difficultés de gestion, la guerre, les échanges avec les Amérindiens, les secours demandés par les habitants mais également par les agents administratifs, la distribution des terres, les activités économiques, la pêche, la traite des fourrures. Ces préoccupations se retrouvent systématiquement dans tous les mémoires consultés, qu’ils soient adressés vers le Canada, l’Acadie ou Plaisance.
10La position géographique de la colonie de l’Acadie, à l’embouchure du Saint-Laurent et sur le chemin de la colonie du Canada au départ du littoral français, lui confère une position privilégiée et stratégique qui pourrait en faire l’un des pivots des échanges et des réseaux coloniaux, un appui au développement de la Nouvelle-France.
11Mais est-ce vraiment le cas ?
Une administration instable et un faible appui de la métropole
Une administration mobile et des conflits incessants
12C’est à partir de 1670 que l’administration de l’Acadie se met en place avec quatre chefs-lieux successifs : Pentagouet2, Beaubassin3, Naxsouat4 et Port-Royal5, quatre administrations provisoires installées pour chacune d’elles sur un axe fluvial ou maritime.
13L’administration est en perpétuel mouvement. Aucune structure n’est fixe, elle se déplace en fonction de l’arrivée des gouverneurs nommés par la métropole. Cette mobilité du gouvernement local explique sans doute pour partie la description faite à la métropole quelques mois plus tôt par Subercase, lors de son arrivée dans la colonie qu’il juge « misérable ». Le ministre répond :
« Sa majesté a veu avec peine ce que vous marquez sur l’estat auquel vous avez trouvé cette colonie6. »
14Cette administration « flottante » rend difficile l’établissement d’une justice7. Selon le ministre, celle-ci ne doit pas être faite par le gouverneur, mais par une cour8. Il souhaite faire participer les habitants. Il demande conseil à Subercase sur ce qu’il est possible de faire pour l’établir. Ce projet paraît impossible puisque après 40 ans de colonisation, aucune structure judiciaire n’a jamais réussi à s’établir durablement. Pour seule réponse, Subercase propose d’envoyer en France « ceux qui voudront troubler le repos public »9.
15Incapable de gérer les conflits et les délits, le gouvernement de l’Acadie s’en remet alors complètement à la métropole. Cette situation crée une relation de dépendance vis-à-vis de la France.
16Une des raisons de l’échec d’implantation administrative sur le territoire acadien est dûe aux désordres causés par les conflits de pouvoir, captant toute l’attention des administrateurs locaux. Peu s’investissent réellement dans la réalisation et le développement d’une colonie viable. Ils consacrent leur énergie à régler les conflits personnels. Subercase lui-même entretient des relations difficiles avec des Goutins10.
17En décrivant ce type de querelles dès son arrivée, le gouverneur montre que celles-ci entravent sérieusement tout établissement de structures pérennes. Or, comme pour la colonie de Canada, le ministre se doit de répéter ses exigences de paix à ses équipes11. Ces discours récurrents dans la correspondance restent vains12.
« J’ay veu avec peine ce que vous me marquez de lesprit de la chicane qui regne a Lacadie, il est bien important de le déraciner et destablir parmys les habitants la paix et l’union. »
18Ces conflits ralentissent tous les travaux et notamment ceux des fortifications. Les structures défensives sont donc tout aussi réduites que l’état administratif et judiciaire. Le ministre insiste sur le fait que la direction des travaux doit être confiée à l’ingénieur Labat, spécialement nommé pour cela, et non plus aux gouverneurs en place dont la mésentente perpétuelle entrave le déroulement des travaux. Les querelles de pouvoir entre les membres de l’administration constituent un problème majeur et récurrent dans l’histoire de l’Acadie. Un problème parallèle est à ajouter : le manque de financements.
Un faible soutien logistique et financier
19Les guerres européennes entraînent des restrictions cinglantes. Aucun envoi de subsistances, qu’elles soient militaires ou commerciales, n’a été effectué l’année précédente. Malgré les promesses faites par la métropole, aucun chargement n’est arrivé de France.
« Elle a pris des mesures pour y faire envoyer des cette année les secours dont les officiers et les habitants peuvent avoir besoin affin de les mettre en estat de subsister et de s’habiller sans estre obligés davoir recours aux marchands de Baston13. »
20Le ministre renouvelle dans ce mémoire des promesses d’envoi, mais on apprend par la suite qu’aucune d’entre elles ne seront tenues. Les demandes de secours passent par Rochefort, grenier des colonies. L’arsenal charentais envoie des voiles et des cordages. Mais certains articles promis l’année passée n’ont toujours pas été envoyés. Pontchartrain précise qu’il va signaler à Bégon, intendant de la marine, ces manques perpétuel, avec l’objectif d’y remédier. Il montre ici sa volonté de s’imposer sur les décisions de l’intendance ; en réalité, les agents du pouvoir à Rochefort gèrent les envois à leur guise, en dépit des ordres envoyés par la métropole. Ce dysfonctionnement laisse entrevoir les malversations et le trafic de marchandises effectué au sein de l’arsenal de Rochefort à cette époque.
« J’escris fortement à M Bégon sur ce que vous me marquez qu’il n’a rien esté envoyé l’année dernière pour les officiers qui servent en cette colonie, il a ordre de faire charger les munitions et tous les secours que vous avez demandé par les estats que vous m’avez envoyé, j’aurois bien voulu pouvoir vous envoyer aussy pour 15 OU 20 M de marchandises pour estre distribuées aux habitants mais nous sommes si courts de fonds cette année que je nay pu en avoir pour cela, je tacheray lannée prochaine de vous en faire envoyer pour cette somme14. »
21Ce problème reste récurrent dans la littérature administrative. Les fonds destinés aux fortifications sont également malmenés et souvent amputés pour financer d’autres domaines, ici la pêche :
« Sa Majesté a approuvé que vous ayez achepté le magasin que la compagnie de la pesche sédentaire de Lacadie avoit au Port-Royal, je feray payer les 1 500 £ sur les fonds destinés cy devant pour les fortiffications suivant le marché que vous m’avez envoyé15. »
22Aucun fond n’est envoyé et aucun financement n’est débloqué. Autre exemple similaire : l’autorisation de faire construire un nouveau magasin aux poudres, jusqu’alors trop petit et prenant l’eau, est donnée par les autorités métropolitaines. Celles-ci précisent que cette reconstruction doit être faite dans le cadre d’une utilisation stricte et restreinte des fonds qui sont distribués à la colonie. Ces conseils se répètent tout au long de ce mémoire et la difficulté principale pour la colonie réside dans le manque de financements pour tout projet, alliée à un manque de main-d’œuvre important.
Le manque de moyens et d’hommes, un obstacle au développement
Une population éparpillée
23En 1707, trente quatre ans après la reprise en main de l’Acadie par la monarchie française, aucun village acadien n’est véritablement développé. Les populations ne sont pas stabilisées, mais éparpillées sur tout le territoire. Les concessions sont éloignées les unes par rapport aux autres et sont trop importantes. L’idée de la métropole est de restreindre ces vastes étendues et d’en faciliter le défrichement. Plusieurs exemples illustrent cette volonté métropolitaine de légiférer quant à la gestion de ces terres.
24La concession de Naspatagan a été donnée au sieur de la Boularderie mais aussi au sieur de Villieu par deux gouverneurs successifs. Les deux propriétaires n’ont rien investi sur ces terres ; le ministre demande alors à ce que cette concession soit réduite, l’estimant trop étendue. Ces dispositions illustrent les faiblesses des structures administratives qui ne prennent pas en compte les réalisations antérieures et se révèlent incapables de gérer la distribution des terres.
25La concession de la rivière Desjardins connaît le même problème. Elle a été donnée au sieur Duvivier. Le ministre souhaite que l’extension de cette terre soit réduite et qu’on « excite »16 les métropolitains à venir s’établir sur ces terres. L’un des problèmes majeur de la colonie est le manque de main-d’œuvre pour le défrichement.
26Ce phénomène retarde un peuplement efficace qui permettrait d’appuyer un développement durable.
27Un accroissement démographique favoriserait la défense du territoire jusqu’ici peu sécurisé. Malgré certains efforts matérialisés par l’envoi de quelques hommes, le résultat n’est pas très concluant. Les personnes envoyées sont parfois incapables de mener à bien leur mission : soit trop jeunes, soit inexpérimentées. En conséquence, il arrive que certains administrateurs doublent leurs emplois et leur fonctions. Ces doubles occupations sont décrites dans le conseil donné à Subercase, par le ministre, sur l’emploi de l’ingénieur Labat :
« Vous pouvez lobliger de monter la garde de Lieutenant lorsqu’il ne sera pas occupé aux fonctions de son employ d’ingénieur mais quand elles loccupent vous devez len exempter. »
28Le nombre de soldats est insuffisant et celui des officiers est bien maigre. Si les officiers sont priés de rester, les soldats sont parfois renvoyés vers la France. L’exemple de plusieurs rapatriements après trois années de service montre le dysfonctionnement et l’ambiguïté de la politique coloniale française.
29Subercase est arrivé en Acadie accompagné d’officiers venus de Plaisance et le ministre le félicite. Il lui assure que dès qu’il le pourra, il accordera une « majorité » aux anciennes enseignes de Plaisance. Pourtant, la métropole ne multiplie pas les charges d’officiers, malgré l’importance des besoins, mais se contente de les remplacer lorsque ceux-ci demandent à partir.
« […] que sa présence y soit d’une absolue nécessité, sinon engagez le à rester par les raisons de la conjoncture de la guerre et du peu dofficiers quil y a dans la colonie et promettez luy qu’on luy donnera celuy quil a demandé aussytost a près la paix17. »
30Mais les secours pourraient-ils venir de la colonie « grande sœur » qu’est le Canada ?
Des contacts avec le Canada ?
31Pour pallier la faiblesse des soutiens de la métropole, l’État conseille à l’Acadie de se tourner vers le Canada qui pourrait l’aider par des échanges commerciaux réguliers.
32Mais les relations avec la colonie de Canada sont mal établies. La distance entre les deux colonies est trop importante pour concevoir des liens réguliers par terre. Par le fleuve, ces liens sont possibles mais trop dépendants des aléas des saisons, qui bloquent une grande partie de l’année l’accès au fleuve. Pourtant, la métropole demande à ce que ces liens soient développés, notamment dans le domaine du commerce. Pontchartrain ordonne effectivement à Subercase de développer les liens commerciaux et de prendre contact avec Vaudreuil à ce sujet pour soutenir la colonie de l’Acadie.
33La métropole tient à ces communications, mais ne fait rien de concret pour améliorer ces contacts. Les colonies sont chargées de financer elles-mêmes ces initiatives. Elles n’y parviendront que très tardivement, au milieu du XVIIIe siècle, malgré la conscience des autorités de l’importance de ce projet.
34Subercase sollicite régulièrement l’aide du gouverneur Vaudreuil. Son ancienne fonction de major des troupes au Canada lui a peut-être permis de créer des liens particuliers avec le gouverneur du Canada. Il demande 200 à 300 hommes canadiens afin de défendre le poste de Beaubassin ainsi que celui des Mines, qui paraissent, selon les descriptions qui en sont faites des établissements florissants. Le ministre insiste :
« il faut que vous preniez des mesures avec luy pour que cela se fasse sans dépense extraordinaire18 ». Aucun contingent d’hommes ne viendra.
35Déjà en 1670, sous le gouvernement de l’intendant Talon, on demande au Canada de développer et d’intensifier les communications entre les deux colonies. Mais une fois de plus, ce projet n’aboutit pas ; la reformulation, en 1707, de cette même requête par le ministre confirme les difficultés rencontrées pour réaliser ce projet. Le ministre accepte par défaut la solution de Subercase, pour réduire les frais.
Des projets avortés
36Plusieurs sites permettraient le développement d’activités maritimes ou militaires : un exemple, le port de la Hève, qui a connu de nombreuses convoitises, notamment vers 1683, lorsque Perrot voulait y installer son gouvernement.
37Vingt-cinq ans plus tard, le projet est toujours d’actualité et n’a jamais été réalisé. Pourtant les descriptions qui en sont faites par les administrateurs ou par les habitants dans différents mémoires attestent de l’intérêt à développer ce port, tant pour sa position stratégique de défense de la colonie que pour son avantage économique. Pourtant, le ministre précise bien qu’il n’avancera aucun fond.
« Sa Majesté est toujours dans le dessein destablir le poste de la Hève, aussy si vous estes en estat de commencer à y faire travailler sans nouvelle despenses vous pouvez le faire, mais je vous repete encore que sa Majesté ne donnera aucun fonds pour cela qu’après la paix19. »
38Les projets d’établissement de postes de pêche sont cités de manière récurrente dans ce mémoire, mais aucun n’arrive à se développer correctement. Bien souvent, le projet reste en suspens ; toujours pour les mêmes raisons : par suite de conflits, ou faute de moyens accordés à sa mise en œuvre.
39La métropole veut développer des industries pour faciliter la fabrication de navires. Les structures militaires ou commerciales ne permettent pas de construire une flotte conséquente et utilisable en cas d’attaque. Aucune frégate n’est en état de naviguer. Les manufactures de briques20 et de bois n’ont pas réussi à s’implanter de manière durable. On tente à plusieurs reprises d’envoyer en France, vers le port de Rochefort, des bois de construction pour les navires, mais ils sont souvent jugés de mauvaise qualité. Ce type d’échanges ne prendra pas racine entre la colonie d’Acadie et le littoral français, malgré trois ou quatre envois de matelots originaires d’Arcachon pour faire des tests de « bray et de goldron ».
« J’ay veu l’estat des bois qui ont esté chargés sur les flustes le Profond et le Cigne, la quantité en est peu considérable et jespère que vous en envoyerez une plus grande cette année, le Roy ne peut regagner partie de la dépense que par la21. »
40Le ton employé dans ce texte rappelle les premières instructions liées à la prise en main de l’Acadie par Grandfontaine en 1674. Chaque effort de développement échoue dans un enchevêtrement de relations politiques et économiques. Ces différents exemples attestent de l’incapacité des agents administratifs tout autant que de celle des habitants à pouvoir développer et appuyer des projets de peuplement, faute d’aides financières. Pour pallier à ces manques, la colonie doit développer des réseaux parallèles.
Des relations avec les Anglais et les Amérindiens : une solution ?
41Afin de répondre à ces dysfonctionnements, la colonie se tourne vers son environnement proche, vers les Amérindiens, pour obtenir un soutien militaire, et vers la Nouvelle-Angleterre, et plus particulièrement Boston, pour un soutien logistique.
Les Amérindiens : un soutien militaire
42Les bons rapports avec les Amérindiens sont jugés essentiels. Ceux-ci doivent continuer à participer à la guerre contre les Anglais. La fourniture de présents est primordiale et prend, par rapport aux marchandises à envoyer aux habitants, une place prépondérante.
43La priorité est de préserver le territoire et non pas de participer activement au développement de la population et à la sauvegarde des habitants. En effet, la situation géographique de la colonie, aux portes des territoires anglais, impose une défense décisive pour la préservation de la colonie de la Nouvelle-France. L’Acadie est une zone tampon.
44Les Amérindiens permettent de compléter les forces défensives de la colonie. L’autorité monarchique veut les garder près de la colonie par l’échange de « présents » et de fourrures. « Sa majesté désire que vous les menagiez avec beaucoup de soin »22.
« J’ay veu l’estat des sauvages ausquels vous avez fait distribuer les presens que sa Majesté a envoyé à lacadie, je seray bien aise d’avoir un recensement de tous ceux sur lesquels nous pouvons compter et il faut que vous l’en envoyiez un tous les ans, il est bien important dempescher ces sauvages de tirer des anglais les choses dont ils peuvent avoir besoin parce qu’infailliblement à cela les tireroit avec eux ce qui ruineroit cette colonie23. »
45L’importance donnée aux Amérindiens par ces demandes de recensement témoigne non seulement du besoin de cet appui, mais aussi de la faiblesse face aux Anglais tout proches. Le ministre précise dans ce mémoire que le nombre de présents envoyés vers l’Acadie a augmenté. Ces fonds sont à prendre sur ceux attribués aux fortifications.
46Afin de maîtriser au mieux ces alliés, Subercase propose d’y envoyer un « homme de caractère parmy eux pour veiller a leur conduite ». Le choix se portera sur le fils de Saint-Castin, ancien officier qui a défendu de manière régulière la rivière Kennebec et son fort, marié à une Amérindienne. Un missionnaire, le Sieur Gaulin, envisage de réunir dans un même lieu, appelé « village » dans le projet, tous les sauvages de « Lacadie ». Le ministre appuie ce projet qu’il juge très avantageux, et donnera, quand il le pourra, tous les moyens possibles pour le développer. La volonté royale est de contrôler ces populations afin qu’elles puissent servir pleinement la monarchie avec l’objectif notamment de défendre ce territoire.
47Les passages de ce mémoire dédiés aux relations avec les Amérindiens ne comprennent pas de termes restrictifs, mais au contraire un vocabulaire se référant aux notions d’abondance, de don et de distribution.
48Les fonds accordés au fonctionnement de l’administration sont inexistants, par contre, dans le cadre de la politique extérieure de la colonie, le ministre n’hésite pas à participer, voire à rembourser certains habitants qui ont investi pour la « bonne entente » avec les Amérindiens. Il rembourse, ainsi, une barque prise par les Anglais. Celle-ci contenait des présents qui devaient être distribués. Il va même jusqu’à proposer des voiles et des cordages envoyés de Rochefort pour « ragréer la barque »24. D’autres échanges essentiels soutiennent la colonie.
La proximité de la colonie de Boston
49Ce sont les Anglais qui permettent aux habitants de subvenir à leurs besoins. Ceux-ci participent au commerce et trafiquent régulièrement le long des côtes de l’Acadie. Les gouverneurs eux-mêmes participent à ce commerce avec l’ennemi. Bonaventure est d’ailleurs directement accusé de l’avoir pratiqué. La métropole demande à Subercase, ancien gouverneur, de vérifier ces informations.
« On m’a donné avis que le commerce que le Sr de Bonaventure a fait avec les anglois de Baston pendant quil a commandé a Lacadie a causé un très mauvais effet parmy les sauvages alliés des françois et les a presque déterminer à nous déclarer la guerre, on prétend mesme quil a fait deffenses à tous les françois et sauvages darrester aucun bastiment anglois25. »
50Les alliés amérindiens auraient été punis à la suite de la prise d’un navire anglais dans la rivière du Cap de Sable. Quant à Bonaventure, il aurait acheté un navire de 70 tonneaux chargé de charbon qu’il aurait ensuite revendu aux Anglais. Subercase se doit de vérifier ces faits et de les présenter dans un mémoire, « sans complaisance »26. Le nouveau gouverneur doit même juger son prédécesseur. Ces obligations de jugements sont un moyen pour la métropole de dissuader le nouveau gouverneur d’établir le même type de pratiques.
51Si la France rejette les relations avec la Nouvelle-Angleterre, cette interdiction reste impossible à appliquer. Aucun texte n’est publié afin de contrecarrer ces échanges. Il semble alors que de façon détournée, la France se décharge de son rôle de fournisseur principal de la colonie et profite implicitement de cette situation.
« Elle n’a pas approuvé les mesures que le Sr Bonaventure a prises pour tirer de ces marchands les besoins de cette colonie, et elle vous deffend absolument de suivre ses veues sur cela à moins d’une nécessité absolue et indispensable27. »
52De même, lorsque des vaisseaux anglais croisent devant les côtes, le ministre souhaite les voir disparaître, mais il ne met rien en œuvre pour que cela devienne effectif.
« Sa majesté auroit esté bin aise de pouvoir faire enlever les deux vaissaeux de guerre anglois qui croisent sur la coste de Lacadie, mais il ne luy paroist pas praticable demployer pour cela les vaisseaux qui vont à Québeck […] ainsy je crois que cela ne se pourrait qu’en envoyant des vaisseaux de guerre exprès à sa Majesté n’est pas en estat à présent de faire une pareille despense28. »
53Ces quelques lignes traduisent l’hypocrisie du discours de la métropole au sujet des rapports entretenus avec les Anglais, et toute son ambiguïté. Elle n’énonce aucun jugement clair et assuré à ce titre, et ne veut pas démêler définitivement les affaires franco-anglaises.
*
54L’instabilité dans l’administration de la colonie est sans doute le point de départ des difficultés rencontrées pour le développement des infrastructures commerciales maritimes et militaires de l’Acadie, deux axes clés pour la pérennisation d’un territoire colonial. Mais, d’une part, un appui restreint de la part de la métropole freine son développement maritime et militaire ; d’autre part, des liens et des échanges presque inexistants avec le Canada rendent encore plus difficile sa gestion, tout comme les conflits incessants de pouvoir entre agents de l’administration. Finalement, ce sont ses rapports constants avec les Amérindiens et les Anglais, appuyés indirectement par la monarchie française, qui permettront à la colonie de vivre.
55Au lieu de mettre en place une véritable politique coloniale visant à développer l’économie ou le peuplement, la monarchie de Louis XIV préfère orienter les fonds vers le soutien parallèle aux Amérindiens, moins coûteux et qui permet de se décharger de certains investissements particulièrement onéreux. Cet enchevêtrement de relations difficiles à contenir complexifie l’établissement de la colonie. La situation rend ambiguë la situation de chacun des acteurs les uns par rapport aux autres, et révèle des notions de besoins, de pouvoirs, de dépendances et d’indépendances, difficiles à assumer de part et d’autre de l’Atlantique.
56Le littoral et ses activités maritimes auraient pu permettre à l’Acadie de vivre en pleine autonomie, d’exporter certains produits, et de jouer un rôle dans la défense du territoire avec un vrai potentiel d’échanges maritimes, économique et militaire, de part sa situation géographique. Mais sans aucun soutien, pendant de longues années, ni du Canada ni de la France, son développement restera très limité, dépendant de la métropole.
57À la lecture de ces lignes, on sent déjà la perte de l’Acadie ; abandonnée, elle se tourne naturellement vers l’intérieur des terres ; l’Acadie n’est plus en 1707 une priorité royale, mais l’a-t-elle déjà été ?
Notes de bas de page
1 Centre des Archives d’Outre-Mer, série B.
2 Grandfontaine et Chambly.
3 La Vallière.
4 De Villebon.
5 de Menneval, de Subercase.
6 CAOM, B29, fol. 7, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
7 Vanderlinden J., « Une colonisation atypique ? la France en Acadie au XVIIe siècle », Académie royale des sciences d’Outre-Mer, bulletin des séances, 43, 1997, p. 517-549.
8 CAOM, B29, fol. 7, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
9 CAOM, B29, fol. 12, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
10 Écrivain et garde-magasin.
11 Dechene L., Les partages des subsistances au Canada sous le régime français, Québec, Boréal, éditions du Seuil, 1994, 280 p.
12 CAOM, B8, fol 111, Provisions de gouverneur et lieutenant-général pour le Roy en Canada pour le sieur de la Barre, 10 mai 1682.
13 CAOM, B29, fol. 7, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
14 CAOM, B29, fol. 8, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
15 CAOM, B29, fol. 14, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
16 CAOM, B29, fol. 16, Ministre à Subercase, Versailles, 30 juin 1707.
17 CAOM, B29, fol. 19, Ministre à Subercase, Versailles, 30 juin 1707.
18 CAOM, B29, fol. 10, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
19 CAOM, B29, fol. 8, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
20 « La brique qui se fait à lacadie n’est pas bonne cependant examinez d’ou cela provient afin d’y remédier sil est possible » : CAOM, B29, fol. 11, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
21 CAOM, B29, fol. 8, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
22 CAOM, B29, fol 8, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
23 CAOM, B29, fol 8, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
24 CAOM, B29, fol. 17, Ministre à Subercase, Versailles, 30 juin 1707.
25 CAOM, B29, fol. 17, Ministre à Subercase, Versailles, 30 juin 1707.
26 CAOM, B29, fol. 18, Ministre à Subercase, Versailles, 30 juin 1707.
27 CAOM, B29, fol. 7, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
28 CAOM, B29, fol. 9, Ministre à Subercase, Versailles, le 30 juin 1707.
Auteur
-
Elsa Guerry
Doctorante et aujourd’hui muséographe, GERHICO/IEAQ, Université de Poitiers.
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