Chapitre IV. Les maux de Marseille. Des violences au devant de la scène
p. 125-145
Texte intégral
1Dans la nuit du 9 au 10 janvier 1888, aux Allées Meilhan, Pascal Gniemo porte deux coups de couteau au visage de Joseph Deva suite à une altercation avec celui-ci1. Quelques jours plus tard, il se justifie devant le juge d’instruction : « Je reconnais qu’en effet j’ai porté deux coups de couteau à la figure de Joseph Deva, mais celui-ci m’avait déjà fait une blessure au ventre. Nous nous étions disputés à l’occasion de la femme Federale qui est la maîtresse de François Deva, le frère de Joseph. » Trois éléments retiennent l’attention dans la mésaventure de Pascal Gniemo : le premier est la violence de la rixe dans laquelle la riposte, immédiate, déclenche un processus de surenchère dans le nombre et la gravité des blessures ; le second est le contraste qu’offre l’apparente futilité du motif de la querelle et la gravité de ses conséquences ; le troisième est la nationalité des protagonistes, tous trois Italiens. Quel est le degré de représentativité de cette affaire dans l’ensemble des infractions contre les personnes à Marseille au début de la Troisième république ? Telle est la question qui se pose dans ce chapitre consacré à l’évolution des conflits violents dans la ville à cette période.
2Nous montrerons dans un premier temps quelles sont les caractéristiques globales de l’évolution numérique des comportements violents à Marseille. Dans un second temps, nous nous interrogerons sur les modifications qualitatives corrélées à cette évolution numérique. Enfin, la réflexion portera sur les conséquences de cette évolution quantitative et qualitative des infractions contre les personnes sur les attitudes et les pratiques de la police et de la justice.
L’envol des violences à Marseille
3Alors que, sous le Second Empire, l’essor des actes de déviance masquait la progression des infractions contre les personnes, la période qui s’étale de 1876 à 1891 voit une modification de cette hiérarchie.
L’inversion des tendances

Tableau 16 – Nombre d’auteurs et d’auteurs d’infractions contre les personnes pour 100 000 Marseillais (1876-1891).
4L’impression dominante est celle d’une inversion des tendances : contrairement à la période précédente, l’accroissement du nombre d’auteurs de violences s’effectue sur fond de ralentissement de la criminalité et de la délinquance. Bref, à une période de croissance des violences dans un ensemble explosif, succède une phase de croissance plus modérée dans un ensemble en voie de ralentissement. L’essor de la part des auteurs d’infractions contre les personnes au sein du total des auteurs le confirme.
Date | Prévenus | Accusés | Total |
1876 | 22,2 | 12,8 | 21,9 |
1881 | 26,3 | 10,9 | 25,9 |
1886 | 29,7 | 22,4 | 29,4 |
1891 | 23,4 | 15,2 | 23,2 |
Tableau 17 – Pourcentage d’auteurs d’infractions contre les personnes dans le total des auteurs (1876-1891).
5La part des auteurs d’infractions contre les personnes s’accroît entre 1876 et 1891. Cette tendance se retrouve aussi bien parmi les prévenus que parmi les accusés. A chaque fois, la décennie 1876-1886 se démarque.
6Or, cette évolution du nombre des déviances et des violences jugées ne doit rien à une modification significative des effectifs de police à Marseille. En effet, si le début de la Troisième République est marqué par un léger réajustement, ceux-ci restent constants par la suite. À partir de 1876, on passe, sans les gradés, à 392 représentants des forces de l’ordre à Marseille2. Par la suite, les effectifs fluctuent entre 400 et 500 individus non-gradés jusqu’en 1891. Pour le Second Empire, ils oscillaient entre 200 et 300 personnes. Le nombre de Marseillais que doit théoriquement surveiller un sergent de ville connaît donc une légère régression, mais reste stable entre le milieu des années 1870 et le début des années 1890 (de 814 à 905 habitants). Il évolue autour de 1 000 habitants par agent en moyenne entre 1855 et 1876 et s’élève à près de 900 entre 1876 et 1891.
7En revanche, cette importance des pratiques violentes pour la décennie 1876-1886 trouve au moins deux éléments d’explication dans la conjoncture marseillaise. Le premier est d’ordre social et démographique, et se rattache directement à l’évolution du phénomène migratoire. Au début de la Troisième République, l’origine géographique des migrants passe d’une majorité de Français à une majorité d’étrangers3. Cette évolution qualitative se double d’un essor numérique : la période inter-censitaire 1876-1881 voit une augmentation considérable du nombre de migrants étrangers venant s’établir à Marseille, en grande majorité des Italiens. Cette double évolution engendre des difficultés d’adaptation et d’insertion, des tensions entre nationalités, mais aussi, et surtout, une concurrence économique. À cette conjoncture nouvelle s’ajoute le fait que cette population fait de plus en plus fréquemment souche à Marseille, s’émancipant progressivement des traditions de migrations saisonnières telles qu’elles se pratiquaient encore sous le Second Empire4. La progression des infractions contre les personnes dans la décennie 1876-1886 doit donc être mise en corrélation avec la concurrence que provoque l’arrivée d’une main-d’œuvre à bas coût, ainsi qu’avec les tensions que suscite l’arrivée d’une population étrangère importante. Un second facteur, qui s’avère profondément lié à la conjoncture économique, doit être considéré comme un élément d’explication à cet essor des violences. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le maintien de la croissance marseillaise pendant la Grande Dépression est dû, en plus du dynamisme des secteurs de l’huilerie et de la raffinerie, à une politique de bas salaires dans l’industrie. Les rémunérations stagnent, tandis que les prix augmentent. Dans le monde ouvrier, par rapport au Second Empire, le niveau de vie s’est donc dégradé. En outre, malgré une conjoncture moins néfaste que la moyenne nationale, les effets du ralentissement des échanges et les difficultés industrielles se cumulent à partir du milieu des années 1880, et donnent naissance à des périodes de chômage de plus en plus fréquentes pour les ouvriers5. Selon Marcel Roncayolo, « la décennie 1880 est plus inquiétante dans les réalités que dans les discours : la stagnation s’annonce tôt et les temps difficiles se conforment davantage à la conjoncture générale de la France entre 1884 et 1895 »6. La conjonction de l’arrivée récente et massive d’une population étrangère dans la ville, de la stagnation des niveaux de vie, et des difficultés économiques grandissantes produit un contexte morose, qui sous-tend une décennie particulièrement violente.
8La modification essentielle que connaît l’histoire de la violence à Marseille de 1876 à 1891 est donc d’ordre qualitatif. Par rapport à la période précédente, on pourrait croire au premier abord à un tassement de la violence, voire à un apaisement, à la suite de la surchauffe qui caractérisait le début des années 1870. En réalité, l’essor des pratiques violentes demeure supérieur à celui des déviances. Dès lors, il apparaît hasardeux d’interpréter l’accroissement de la déviance à la seule lumière de la conjoncture économique et sociale. En effet, le Second Empire est marqué par une très forte croissance des déviances dans un contexte économique globalement favorable, tandis que le début de la Troisième République voit leur ralentissement, dans une conjoncture économique plus tendue. En revanche, l’évolution des comportements violents se montre indépendante de celle de la déviance, et entretient des liens étroits avec les conditions sociales et économiques locales. Après une croissance peu marquée sous le Second Empire, elle connaît un premier apogée lors d’une décennie où la croissance est fortement battue en brèche. La mise en perspective de la situation marseillaise avec quelques exemples nationaux permet de prendre la mesure de l’originalité de cette évolution des comportements, qui apparaît doublement décalée.
Un double décalage
9En effet, le nombre d’infractions contre les personnes à Marseille au début de la Troisième République et leur évolution singularisent la ville de manière quantitative et de manière chronologique.

Tableau 18 – Nombre d’auteurs d’infractions et d’auteurs d’infractions contre les personnes pour 100 000 habitants en France (1876-1891).
10Au regard de la moyenne nationale, le taux de prévenus d’infractions contre les personnes est plus de deux fois supérieur à Marseille. L’écart est tout aussi significatif pour les accusés. Néanmoins, le nombre d’auteurs d’infractions contre les personnes rapporté à la population française offre une progression supérieure à celle qui peut être mesurée à Marseille. Tout se passe comme si, à partir du milieu des années 1870, la moyenne française opérait un « rattrapage » d’un phénomène entamé précocement à Marseille.
11Ceci explique que, contrairement à la période précédente, le niveau élevé des infractions contre les personnes dans les Bouches-du-Rhône et à Marseille suscite des commentaires préoccupés sinon inquiets des spécialistes contemporains de la criminalité à partir des années 1880. La situation nationale s’aggravant dans l’ensemble, les zones qui s’y démarquent attirent d’autant plus l’attention. Marseille, qui incarnait une exception sous le Second Empire, est désormais considérée comme le fer de lance d’un phénomène qui s’étend à tout le territoire. Dans sa synthèse sur la criminalité française publiée en 1889, Henri Joly met en avant la singularité du département et de la ville7. Considérant l’ensemble des prévenus et accusés rapportés à la population française entre 1878 et 1887, il précise que la moyenne est dépassée dans 25 départements. Il distingue ainsi deux « masses sombres qui animent la criminalité » : les départements méditerranéens et la région parisienne. Les Bouches-du-Rhône et la Corse sont les départements les plus criminogènes, le continent surpassant même l’île avec plus de 1 000 prévenus et accusés pour 100 000 habitants en moyenne sur la décennie étudiée. Selon lui, deux facteurs viennent expliquer un tel classement : la présence de la frontière, et la criminalité propre à la grande ville. À partir de données empruntées au Compte général, Henri Joly dresse un portrait de la criminalité marseillaise influencé par les stéréotypes :
« Là aussi les ouvriers du port viennent de plus en plus de l’étranger, les Italiens y commettent tous les jours quelque crime contre les personnes, et cependant la population indigène qui se réserve pour elle les crimes et les délits contre les propriétés, n’est pas sans être responsable des uns et des autres. Si les familles étaient nombreuses, si les naissances n’y étaient pas devenues plus rares que les décès, si le travail local et indigène y était plus fortement organisé, si la corporation des portefaix, par exemple, et quelques autres encore savaient recruter sur place et former des apprentis par de bonnes méthodes de famille, l’invasion des Génois et des Calabrais n’aurait pas pris un tel développement. »
12Certes, la démographie marseillaise est morose depuis le milieu du XIXe siècle : l’accroissement naturel, quasiment nul, voire négatif dans les périodes d’épidémies, est compensé par une forte immigration. Cependant, le lien entre la criminalité violente et cette caractéristique de la démographie locale est loin d’être évident. Dans cette description, l’exagération de la violence des Italiens trouve un pendant dans la minimisation de celle des Français et autres locaux. Elle se nourrit d’une pensée xénophobe qui fait écho à la tension économique et politique entre communautés nationales après 1870, et d’une vision démographique marquée par la hantise de la dégénérescence de la race, elle aussi liée à la défaite8. Marseille incarne à elle seule toutes les peurs de l’époque. À ce titre, elle est considérée comme un modèle de conjonction de facteurs criminogènes amenant logiquement à une violence exceptionnelle. En réalité, si elle se distingue par un taux d’auteurs d’infractions contre les personnes particulièrement élevé au regard de la moyenne française, l’examen dynamique des tendances montre que la situation la plus inquiétante provient de l’important accroissement des violences sur le plan national et non pas de leur faible essor sur le plan local.
13Ce double décalage, quantitatif et chronologique, est également observable dans la comparaison des violences mesurées à Marseille et dans les quatre autres grandes villes françaises.
Ressort | Accusés de crimes contre les personnes | Accusés de crimes contre les personnes pour 100 000 hab. |
Bouches-du-Rhône | 28 | 6,5 |
Gironde | 26 | 3,7 |
Nord | 65 | 4,7 |
Rhône | 22 | 3,1 |
Seine | 163 | 6,1 |
FRANCE | 1944 | 5,2 |
Tableau 19 – Criminalité contre les personnes dans les ressorts des cinq plus grandes villes françaises en 1886.
14Comme sous le Second Empire, le taux d’accusés de crimes contre les personnes pour 100 000 habitants place les Bouches-du-Rhône en tête des ressorts des cinq plus grandes villes françaises. En matière de délinquance contre les personnes, la situation des Bouches-du-Rhône s’avère différente.

Tableau 20 –Délinquance contre les personnes dans les ressorts des cinq plus grandes villes françaises en 1886.
15Quel que soit le délit pris en considération, les Bouches-du-Rhône sont loin d’occuper la tête du classement. Bien que les taux d’urbanisation soient variables d’un département à l’autre, les écarts sont bien trop importants pour résulter de ce seul paramètre. Si les Bouches-du-Rhône représentaient un foyer de délinquance contre les personnes sous le Second Empire par rapport aux ressorts des autres grandes villes françaises, ce n’est plus le cas au début de la Troisième République.
16Que retenir ? Entre 1875 et 1895, à Marseille, l’essor du nombre d’auteurs d’infractions contre les personnes, s’il est relativement faible au regard de celui qui caractérisait le Second Empire, acquiert cependant une visibilité plus grande du fait de la stagnation de l’ensemble des déviances. Les effets cumulés d’une dégradation du niveau de vie dans les milieux populaires, des difficultés inhérentes à l’insertion d’une population étrangère nombreuse, d’une concurrence exercée par une main-d’œuvre bon marché, et des crises ponctuelles comme celles du choléra en 1884, contribuent à faire de la décennie 1876-1886 un premier temps fort des violences dans la ville. Contrairement aux décennies précédentes, celui-ci est remarqué au niveau national, tant il apparaît comme la partie émergée et visible d’une tendance de fond marquant la criminalité et la délinquance dans le pays. À ce titre, si la régression du décalage quantitatif et chronologique est patente entre les violences telles que nous les mesurons à Marseille et les infractions contre les personnes dans la moyenne nationale et dans les grandes villes françaises, elle ne doit pas masquer l’importance numérique des violences à Marseille, en particulier en matière criminelle.
Une accentuation de la brutalité
Le lent démarrage de la violence mortelle

Tableau 21 – Nombre d’auteurs de violences mortelles à Marseille (par type de violences mortelles, 1876-1891).
17Le meurtre est la principale forme de violences mortelles commises à Marseille de 1876 à 1891, particulièrement lors de la décennie 1876-1886. Les auteurs d’assassinats connaissent une légère progression au cours de la période, notamment au début des années 1890. Le nombre d’auteurs d’homicides involontaires jugés aux assises d’Aix est quasiment nul. Au sein de la population marseillaise, il se confirme que le meurtre domine les violences mortelles à cette période. On compte entre 3,1 et 6,7 meurtres pour 100 000 Marseillais entre 1876 et 1886, alors que les taux d’assassinat et d’homicide involontaire évoluent entre 0 et 1,1. Cette domination du meurtre parmi les violences mortelles constitue une originalité. À Marseille, le pourcentage des auteurs de meurtres parmi les auteurs de violences mortelles est globalement supérieur à celui de la moyenne nationale, sauf en 1891. Il s’élève de 7 % environ à la fin des années 1870 à plus de 17 % en 1886, puis chute à 1 % en 1891. En France, le même calcul offre un résultat oscillant entre 4 et 5 % des auteurs de crimes jugés9. Outre cette supériorité, l’équilibre entre les divers types de violences mortelles marseillaises diffère radicalement de celui qui ressort de la moyenne nationale. Alors que les auteurs de meurtres y occupent une position dominante, ils sont proportionnellement moins nombreux dans la moyenne française que les auteurs d’assassinats, qui dépassent toujours 6 % du total des crimes jugés en France. Cette spécificité, déjà soulignée pour le Second Empire, se trouve accentuée à la faveur de l’accroissement du nombre et de la part des auteurs de meurtres marseillais.
18On constate donc une évolution contrastée pour les violences mortelles commises à Marseille. Si le nombre d’auteurs d’assassinats et d’homicides involontaires stagne, celui des auteurs de meurtres connaît une période faste, interrompue sur un sondage en 1891, et dont la reprise est virulente par la suite. Ce renforcement de l’importance quantitative et qualitative du meurtre parmi les violences mortelles souligne l’originalité du comportement criminel marseillais comparativement à la moyenne nationale. Dans notre échantillon, le crime impulsif et réactionnel tend à devenir la forme dominante des violences mortelles. Le meurtre correspond à un type de violence criminelle de type « réactionnel », c’est-à-dire marquée par l’impulsivité et la rapidité, et où l’action supplante toute forme de réflexion et de rationalité. Dans sa forme dominante à Marseille, il résulte d’une rixe, imprévisible pour ses protagonistes, dont les conséquences mortelles dépassent bien souvent leurs intentions.
19La disproportion entre les motifs des querelles et leurs conséquences est un élément fondamental et commun à la grande majorité de ces affaires. En 1880, François Canonica et Antoine Bazzigalupi comparaissent devant les assises d’Aix pour meurtre10. Le 4 octobre 1879, Bazzigalupi, journalier italien âgé de 21 ans, se prend de querelle avec un dénommé Catanéo devant une auberge, Chemin vicinal de Saint-Joseph. La rixe semble un moment apaisée, et l’accusé rentre dans l’établissement. Quelques instants après, il en ressort en compagnie de Canonica. Les invectives reprennent entre les trois Italiens. Après une courte lutte, Catanéo tombe, frappé d’un coup de couteau au poumon. Il meurt rapidement, souffrant d’une importante hémorragie. Les deux complices, dont on ne parviendra pas à départager les responsabilités dans ce meurtre, sont retrouvés et arrêtés le lendemain des faits. C’est la déposition du journalier italien Jean Matelli qui permet d’élucider les circonstances de cette violence meurtrière. Devant le juge d’instruction, il déclare s’être trouvé non loin de la même auberge en compagnie de Catanéo et d’autres camarades un an avant les faits. Il aurait laissé tomber des pièces sur le sol et ne les aurait pas toutes retrouvées. Selon lui, Catanéo se serait mis en tête qu’il le soupçonnait d’avoir dérobé quelque chose. Depuis, les deux hommes ne se fréquentaient plus guère. Le soir du crime, Matelli se trouve à l’auberge en compagnie des deux accusés. Vers 23 heures, alors qu’ils sortent tous ensemble, il croise Catanéo et en profite pour lui demander s’il a quelque chose contre lui. Il se voit répondre par la négative. S’apprêtant à rentrer tous deux dans l’auberge pour sceller leur réconciliation, Catanéo lance alors un coup de pied et un coup de poing à Bazzigalupi. Canonica prend la défense de son camarade. Incapable de livrer le nom de l’auteur du coup de couteau, le témoin se contente d’ajouter qu’il a constaté la mort de la victime une fois que ses agresseurs ont pris la fuite. Cette affaire témoigne du caractère impulsif du meurtre. Alors que le contentieux oppose un témoin et la victime, le crime est perpétré par deux personnes extérieures, dont la seule présence dans un moment d’humeur a suffit à déterminer une issue meurtrière à la discussion. En outre, la disproportion entre le motif de la querelle, qui se réfère à une époque lointaine, et la violence de la réaction, est tout à fait révélatrice d’une pulsion agressive non-maîtrisée. Le coup de couteau, plus ou moins mortifère en fonction de son intensité et de la zone blessée, vient, par son immédiateté, mettre un terme à une querelle ancienne, fondée sur un soupçon générateur de rancœurs qui ne passent pas.
20C’est pourquoi il est souvent malaisé, pour les enquêteurs comme pour les témoins, de déterminer le motif du meurtre. En 1887, Anselme Lanffran, manœuvre d’origine italienne, est jugé pour le meurtre de Jean Pangrani11. Dans la nuit du 7 au 8 août 1886, les gardiens de la paix sont avertis qu’un crime vient d’être commis dans la rue Radeau, située dans le quartier de l’Hôtel-de-Ville. L’auteur présumé des faits leur est livré par des passants l’ayant interpellé. L’accusé, qui avoue avoir porté le coup de couteau mortel, soutient avoir été bousculé et provoqué par un groupe de personnes, parmi lesquelles figurait la victime. Il déclare devant le juge d’instruction : « Aussitôt quatre ou cinq se sont précipités sur moi, m’ont renversé et m’ont donné des coups de pied, je me suis relevé et saisissant dans ma poche un couteau qui me servait à couper mon pain, ou à tailler du bois, je l’ai ouvert et j’en ai porté un coup à un individu qui m’avait frappé. J’ai pris la fuite en courant. J’ai jeté mon couteau. » Lanffran, examiné par un médecin, ne porte aucune trace d’agression. Malgré cet élément à charge, il n’est condamné qu’à 18 mois de prison, une peine légère pour ce type d’affaires. En effet, en la personne d’un gardien de la paix, un témoin de poids vient accréditer la thèse de la provocation auprès du juge d’instruction déclarant que « le nommé Pangrani était un individu très emporté provoquant souvent des rixes ». Que le meurtrier ait été poussé au crime ou non, l’identité et la réputation de sa victime suffisent à lui reconnaître les circonstances atténuantes de la provocation. L’aspect le plus frappant dans cette affaire est bien l’absence de motivation justifiant l’acte meurtrier. Un tel comportement confine presque à l’absurde, tant il apparaît conditionné par des réflexes d’agressivité sans commune mesure avec leurs possibles conséquences.
21Alors que la violence homicide ne connaît qu’une progression timide aux débuts de la Troisième République à Marseille, son caractère immédiat et réactionnel s’accentue et lui confère une dimension singulière. C’est le meurtre, dans toute son impulsivité, qui tend à incarner la forme principale de la violence criminelle dans la ville. Or cette tendance ne doit pas être isolée du contexte duquel elle émerge. Cette accentuation de la violence réactionnelle trouve ses racines et ses causes dans une forte progression des coups.
L’essor des coups
22Le nombre de coups rapporté à la population marseillaise ne cesse de s’accroître, pour atteindre, à partir des années 1880, son niveau le plus haut depuis 1851.
Coups | Injures | Menaces | Rébellions | |
1851 | 163,5 | 83 | 3,1 | 37,4 |
1856 | 171,9 | 56,5 | 5,1 | 83 |
1861 | 132,6 | 128,8 | - | 59 |
1866 | 148,6 | 48 | - | 100,3 |
1872 | 131 | 76,7 | 3,8 | 146,4 |
1876 | 126,1 | 62,1 | 3,8 | 118,5 |
1881 | 195,4 | 46,3 | 3,3 | 86 |
1886 | 176,4 | 35,2 | 3,2 | 118,5 |
1891 | 222 | 5,9 | 3 | 83,2 |
Tableau 22 – Nombre d’auteurs de violences mineures, par type de violences mineures, pour 100 000 Marseillais (1851-1891).
23Cette domination des coups parmi les violences mineures place la ville dans une situation tout à fait originale par rapport à la moyenne française. En effet, si les coups connaissent une légère progression en France, celle-ci ne s’effectue pas dans les mêmes proportions ni au même rythme que celle qui caractérise Marseille. La proportion d’auteurs de coups dans la population française est à son maximum entre 1891 et 1895, avec 87 pour 100 000 habitants. À la même époque, elle est plus de 2,5 fois supérieure à Marseille. En outre, entre 1876-80 et 1891-95 elle est multipliée par 1,3, sur le plan national contre 1,7 à Marseille12. La singularité marseillaise réside donc dans l’importance et la rapidité de cette envolée des coups.
24En parallèle, s’effectue un rééquilibrage des différents types de violences mineures, qui contribue à distinguer Marseille de la moyenne française. À Marseille, les coups passent d’un bon tiers des infractions violentes mineures à plus des deux tiers entre 1876 et 1891 (37,7 % à 69,8 %), tandis que les injures régressent de 19,3 % à 1,9 %. Les menaces forment un délit stable, toujours faiblement représenté. Leur participation aux violences mineures tourne autour de 1 %. Le rééquilibrage entre violences verbales et violences physiques, amorcé dès le début des années 1870, trouve donc son accomplissement au tournant des années 1880. Les valeurs françaises présentent davantage de stabilité. La proportion d’auteurs de coups connaît un léger accroissement au sein des violences mineures, passant de 53,6 % à 59,49 % du total13. La période ne voit pas, comme à Marseille, d’inversion de tendance. Les injures conservent une part stable. L’accroissement des violences mineures au plan national résulte donc d’une croissance harmonieuse, et non pas d’une envolée des coups.
25La multiplication des coups apparaît fortement liée à l’évolution des comportements au cours des années 1870 et 1880. Elle résulte de rixes de plus en plus nombreuses. La plupart du temps, ces bagarres voient s’affronter des hommes jeunes, issus des milieux populaires, le plus souvent armés de couteaux, et dont la sensibilité à fleur de peau se traduit par une grande agressivité à la moindre contrariété. Elles trouvent leurs lieux de prédilection dans la rue, dans les cabarets, les bals et autres lieux publics ou sur les lieux de travail. On voudrait insister ici sur leur grande fréquence, mais aussi sur leurs conséquences funestes, le plus souvent liées au hasard. Une affaire jugée à la cour d’assises en 1882 s’avère exemplaire des cas de coups tels qu’ils sont les plus fréquents à Marseille14. Louis Capino comparaît pour un meurtre et des coups et blessures perpétrés dans la nuit du 8 au 9 mai 1881 devant un bal à la Belle-de-Mai. Dans l’établissement, le cordonnier âgé de 24 ans, après avoir essuyé un refus de la part d’une jeune fille qu’il a invitée à danser, est gagné par une violente colère. Quelques individus ayant voulu s’interposer sont vivement pris à partie dans cette altercation. Quelques minutes plus tard, non sans être rentré dans sa chambre pour s’armer de son tranchet, il provoque à nouveau un scandale devant le bal, et, dans la rixe qui s’ensuit, en porte trois coups à divers adversaires, dont l’un meurt le lendemain des suites d’une blessure dans le bas ventre. Dans ce scénario, bon nombre d’éléments apparaissent exemplaires des coups à Marseille au début de la Troisième République. L’accusé est un jeune cordonnier italien résidant dans un quartier populaire. Il présente donc toutes les caractéristiques d’une population potentiellement criminelle. Les faits ont lieu un jour de relâche et de loisirs, lors d’un bal, alors que les pulsions s’expriment plus librement, et que la promiscuité provoque des tensions entre les nombreux protagonistes. L’arme utilisée est un instrument professionnel. Pour les cordonniers il s’agit du tranchet. Un ouvrier aurait utilisé son couteau, un docker son crochet. Enfin, l’altercation trouve sa source dans un prétexte apparemment anodin. Vexé d’un refus essuyé en public, agacé par l’interposition de tierces personnes dans son affaire, l’accusé règle ses comptes à travers une attitude impulsive et violente. On évolue donc dans un quotidien réglé par la violence, dans lequel la rixe est un événement fréquent, voire banal.
26Ces rixes provoquent des blessures de gravité variable, auxquelles les organismes résistent plus ou moins bien. L’utilisation des armes blanches dans les rixes marseillaises étant extrêmement fréquente, les plaies pénétrantes le sont également. En 1887, Léon Ambrosi, âgé de 16 ans, et son père (déclaré civilement responsable) comparaissent pour tentative de meurtre15. Lors d’une altercation avec l’un de ses collègues, employé comme lui à la compagnie des tramways, Léon Ambrosi lui porte un coup de couteau au thorax. Le rapport médical précise que la plaie est profonde, ayant atteint le poumon, et que la victime crache du sang. Celle-ci ne doit sa survie qu’à sa bonne santé et à l’absence d’infection consécutive à la blessure. Ce type de coups peut en effet entraîner des complications, comme c’est le cas pour Hector Régis, frappé d’un coup de couteau par Carmello Scozo dans une rixe en 188816. Le rapport médical stipule que celui-ci, victime d’une plaie dans la partie antérieure droite du thorax, a le poumon atteint et crache du sang. Il ajoute qu’il souffre d’une pleuropneumonie traumatique, mais que, malgré cette infection, la guérison est espérée et l’incapacité de travail d’un mois environ. Dans les cas les plus extrêmes, c’est la mort qui attend les victimes malchanceuses. Le sort joue donc un rôle considérable dans les conséquences de ces rixes, alors la médecine possède des moyens encore limités pour secourir les blessés gravement atteints17. En 1885, quatre Corses et un Italien comparaissent pour meurtre et tentative de meurtre devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône18. Dans la nuit du 8 au 19 mai, vers 23 heures 30, Gabriel et Pellerano descendent la rue de l’Amandier, lorsqu’ils rencontrent les accusés, qu’ils ne connaissent pas. L’un d’eux ayant bousculé Gabriel en passant, des explications ont lieu, et une rixe s’ensuit. Le nommé Bonnice passe par là et voit une de ses connaissances, le Sieur Gabriel, pris à partie. Il intervient pour faire cesser le combat. Des coups sont échangés. Bonnice et Gabriel sont touchés chacun par un coup de couteau. La blessure de Bonnice s’infecte et entraîne son décès le lendemain. Gabriel, quant à lui, est rapidement sur pied. Pris dans la même rixe, ayant reçu des coups dont l’intention hostile était d’intensité similaire, les deux hommes connaissent pourtant un sort opposé. La région touchée ainsi que la résistance des organismes joue alors un rôle fondamental.
27La multiplication des coups et blessures traduit donc une aggravation dans la brutalité des comportements. Ses liens avec l’accroissement des violences homicides sont étroits, en conséquence d’une amplification de la violence réactionnelle. C’est donc à juste titre que l’on peut s’interroger sur les rébellions.
Les Marseillais et leur police : vers l’apaisement ?
28De 1876 à 1891, les rapports entre les Marseillais et les forces de l’ordre ne sont pas marqués par le même accroissement de la violence. Globalement, les rébellions régressent19. La période constitue une phase de décélération, significative d’une stabilisation des rapports entre les Marseillais et leurs forces de l’ordre. Isolément, les années 1870, particulièrement le sondage de 1872, voient un nombre important de violences physiques ou verbales exercées à l’encontre des agents.
29Cependant, le nombre de rébellions relevé à Marseille au début de la Troisième République est supérieur à la moyenne nationale et ce, malgré sa régression. Il oscille entre 83 et 118 auteurs pour 100 000 habitants. La moyenne française s’établit autour de 45 pour 100 000, non sans atteindre un maximum de 50 entre 1891 et 189520. Cette importance numérique des rébellions à Marseille s’explique vraisemblablement par le caractère urbain de cette forme de délinquance. À ce titre, elle ne constitue pas une exception locale. En effet, les chiffres relevés pour Paris sont légèrement supérieurs. Entre 1888 et 1894, les rébellions et outrages à agents représentent environ 11,5 % des délits jugés dans la capitale21. À Marseille ils atteignent 11 % des délits en 1886, mais seulement 7 % en 1881 et 6,3 % en 1891. Dans les grandes villes, les contacts quotidiens entre les habitants et les forces de police sont fréquents, ce qui entraîne davantage de heurts. Ce type de délit entretient donc une relation étroite avec l’intensité de la surveillance policière. La capitale, possédant une police plus nombreuse proportionnellement à sa population, voit logiquement le nombre d’infractions relevées s’élever légèrement au dessus de celui de Marseille. Le contexte politique tendu joue un rôle non négligeable dans cette période de grande tension. À Paris, Jean-Claude Farcy et Francis Démier observent une période favorable aux délits d’outrages et rébellions au début des années 1870. Ils l’interprètent comme une des conséquences de l’avènement de la République22. Dans les premiers temps, les Républicains montrent un grand attachement à l’ordre et au respect de la police, ce qui se traduit par une répression active de ces délits. La régression des rébellions et outrages à partir du milieu des années 1880 correspondrait donc à un assouplissement de l’attitude des autorités, ainsi qu’à l’intégration de certaines valeurs civiques ou républicaines dans la population, une fois l’effervescence passée.
30Dans l’ensemble, les années 1876 à 1891 apparaissent comme une période d’aggravation des violences physiques à Marseille. Il faut toutefois distinguer les violences entre citoyens des conflits avec les forces de l’ordre. Les premières tendent vers davantage de brutalité. Malgré les faibles mouvements de la criminalité violente, la décennie apparaît favorable au meurtre. Cette tendance se trouve corrélée à l’envolée des coups, dont elle n’est parfois qu’une conséquence involontaire. Les secondes sont en voie de stabilisation. Après les années 1870, les rébellions et outrages redeviennent un comportement agressif banal pour une grande ville française. À travers l’évolution des conflits entre Marseillais, se dessine une modification des comportements vers des violences de plus en plus impulsives et réactionnelles. À ce titre, on peut parler d’une évolution des sensibilités, non pas dans le sens d’une pacification des mœurs, mais vers une plus grande irritabilité qui entraîne un franchissement plus facile des barrières normatives ou culturelles censées policer les comportements. Parallèlement, les tensions s’exacerbent chez acteurs locaux de la répression. Les attitudes de l’institution policière ainsi que celles de l’institution judiciaire sont marquées par un raidissement, qu’il convient à présent de caractériser.
Un durcissement des attitudes répressives
La prise de conscience de la police marseillaise
31À partir du milieu des années 1870, le ton des autorités policières dans la description de leur institution et du niveau des déviances à Marseille subit une modification perceptible. Il évolue de la confiance dans la mission à un constat d’impuissance et d’incompétence. Il passe de l’exhortation à un travail plus zélé à une véritable supplique adressée au gouvernement en faveur de l’accroissement des effectifs, et ce, alors que les victoires du parti radical se succèdent à la Mairie entre 1870 et 1885, suivies d’une montée en puissance des socialistes23. L’impuissance de la police face à l’importance de sa tâche suscite des inquiétudes. En 1874, dans un rapport sur les modifications à apporter à l’organisation de la police, le commissaire central décrit, en guise de préambule, la situation alarmante de l’institution municipale :
« En parcourant les divers quartiers de la ville de Marseille, l’observateur le moins attentif est frappé de l’abandon dans lequel la plupart sont laissés au point de vue de la surveillance de la police24. […] Dans le petit nombre de points surveillés régulièrement on constate l’indifférence des préposés à l’ordre public qui n’interviennent pas, ou interviennent trop tardivement, pour empêcher les scènes de désordre, les rixes, les rassemblements, etc., qui s’imposent à l’attention publique, il faut ajouter les plaintes unanimes qui s’élèvent pour signaler de nombreux et graves méfaits dont les auteurs sont trop rarement découverts et réprimés. […] Il apparaît donc incontestable que le service de la police est mal fait à Marseille25. »
32L’immensité du territoire communal, comparée à la faiblesse des effectifs, apparaît comme un handicap criant pour les responsables de la police, alors que l’urbanisation gagne des points de plus en plus éloignés.
33Ces inquiétudes s’expriment d’autant plus fortement que les responsables de la police municipale entrevoient l’accroissement de la criminalité sur le plan local. Du milieu des années 1870 au début des années 1890, l’évolution est perceptible. On passe de craintes essentiellement focalisées sur la criminalité contre les biens, à des inquiétudes exprimées à propos de violences de plus en plus visibles. Progressivement, la mention d’une criminalité violente apparaît. Elle préoccupe de plus en plus les autorités policières. Sous les plumes, elle se trouve immédiatement corrélée, comme toute déviance, à la présence de nombreux étrangers. En 1875, le commissaire central constate que « la turbulence du caractère méridional offre un danger permanent de désordres qui peuvent naître spontanément ». Plus loin, il mentionne le « cas qui arrive fréquemment pour les Italiens qui se livrent souvent à des combats à coups et couteau où l’on relève souvent des morts et des blessés »26. Au début des années 1880, le sentiment d’insécurité semble avoir gagné les représentants des forces de l’ordre. Les crimes contre les personnes incarnent désormais une criminalité marseillaise aussi incontrôlable qu’exponentielle, indéfectiblement liée au phénomène d’immigration. En lien avec un contexte troublé, et notamment les violences xénophobes du début des années 1880, la criminalité marseillaise tend à se confondre avec une violence inter-communautaire généralisée dans le discours des officiers de police. En 1882, le commissaire central évoque à titre d’exemple l’animosité entre Français et Italiens. Elle représente à ses yeux une criminalité atteignant un niveau préoccupant dans la ville. Cette violence « se manifeste à la moindre rixe qui éclate dans un cabaret quelconque entre Français et Italiens et prend immédiatement les proportions d’un événement quand, dans la mêlée, un des combattants succombe ou est blessé grièvement »27. De la simple crainte de la population étrangère, on passe progressivement à la peur des éléments criminels en son sein, puis à une assimilation complète entre mobilité, nationalité étrangère et criminalité. Les étrangers sont d’emblée assimilés à une population dangereuse à surveiller. Sur ce point, l’originalité de Marseille est soulignée à l’envi dans les plaidoyers visant à obtenir davantage de personnels de police. Marseille est décrite comme « une des portes de la France ouverte aux malfaiteurs pour s’introduire dans le pays »28. Elle abrite une importante population flottante « de toutes nations […], population difficile à surveiller et composée en grande partie de repris de Justice bannis de leurs pays ou s’en étant exilés pour échapper à la punition de leurs méfaits ». En outre « on arrive à Marseille et on quitte cette ville avec la plus grande facilité, la mer, la frontière, offrent aux malfaiteurs des moyens de fuite rapides qui déconcertent la police et contre lesquels elle est absolument impuissante »29. Le constat d’impuissance des forces de l’ordre trouve donc ses sources dans une préoccupation de plus en plus grande devant la montée de la criminalité (et des violences) et dans une méfiance apeurée à l’égard des immigrés, en particulier des Italiens.
34À cette inquiétude, une seule réponse est proposée : l’amélioration de la répression. Celle-ci passe par une meilleure efficacité, mais également par une augmentation numérique conséquente des forces de police sur le terrain. Qu’elle soit qualitative ou quantitative, c’est à une transformation de la police municipale qu’aspirent les commissaires centraux qui se succèdent. Les autorités municipales, pour lesquelles la charge budgétaire allouée à l’entretien d’une telle police constitue un fardeau grandissant, reprennent l’argumentaire en faveur d’un soutien, voire d’une prise en charge nationale de la police dans la ville. Par rapport au Second Empire, l’évolution est nette : l’argument d’ordre qualitatif (l’amélioration du recrutement, de la formation et des méthodes de travail des policiers marseillais) perd du poids face à l’argument quantitatif, consistant en une demande pure et simple d’accroissement des effectifs. En effet, au milieu des années 1870, les reproches adressés à la police de la ville portent moins sur son insuffisance numérique que sur son incompétence. En 1874, le maire de Marseille, dans une note sur le personnel de la police adressée à la Préfecture constate que, malgré l’accroissement récent des effectifs, « les vols n’en continuent pas moins aussi nombreux […]. En un mot les résultats qu’on était en droit d’espérer de l’action de cinquante agents de plus ne sont pas encore appréciables. À quoi cela tient-il ? À mon avis cet état de chose est dû à une mauvaise direction des services de la sûreté et des garnis, et à une tendance des fonctionnaires et des agents de police à transformer en service sédentaire ou de bureau un service absolument actif »30. Le propos ne manque pas de clarté : il ne suffit pas d’accroître les moyens de la police, encore faut-il que celle-ci soit compétente et efficace. Progressivement, et corrélativement à la prise de conscience de l’aggravation de la criminalité marseillaise, l’impératif de répression s’accompagne d’une insistance en faveur d’un accroissement des effectifs. En 1875, après s’être alarmé de la présence de nombreux étrangers et de la facilité avec laquelle ils arrivent et repartent de Marseille, le commissaire central adresse cette conclusion au préfet : « Il faut des gardiens partout, de manière à ce que l’intervention de la force publique ne se produise pas presque toujours tardivement et lorsque les malfaiteurs ont eu le temps de se réfugier à bord de quelque navire de leur nationalité ou de prendre le chemin de la frontière ». Il poursuit en demandant une augmentation du personnel de sûreté de 110 à 200 hommes, de même qu’une augmentation du nombre de gardiens de la paix de 200 à 400 personnes. Il sollicite 400 000 francs de l’État pour subvenir à l’entretien de ce personnel supplémentaire, et ajoute que « la ville de Marseille a fait ce qu’elle pouvait et ne peut faire de nouveaux sacrifices »31. Ce vœu évolue logiquement vers la demande d’étatisation de la police municipale. La ville ne pouvant faire face à ce surcroît de dépenses, c’est à l’État que les autorités policières font appel pour subventionner cet effort de répression. Les comparaisons récurrentes avec la police parisienne et lyonnaise sont destinées à montrer l’injuste décalage de la situation dans laquelle Marseille se trouve placée. Les années 1890 sont marquées par de répétitives demandes en ce sens auprès des gouvernements successifs.
35Progressivement, les discours des commissaires centraux, marqués par une inquiétude de plus en plus grande face à un accroissement des violences pressenti plus que mesuré, insistent sur le thème d’une nécessité répressive pour faire face à ce qui leur apparaît comme une situation alarmante. Ce durcissement de l’attitude répressive au sein de la police trouve un écho dans la pratique pénale des magistrats. Sous l’influence des mêmes inquiétudes et des mêmes représentations, celle-ci évolue vers davantage de sévérité.
La justice : vers une pratique pénale plus sévère
36À Marseille, que ce soit pour les délits ou pour les crimes, les recommandations ministérielles visant à réduire le nombre d’acquittement semblent davantage entendues et appliquées à partir du milieu des années 1870. La part des conséquences des réformes de la procédure pénale au sein de cette évolution n’est sans doute pas négligeable, mais elle reste d’appréhension extrêmement ardue. Différentes modifications légales tendent en effet à réduire le nombre d’acquittements par la pratique de la correctionnalisation et en modifiant les procédures de composition du jury32. Toutefois, au delà de ces inflexions de la loi, la pratique des magistrats au tribunal correctionnel et du jury à la cour d’assises n’en reste pas moins marquée par une régression de la tendance à la relaxe et à l’acquittement.

Tableau 23 – Pourcentage des auteurs condamnés ou acquittés par le tribunal correctionnel de Marseille et la cour d’assises des Bouches-du-Rhône (1851-1911).33
37La période qui s’étale de 1876 à 1891 présente le taux moyen de condamnation le plus fort des trois périodes définies dans cette étude. En effet, pour les quatre sondages de cette période, 87,5 % des auteurs sont condamnés, contre seulement 84,6 % sous le Second Empire et 87 % au début du XXe siècle. Cette tendance relève d’une modification des pratiques pénales des magistrats exerçant au tribunal correctionnel, bien plus que d’une évolution dans le travail du jury à la cour d’assises. Ce mouvement trahit la volonté de plus en plus grande des magistrats de punir efficacement les infractions. Pour les trois principales catégories d’infractions (autorité, biens, personnes), la période voit une forte progression du taux de condamnation.

Tableau 24 – Pourcentage des condamnés et des acquittés ou relaxés par type d’infraction à Marseille et Aix-en-Provence (crimes et délits, 1851-1911).
38C’est toujours la répression des infractions contre l’autorité qui constitue le principal élément de sévérité de la part des magistrats et du jury. Toutefois, de la fin des années 1870 au début des années 1890, dans le cas des infractions contre les personnes, la prise de conscience d’un accroissement inquiétant des comportements violents entraîne une chute de la proportion de relaxes et un recul encore plus marqué du nombre des acquittements. Le jury se distingue par une pratique particulièrement stricte en matière de crimes violents.
39Le type de crimes et délits les moins fréquemment acquittés donne une bonne indication des lignes de force structurant les mentalités en matière de répression, tant chez les magistrats que chez les jurés, issus de la société civile. L’irrespect de l’autorité, c’est-à-dire des règlements locaux, des lois sur le commerce, le transport et le bon déroulement de la vie en communauté, emporte toujours le plus fort taux de condamnation. La composition sociale du jury se lit ici en filigrane : les propriétaires, négociants, et, globalement, les bourgeois, y sont nombreux, et réprouvent logiquement toute infraction synonyme de désordre économique ou social. En outre, les infractions violentes apparaissent comme une préoccupation grandissante et spécifique à partir des années 1870. Leur réprobation est générale et se traduit par des acquittements et des relaxes de moins en moins fréquents. Elle se focalise sur certains types de violences : les coups, les homicides involontaires et les meurtres. Ce sont bien les violences physiques, traduisant une augmentation des comportements impulsifs et réactionnels qui sont stigmatisées et réprouvées par les magistrats et le jury. Devant des pratiques brutales qu’ils ne comprennent pas, qu’ils réprouvent et qui les inquiètent, les représentants de l’institution judiciaire ou les jurés font preuve d’une tolérance de moins en moins grande.
40Cette tendance s’illustre également par le type de peine choisi. Pour le tribunal correctionnel, les peines ont été classées en trois ensembles : les amendes seules, les renvois en maison de correction (concernant uniquement des mineurs) et enfin les peines équivalant au moins à un emprisonnement, parfois accompagnées d’une amende34. Dans la mesure où la prison est considérée comme la peine principale, il nous a semblé logique de ne pas comptabiliser à part les peines dites « mixtes », c’est-à-dire joignant un emprisonnement et une peine pécuniaire. Pour la cour d’assises, le droit pénal distingue les peines afflictives et infamantes (la mort, les travaux forcés à perpétuité ou à temps, la réclusion criminelle à perpétuité ou à temps, la détention criminelle à perpétuité ou à temps, le bannissement, la dégradation civique) et les peines correctionnelles (l’emprisonnement, l’amende, l’envoi en maison de correction)35. En ce qui concerne le niveau de sévérité attribué à tel ou tel type de peine, il n’est pas contestable, au vu des conditions d’incarcération dans la seconde moitié du XIXe siècle, que les peines d’emprisonnement soient la marque d’une plus grande sévérité que les simples amendes au tribunal correctionnel. De même, en matière criminelle, les peines afflictives et infamantes sont plus dures que les peines correctionnelles. Enfin, il convient de préciser que les magistrats disposent, en fonction des prescriptions du Code pénal, d’une certaine liberté, sinon dans le choix du type de peine, du moins dans son montant. Dans le cadre d’une modification de la pratique répressive, on ne peut écarter l’hypothèse d’une régression du nombre d’amendes infligées suite à une anticipation de l’insolvabilité des condamnés. Les évolutions des pratiques répressives ne témoignent pas uniquement d’une modification des sensibilités des magistrats, mais également de leur adaptation pragmatique au profil social et économique des condamnés36. Quand bien même cette hypothèse possède une certaine validité pour Marseille, elle ne saurait occulter l’accentuation de la répression dans la pratique des magistrats du tribunal correctionnel de la ville.
41Une fois ces précisions faites, prenons l’exemple des coups et blessures. D’après le Code pénal, les coups et blessures sont punis d’un emprisonnement de 6 jours à 2 ans, et d’une amende de 16 à 200 fr. ou de l’une de ces deux peines seulement37. Cette disposition s’applique aux coups et blessures n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail de plus de 20 jours38. La loi laisse donc le choix aux magistrats entre une simple amende, une peine de prison, ou une peine mixte. Or, le début de la Troisième République apparaît bien comme la période la plus sévère à l’égard des coups et blessures, avec une moyenne de 76 % de condamnation à la prison, contre 67,8 % sous le Second Empire et 65,3 % aux débuts du XXe siècle. Sans doute les magistrats escomptent-ils, par cette modification sensible de leur pratique, récolter les fruits de la dissuasion.
42Globalement, qu’il s’agisse de répression policière ou pénale, le contexte politique et social joue un rôle déterminant. Que ce soit à Marseille ou en France, la Commune a réveillé les méfiances institutionnelles envers le peuple. En outre, sur le plan local, l’accélération de l’immigration, notamment italienne, et son importance démographique dans la population de la ville, tendent à renforcer la crainte déjà éprouvée envers les catégories populaires. Des années 1870 au début des années 1890, la répression se durcit.
43Les années 1870 et 1880 apparaissent comme un tournant dans l’histoire de la violence à Marseille. D’une part, les violences progressent dans l’ensemble des déviances, suscitant des appréhensions auprès de la police, des magistrats, et du jury. D’autre part, les infractions contre les personnes inquiètent par leurs formes. Les conflits les plus brutaux deviennent plus fréquents et tendent à imposer la violence réactionnelle comme modèle de comportement. Bien plus que l’accroissement numérique, l’élément qui constitue le véritable tournant est l’essor de la part des violences dans l’ensemble de la criminalité et de la délinquance, ainsi que la modification interne de ces violences, signe d’une brutalité plus forte. En matière d’appréhension des phénomènes de violences, ce n’est donc pas toujours le volume global qui doit attirer l’attention mais son positionnement dans un ensemble de référence plus large, ainsi que ses aspects qualitatifs. En outre, les variations de l’intensité répressive ainsi que les préoccupations de la hiérarchie policière apparaissent comme des signes de l’évolution des comportements violents sur le plan local.
44L’essor de ces « maux », ainsi que leur aggravation, se trouvent profondément liés à la conjoncture économique et sociale, telle qu’elle est subie par les classes populaires dans la ville. Alors que, dans l’ensemble, le ralentissement des déviances s’inscrit logiquement dans la phase de prospérité marseillaise et de maintien de la croissance locale durant la Grande Dépression, l’examen numérique des violences ainsi que celui des formes prises par ces conflits laisse entrevoir les conséquences des « ratés » de cette croissance. Le rôle des crises sectorielles, de la stagnation des salaires réels et de l’aggravation de la concurrence dans le cadre d’un processus de déqualification du travail ouvrier créent des conditions favorables à l’émergence de situations violentes.
Notes de bas de page
1 AD BDR 406 U 182, affaire Deva, tentative de meurtre, 1888.
2 Chapitre 1, tableau 1.
3 Les étrangers représenteraient près de la moitié du flux des arrivants au début des années 1880. Roncayolo M., Les grammaires d’une ville…, op. cit., p. 125.
4 Ibid.
5 Id. p. 146 sqq ; Lescure M., « L’industrialisation de Marseille… », op. cit. ; Américi L., La caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône…, op. cit.
6 Roncayolo M., Les grammaires d’une ville…, op. cit., p. 148.
7 Joly H., La France criminelle, Cerf et fils, 1889.
8 On pourra se reporter, entre autres, à Féré C., Dégénérescence et criminalité, Alcan, 1888 ; Thulié H., La lutte contre la dégénérescence et la criminalité, Vigot frères, 1912 (2e édition).
9 Source France : Compte général 1880.
10 AD BDR 2 U 2/1226, affaire Canonica, meurtre, 1880.
11 AD BDR 2 U 2/1269, affaire Lanffran, meurtre, 1887.
12 Source France : Compte général 1880.
13 Id.
14 AD BDR 2 U 2/1232, affaire Capino, meurtre et coups et blessures, 1882.
15 AD BDR 406 U 179, affaire Ambrosi, tentative de meurtre, 1887.
16 AD BDR 406 U 186, affaire Scozzo, tentative de meurtre, 1888.
17 Faure O., Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Belin, 1993 ; Léonard J., Archives du corps. La santé au XIXe siècle, Rennes, Ouest-France, 1986 ; Médecins, malades et société dans la France du XIXe siècle, Science en situation, 1992 ; Carol A., Les médecins et la mort : XIXe-XXe siècle, Aubier, 2004.
18 AD BDR 2 U 2/1246, affaire Baghaninchi, meurtre, tentative de meurtre, coups et blessures, 1885.
19 Tableau 20.
20 Id. et Compte général 1880 pour la France.
21 Farcy J.-C., Démier F., Regards sur la délinquance parisienne…, op. cit., p. 48.
22 Id., p. 149-150.
23 Baratier E. (dir.), Histoire de Marseille…, op. cit., p. 403 sqq.
24 L’îlotage, inspiré du modèle londonien, pratiqué depuis 1854 à Paris, n’est pas encore en vigueur à Marseille. Delattre S., Les douze heures noires…, op. cit., p. 305-307.
25 AD BDR 4 M 7, commissariat central, rapport du 12 mars 1874.
26 Id. Le commissaire central au préfet, le 8 décembre 1875.
27 AD BDR 4 M 8, le commissaire central au préfet, 7 juin 1882.
28 AD BDR 4 M 7, le commissaire central au préfet, 26 décembre 1874.
29 AD BDR 4 M 7, le commissaire central au préfet, 8 décembre 1875.
30 AD BDR 4 M 7, mairie de Marseille, Personnel de la police, 22 janvier 1874.
31 AD BDR 4 M 7, le commissaire central au préfet, 8 décembre 1875.
32 Compte général, Rapport 1880, op. cit., p. IX et p. XXXVII sqq. ; Gruel L., Pardons et châtiments…, op. cit., p. 25 sqq.
33 Nous utilisons ici le terme « acquittés » pour désigner les acquittements et les relaxes. N’ont été comptabilisés parmi les acquittés que les prévenus et accusés reconnus non-coupables pour la totalité des faits qui leurs étaient reprochés. Les individus acquittés pour un chef d’accusation et condamné pour un autre ont été pris en compte parmi les condamnés.
34 Code pénal 1832, article 9.
35 Code pénal 1832, article 6.
36 Regnard-Drouot C., « La justice et les peines pécuniaires à Marseille de 1852 à 1914 », Garnot B. (dir.), Justice et Argent. Les crimes et les peines pécuniaires du XIIIe au XXIe siècle, Dijon, EUD, 2005, p. 293-306.
37 Code pénal 1832, article 311.
38 Code pénal 1832, article 309.
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