URL originale : https://books.openedition.org/pur/10163
Pourquoi Bernstein ?
p. 51-64
Texte intégral
BERNSTEIN DANS LE MONDE ANGLO-SAXON
1L’expression « monde Anglo-Saxon » fait habituellement référence aux lieux où la langue anglaise est la langue parlée dominante : le Royaume-Uni et ses anciennes colonies particulièrement les USA, le Canada, la RSA, l’Australie et la Nouvelle Zélande. Cependant, la présence de Bernstein dans la sociologie de l’éducation n’est que très marginale en Amérique du Nord alors que ses idées ont beaucoup intéressé des chercheurs des régions de langue portugaise et espagnole. À quelques exceptions près, les avancées théoriques et empiriques que Bernstein a codifiées dans les volumes successifs de Class, Codes and Control reposent presque entièrement sur les travaux empiriques de Pedro, Diaz, Cox, Morais et al. En outre, alors que ses travaux sociolinguistiques ont effectué d’intéressants développements académiques dans certains centres en Australie et que des travaux remarquables sur le discours pédagogique ont été menés à Cape Town, au Royaume-Uni, l’adoption de ses idées en sociologie de l’éducation a été plutôt limitée ; elles constituent une enclave plutôt qu’un véritable courant scientifique.
2Il y a toujours eu au moins trois publics pour ses recherches : la sociolinguistique, la formation des enseignants et la sociologie de l’éducation. La première a été à l’origine de la reconnaissance publique de Bernstein, apportant la notion de « codes », armature structurelle de sa pensée, reprise tout autant dans les travaux d’anciens collègues, comme Hasan (2004) qui a cherché, entre autres choses, à la relier avec celle de Vygotski, comme l’ont fait Daniels (2001) et d’autres théoriciens de l’activité. Cependant, nous ferions bien de nous souvenir que, même dans le cercle des sociolinguistes, lorsque Bernstein est venu aux USA, il a été accueilli en tant qu’anthropologue. Au Royaume-Uni, une œuvre bien connue, comme celle de Chambers, Sociolinguistic theory (2003), ne cite pas une seule fois ses travaux.
3Pour les formateurs d’enseignants britanniques des années 1960 et 1970, la thèse sociolinguistique de Bernstein est celle du sociologue qui a démontré l’in-éducabilité de la classe ouvrière ; des individus incapables de s’exprimer ou d’apprendre correctement. Ces formateurs n’ont pas perçu les nuances théoriques subtiles des découvertes sur les relations entre contrôle de classe, conscience, connaissance et activités. L’épisode avec Labov est devenu un superbe exemple de recontextualisation du savoir, sa transformation, toujours idéologique, en « nouveau » savoir, en ce qu’il est considéré comme convenable et sans risque d’enseigner, dans ce cas précis, à des futurs enseignants. La « pauvreté culturelle » ainsi recontextualisée servait les intérêts à la fois des politiciens et des maîtres ; le blâme pour l’échec éducatif revenait aux classes inférieures elles-mêmes ; la pédagogie n’avait pas de voix propre. Ces questions ne sont pas caduques, comme nous le montre Nash (2006, p. 550).
4Cette incompréhension systématique de sa thèse sociolinguistique a profondément blessé Bernstein et conduit directement à sa décision que son travail empirique serait, ensuite, mené dans le contexte de sa supervision doctorale plutôt que sous forme d’un travail d’équipe subventionné. L’agenda était porté par son célèbre article de 19702 Classification et Cadrage et les révisions successives que l’on retrouve dans les volumes de Classe, Codes et Contrôle publiés entre 1971 et 1990, culminant, en 1996, dans son Volume V éponyme et ses derniers mots en 2000 et 2001.
BERNSTEIN « TROP DIFFICILE » ?
5Je n’ai jamais manqué de rencontrer des étudiants, des enseignants et des collègues sociologues qui se plaignaient que Bernstein était « trop difficile » alors même qu’ils pouvaient en même temps se plonger dans la prose guère transparente de l’un ou l’autre des « Grands Maîtres », ou les circonlocutions de structuralistes ou post-structuralistes plus contemporains. Cependant, certaines choses ne sont pas faciles à expliquer et les phénomènes ne peuvent pas être théorisés au niveau auxquels ils se situent. Ils demandent à être explicités au moyen d’un vocabulaire spécial et initialement « étrange » parce qu’ils sont à la limite du familier et de ce qui jusque-là n’a jamais été exprimé. En termes de prose, d’exemples et de clarté, Bernstein a écrit à plusieurs niveaux d’accessibilité, au meilleur dans ses préfaces introductives, de façon moins accessible dans la formulation initiale de ses concepts clés. Alors qu’il pouvait parler brillamment aux étudiants, et même de façon inspiratrice, ils continuaient à trouver sa lecture difficile. Bernstein n’était pas toujours le meilleur exégète de sa prose. En outre, il n’a jamais focalisé une armée de lecteurs et de commentateurs sympathisants, comme cela a été le cas pour Michel Foucault, ou plus encore pour Pierre Bourdieu. En fait, dans les années 1970, quand Bernstein a commencé à construire sa sociologie de l’éducation, beaucoup de ses collègues les plus proches non seulement ne « l’ont pas enseigné », mais ont fomenté contre lui une opposition opiniâtre à ses idées sous la bannière de « nouvelles directions » (que l’on pourrait renommer du « relativisme sans cause »), d’inspiration néo-marxiste et de références hétérogènes (Davies, 19943). À l’époque où dominait le point de vue épistémologique, Bernstein, qui n’a jamais affirmé autre chose sinon que classe, genre et ethnicité étaient, tous trois, les catégories sociales essentielles, ingrates, de sa société et de celles des autres, a été accusé d’ignorer le genre et de négliger l’ethnicité alors que, en réalité, il était absorbé par les questions de leur interrelation. Depuis la fin des années 1970, la « désintellectualisation » de la formation initiale et continue des enseignants, qui a accompagné sa redéfinition dominée par l’état et le tournant managérial des programmes et de l’évaluation, a vu le développement de la « pédagogie silencieuse » : « non seulement nos enseignants ne réagissent pas, mais ils ne se souviennent même plus de l’avoir fait ! ». Les cours en gestion, les évaluation, le tutorat et les approches de l’apprentissage et du savoir par des manuels quasi-comiques – Mozart avec les mathématiques, les styles d’apprentissage et la métacognition – fournissent le terreau d’un régime d’où est absente toute discipline scolaire. Dans le sillage de nombreuses décades de déni et d’excessive simplification des réalités pédagogiques par nombre d’auteurs, il est nécessaire de réaffirmer que l’œuvre de Bernstein, en tant que poursuite d’un questionnement, est essentiellement un défi d’agir.
BERNSTEIN TROP EXIGEANT ?
6Dans l’étroite spécialisation de la sociologie de l’éducation, nous nous trouvons, depuis quelques temps, face à un faible niveau d’intérêt pour les travaux de Bernstein. Pourquoi ses avancées intellectuelles considérables ont-elles eu un impact aussi limité ? Dans un domaine intellectuel où le bénéfice des positions de chacun au sein de la communauté scientifique et sociale prime sur l’apport empirique et théorique des recherches, il se peut que le manque d’intérêt de Bernstein pour les « stratégies de carrière » et de « positionnement » l’ait fait apparaître comme un sociologue de peu de poids. Il s’est, en effet, beaucoup moins soucié de sa position dans l’eschatologie des sciences sociales que du développement de sa compréhension du monde. En fin de compte, il se peut que dans la politique d’identité académique des structures horizontales du savoir4, une attention sélective soit portée non à ceux dont le souci est de « découvrir » mais à ceux qui possèdent le « regard ». L’attention limitée qui a été portée à son œuvre, son insuffisante dissémination, la reprise et la recontextualisation biaisée de ses analyses et de ses intentions, s’opposent à la relation entre la pratique théorique et la pratique de la recherche qui est nécessaire pour Bernstein mais qui est apparue « trop exigeante » pour de nombreux autres chercheurs.
7L’obstination contemporaine sur « la priorité à accorder au problème » peut paraître assez séduisante jusqu’à ce que nous nous souvenions que l’éducation est l’un des territoires favoris des « problèmes en quête de solutions ». Les écoles sont devenues des sites d’exaltation politique où les enseignants font, sans enthousiasme, la chose qui leur est, une fois de plus, demandée par les politiciens qui recueillent le vote indispensable de la classe moyenne en montrant qu’ils prennent en charge les politiques éducatives servant ses intérêts. Au Royaume-Uni, le résultat de ces politiques tend à aller dans le sens opposé de l’intégration sociale et de la lutte contre les inégalités. Dans un tel climat, comme le reconnaissait Bernstein, les recherches sur la pratique pédagogique tendent à répondre ouvertement ou de façon camouflée aux agendas de réformes officiels de la « nouvelle économie de la recherche officielle ». Pourtant, pour Bernstein la nécessité intellectuelle était claire et sans complaisance ; les « problèmes doivent être replacés dans des cadres conceptuels et leurs éléments traduits en entités de recherche, où les ‘‘découvertes’’ sont clairement reliées à la théorie5 ». Relativement peu d’étudiants, et encore moins parmi eux ceux qui conduisent des recherches financées du type de celles qui parviennent à nos revues ou aux oreilles des décideurs politiques, réussissent à articuler adéquatement ordres internes et externes ou niveaux de description. Un certain nombre se saisit, ici ou là, de termes, sortes de citations-breloques, empruntés à Bernstein, parfois avec un arriéré de trente ans par rapport à leur dette vis à-vis d’une œuvre qui n’a cessé d’évoluer, en restant complètement sourds par ailleurs aux évolutions des principes qui la sous-tendent. Et pourtant, je ne connais aucune autre théorie qui soit aussi pleine de promesses, et permette autant de comprendre, d’analyser, d’imaginer les possibles à partir desquelles modifier la pédagogie afin qu’elle aboutisse à des résultats plus équitables.
BERNSTEIN, HOMME D’ACTION
8Des codes sociolinguistiques aux discours et aux dispositifs pédagogiques, le voyage complexe que Bernstein a entrepris, dans ce qu’il appellera plus tard la « Société totalement Pédagogisée », (cf. Pédagogie, contrôle symbolique et identité) est décrit dans Le Champ Discursif Aujourd’hui – Un Cadre Bernsteinien, diagramme présenté en annexe, et que je dois entièrement à une discussion avec mon collègue Bill Tylor. La « signification » du cadre réside dans la juxtaposition des niveaux dans les sphères de la production et de la reproduction, en relation avec des formes de contestation. Rien de ceci n’a de sens, sauf en tant qu’arrangement ingénieux fabriqué pour tirer au clair certains types d’identité en relation avec les ordres de savoir économiques et culturels. Les « types » de savoir (discours, structures et grammaires internes aux champs intellectuels) « conditionnent », et sont recontextualisés, dans la formation des codes et dans l’élaboration des programmes. Cette lutte pour le contrôle sur le dispositif pédagogique en termes de visibilité/invisibilité et de performance/compétence s’exprime par les programmes de formation nationaux et locaux, les stratégies et les techniques d’évaluation et les modalités de mise en œuvre par des agents relativement autonomes, notamment les enseignants. Ces tensions structurales fondamentales sont inhérentes aux discours régulateurs et instructeurs, verticaux et horizontaux, et aux modalités visibles/invisibles.
9Étant donné que la politique affirme régulièrement qu’elle est (alors que ce n’est que très rarement le cas) « fondée sur des observations », et étant entendu que ce fondement est incohérent à moins qu’il ne soit correctement fondé théoriquement, à quoi ressemblerait une approche bernsteinienne de la « politique » (Fitz, Davies et Evans, 2006) ? Les idées de Bernstein fournissent-elles une aide pour comprendre le cadre du processus politique actuel, ce royaume du bricoleur, « fouinant partout pour trouver quelque chose susceptible de fonctionner » (Ball, 1998, p. 126) ? Ce serait une erreur que de décrire cette approche simplement comme celle de « sages » poursuivant des objectifs clairs et justes. Idéologie et intérêt personnels sont partiellement mêlés à l’altruisme et à la recherche de « l’intérêt public ». Ses processus et les lieux dans lesquels ils se déroulent sont cependant intérieurement riches et dynamiques. De nombreuses voix aux accents idéologiques réclament l’attention pour leurs propres causes. Les institutions, qu’il s’agisse de ministères, de « comités d’experts », d’agences officielles, d’éditeurs, d’associations d’enseignants, de comités locaux d’éducation, ou de personnels scolaires, ont tous « leur propre vie ». Pour être adéquates, sociologiquement parlant, les manières de conceptualiser les origines, les processus et les finalités des politiques menées doivent être telles qu’elles nous permettent de ne pas perdre de vue leur complexité et leur portée, tout en apportant des langages descriptifs appropriés, qui relient travail empirique et travail théorique. Écrivant au moment même où il passait de l’analyse du langage et du contrôle dans les familles, au processus scolaires, Bernstein (1975) soulignait que ce qui caractérisait leur continuité était le fait « qu’ils étaient confrontés à un ensemble plus étendu de changements dans les formes du contrôle social » qui ne perdait pas de vue « les sinistres conséquences des relations de classe ». Dès 1996, commentant ses recherches antérieures, Bernstein avançait que d’un point de vue théorique son travail se centrait « de plus en plus sur les questions générales de la communication pédagogique, comme moyen crucial du contrôle symbolique » ; et, prospectivement, sur « la compréhension des processus sociaux par lesquels conscience et désir reçoivent une forme spécifique, sont évalués, distribués, remis en cause et transformés ». Dans cette nouvelle quête, la « politique » joue le rôle d’un mode de tentative de contrôle du « discours pédagogique », pour lequel Bernstein a proposé un cadre global. Son élément-clé est le « dispositif pédagogique » qui « fournit la grammaire intrinsèque du discours pédagogique » par le truchement de ses règles interconnectées distributives, recontextualisantes et évaluatives. Le champ ouvert aux recontextualisateurs pédagogiques est le relatif degré d’autonomie de l’éducation obligatoire, qui repose sur sa relation systémique à la production, dont les efforts pour la rendre plus étroite, ont conduit à un paradoxe (Bernstein, 1977 ; Vlasceanu, 1976). Les périodes au cours desquelles cette relation s’est relâchée ont été récentes et éphémères6. Elles ont été recadrées ces dernières années sur la base d’une ignorance organisée que garantit son fondement chez des chercheurs « recrutés tout exprès » et une inspection liée aux impératifs des politiques7. Alors, pouvons-nous nous attendre à trouver un monde empirique soumis à une politique délibérée de changement, dévorée du désir de revanche, de révision et de retour en arrière, plutôt que d’une mise en œuvre réfléchie ? Rien n’est neutre, tout est pesé et évalué, et pourtant c’est ce qui est fortuit, inattendu, qui fait loi. L’intuition de Skocpol (1992) faisant l’hypothèse que le meilleur indicateur de ce que sera une politique donnée est le caractère et le contenu de celle qui l’a précédée est un parallèle au jugement de Bernstein qui indique que « l’éducation préserve les relations structurelles entre les groupes sociaux mais transforme les relations entre les individus et ce dernier effet suffit à créer l’impression d’un probable mouvement général » (Ibid., p. 11). Les schémas du succès et de l’échec scolaire ont longtemps été et restent fortement influencés par la classe sociale qui, à son tour, a un rôle médiateur en fonction du genre et de l’ethnicité, bien qu’elle joue malencontreusement et ouvertement de bannière électorale pour les décideurs politiques8.
10En guise d’exemple d’analyse de politiques menée par Bernstein, je vais maintenant explorer rapidement un thème : la longue route que les politiques tendent à suivre, à partir de leurs sites originels de conception, à travers les processus de recontextualisation, jusqu’aux tentatives de mise en application et aux efforts d’atomisation du discours pédagogique.
11De nombreuses études ont tourné autour des tribulations qu’entraîne l’introduction ou le maintien de modes de compétence. Al Ramahi et Davies (2002), s’inscrivant dans la tradition d’utilisation des idées de Bernstein pour l’analyse du changement planifié dans les systèmes étatiques, ont montré comment un système palestinien – dans lequel on ne discernait pas de champ de recontextualisation pédagogique – était financé par des agences du monde « développé » pour essayer de capitaliser les modalités pédagogiques informelles qui s’étaient étendues durant l’Intifada, période pendant laquelle l’éducation formelle était intermittente ou interdite. Des luttes intestines bureaucratiques commencèrent. Des professeurs, généralement mal formés, de mauvaise volonté et sans conviction par rapport à ce qui leur était demandé, conduirent à la restauration d’une pédagogie traditionnelle arabe à la place de la pédagogie de la nouvelle classe moyenne occidentale.
12Dans un contexte très différent, Thomas et Davies (2006) ont montré comment le changement contemporain dans la formation des infirmières galloises présente un exemple intéressant du lieu où repose réellement le pouvoir et le contrôle dans un processus politique entre les champs bien définis de recontextualisation, officiel et pédagogique. De nouvelles formations de programmes autoritaires, officiellement imposées avec une forte et ostensible orientation sur la compétence, par comparaison avec ceux, fortement didactiques et centrés sur les disciplines, qu’ils remplaçaient, ont été contrecarrés par une rotation trop lente des personnels et une préparation inefficace des nouveaux ; le discours dominant chez les formateurs étant leur crainte que les « nouvelles infirmières » en formation seraient moins bien préparées pour le tout-venant des tâches. L’autonomie de l’université leur donnait le contrôle effectif pour pouvoir conserver des formes pédagogiques malgré les demandes du champ de contextualisation officiel de développer des pratiques différentes.
13À l’école secondaire du Pays de Galles, la « capacité à réussir », le dernier jeu financé par l’état, a imposé la « restructuration » comme une série de processus de décentralisation contradictoire par le truchement de la gestion et du financement locaux et les processus associés de centralisation, y compris l’imposition d’un Programme National et l’évaluation assortie, depuis les années 1980, de l’inspection. James (2005) a cherché à localiser l’impact de l’état sur la définition de l’objectif scolaire et la manière dont ce dernier est accompli, délégué à de petites équipes d’« inspecteurs immatriculés », des troupes de choc engagées par le champ officiel de recontextualisation, qui repose beaucoup sur de la documentation préparée par l’école. Malgré une préparation prolongée et des rapports apportant des éléments de réflexion et des réponses, suivant les inspections, les projets disciplinaires et le désir collégial ont laissé de côté la plupart des jugements émanant des inspecteurs embourbés dans la nécessité, avec des professeurs déprimés et jugés rapidement et, dans certains cas, de façon inappropriée par d’autres dont ils avaient le sentiment qu’ils ne pouvaient eux-mêmes pas faire ce qu’ils disaient. Leurs dirigeants avaient le sentiment qu’un certain bénéfice était créé, particulièrement lorsque des « aides » leurs étaient proposées pour réaliser leurs objectifs mais à un coût tout à fait disproportionné en termes de temps d’effort et d’angoisse9.
14De la Grande Bretagne à Taïwan, cette insistance politique récente s’est centrée sur les contenus disciplinaires scolaires. En Grande-Bretagne, dire officiellement aux professeurs comment et non plus seulement quoi enseigner, a été réintroduit, même si cela est confiné aux « fondamentaux » de l’école primaire, en termes d’initiatives en lecture et calcul.
15Au même moment, la réduction du temps consacré au programme, aux objectifs et aux ressources en faveur des sujets constituant le « socle fondamental » a créé un ensemble de dégâts politiques en ce qui concerne les matières plus « périphériques », comme l’éducation physique et la musique10. Ces conditions ont entraîné, par exemple, qu’au Royaume-Uni, l’économie a été fuie par des étudiants et leurs parents, malgré les efforts soutenus par des financements énormes de corporations pour la redéfinir en termes de « compréhension de l’économie » ou d’« entreprise commerciale », thèmes transversaux que l’on doit rendre accessibles à tous (Jeffcote et Davies, 2004, 2007). La musique a elle aussi été réduite à l’état de « bizarrerie » du programme que n’étudient que dix pour cent des élèves des écoles publiques après l’âge de quatorze ans, constituant dès lors une note d’appoint offerte pour la plupart des autres programmes (Wright, 2006). Bien que sa version du Programme national ait eu pour ambition de combiner une modalité de compétence centrée sur l’acquisition d’une habileté, l’insistance étant placée sur la réponse esthétique, à des « musiques » de divers genres, ce qui a été enseigné était étroitement lié à la musique occidentale classique. Dans une époque où « l’accès » à une abondance musicale croissante chez les adolescents dont les identités et les goûts étaient jusqu’alors fortement liés à la « musique populaire » et aux instruments qui sont associés à sa production, la musique scolaire en est venue à leur désigner l’habitus à rejeter, les sons à rejeter, et une invitation faite aux élèves à rejeter le temps passé à se consacrer à l’apprentissage des instruments pour préférer un usage utilitaire pour pouvoir réussir leurs examens. Du point de vue de Wright, contourner son impopularité substantiellement fondée sur la classe sociale exige « plus qu’une faible discrétion concernant les nombreux aspects du discours régulateur et instructeur et l’expression dans la classe des règles distributives, recontextualisantes et évaluatives » (2006, p. 275).
16Par exemple, la capacité à façonner de l’extérieur peut devenir littéralement une question de vie ou de mort chez les jeunes femmes, le plus souvent de douze à dix-huit ans, qui sont atteintes de « désordres de l’alimentation » (Evans, Rich et Davies, 2008). Les écoles et autres agents pédagogiques attribuent des valeurs, des significations et des potentialités au « corps » qui ont des caractéristiques particulières selon l’époque et le lieu. Celles-ci reflètent des tendances socio-économiques plus larges, nationales et globales qui célèbrent de plus en plus des vertus particulières en termes « d’identités flexibles », et des aspects manifestes de « performance » et de « perfection corporelle », définis habituellement comme « l’idéal de la minceur ». Les écoles sont devenues des lieux de surveillance envahissante du « corps », atteignant tous les aspects de la vie et les encodant, faisant, en effet, de la « pédagogie » la préoccupation de tous et de chacun. Auto-évaluation et auto surveillance, sous le regard normalisateur des autres, sont des traits caractéristiques de leur culture performative (Burrows et Wright, 2006). Tout comme « la performativité agit de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers l’extérieur » (Ball, 2004, p. 145) et est capable de construire un « amour du produit » ou la croyance dans un service fourni et d’engendrer des sentiments individuels d’orgueil, de culpabilité, de honte et d’envie qui paraissent rationnels et objectifs. De la même façon, la « capacité à se reconvertir » implique que les sujets possèdent des dispositions continuellement disponibles pour répondre aux exigences de leur vie tout entière (Bonal et Rambla, 2003). L’appel séduisant du monde extérieur à une perfectibilité infinie pénètre littéralement sous la peau des personnes atteintes de « désordres de l’alimentation ». Des études de ce type sur les politiques à Cardiff et à Loughborough ont tourné avec obsession autour de ce qui s’y joue qui va de la production politique à la recontextualisation et à la reproduction. Dans l’ensemble, ce sont des études de cas qui se sont demandées jusqu’à quel point les catégories sociales cruciales, particulièrement la classe et le genre, forment et sont re-formées par les objectifs et les processus politiques et soulèvent des questions importantes concernant le degré de séparation entre le savoir primaire, secondaire et reproductif et les contextes politiques.
ANALYSES DU DISCOURS PÉDAGOGIQUE
17Un travail remarquable sur deux sites différents porte sur plusieurs de ces mêmes questions. Personne, par exemple, n’a encore approché la minutie et la richesse avec lesquelles Morais, Neves et leurs collaborateurs ont analysé le discours pédagogique, essentiellement dans le programme portugais de science. Ils ont travaillé avec des professeurs pour montrer comment intervenir dans la pratique pédagogique peut altérer la compréhension et le degré de réussite du sujet (voir Morais, Neves et Pires, (2004)). S’il existe une pratique empirique canonique à laquelle nous pourrions aujourd’hui aspirer et qui a dynamisé la recherche dans la salle de classe, c’est bien la leur. En outre, sa pertinence pour la politique et pour la perpétuelle question du « lundi matin » des professeurs, en rapport à leur notion de « pédagogie mixte » est féconde, comme leur contribution à ce volume le rendra facilement évident.
18Un autre courant de recherche encore peu connu nous vient de Cape Town, dont une recherche particulièrement intéressante de Davis (2005) sur le discours pédagogique en mathématiques, centrée sur les notions intrinsèques aux « textes pédagogiques structurés par une méthodologie d’enseignement Sud Africaine, inspirée du contructivisme » – et labellisée « approche centrée sur les problèmes » (ACP). Selon cette méthode, les mathématiques devraient être amusantes pour que « les étudiants » « construisent (puisqu’ils doivent construire) le contenu particulier des mathématiques ». Le problème que « le quotidien n’est pas l’académique » s’oppose à « l’insistance sur le plaisir » dans les textes mathématiques constructivistes clés d’Afrique du Sud, qui s’opposent au contexte de la propension à dissoudre les frontières de l’utilitarisme contemporain. La question concerne la culture de la jouissance : « le discours pédagogique interne aux pédagogies de la compétence est obligé d’impliquer le sujet pédagogique de deux façons : il doit reproduire le savoir sous une apparence plaisante tout en niant, simultanément, le plaisir solipsiste du sujet pédagogique » (Davis, p. 79). Davis juxtapose les idées de Bernstein à celles de Lacan, Hegel, Freud, Althusser et Zizec. Parmi les contributions originales de ses recherches, on trouve l’analyse détaillée de la relation entre discours régulateur et discours instructeur. Bernstein affirme que le premier est antérieur au second et enraciné en lui, alors que Davis préfère considérer qu’il « agit au service du contenu instructeur, mais en accord avec les impératifs de l’idéologie dominante » (p. 2). Il défend le point de vue que l’explication de l’identification imaginaire et symbolique, donnée par Freud et Lacan, complète adéquatement la notion de la logique sociale de la compétence de Bernstein, qui sert « à produire une lecture plus théoriquement informée du type de relation pédagogique produit dans les conditions d’une société assujettie aux exigences contemporaines du capital » (p. 73). Il conclut que « le ACP réussit pour les mauvaises raisons », ses créateurs ayant « généré une modalité pédagogique qui se laisse duper par l’appel idéologique pour la dissolution des frontières » et qui « a simultanément tenté de conserver sa fidélité au mathématiques », aboutissant à construire « un monde de relations imaginaires structurées selon les principes de la régulation morale utilitaire », tout en le perturbant « pour instaurer le symbolique sous le déguisement des mathématiques » (p. 208). Une fois de plus, des questions surgissent « sur la définition des pédagogies de la compétence, concernant particulièrement la focalisation de l’évaluation sur les présences plutôt que sur les absences dans la production du sujet pédagogique » (p. 184).
19Si la recherche de Davis est un aperçu passionnant sur la manière de combler le fossé entre la recherche et les impératifs politiques, le problème récurrent des mécanismes de la différenciation des classes sociales que la scolarité engendre reste entier (Hoadley, 2005). Le long effort pour dépiquer le fait brut que « les choses arrivent » quand les enseignants et les étudiants interagissent est passé par une succession de périodes plus ou moins frustrantes d’insistance, impliquant les familles et leurs ressources, les cultures et les attitudes, les enseignants et leurs attentes, le savoir et son fondement de classe, les méthodes d’enseignement et leur portée sur les styles d’apprentissages et, à notre époque performative, les dirigeants/gestionnaires et leur attachement de poursuiveurs d’objectifs. Face au défilé de cette parade, on constate que la façon dont s’accomplit le tour de passe-passe nous échappe obstinément. Dans la recherche exemplaire de Hoadley, après que les études sur l’efficacité aient été proprement éviscérées, sortir des bois conceptuels ne semble possible que par l’application de la théorie bernsteinienne de la pédagogie telle que mise en œuvre par Dowlings (1993, 1998) et le groupement de Morais à Lisbonne qui permet une analyse fine et des applications pédagogiques prenant en compte les événements au sein de la salle de classe et les caractéristiques de l’école, des élèves et du maître. Ces dernières sont définies en termes de classe sociale et de dispositions professionnelles, particulièrement en relation avec le rôle qu’elles jouent dans « la spécialisation de la voix de l’étudiant par rapport au code de l’école » et « le potentiel qu’ont les enseignants, en tant que sous-relais dans le processus de reproduction du savoir scolaire, d’interrompre le code de la communauté ou code restreint des apprenants dans des contextes où une orientation élaborée peut ne pas avoir été acquise chez eux » (Morais (al.), p. 270).
20Alors que des éléments du projet se préoccupent d’aspects spécifiques du contexte de l’école primaire en Afrique du Sud, en se concentrant uniquement sur les mathématiques et la lecture, la recherche de Hoadley produit des résultats frappants, presque terrifiants. Son travail est né sous l’impulsion d’un groupe de recherche associé à Muller et Ensor dont la contribution collective à notre compréhension de l’éducation scolaire est devenue très significative en termes de son intensité intellectuelle, de son intégrité et de sa pertinence politique. Reeves (2005) a cherché à établir s’il existait un support empirique à la politique sud africaine de promotion de la pédagogie centrée sur l’apprenant pour améliorer les résultats académiques des classes d’élèves issus de milieux socio-économiques désavantagés. Elle conclut que l’efficacité de l’enseignant dans les classes comportant essentiellement des apprenants en difficulté varie selon qu’ils sont confrontés à un savoir fondé sur des principes et des procédures adaptés à leur habileté et à leurs progrès individuels, y compris leurs erreurs d’interprétation et leurs difficultés, enseigné comme une entité cohérente soutenue par des principes internes disciplinaires, plutôt que comme une série de composants fragmentés et déconnectés à chaque niveau. Ceci est une découverte chargée d’implications politiques désignant les particularités de la « pédagogie mixte » et impliquant des questions à la fois de compétence disciplinaire des enseignants et des opportunités d’apprentissage des mathématiques pour les élèves. Bolton (2005), dans son étude des résultats de la dernière année de l’école secondaire concernant la « discipline relativement mal définie » (p. 1) de l’art à l’école, suggère des questions semblables. Quant à Breier, (2004, p. 204), dans son étude sur les étudiants diplômés en droit du travail, elle affirme que « la recontextualisation de segments du discours horizontal (le savoir quotidien) dans le contenu des disciplines scolaires ne conduit pas nécessairement à des acquisitions plus efficaces », mais « est généralement réservée aux étudiants les ‘‘ moins aptes’’ et réduit le discours vertical (le savoir hiérarchique des disciplines académiques) à un ensemble de stratégies pour améliorer leur fonctionnement dans le monde domestique quotidien, et dans celui du travail ». Gamble (2004), dans son étude sur l’apprentissage des métiers, s’attache au même type de préoccupations.
21Prises ensemble, ces études suggèrent qu’il se peut fort que la rhétorique abondamment produite par les champs, à la fois, de la pédagogie et de la recontextualisation officielles, prônant que le savoir doit être immédiatement pertinent avec les besoins de la production économique (le monde du travail) et les besoins individuels des citoyens, pourrait bien être « l’expression idéologique dans l’éducation scolaire d’une demande politique et économique plus générale de dissolution des frontières ». Il s’agirait de reconfigurer « le dispositif pédagogique au niveau de la reproduction du savoir » et transformer la politique éducative, les programmes et la pratique pédagogique pour aligner « le système éducatif sur les impératifs économiques créés par le capital » (Davis, 2005, p. 200).
QUI VEUT NE PAS SE LAISSER AVOIR ?
22Où tout cela nous conduit-il ? Nous appréhendons plus finement, je crois, la façon dont la politique régule, éduque et contrôle. Nous saisissons avec plus de clarté la manière dont elle est recontextualisée et mise en œuvre. Nous comprenons comment le savoir, l’idéologie et la moralité sont enracinés dans les actions des enseignants, des élèves et des écoles. Si notre mission est de mieux comprendre le « dispositif pédagogique », il est important d’affiner les notions historiques et contextuelles : le global, le national et le local. Il semble difficile de concevoir un plus important germoir conceptuel pour y planter la politique. Nous avons, maintenant, non seulement élaboré les outils conceptuels et les fondements factuels pour passer à l’action plutôt que de nous contenter d’en parler. Il nous reste encore à établir la base d’un mouvement de masse. La caractéristique de toutes les grandes idées, même si, en éducation comme ailleurs, elles s’opposent à l’intuition, est leur capacité à amener ceux qui les reçoivent au point où ils s’exclameront : « Bon, est-ce que ce n’était vraiment que ça ? ». Nous trouvons ici un certain nombre de ces idées que Hasan (2006, p. 212) nous exhorte à utiliser, non seulement pour fournir la « motivation, mais aussi pour suggérer la voie » d’un changement social tant attendu.

Notes de bas de page
2 Il s’agit de l’article « On the classification and framing of educational knowledge », discours de clôture de la conférence annuelle sur la sociologie de l’éducation de l’Association britannique de sociologie qui fut reproduit dans Class, Codes and Control, vol. 1, p. 203-230 et dans sa version française Langage et classes sociales, p. 263-300.
3 « Ce qui tourne finit toujours par former un cercle », et d’anciens détracteurs acharnés, comme M. F. D. Young ont désormais vécu leur épiphanie sur la route du « réalisme critique. »
4 Voir sur ce point le texte de Johan Müller dans cet ouvrage.
5 Il a exprimé cela dans un certain nombre de textes, dont son « Volume V » de 1996 et l’a le plus complètement développé dans son article « Vertical and horizontal discourse : an essay » (1999).
6 La position de Bernstein (1996) suggérait que la relative autonomie que nous en étions arrivés à apprécier au Royaume-Uni était placée en sandwich, quelque part entre le « second souffle » des années soixante et la « politique de l’envie » de Thatcher, brève excroissance du champ de la recontextualisation pédagogique.
7 Les canevas favoris de l’efficacité de l’école et des « mouvements » pour son amélioration, les maîtres des média du panthéon éducatif, se sont montrés très aimables avec les décideurs politiques du « y’a qu’à faire », comme avec ceux qui proposaient des « solutions » de gestion et de direction pour les parties du système en panne.
8 En outre, l’étude plutôt surprenante de Ball (2007) concernant la croissance rapide de l’implication du secteur privé dans l’éducation publique le conduit à considérer la situation « comme vraiment pas apocalyptique », et « qu’il n’y a pas de retour en arrière vers un passé dans lequel le secteur public dans son ensemble fonctionnait bien et équitablement dans l’intérêt de tous les apprenants, car un tel passé n’a jamais existé ».
9 James conclut que « les vrais enseignants ne restaient pas là, à attendre la dernière des recherches bien fondée en date ou le dernier meilleur moyen de relever les résultats aux tests, mais qu’ils souffraient de plus en plus des mauvaises recherches, financées par les gouvernements, et conduites par de médiocres chercheurs complaisants désireux d’accroître leur sentiment de contrôle mutuel » (p. 11).
10 Bernstein (1996) notait que l’un des contrastes les plus frappants entre les formations de l’école et des autres niveaux (éducation postscolaire et supérieure) a été la remarquable résilience des « singularités » dans le discours de l’école, l’augmentation des modes « régionaux » dans l’enseignement supérieur et l’impulsion donnée aux modes « génériques » dans l’éducation postscolaire et professionnelle. Les premiers sont les sujets narcissiques, étroitement limités, qui figurent dans les programmes de l’école et n’existent qu’à leur marge. Les régions comme l’ingénierie, la médecine, l’architecture, la science cognitive ou la communication et les média recontextualisent les singularités, affaiblissant leurs bases discursives et politiques. Elles signalent un changement des identités narcissiques, centrées sur la discipline, introjections en d’autres identités projetées plus dépendantes extérieurement auxquelles les écoles ont jusqu’ici bien résisté ou qu’elles ont rejetées. Les modes génériques qui privilégient la « capacité de reconversion » reflètent trois décades au cours desquelles on a reproché à l’éducation publique ce que ni le système économique, ni l’état lui-même n’ont été capables d’accomplir en termes de niveau adéquat d’emploi et de formation professionnelle. Ils ont rencontré une farouche résistance dans les écoles et n’ont été appliqués qu’aux étudiants jugés inaptes pour le monde académique ordinaire des singularités.
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Actualité de Basil Bernstein
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