La présence très actuelle de Basil Bernstein dans la sociologie française de l’éducation

Roger Establet

p. 37-49


Texte intégral

1Les organisateurs de notre rencontre m’ont proposé de traiter de la réception de l’œuvre de Basil Bernstein en France. Magnifique sujet que je ne me sentais nullement en mesure de traiter dans toute sa dimension, et notamment à cause de l’interaction entre deux monstres sacrés, Basil Bernstein et Pierre Bourdieu qu’il faudrait inévitablement aborder et qui dépasse infiniment mes compétences.

2J’ai donc réduit considérablement mes ambitions, en considérant le problème posé tel qu’on pouvait l’apercevoir depuis la position que j’occupais dans le curriculum de sociologie de l’Université de Provence. En 1975, mes collègues m’avaient confié, en partage avec mon ami Roger Bénoliel, la responsabilité de deux UV optionnelles de licence et de maîtrise intitulée « sociologie de l’éducation », en code élaboré retraduit en code restreint « socio de l’éduc ». Je m’en tiendrai donc à un sujet plus modeste, à savoir « la réception de Basil Bernstein en socio. de l’éduc ».

3Lorsqu’en 1975, nous avons mis au point le curriculum de notre UV de licence, nous étions en quelque sorte contraints de commencer la présentation par les bouleversements qui s’étaient produit dans la discipline à la fin des années soixante :

4– La première enquête de suivi systématique, à partir de 1962, de toute une génération d’élèves par l’INED dont un tableau particulièrement significatif renversait la vision économiste que les organisations de gauche avaient de l’inégalité de classe devant l’école.

Taux d’entrée en Sixième selon le revenu et le diplôme du père en 1962

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5Le tableau montre clairement qu’à diplôme égal, le revenu ne contribue nullement à la réussite scolaire, alors que le rôle du diplôme, à revenu égal est au contraire décisif. L’auteur de ce tableau, Paul Clerc concluait :

« En réalité, le revenu n’a pas d’influence propre sur la réussite scolaire… L’action du milieu familial semble donc presque exclusivement culturelle. » (Clerc, 1970).

6Les dernières démonstrations en date de l’influence spécifique du diplôme des parents sont documentées pour la France, par les chercheurs de la DEP, Jean Paul Caille et Sophie O’Prey (2005) ; et pour l’ensemble des pays de l’OCDE par le programme international de suivi acquisitions des élèves (PISA2). Dans les années 1960-1970, la sociologie de l’éducation française est marquée par :

  • L’introduction par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, sur la base de très riches analyses empiriques, du concept de « capital culturel ».
  • La résurrection, à la suite d’un séminaire de P. Bourdieu et J. -C. Passeron à l’école Pratique des Hautes études, de l’œuvre maîtresse de Durkheim l’évolution pédagogique en France devenue introuvable et qui fut rééditée en 1968.

7À partir de ces travaux pionniers qui renouvelaient la discipline, il s’est produit une floraison très riche de travaux dans le champ : travaux de Guy Vincent sur la forme scolaire (1980), travaux de Viviane Isambert-Jamati sur l’enseignement secondaire, de Luc Boltanski sur la prime éducation (1964), travaux d’Alain Girard sur la démographie scolaire, de Claude Grignon sur l’enseignement professionnel (1971), de Claude Seibel et Jacqueline Levasseur sur l’inefficacité du redoublement du Cours Préparatoire (1983, 1984). Or, dans ces travaux, la référence à Basil Bernstein est omniprésente. Le gros recueil de l’INED intitulé Population et l’enseignement ne comporte aucune bibliographie. Mais je puis témoigner qu’Alain Girard, lors de la soutenance de ma thèse d’Etat, me « cuisina » un long moment sur le « code restreint » et le « code élaboré ».

8La présence de Basil Bernstein culmine avec la publication en 1975 de Langage et Classes sociales dans la collection « le sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu. Basil Bernstein fut en quelque sorte un des acteurs du renouveau de la sociologie française et il prenait ainsi rang de classique pour tout curriculum français de « socio. de l’éduc. ».

9Suivre en une petite heure les méandres et nuances de cette présence de Bernstein dans des travaux si divers serait une gageure hors de ma portée. Mais je me simplifierai la tâche en suivant Basil Bernstein le long deux pistes qui ont constamment inspiré notre curriculum de licence : celle qu’a ouvert L’ordre des choses de Claude Grignon (1971), sur l’enseignement professionnel, puis celle tracée par Viviane Isambert-Jamati sur l’enseignement secondaire (1971, 1995). Pour des raisons strictement pédagogiques, il était nécessaire d’introduire ces travaux sans équivalents dans notre curriculum de licence. Et Basil Bernstein y occupait une place particulière.

L’ordre des choses : l’ouverture de Claude Grignon

10L’évolution pédagogique en France fournissait un tapis rouge régalien à notre curriculum de licence. Ce long détour dans le temps amenait nos étudiants à reconsidérer avec intérêt leurs propres études secondaires. Juste avant de les retracer statistiquement sur les données de Paul Clerc.

11Mais le dessin de la courbe historique se limitait à l’enseignement secondaire, qui se confondait avec l’enseignement général. L’ordre des choses de Claude Grignon venait à point pour combler la lacune pour notre curriculum de licence de l’introduction durkheimienne. Claude Grignon, dans ses enquêtes de 1965, avait mobilisé toutes les ressources conceptuelles et empiriques disponibles pour livrer une vraie sociologie de ce que l’on pourrait appeler dans les termes de Bernstein la « recontextualisation scolaire des apprentissages professionnels ». Ce livre est devenu un classique, puisque tous ceux qui dans les années 80, 90 ou aujourd’hui entreprennent des études sur l’évolution des enseignements professionnels se réfèrent toujours à ce travail.

12Le texte de Claude Grignon est profondément inspiré par Basil Bernstein. Le travail novateur de Basil Bernstein sur les usages des jouets est évoqué lorsqu’il faut décrire les jeux des collégiens de CET, et évidemment les hypothèses de sociolinguistique sont explicitement citées3. C’est dans l’acuité de la description des codes de langage que se marque le mieux la communauté d’inspiration. Le « code restreint » peut servir d’arme contre le « code élaboré4 » que les maîtres d’enseignement général tentent d’inculquer avec condescendance aux élèves5. Inversement, le brusque passage chez un maître de la langue savante à la langue populaire des élèves est un procédé efficace pour faire mesurer leur indignité. Entre les professeurs d’atelier et les professeurs d’enseignement général le face-à-face s’accomplit aussi dans l’usage de codes distincts. Quand les élèves passent de la classe à l’atelier, le code se transforme. Cette variation des codes fournit à Grignon une clé efficace pour analyser les propos recueillis dans les entretiens.

13La connivence entre B. Bernstein et C. Grignon se remarque aussi, dans l’Ordre des choses, par la présence implicite mais très forte des analyses en terme de « classification » et de « cadrage » dont la clarification par Basil Bernstein est exactement contemporaine (1971).

14Si l’on ne veut pas donner dans l’« épistémologiquement incorrect » des précurseurs ou des fausses coïncidences, on pourrait suggérer à un enseignant de licence de « socio de l’éduc », Daniel Frandji ou Philipppe Vitale par exemple, l’exercice suivant : « repérer dans l’Ordre des choses toutes les analyses qui pourraient éclairer les concepts bernsteiniens de ‘‘classification’’ et de ‘‘ cadrage’’ ». Pour les bons éléments de licence, la moisson serait ample. Le CET idéaltypique décrit par Grignon6 est un exemple parfait de la classification interne forte : entre l’enseignement professionnel et l’enseignement général, entre l’atelier et la classe, entre les espaces occupés par les différents acteurs, y compris au réfectoire. Classification bien intériorisée puisque si les collégiens de CET savent que l’apprentissage professionnel est décisif, c’est la portion même congrue d’enseignement général qui leur donne à la sortie de l’établissement le statut relativement enviable de collégien. Les étudiants de Vitale poursuivront l’examen. Quant au « cadrage » : le CET apparaît à tous ceux qui ont suivi les modèles souples de l’enseignement général comme une véritable mise au carré des moindres détails de toutes les performances attendues des élèves. Et l’analyse détaillée des fonctions du dessin industriel, par la combinaison exemplaire de vertus morales et de précision technique qu’il inculque, illustre parfaitement l’association du « discours régulateur » et du « discours instructeur » et la domination du second par le premier.

« […] Le dessin se définit à la fois comme une activité professionnelle et comme une activité culturelle ; il constitue à ce titre un médiateur privilégié entre la ‘‘ culture de métier’’ et la ‘‘ culture savante’’, et, par là, un moyen très efficace de sophistiquer la culture professionnelle. On juge d’un dessin à la fois comme d’un objet matériel et comme d’un objet symbolique : un dessin réussi doit être propre, soigné, bien fini, sans ratures ni repentirs ; mais il doit aussi être exact. Le dessinateur doit posséder des qualités ‘‘ manuelles’’, telles que l’habileté, la précision, le soin du fini et du détail ; mais son travail s’oppose, par ses modalités et ses fins, à celui de l’ouvrier : au lieu d’objets et d’outils pesants et volumineux, il manipule et il utilise des instruments et des substances subtils, quasi immatériels : papier, crayons, encres, règles plates, tire-lignes, compas, etc. ; il produit non des choses, mais des signes, équivalents abstraits des choses et de leurs transformations. Ainsi, le dessin s’oppose au travail manuel, dont il participe ; il se range du côté de l’impeccable, du discret, de la ‘‘ non-nature’’ : la blouse blanche du dessinateur ou du PETT s’oppose au bleu de l’ouvrier ou à la blouse grise du maître d’atelier. Bien qu’il se distingue du ‘‘ dessin d’art’’ par sa finalité professionnelle, par la rigueur des contraintes qui pèsent sur son exécution, le dessin industriel n’est pas sans participer de la valeur culturelle et artistique impartie à celui-ci. […] Nombre d’apprentis exécutent des croquis où se laisse percevoir l’influence du dessin professionnel ; ils vantent volontiers les qualités esthétiques de certains de leurs dessins d’atelier7. »

15Enfin, la classification externe (la hiérarchie entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel) est constamment présente dans les détails des curricula.

16On garde en mémoire ce professeur de français qui propose un « beau sujet » « qu’il aimerait traiter lui-même, en prévenant que c’est un sujet difficile que tout le monde ne peut aborder »

17« Vous avez assisté à une brillante manifestation culturelle ; dites quelles furent vos impressions. » Puis il réserve pour la majorité un sujet : « Vous avez construit pour la première fois un objet utile : racontez votre satisfaction8. »

18Ou la remarque incidente et insidieuse de ce prof de technologie : « vous verrez la composition des sels fusibles utilisés ; je vous ai porté les noms et d’autre part donné les compositions chimiques ; c’est de la chimie, c’est peut-être un tout petit peu complexe pour vous, et je ne vous demande pas de le retenir. Mais il est bon quand même d’y jeter un œil. »

19Ce petit exercice de licence suggéré à Ph. Vitale ou à D. Frandji n’a pas pour seul objectif de faire mentir le proverbe « traduttore, traditore ». Il permet de s’équiper d’instruments conceptuels indispensables, et peut-être plus indispensables que jamais, à ceux qui tenteraient de réaliser sur l’enseignement professionnel contemporain une synthèse comparable à celle de Claude Grignon.

20On peut prendre une mesure de l’évolution sur deux graphiques :

Proportions (en %) des différents diplômes professionnels et techniques décernés en 1965 et en 2004

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Sources : TEN rétrospectif 1958-1969
Repères références statistiques 2005

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21Dans l’analyse de Claude Grignon, l’enseignement professionnel est pour l’essentiel centré sur le CAP, diplôme dominant et pourtant difficilement accessible. Le CAP consistait en une recontextualisation de l’apprentissage ouvrier destiné à une élite ouvrière. Dans le curriculum formel d’aujourd’hui, la place des formations ouvrières classiques s’est nettement estompée au profit de curricula plus ambitieux (Baccalauréat Professionnels et BTS ou DUT).

22Dans une situation de pénurie des emplois, la détention de titres modestes a gardé pourtant de son importance, au moins négativement. La détention d’un CAP ne garantit plus la reconnaissance d’une qualification mais elle épargne quelque peu les formes les plus graves de la précarisation.

Trajectoires 2001-2004 des élèves sortis du système éducatif en 2001

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Source : CEREQ génération 2001.

23Note(1)1

24Ces transformations institutionnelles se sont accompagnées d’une pédagogie moins visible de la hiérarchie des diplômes. En 1965-66, l’année scolaire où Grignon menait son enquête, seuls 5,3 % des élèves étaient passés dans l’enseignement long. Or aujourd’hui, certaines certifications professionnelles, les BEP notamment, sont conçues dans le curriculum formel comme ouvrant sur la poursuite des études. Dans le questionnaire Meirieu de 1998, une question était posée à tous les lycéens : « Envisagez-vous des études supérieures ? » Bien que, par sa rédaction, cette question ne fut pas conçue pour les lycéens professionnels, ils y ont tout de même répondu ; et, dans le dépouillement systématique de leurs réponses dans trois académies, il résulte que les élèves de CAP envisagent un BEP ; les élèves de BEP un Bac Pro ; les lycéens de Bac Pro, un BTS. Rarissimes, ceux qui nous parlent de fac ou de grandes écoles comme leurs congénères des filières générales ou technologiques. Car, il y a bien, malgré les appellations égales en termes de niveau, des murailles de verre qui séparent les enseignements professionnels et les filières classiques. Dans les premières années du XXIe siècle, seule une minorité de titulaires de Bac Pro se lancent dans les études universitaires (7 %) et dans cette minorité, seule une minorité (11 %) parvient au niveau de la licence (moins d’une chance sur 100).

25Ces ambivalences de la certification – diplôme terminal qualifiant ou passeport pour une scolarité supérieure – a nécessairement des conséquences sur la manière dont les enseignants monnayent le curriculum réel.

26C’est en tout cas ce qu’a montré Sandrine Wamain (2004), dans une enquête qualitative approfondie sur les lycées professionnels bordelais dans les années 2001 et 2002, qui a donné lieu à une thèse. Certaines sections de BEP, celles qui sont les moins prometteuses d’emploi et donc les moins choisies par les élèves, sont confrontées à un problème récurrent : les objectifs du référentiel de certification sont très au-dessus des capacités scolaires de la majorité des élèves. Face à ce défi, Sandrine Wamain a pu repérer trois types principaux de redéfinition par les enseignants du curriculum officiel.

  • Certains enseignants s’en tiennent à la lettre du « curriculum formel », en escomptant la poursuite d’études d’une minorité de « happy few » et en déplorant le bon vieux temps où le niveau des élèves était bien meilleur. Ce respect désespéré et désespérant du curriculum formel est le fait d’une minorité. Les autres enseignants ont deux manières opposées de redéfinir le curriculum formel.
  • Les uns sacrifient totalement les objectifs officiels, en consacrant tout le travail pédagogique sur les principales lacunes des élèves en français, ou en mathématiques.
  • Les autres prennent un parti différent : dès le début de l’année, ils repèrent les points forts de chaque élève et, par une pédagogie différentiée qui apparente les enseignants à des entraîneurs sportifs, ils invitent chacun à prendre conscience de ses atouts et en faire le meilleur usage.

27Inspirée par les thèses de François Dubet, forte de ces curricula réels contrastées, Sandrine Wamain n’est pas loin de conclure à une disparition de l’institution nommée Lycée Professionnel. J’y verrai pour ma part la nécessité d’étudier de très près l’ensemble des curricula réels, de plus en plus opaques, en utilisant pleinement tous les instruments de la sociologie de Bernstein.

28Je ne sais si l’entreprise d’écrire en 2007 une synthèse sociologique semblable à celle de L’ordre des choses est un objectif raisonnable ou une gageure. En tout cas, les analyses partielles ne manquent pas, qui utilisent librement mais explicitement les concepts de Bernstein ou de Young. Depuis la création du CEREQ en 1970, les recherches sur l’enseignement professionnel sont souvent conduites par des chercheurs de cet organisme ou par des chercheurs universitaires qui lui sont associés : les uns et les autres ont aussi une fonction d’expertise. Il leur revient auprès des Commissions paritaires de certification de donner des avis motivés sur la création, la suppression ou la refonte des diplômes professionnels. Avoir un regard rapproché sur les curricula réels fait donc partie de leurs missions. Et nombre de ces chercheurs ont trouvé des ressources conceptuelles précieuses dans la « Nouvelle Sociologie de l’éducation ». En même temps cette tâche est rendue plus difficile par la séparation qui s’est instituée entre la certification et la formation. La tâche des experts n’est pas de définir ou d’évaluer des programmes, mais d’apprécier des référentiels de compétence qui peuvent être ou non l’objet d’une formation. Et la relation entre certification et formation est extrêmement contradictoire. D’un côté, le référentiel de certification est construit d’après les compétences exigées par un emploi (référentiel d’activité professionnelle) ; mais d’un autre côté, le niveau de qualification est estimé en fonction de la grille scolaire. Le « niveau » ne fonctionne pas comme un temps nécessaire de formation mais comme un signal hiérarchique. On est donc très loin d’une recontextualisation scolaire de l’apprentissage d’un métier.

29Celui qui entreprendrait aujourd’hui une actualisation de l’Ordre des Choses disposerait de très belles études sur l’insertion des générations, de base de données très riches et numérisées sur les débats occasionnés par la création ou la suppression des diplômes professionnels. Il ne pourrait pas se passer de la boîte à outils de Basil Bernstein.

Viviane Isambert-Jamati, sociologue des curricula

30Dans le tapis rouge que Durkheim ressuscité avait tendu jusqu’au tableau de Paul Clerc qui inaugurait toujours notre cours aixois de « socio de l’éduc », on pouvait néanmoins regretter un second manque : dans l’évolution pédagogique en France, (Durkheim, 1938) il n’y a presque rien sur l’évolution de l’enseignement secondaire au cours du XIXe siècle. Bien sûr, çà et là, des réflexions passionnantes sur la vertu formatrice trop négligée des sciences expérimentales, une ou deux notations sur les plans d’étude mis en route par le Ministère de l’instruction Publique. Mais rien de systématique, et de comparable par exemple aux pages consacrées par Durkheim à l’articulation médiévale du Trivium et du Quadrivium, pages qui ont suscité chez Basil Bernstein les réflexions profondes que l’on sait (Bernstein, 2007, p. 129-136). Un livre, que nous présentions chaque année, venait combler cette lacune : la thèse de Viviane Isambert-Jamati publiée au PUF en 1971 sous le titre Crises de l’école, crises de la société.

31L’auteur reconstitue l’évolution du système de l’enseignement secondaire français de 1860 à 1965, de ses objectifs et de ses valeurs directrices, en prenant pour matériau 2 000 discours de distribution de prix. L’analyse se recommande par une très grande rigueur et expertise méthodologique : c’est un des rares travaux de cette époque où l’analyse de contenu soit systématiquement appliquée à tout le corpus, avec une explicitation transparente des catégories et des unités retenues. Aussi la présence de Basil Bernstein dans ce livre est-elle centrale. Dans la bibliographie par rubriques, qui correspond au cadrage fort qui régissait à l’époque la thèse d’état, la citation de l’article de Bernstein « Language and social class » figure dans la rubrique « Travaux qui ont servi à mettre au point les catégories d’analyse ».

32Rééditant en 1990 un certain nombre de ses travaux et articles antérieurs dans un livre intitulé les savoirs scolaires, Viviane Isambert-Jamati réaffirme fortement son attachement et son rattachement à l’école britannique de la New Sociology of Education. Le livre se subdivise en deux parties intitulées « le curriculum formel » et « le curriculum réel ». C’est dans cette dernière parie que figure un article de 1967 contenant certains résultats essentiels de la thèse. Dans son introduction, Viviane Isambert-Jamati s’explique sur le sens de sa relation à la tradition britannique. Après avoir cité les sociologues anglais dont elle s’est inspirée (Banks, Bernstein, Eggleston, Hargreaves, Lawton et Young), elle résume clairement les leçons qu’elle en a tirées :

« Rien ne va de soi, ont-ils affirmé avec force, dans le curriculum, dans ce qu’on estime valoir la peine d’être communiqué à tel ou tel public, à tel moment historique et à tel autre. Les contenus prescrits par les autorités – le curriculum formel ou officiel – sont le produit, au fil du temps, de tout un travail de sélection au sein de la culture accumulée, un travail de réorganisation, de changement des délimitations, d’ébranlement des hiérarchies entre les disciplines. Quant aux connaissances en train d’être élaborées, les auteurs de programme, lorsque du moins ils ne prennent pas trop de retard, les transposent en fonction notamment de l’idée qu’ils se font des publics scolaires. Mais les prescriptions ne peuvent être qu’indicatives. Tout chapitre de programme prête à bien des interprétations. Aussi voit-on les enseignants, à leur tour, sélectionner des thèmes, mettre l’accent sur tel ou tel aspect, présenter les savoirs sous divers modes. Chaque classe suit ainsi son curriculum réel qui, à la limite, est différent des autres9. »

33Nous voudrions montrer cette connivence dans l’étude du curriculum réel dans le parallélisme frappant entre les travaux sur la pédagogie du Français de Viviane Isambert-Jamati et les multiples investigations entreprises au plus près de l’enseignement par les chercheurs portugais Ana Morais, Fernanda Fontinhas, Isabel Neves et leurs collègues en relation directe avec Basil Bernstein (Morais et al., 1992, Morais et al. 2001).

34Le travail de Viviane Isambert-Jamati de 1976 se réclame explicitement de Basil Bernstein. En 1976, année de l’observation, le curriculum formel de l’enseignement du français dans l’enseignement secondaire est en pleine refonte. Les travaux des commissions étaient largement publics et certains enseignants pouvaient ainsi anticiper le futur curriculum formel. Viviane Isambert-Jamati a toujours travaillé de très près avec tous les professionnels de l’enseignement. Elle a donc pu mettre en place une procédure d’observation méthodique propre à décrire et à évaluer les différents curricula réels mis en œuvre par les enseignants. à l’aide d’une grille méthodique d’observation et d’entretien, avec une batterie de 24 indicateurs, elle a caractérisé les pédagogies mises en œuvre par 24 collègues enseignant en 1re, puis elle a recueilli les notes obtenues à la fin de l’année, à l’épreuve de français du baccalauréat par les 570 élèves de nos 24 collègues.

35On peut, pour faire bref, collationner les résultats dans les deux tableaux suivants :

Proportion d’élèves (en %) d’une classe sociale donnée qui ont obtenu de bonnes notes à l’épreuve de français du baccalauréat

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Proportion d’élèves (en %) d’une classe sociale donnée qui ont obtenu des notes inférieures à la moyenne

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36Je me suis permis, à mes risques et périls, d’adjoindre au bout du tableau une glose bernsteinienne. Les résumés simplificateurs des orientations pédagogiques sont de Viviane Isambert-Jamati :

  • Les « pédagogies modernistes » ne se soucient pas de la composition sociologique de la classe. L’objectif est d’apprendre à leurs élèves à maîtriser information et communication en vue d’une insertion réussie dans une société technicienne.
  • Les « pédagogues libertaires » – dignes fils de 1968 – se refusent à prendre en compte les distinctions sociales, s’adressent à des individus dont ils veulent éveiller la créativité.
  • Les pédagogues « classiques » sont favorables à la culture héritée, redoutent le nivellement culturel et s’efforcent de dégager une élite à la hauteur de la culture classique.
  • Les pédagogues « critiques » donnent priorité à la démocratisation, veulent former des individus capables de combattre l’exploitation en assimilant la culture savante.

37Sur ces riches résultats, on s’en tiendra à quelques considérations sur l’échec des élèves issus des classes défavorisées :

  1. On le voit le taux d’échec n’est nullement le même selon la pédagogie pratiquée. Les enseignants ont donc plus de pouvoir qu’ils ne l’imaginent généralement.
  2. Les effets pervers des pédagogies invisibles que redoutait Basil Bernstein sont très visibles dans le cas des pédagogies libertaires, qui permettent quelques réussites paradoxales mais engendrent beaucoup d’échecs.
  3. Ce sont les pédagogies les plus explicites sur leurs contenus (classification interne forte) et sur leurs exigences (cadrage interne fort) qui améliorent la réussite des élèves de classes défavorisées

38C’est à des résultats très voisins qu’aboutissent, dans les années 90, nos collègues portugais, dans des projets conçus en relation directe avec Basil Bernstein. En matière de travaux scolaires ordinaires tels que :

  • compréhension et définition de concepts,
  • travail expérimental,
  • résolution de problèmes.

39Les chercheurs ont mis au point des pratiques pédagogiques distinctes, bien calibrées qu’ils ont appliqué à l’enseignement de publics scolaires, dont ils connaissaient l’origine sociale et ethnique, les formes d’autorité et de communication propres à chaque famille. Les variantes pédagogiques sont obtenues en faisant varier la force de la classification interne et externe, ainsi que la force du cadrage. Tous les résultats sont convergents. Ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement le savoir pertinent (classification) et qui font connaître le plus explicitement les performances attendues de l’élève (cadrage) qui permettent aux enfants des classes défavorisées de réussir. Comme toujours, l’enquête empirique n’amène pas que des vérifications : elle permet de préciser les concepts. En matière de relations maître-élève et de relation entre les élèves, ce sont les pratiques les plus ouvertes qui sont les plus efficaces. Je regrette que ces beaux travaux ne m’ait été connus qu’après mon départ à la retraite : ils auraient permis d’améliorer les exercices proposés à mes étudiants.

40Ce ne sont pas les seuls résultats qui importent dans ces recherches. La méthodologie en est précieuse et d’une très grande actualité. Dans les sciences de l’éducation, s’est développée depuis quelques années une culture du résultat, qui s’efforce de mesurer l’efficacité propre d’une région, d’un établissement ou d’un type d’établissement, d’un maître. La procédure est celle de la mise en place d’une boîte noire : on observe les résultats en début puis en fin de parcours. Et on calcule la valeur ajoutée par l’acteur concerné. Les progrès de la statistique qui permet de raisonner aisément toues choses égales par ailleurs permettent de mener avec précision et rigueur ce type de calcul. Alain Mingat fut l’inspirateur de ce type de mesure10 qu’il a mené avec succès sur les effets maîtres dans la classe la plus importante de l’école primaire, le Cours Préparatoire. Il a pu ainsi calculer la courbe de progression liée au cours d’une année à chaque maître. On confirme ainsi les intuitions directrices de la New Sociology of Education : les maîtres ont beaucoup d’influence sur les résultats des élèves. La courbe finale de résultats n’est pas semblable d’un maître à l’autre et elle n’est pas non plus la reproduction de la courbe initiale. Il n’y a pas non plus de maître miraculeux, de type Jésus Christ ou Mao, qui ferait que les derniers devinssent les premiers. L’ordre des performances n’est nullement modifié. Il n’y a pas de place pour des pédagogies populistes. Mais on peut distinguer trois types de maîtres : ceux qui font monter la moyenne et baisser les écarts entre les premiers et les derniers ; ceux qui font monter la moyenne et maintiennent les écarts ; ceux, enfin, qui maintiennent les écarts. S’il n’y a pas de Christ ou de Mao, il n’y a pas non plus ces maîtres dont on parle volontiers, et qui nivellent par le bas. Les maîtres globalement inefficaces ne produisent aucune égalité. En eux-mêmes ces résultats sont très intéressants. Ils confirment les diagnostics de Viviane Isambert ou de Ana Morais : le maître a plus de pouvoir qu’il ne l’imagine. Ce qui est décevant, pour le moment, c’est qu’on ne sait pas, au terme de ces analyses, ce qui explique la réussite de tel ou tel maître. Combiner l’approche inductive de l’effet-maître avec la démarche construite inspirée de Bernstein est sans doute une voie pour sortir de l’impasse. Car tant que l’effet-maître ou l’effet-établissement est constaté sans être expliqué, on dispose au mieux d’un instrument de gestion, et non d’un levier pour améliorer l’enseignement dans le sens d’une moindre inégalité. Les conceptions de Basil Bernstein ont toute leur place dans les questionnements les plus récents de notre discipline.

Notes de bas de page

2 PISA 2003, tableaux 4.2 b et 4.2 e.

3 Claude Grignon, op. cit., p. 235 et 238.

4 Ibid., p. 235.

5 Ibid., p. 231 et 232.

6 Ibid., p. 217.

7 Ibid., p. 253-254.

8 Ibid., p. 228.

9 Op. cit., p. 9.

10 La mise en place par Claude Thélot d’une culture de l’évaluation au sein de la statistique du Ministère de l’éducation nationale a beaucoup contribué à habituer chercheurs et praticiens à une culture précise du résultat.

Notes de fin

1 Parmi les 18 % de « bac + 2 », il y a 12 % de BTS et DUT.


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