Chapitre I. Une suprématie ignorée. Violences à Marseille sous le Second Empire
p. 43-64
Texte intégral
1En 1860, dans son rapport introductif au Compte général de l’administration de la justice criminelle, le ministre de la justice, Charles-Alphonse Delangle, s’adressant à l’Empereur, assure que son exposé « met en relief une des gloires du règne de [sa] majesté, par la simple comparaison du passé et du présent, c’est que la prospérité générale, l’apaisement des passions violentes, la confiance dans l’autorité, ont leur influence immédiate sur le nombre et la gravité des crimes et délits »1. En effet, bien que ces louanges adressées à la politique intérieure de Napoléon III relèvent d’un exercice de style de la part de ce serviteur fidèle, elles n’en restent pas moins exactes : en France, sous le Second Empire, la criminalité et la délinquance régressent proportionnellement à la population. Dans cette tendance nationale, la question du positionnement de la délinquance et de la criminalité se pose pour Marseille. Cette question de la « normalité » des violences marseillaises permet de jauger au mieux une réalité, mouvante et illisible lorsqu’elle est considérée isolément.
2Après avoir explicité certains aspects de notre méthode et de la terminologie employée, nous examinerons la place des violences marseillaises dans la moyenne française. Cette analyse mettra en lumière des spécificités locales, révélant des formes de conflits majoritaires dans la société marseillaise du Second Empire2. Enfin, nous nous interrogerons sur le regard que posent les policiers et les magistrats sur ces violences marseillaises.
Une méthode pour l’étude sérielle des violences
3La compréhension des pages qui vont suivre nécessite un court exposé de la méthode de travail utilisée.
La construction de l’échantillon
4Pour les sources locales, disponibles dans la série U des archives départementales, un échantillon de 5 348 fiches constitue notre base de données. Il a été élaboré à partir des registres des jugements du tribunal correctionnel de Marseille et des registres d’arrêts de la cour d’assises des Bouches-du-Rhône3. Pour couvrir une période de plus d’un demi-siècle, une technique de sondage a été choisie. Afin de pouvoir effectuer des comparaisons avec la population totale, seules les années correspondant aux recensements ont été retenues, ce qui équivaut à 13 sondages pour la période 1851-1914. Deux restrictions ont été faites. D’une part, en raison du nombre imposant de jugements rendus par le tribunal correctionnel, seul un sur deux a été pris en compte, et ce pour les mois de janvier et juillet, afin de ne pas fausser le relevé par une distorsion saisonnière de l’activité délictuelle4. Les registres de jugements étant reliés dans l’ordre chronologique, le fait de n’en retenir qu’un sur deux n’a pas altéré la représentativité de l’échantillon. Par la suite, un coefficient de pondération a été appliqué afin d’obtenir une estimation du nombre de prévenus pour l’année5. D’autre part, une cour d’assises étant une juridiction correspondant à un ressort, c’est-à-dire à un département, seuls les arrêts concernant des crimes perpétrés à Marseille ont été retenus. En dehors de cette restriction, le relevé des crimes marseillais a été fait de manière exhaustive, c’est-à-dire pour les sessions comprises dans l’année civile. Enfin, il faut préciser que les relaxes et acquittements6 ont été comptabilisés dans l’échantillon, au tribunal correctionnel comme à la cour d’assises. Ce choix accentue la déformation des faits en fonction des priorités de la police. Les individus suspects sont plus facilement arrêtés. Parmi eux, le pourcentage de relaxés ou d’acquittés est supérieur, ce qui induit leur surreprésentation dans notre échantillon. Nous avons choisi d’admettre cette distorsion plutôt que celle qui consisterait à ne retenir que les verdicts positifs, c’est-à-dire à accentuer encore le poids de l’activité de la justice dans nos sources.
5Afin de procéder à des comparaisons, nous avons confronté notre échantillon aux données nationales. L’outil de travail utilisé a été le Compte général de l’administration de la justice criminelle. La France dispose de cette statistique judiciaire depuis 18277. Malgré son grand intérêt, cette source présente de nombreuses imperfections8. D’une part, les statistiques du Compte général, si elles foisonnent pour les cours d’assises, sont souvent lacunaires pour les tribunaux correctionnels. D’autre part, d’une année à l’autre, les rubriques et les catégories peuvent changer, ce qui rend difficile une étude statistique sur le long terme9. En outre, les données sont simplifiées. Enfin, seuls les individus condamnés, et donc reconnus coupables des faits par la justice, sont comptabilisés.
6Une fois cet échantillon constitué, et les données nationales collectées, il a fallu organiser ces données afin de les rendre lisibles. À partir des définitions retenues habituellement en droit pénal, mais également des méthodes utilisées dans les travaux historiques précédents, une classification des infractions a été établie.
La définition des catégories d’infractions
7Le droit pénal définit trois niveaux d’infractions à la loi (contravention, délit et crime) en fonction des peines qu’il prévoit pour leur répression10. Cette distinction renvoie à trois juridictions distinctes : les tribunaux de simple police, les tribunaux correctionnels, et les cours d’assises. Cette classification des infractions s’applique également aux individus jugés : l’usage veut que l’on nomme « prévenu » celui qui comparaît devant un tribunal correctionnel, et « accusé » celui qui est jugé devant une cour d’assises. Précisons, en outre, que, ci-après, le terme « déviance » désignera l’ensemble des infractions à la loi (de tout niveau et de toute nature), le terme « délinquance » recouvrira l’ensemble des délits, et le terme « criminalité » l’ensemble des crimes. Les individus jugés pour de tels faits seront appelés « auteurs » lorsqu’ils désignent l’ensemble des prévenus et accusés.
8Afin de faciliter la comparaison entre les données locales et nationales, mais aussi avec les diverses études historiques sur la criminalité française, la typologie des grands types d’infractions à la loi – définie par le Code pénal et adoptée par les statisticiens depuis la création du Compte général – a été appliquée aux données que nous avons relevées pour Marseille. Parmi les diverses infractions à la loi, nous avons donc distingué : les infractions contre la chose publique d’une part, appelées ici infractions contre l’autorité ; et les infractions contre les particuliers d’autre part, parmi lesquelles les infractions contre les propriétés, les infractions contre les personnes, et les infractions contre les mœurs11. Ci-après, seront donc considérées comme « violences » les infractions contre les personnes, du moins celles qui ont été retenues comme telles dans l’échantillon représentatif.
9Le nombre important de crimes et de délits contre les personnes nécessite leur classement si l’on désire apporter une certaine lisibilité aux statistiques obtenues. Pour l’échantillon marseillais, mais aussi pour le relevé dans le Compte général, quatre catégories simplifiées de délits contre les personnes ont été constituées : coups, injures, menaces, rébellions12. Trois catégories ont été créées pour répertorier les crimes contre les personnes : homicides involontaires, meurtres, assassinats. Cette catégorisation possède l’inconvénient d’accentuer la qualification juridique des violences, dans la mesure où le chef d’accusation retenu lors du jugement est déterminant. Ces sept catégories d’infractions contre les personnes ont fait l’objet d’une répartition simplifiée en deux groupes : les violences mineures et les violences mortelles, dans les sources locales aussi bien que dans les sources nationales. Cette terminologie a été préférée à la traditionnelle répartition entre délits et crimes. En effet, elle permet de prendre en compte des infractions semblables quel que soit la juridiction compétente. De cette manière, peuvent être évités les phénomènes de correctionnalisation et criminalisation bien connus des historiens de la violence13.
10Par ailleurs, la manière dont ont été comptabilisées les infractions contre les personnes nécessite quelques éclaircissements. Dans un même jugement ou un même arrêt, un ou plusieurs individus peuvent comparaître pour une ou plusieurs infractions commises à l’encontre d’une ou plusieurs victimes. Le Compte général peine à rendre compte d’une telle complexité. Hormis la distinction entre le nombre d’affaires et le nombre d’auteurs, qui règle la question des procédures collectives, il ne tient pas compte des jugements comprenant plusieurs infractions, c’est-à-dire des jugements multiples. Dans ce cas, les auteurs ne sont comptabilisés qu’une seule fois, au titre de la première infraction pour laquelle ils sont jugés. Notre base de données a tenté, dans la mesure du possible, de restituer cette complexité. Toutefois, la prise en compte de la totalité des infractions commises par un même individu implique que celui-ci apparaisse dans nos statistiques autant de fois que le nombre d’infractions pour lesquelles il a été jugé. Un individu jugé le même jour pour vol et coups sera compté une fois comme auteur de vol et une fois comme auteur de coups. Les tableaux comptabilisant l’ensemble des auteurs offrent donc logiquement un total différent – inférieur la plupart du temps – de ceux qui présentent séparément les types d’infractions pour lesquelles ces auteurs sont traduits devant les tribunaux.
Les violences marseillaises : une mise en perspective
11La différence entre le nombre d’auteurs de violences, et la part d’entre eux qui comparaissent en justice – et apparaissent dans les statistiques –, est inévitable. Cependant, elle peut être plus ou moins forte en fonction des variations du contexte répressif.
Le cadre répressif : un facteur de distorsion ?
12Le Second Empire, particulièrement dans sa première décennie, est une période d’accroissement des effectifs de police et de gendarmerie en France14. Michelle Perrot et Philippe Robert, dans leur introduction au récapitulatif du Compte général de 1880, soulignent par ailleurs que la période est « plus occupée de police et de répression que de justice et de réflexion carcérale »15. Le tournant dans l’accroissement des effectifs se situe en effet en 1852. En France, l’augmentation des effectifs, police et gendarmerie confondues, est de 91,1 % entre 1845 et 1885. Le nombre de policiers s’accroît plus rapidement que celui de gendarmes (269 % contre 40,7 % entre ces deux dates)16. À Paris, sous le Second Empire, le nombre d’agents de police passe de 915 à près de 6 00017. Avant la réforme de 1854, on compte un sergent pour 1 150 parisiens. Après la loi de 1854, un sergent surveille 365 habitants, ce chiffre passe à 360 en 1859, et à 350 en 186718. La progression des effectifs de police est donc supérieure à celle de la population parisienne, et ce, grâce au vote de crédits supplémentaires alloués à une police étatisée.
13La situation marseillaise est bien différente. Contrairement à Lyon ou Paris, la ville ne bénéficie pas d’un service de police subventionné par l’État avant 190819. Sous le Second Empire, les effectifs de police connaissent une stagnation alors que la population de la ville s’accroît considérablement.
Date | Total effectifs | Total sans gradés | Nombre théorique de Marseillais surveillés pour un agent (sans gradés) | Nombre d’agents pour 100 000 Marseillais |
1855 | 265 | 220 | 873 | 114,5 |
30 mai 1868 | 369 | 310 | 968 | 103,3 |
avant 4 septembre 1870 | 357 | 310 | 968 | 103,3 |
11 octobre 1870 | 242 | 200 | 1 501 | 66,6 |
avant 12 décembre 1870 | 391 | 310 | 968 | 103,3 |
12 décembre 1870 | 317 | 260 | 1 154 | 86,6 |
avril 1871 | 300 | 261 | 1 150 | 87 |
23 janvier 1873 | 298 | 260 | 1 203 | 83,1 |
25 février 1873 | 379 | 319 | 1 009 | 99,1 |
17 janvier 1876 | 481 | 392 | 813 | 122,9 |
1877 | 481 | 392 | 813 | 122,9 |
28 juin 1881 | 481 | 392 | 926 | 108 |
29 novembre 1883 | 482 | 392 | 926 | 108 |
1er avril 1886 | 477 | 406 | 936 | 106,8 |
10 mai 1887 | 511 | 420 | 905 | 110,5 |
13 juin 1891 | 620 | 520 | 777 | 128,7 |
1892 | 647 | 535 | 755 | 132,4 |
1900 | 799 | 662 | 693 | 144,2 |
1902 | 832 | 688 | 767 | 149,9 |
16-mai-08 | 1 093 | 1 249 | 372 | 268,6 |
Tableau 1 – Les effectifs de la police marseillaise entre 1855 et 190820.
14À Marseille, entre 1851 et 1870, le nombre total des sergents de ville ou gardiens de la paix et agents de police21 oscille entre 200 et 310. Par conséquent, en raison de l’important essor démographique marseillais, la proportion de la population que peut théoriquement surveiller un sergent de ville ou un agent de police ne cesse de s’accroître de 1851 au milieu des années 1870. Selon nos calculs, elle passe de 873 Marseillais pour un fonctionnaire, à plus de 1 200 en 1873. Les Marseillais sont donc moins bien surveillés que les Parisiens ou les Lyonnais. Les écarts sont marqués : Lyon, en 1873, pour une population à peine supérieure à celle de Marseille, compte 770 agents chargés du maintien de l’ordre, dont 617 non-gradés ; à la même date, Marseille en salarie 379 au total, dont 310 non-gradés. En outre, ces chiffres concernent des effectifs globaux théoriques. En réalité, la totalité des agents n’est jamais présente sur le terrain. Les roulements se font toutes les douze heures22. Une partie importante de l’effectif est mobilisée pour des missions de surveillance particulières (hôtels garnis, mœurs, ou circulation des marchandises)23. Il faut également compter avec un certain nombre de défections habituelles dues aux congés ou aux maladies. Sur l’effectif moyen théoriquement présent pour assurer la sécurité à Marseille, on peut estimer que seul un tiers est réellement disponible à la surveillance de la voirie. La part de la population marseillaise surveillée quotidiennement par un agent de la force publique oscillerait plutôt entre 2 600 et 3 600 personnes durant le service de jour.
15On peut donc écarter l’hypothèse d’une croissance artificielle de la déviance liée à un essor numérique des forces de l’ordre, voire à un travail plus zélé. En outre, il n’est pas démontré qu’un accroissement du nombre des arrestations mène à une augmentation similaire du nombre de procédures23. En revanche, la faiblesse de l’encadrement policier face à une croissance urbaine et démographique importante peut entraîner un essor de la criminalité et de la délinquance, phénomène qui résulterait d’un sentiment d’impunité et de permissivité accru. Dans le cadre d’une surveillance moins efficace, la faiblesse des effectifs pourrait jouer un rôle favorisant l’accroissement de la violence24. De même, il n’est pas exclu que le travail de la police, à effectif constant, soit orienté vers la répression de certains types de crimes et délits, ce qui influencerait la nature des infractions poursuivies à défaut d’augmenter leur nombre.
16La modification numérique et qualitative de l’arsenal législatif doit également être prise en compte afin de déterminer sa part dans l’accroissement des déviances sur le plan local. L’augmentation du nombre de lois et réglementations au cours de la période, mais aussi les modifications dans leur application, pourraient contribuer à accroître la délinquance et donc les violences. Marie-Renée Santucci a montré le rôle de la production de textes légaux dans l’accroissement de la délinquance dans l’Hérault au XIXe siècle. Les lois sur la tromperie en 1851, sur l’ivresse en 1873, ou encore sur la conscription des chevaux en 1874, auraient créé une masse de délits et généré un phénomène de délinquance artificiel. L’auteur souligne qu’en 1815, 90 infractions relèvent du tribunal correctionnel selon le Code pénal, et qu’elles sont 136 en 188525. Néanmoins, si l’on peut établir pour Marseille le même lien de cause à effet entre l’accroissement du nombre de lois et l’essor de la délinquance contre les biens et l’autorité, il n’en va pas de même en ce qui concerne les délits et les crimes contre les personnes, dont le nombre est assez stable. Il oscille entre un minimum de 8 par an en 1901, et un maximum de 15 par an en 1872, sans que l’on puisse déterminer de véritable essor au fil de la période, et donc, a fortiori sous le Second Empire. Si le chiffre noir sépare, à Marseille comme ailleurs, les violences réelles des violences jugées, au moins peut-on affirmer que cette distorsion est relativement constante sous le Second Empire.
17À Marseille, sous le Second Empire, le volume des violences ne subit pas de déformation artificielle liée à l’accroissement des effectifs de police ou à l’essor du nombre de lois. Seul un relâchement de la surveillance policière pourrait l’influencer. Or, le niveau de violences mesuré dans la ville est si éloigné de la moyenne nationale que cette faiblesse de la police municipale ne peut suffire à le créer.
Marseille : une exception dans la moyenne française
18La déviance marseillaise se distingue par un taux d’auteurs d’infractions contre les personnes nettement supérieur à la moyenne nationale.

Tableau 2 – Auteurs d’infractions contre les personnes pour 100 000 habitants (1851-1872).
Source : AD BDR, Recensements de la population marseillaise, Compte général et Jacques Dupâquier, Histoire de la population française, Tome 3 : De 1786 à 191426.
19D’un bout à l’autre du Second Empire, l’écart passe du double au triple entre les taux marseillais et nationaux. En outre, entre 1851 et 1872, la progression du nombre d’auteurs d’infractions contre les personnes est plus forte à Marseille. Elle se situe aux alentours de 42 % et surpasse l’accroissement national qui est de 25 %. Dans le détail, la faiblesse du nombre d’accusés de crimes contre les personnes rapportés à la population nationale constitue un contraste saisissant avec leur nombre élevé pour Marseille. Cette importance se trouve renforcée par un niveau de délinquance contre les personnes tout à fait remarquable, trois fois supérieur à la moyenne nationale.
20Le type d’infractions contre les personnes pour lesquelles les auteurs sont jugés à Marseille donne une indication des comportements qui prévalent dans la ville par rapport à l’ensemble national.

Tableau 3 – Nombre d’auteurs de violences mineures pour 100 000 habitants (1851-1872).
21Les prévenus de coups sont deux à trois fois plus nombreux à Marseille que dans la moyenne française. Bien que cet écart se réduise, il reste significatif. Pour les injures, l’écart entre Marseille et la moyenne nationale va du triple au décuple. Le décalage est moins important pour les rébellions, mais il reste significativement à l’avantage de Marseille. Sous le Second Empire, ce sont donc surtout les injures qui singularisent le comportement violent des Marseillais par rapport à celui de l’ensemble des Français.
22L’examen des accusés de crimes contre les personnes montre également une originalité marseillaise.

Tableau 4 –Nombre d’auteurs de violences mortelles pour 100 000 habitants (1851-1872).
23Bien que moins spectaculaire – les accusés sont moins nombreux que les prévenus et les écarts sont donc moindres – elle réside principalement dans la prépondérance du meurtre. En effet, si l’assassinat est, et de loin, la catégorie largement majoritaire parmi les accusés de violences mortelles en France, c’est loin d’être le cas à Marseille. Cette prépondérance des meurtres dans les violences mortelles est une constante des comportements criminels urbains sous le Second Empire. Elle a été soulignée à propos des villes de l’Hérault pour les années 1860. Claude Gegot constate que les meurtres et homicides volontaires sont plus fréquents à Béziers, Sète et Montpellier que dans le reste du département. Inversement, il dénombre moins d’assassinats dans ces centres urbains. Il avance l’idée d’une spécificité de la violence criminelle en lien avec le cadre urbain : « Il semble que la violence longuement mûrie, impliquant des haines recuites, soit plus le fait du milieu rural que celui de la ville très peuplée ; peut être est-ce parce qu’on se connaît moins, ce qui donne moins de prise à l’accumulation des griefs. En ville […] les violences graves, allant même jusqu’au meurtre, paraissent plus spontanées, fortuites, souvent liées à l’échauffement des esprits après de copieuses libations dans les cafés27. » Cette conclusion, bien qu’elle simplifie vraisemblablement les violences rurales28, semble opérante pour Marseille à la même période.
24Cet examen comparatif des violences marseillaises dans la moyenne nationale apporte donc deux enseignements. Sous le Second Empire, Marseille apparaît comme une ville violente. En outre, les formes que prennent les actes de violence diffèrent de la moyenne française. Les injures y sont plus fréquentes, de même que les meurtres. La violence marseillaise est donc plus orale en matière de délits et plus impulsive en matière criminelle. Cependant, on touche ici aux limites des possibilités de comparaison entre une ville et une moyenne nationale. Il convient de s’interroger sur cette singularité : est-elle, comme le suggère Claude Gegot, le reflet d’une situation proprement urbaine ; et connaît-elle des phénomènes analogues à ceux d’autres villes françaises ou européennes ? Ou relève-t-elle d’une originalité marseillaise, propre à une conjonction spécifique de facteurs sur le plan local ?
Tentative d’approche comparative
25Comparer nos données marseillaises à celles des principales villes françaises s’avère une entreprise difficile, en raison des carences de l’historiographie. En effet, les travaux sur l’histoire de la violence en milieu urbain sous le Second Empire sont rares29. À ces difficultés s’ajoutent celles qui sont relatives à l’échelle européenne. Les grandes métropoles portuaires européennes, particulièrement celles du bassin méditerranéen, n’ont fait l’objet que de trop rares travaux sur les violences quotidiennes au XIXe siècle30.
26L’utilisation des sources nationales permet, pour la France, de pallier ces carences. Le Compte général présente des données utiles à une comparaison entre les ressorts d’Aix-en-Provence, de Bordeaux, de Lyon, de Lille, et de Paris, c’est-à-dire des ressorts où se situent les cinq plus importantes villes françaises31. Il permet une mise en perspective, malheureusement sommaire, des différents niveaux de criminalité et de délinquance dans ceux-ci. En effet, le taux d’urbanisation par ressort étant extrêmement variable, les résultats ci-après doivent être analysés malgré cette inconstance. Afin de conserver une cohérence optimale à la comparaison, les données présentées dans le tableau ci-dessous sont celles du Compte général, y compris pour le ressort des Bouches-du-Rhône. De même, pour tous les départements, la population est celle des recensements officiels. Deux mesures ont été effectuées, l’une en 1861, l’autre en 1872, dans le but de mettre en lumière d’éventuelles évolutions.
Ressort | Accusés de crimes contre les personnes | Accusés de crimes contre les personnes pour 100 000 habitants |
Bouches-du-Rhône | 38 | 7,5 |
Gironde | 24 | 3,6 |
Nord | 46 | 3,5 |
Rhône | 27 | 4 |
Seine | 122 | 6,2 |
FRANCE | 1944 | 5,2 |
Tableau 5 – Criminalité et criminalité contre les personnes dans les ressorts des cinq plus grandes villes françaises en 1861.
27La criminalité contre les personnes, qui distingue Marseille de la moyenne nationale, la différencie également des autres ressorts. En effet, en 1861, c’est le ressort des Bouches-du-Rhône qui présente le plus grand nombre d’accusés de crimes contre les personnes pour 100 000 habitants. Cette supériorité est d’autant plus remarquable que la population de référence pour le calcul de ce taux est celle du département, et que le taux d’urbanisation des Bouches-du-Rhône est loin d’égaler celui de la Seine. En 1872, à la fin du Second Empire, la situation a peu changé. Les valeurs se sont légèrement accrues, mais leur hiérarchie s’est maintenue. Examinons dans un second temps les délits contre les personnes.

Tableau 6 – Délinquance et délinquance contre les personnes dans les ressorts des cinq plus grandes villes françaises en 1861.

Tableau 7 – Délinquance et délinquance contre les personnes dans les ressorts des cinq plus grandes villes françaises en 1872.
28Le premier élément remarquable est le positionnement de ces taux par rapport aux moyennes nationales. Si, pour chaque délit, Marseille et Paris présentent, en 1861 comme en 1872, un taux de prévenus pour 100 000 habitants supérieur à la moyenne française, ce n’est pas systématiquement le cas pour Lyon, Lille et Bordeaux. La surreprésentation de la délinquance contre les personnes n’est donc pas directement imputable au phénomène d’urbanisation. Elle relève de l’originalité du cadre étudié. Le second élément notable est la supériorité parisienne en matière de délinquance contre les personnes, en 1861 comme en 1872. Entre les deux sondages, on ne note guère d’évolution : le ressort de la Seine supplante celui des Bouches-du-Rhône pour tous les délits, à l’exception des coups et blessures en 1872. C’est le ressort du Nord qui prend alors la tête du classement devant celui des Bouches-du-Rhône, la Seine ne se plaçant qu’en troisième position. Enfin, si l’on compare l’année 1861 à l’année 1872, l’on perçoit une évolution différente en fonction du type de violences jugées. Alors que les outrages et rébellions progressent dans la population de tous les ressorts, ainsi que dans la moyenne nationale ; le taux de coups et blessures, s’il s’accroît en France, régresse dans la plupart des grandes villes françaises (à l’exception de Lyon) entre 1861 et 1872. Dans les sociétés urbaines, le Second Empire n’apparaît donc pas comme une période où les violences corporelles prolifèrent, comparativement à l’essor démographique.
29Il convient néanmoins de garder la prudence interprétative de rigueur vis-à-vis de ces résultats. D’une part, ils restent le reflet de la violence jugée et non pas de la violence réelle. Les différences entre les divers départements trouvent donc pour partie leur origine dans la diversité des pratiques et des effectifs policiers, mais également dans le mode de traitement des affaires par la justice. On l’a vu, la différence entre les encadrements policiers à Paris et à Marseille est particulièrement forte. De plus, le classement sans suite ou le non-lieu sont des pratiques liées à un exercice local de la justice32. D’autre part, ils sont établis à partir de données départementales. Or, la ville de Paris constitue à elle seule le département de la Seine sous le Second Empire, tandis que la situation de Marseille, Lyon ou Bordeaux est loin d’être similaire33. Les Bouches-du-Rhône restent un département largement rural34. La comparaison trouve donc certaines limites inhérentes à la source. Toutefois, si le cas de la Seine s’avère particulier, la supériorité des Bouches-du-Rhône sur les autres ressorts des grandes villes de province illustre l’importance de la délinquance contre les personnes dans ce département. Le phénomène est particulièrement net en 1861. En 1872, les Bouches-du-Rhône sont surpassées par le Rhône en matière d’outrages et par le Nord pour les coups et blessures. La délinquance contre les personnes est donc bien un phénomène qui caractérise les Bouches-du-Rhône, davantage dans les années 1860 que dans les années 1870.
30Au niveau européen, on possède un élément de comparaison avec Londres35. Malheureusement, la portée de cette comparaison doit être nuancée, en raison de la méthodologie adoptée dans la méthode de recueil des données. Pour Londres, Philippe Chassaigne a pris en compte les homicides involontaires, volontaires, et prémédités, c’est-à-dire l’ensemble des violences mortelles, que nous avons séparées en homicides involontaires, meurtres et assassinats pour Marseille. Il est donc impossible d’établir une comparaison portant sur la délinquance. Si l’on se contente de comparer les données en matière criminelle, on constate donc les divergences suivantes : la violence mortelle, en valeurs absolues, est en augmentation à Londres entre 1857 et 1865 (plus de 71 %), puis atteint un plafond pendant une vingtaine d’années jusqu’au milieu des années 1880. À Marseille, elle est nettement plus stable pour cette période. Au premier abord, Londres semble donc d’une criminalité plus marquée durant les premières décennies de la période victorienne. Cependant, rapporté à la population londonienne, le taux d’accusés d’homicides est nettement moins important à Londres qu’à Marseille. Dans la capitale britannique, il évolue entre 1 et 2 accusés pour 100 000 habitants entre 1857 et 187036. Le sommet est atteint en 1865. Par la suite, il décline, passant à moins de 1,5 pour 100 000 Londoniens en 1870. À Marseille, il se situe toujours entre 1,1 (1861) et 7,7 (1856) pour 100 000 habitants. Quant au taux d’homicide volontaire, il oscille à Londres entre 0,1 et 0,5 pour 100 000 habitants de 1857 à 187537, alors qu’il est constamment supérieur à 1,1 à Marseille, atteignant même 4,3 pour 100 000 dès 1856. Comme Marseille, Londres est un grand port, densément peuplé et industrialisé. Néanmoins, proportionnellement à la population de la ville, la violence y est en recul, et atteint des taux inférieurs à ceux qui sont observés pour Marseille38.
31Cette mise en perspective des chiffres de la délinquance et de la criminalité contre les personnes, tels qu’ils ont été relevés à Marseille pour le Second Empire, place d’emblée la ville sous le signe de l’originalité, tant dans le volume que dans les formes prises par ces infractions. La surreprésentation des délits et crimes contre les personnes dans la population marseillaise relève donc moins d’une spécificité urbaine que d’une caractéristique locale. En outre, la comparaison des principaux types d’infractions contre les personnes met en avant un comportement spécifique aux Marseillais. Ils se distinguent par une prédilection pour les injures parmi les violences mineures et pour les meurtres parmi les violences mortelles.
Évolutions et formes des conflits
Stagnation des violences mortelles
32Le tableau ci-dessous présente l’évolution du nombre d’accusés pour chaque type d’infraction violente mortelle en valeurs absolues entre 1851 et 1872.
Homicides involontaires | Meurtres | Assassinats | Total | |
1851 | 1 | 3 | 2 | 6 |
1856 | 3 | 10 | 5 | 18 |
1861 | - | 3 | - | 3 |
1866 | 2 | 10 | 3 | 15 |
1872 | 2 | 5 | 3 | 10 |
Tableau 8 – Nombre d’accusés de violences mortelles jugés à Aix-en-Provence (1851-1872).
33De 1851 à 1872, on compte 6 à 18 accusés de violences mortelles par an. Le minimum correspond au sondage de 1861, le maximum à celui de 1856. Parmi les trois grandes catégories d’infractions violentes mortelles, aucune ne connaît d’évolution significative durant cette vingtaine d’années. Les accusés de meurtres dominent, oscillent, mais n’augmentent pas. Cette stagnation se traduit par la faiblesse du nombre d’accusés de violences mortelles parmi le total des accusés jugés aux assises d’Aix-en-Provence entre 1851 et 1872.
Homicides involontaires | Meurtres | Assassinats | Total | |
1851 | 1,5 | 4,5 | 3 | 9 |
1856 | 2,5 | 8,5 | 4,2 | 15,2 |
1861 | - | 2,9 | - | 2,9 |
1866 | 1,2 | 6,1 | 1,8 | 9,1 |
1872 | 1,8 | 4,4 | 2,7 | 8,9 |
Tableau 9 – Proportion d’accusés de violences mortelles parmi le total des accusés (en %, par type de violences mortelles, 1851-1872).
34Entre 1851 et 1872, la part des accusés de violences mortelles dans le total des accusés comparaissant à Aix-en-Provence présente un caractère erratique. De telles variations traduisent l’absence d’une tendance directrice. En outre, les valeurs atteintes sont faibles. En moyenne, les accusés de violences mortelles représentent 9 % du total des accusés sous le Second Empire, ce qui est bien inférieur aux proportions atteintes les décennies suivantes. La grande majorité des violences commises sous le Second Empire à Marseille sont des délits jugés au tribunal correctionnel.
Essor et évolutions des violences mineures

Tableau 10 – Nombre de prévenus de violences mineures jugés à Marseille (par an, 1851-1872).
35Parmi les prévenus de violences mineures jugés entre 1851 et 1872 à Marseille, on perçoit une nette augmentation du nombre de prévenus d’injures, et, dans une moindre mesure, de menaces. Elle se poursuit jusqu’en 1876 pour s’amenuiser par la suite. Le Second Empire est une phase d’essor pour cette forme de violence, qui se traduit par l’oralité et la verbalisation du conflit plutôt que par le corps à corps. Or, la très grande majorité des jugements prononcés pour injures durant le Second Empire le sont à la requête de parties civiles, qui s’estiment offensées par des injures publiques entachant leur honneur, soit en sous-entendant un vice déterminé, soit en énonçant publiquement des faits pouvant leur porter préjudice39. L’importance de ce groupe de délits est donc significative sur le plan des mentalités, mais aussi sur celui des rapports à la justice. Sous le Second Empire à Marseille, essuyer en public une atteinte à l’honneur ou une accusation fausse est intolérable pour une grande partie de la population. Les victimes en demandent fréquemment réparation. Le vif succès rencontré par ce type de procédure, puis leur recul progressif, montre une modification importante de la tolérance à cette forme particulière de violences. Celles-ci représentent un affront grave dans les années 1860, comme l’indique l’importance des procédures en 1861. Progressivement, à partir des années 1870, les injures sont acceptées, du moins tolérées, et ne sont plus considérées comme des atteintes fondamentales à l’honneur.
36La catégorie « rébellions » regroupe une grande variété de délits, dont des outrages à agents40. On observe une croissance remarquable du nombre de prévenus de rébellions. Entre 1851 et 1872, il est multiplié par plus de 6. L’année 1872, marquée par une forte tension relative à la défaite et à la surveillance intensive de la population après la Commune, constitue un sommet pour ce type de délits. Les tensions entre les forces de l’ordre et la population marseillaise sont à leur comble au début de la Troisième République. Le contexte politique joue un rôle déterminant dans l’évolution de cette catégorie d’infraction. En premier lieu, cet accroissement peut résulter d’une modification de l’attitude des agents de la force publique face aux agressions qu’ils subissent de la part de la population41. La moindre incorrection à leur égard les conduit à l’arrestation des fautifs et au dépôt d’une plainte. Comme le reste de la population marseillaise, les fonctionnaires de police se montrent sensibles aux injures (dans leur cas aux outrages), d’autant plus que leur statut les protège juridiquement contre celles-ci42. Cet accroissement concomitant du nombre de prévenus de rébellions et du nombre de prévenus d’injures résulte de l’expression de la même sensibilité et des mêmes normes liées à l’honneur et à la réputation. En second lieu, l’augmentation de certaines catégories de population, aux pratiques et aux attitudes incompatibles voire hostiles aux représentants de l’ordre, entraîne une envolée des rébellions. Nous faisons ici allusion aux populations flottantes de plus en plus nombreuses dans la ville43. Le décalage des normes de comportements peut expliquer certains affrontements avec la police. L’arrestation est souvent incomprise, et, de fait, les individus concernés tentent de s’échapper par tous les moyens. En dernier lieu, le spectaculaire accroissement du nombre de prévenus de rébellions entre 1851 et 1872 relève vraisemblablement d’une tension entre la population et les forces de l’ordre après la Commune.
37Le nombre de prévenus de coups connaît une stagnation davantage qu’un accroissement : 319 à 410 prévenus entre 1851 et 1872. Durant cet intervalle, aucune tendance nette ne se dégage. Toutefois, les prévenus de coups représentent, jusqu’en 1866, la majorité des prévenus d’infractions contre les personnes. L’accroissement du nombre de prévenus d’injures entre 1851 et 1861, puis de celui de prévenus de rébellion entre 1861 et 1872 ne doit pas occulter cette domination. En outre, la recrudescence des coups à partir de l’année 1876, corrélée à la régression des injures à partir de 1866, incite à une lecture prudente de ces deux décennies.
38Sous le Second Empire, hormis les crimes contre les personnes, peu nombreux et stables, les équilibres entre les différentes catégories de délits contre les personnes se trouvent donc modifiés par phases, bien que leur hiérarchie reste sensiblement la même. De 1851 à 1866, les coups dominent, malgré leur régression. Ce n’est qu’en 1872 que leur suprématie est battue en brèche par un apogée des rébellions, essentiellement lié au contexte particulier qui marque l’installation du régime républicain. Dans l’intervalle, les injures ont connu une croissance importante entre 1851 et 1861, puis un recul. Sur le plan des comportements, cette période apparaît comme un temps de forte sensibilité aux violences. Les Marseillais portent facilement plainte, pour des atteintes corporelles ou verbales. Le pic du nombre de prévenus d’injures en 1861 en est la traduction la plus visible. L’accroissement du nombre de plaintes de la part de policiers malmenés peut faire l’objet d’une interprétation similaire. Toutefois, derrière cette impression d’ensemble, se dessine en filigrane une évolution vers un émoussement de ces sensibilités. La régression du nombre de prévenus d’injures laisse à penser que ces violences ne sont plus considérées comme intolérables à partir du milieu des années 1860. Qu’on les observe au niveau local ou au niveau national, les violences commises à Marseille apparaissent donc comme un phénomène de première importance, dès le Second Empire. Toutefois, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, elles n’éveillent pas d’inquiétudes particulières parmi les représentants des institutions chargées du maintien de l’ordre dans la ville. Il nous appartient à présent d’expliquer cette étonnante contradiction entre la réalité d’un phénomène et la manière dont il est ressenti sur le plan local.
Des violences ignorées
Des observateurs peu alarmistes
39Les violences n’apparaissent nullement comme préoccupations principales des autorités policières et préfectorales avant le milieu des années 1870. Les forces de police ne s’inquiètent pas outre mesure de la croissance de la délinquance contre les personnes dans la ville44. En effet, au lendemain du soulèvement républicain de 1851, et de la répression politique qui le suit, les préoccupations des autorités préfectorales et policières sont identiques dans les Bouches-du-Rhône et dans tout le pays. Elles concernent au premier chef l’agitation politique, la surveillance des opposants, ainsi que de leurs lieux de réunion et moyens d’expression, davantage que les violences « ordinaires »45. En matière de délinquance, seuls les délits de colportage, vagabondage et mendicité, attirent l’attention des autorités. Les commissaires de police marseillais sont incités à faire preuve de zèle autant que de vigilance envers ces individus sans travail, mobiles, sur lesquels se focalisent des opinions fondées sur les notions d’ordre et de stabilité46. Lorsque le thème de la violence apparaît dans un rapport de police, il n’attire pas d’attention particulière. Dans la littérature des rapports et des circulaires de l’administration policière, Marseille apparaît longtemps comme une ville où la population n’est ni perturbée ni menacée par une quelconque augmentation des comportements violents. Gérard Noiriel rappelle que les rixes dans certains quartiers populaires de la ville sont mentionnées dans les divers rapports de police, mais que ni la xénophobie ni la menace latente de désordre ne font partie du registre des commentaires qui les accompagnent47.
40Les magistrats, plus proches des préoccupations du ministère de la justice que de celles du ministère de l’intérieur, observent de manière plus inquiète la situation criminelle dans la ville. Au cours des années 1850 et 1860, les représentations de la magistrature aixoise évoluent rapidement. Au début du Second Empire, elles sont proches de celles des autorités policières, fortement préoccupées d’infractions contre les biens, d’attaques à main armée, et de défense de la propriété des habitants du ressort. Par la suite, certainement influencées par une détente de l’atmosphère politique, elles deviennent plus subjectives, et illustrent une prise de conscience de la dangerosité et de la violence qui prévalent à Marseille48. L’accent est précocement porté sur les pratiques violentes des étrangers, mais surtout sur leur tendance à se répandre dans la population locale. Ce thème de la contagion des pratiques violentes devient un leitmotiv du discours des magistrats, qui exhortent le jury à en contrecarrer la progression par une sévérité accrue. L’idée de croissance des comportements violents, pour laquelle aucune indication statistique n’est jamais fournie, est indéfectiblement liée à celle d’une présence étrangère corruptrice et porteuse de comportements brutaux. Marseille, qualifiée au détour d’un rapport de « Babylone moderne […] foyer d’une très grande corruption »49, apparaît comme l’archétype de la ville cosmopolite et, de ce fait, dangereuse. Les comportements violents sont présentés comme relevant intrinsèquement du caractère national de certains individus. Parmi eux, les instincts brutaux des Méditerranéens – des Espagnols, mais surtout des Italiens – sont évoqués. Tel magistrat décrit ainsi la « violence du sang espagnol »50, tel autre « la facilité avec laquelle les Italiens et les Piémontais usent du couteau et se livrent à des attaques contre les personnes »51 ou encore, à propos de ces derniers, leur « nature féroce »52.
41Avant le début de la Troisième République, les violences les plus courantes, c’est-à-dire les violences mineures, sont en grande partie passées sous silence par les autorités en charge du maintien de l’ordre à Marseille. S’il est vrai que les préoccupations du Second Empire incitent les fonctionnaires à une surveillance des activités politiques et des populations marginales davantage qu’à une répression des violences, la raison de cette ignorance réside principalement dans le profil général des activités déviantes dans la ville. Si les violences y sont importantes, et, pour certaines, en plein essor, elles restent cependant minoritaires dans l’ensemble de la délinquance.
Des préoccupations en accord avec le profil des déviances à Marseille
42En effet, le Second Empire constitue un moment de décollage de la délinquance et de la criminalité à Marseille.

Tableau 11 – Nombre d’auteurs pour 100 000 habitants à Marseille et en France (1851-1872).
43Le taux de prévenus et d’accusés y est sensiblement supérieur aux moyennes nationales, ils en représentent plus du double au lendemain de la Commune. Une évolution différente se fait jour selon que l’on s’intéresse aux prévenus ou aux accusés. Par rapport à la moyenne nationale, c’est l’accroissement de la délinquance qui singularise Marseille, davantage qu’une criminalité, certes élevée, mais stagnante. En 1872, Marseille se distingue d’autant plus de la moyenne française que les membres du gouvernement se targuent d’être parvenus à juguler en partie l’envolée de la déviance. Ce phénomène est donc de nature à inquiéter les autorités marseillaises, davantage que celui d’un accroissement des déviances contre les personnes, qui lui est inférieur. Il en résulte une régression de la part des auteurs d’infractions contre les personnes au sein du total des auteurs.
Prévenus pers./total prévenus | Accusés pers./total accusés | Auteurs pers./total auteurs | |
1851 | 34,8 | 12,5 | 33,8 |
1856 | 34,1 | 23,1 | 33,6 |
1861 | 41,3 | 8,1 | 39,9 |
1866 | 33,3 | 14,1 | 32,4 |
1872 | 25,5 | 11,6 | 25,1 |
Tableau 12 – Part des auteurs d’infractions contre les personnes dans le total des auteurs à Marseille (en %, 1851-1872).
44On distingue deux périodes. La première, de 1851 à 1861 voit un accroissement de la proportion des auteurs d’infractions contre les personnes au sein du total. Cet accroissement est le résultat d’un essor du nombre d’auteurs de violences verbales. Toutefois, il est suivi d’une phase de franche régression. Les deux derniers sondages représentent en effet un effondrement de la participation des auteurs d’infractions contre les personnes dans le total. Cette régression se trouve corrélée à une progression des autres types d’infractions pour lesquels prévenus et accusés se trouvent jugés.

Graphique 1 – Nombre de justiciables par type d’infraction (valeurs absolues, 1851-1911).
45Ce sont en effet les auteurs d’infractions contre l’autorité et contre les biens qui sont à la source de la croissance importante du nombre de prévenus à la fin du Second Empire. Malgré leur essor indéniable, les auteurs d’infractions contre les personnes progressent moins vite que les auteurs d’infractions contre les biens ou contre l’autorité.
46L’importance numérique des conflits violents dans la ville est donc loin de représenter une inquiétude majeure parmi les représentants de l’autorité. Cet apparent paradoxe résulte d’une logique interne des formes prises par la délinquance et la criminalité. D’une part, si les infractions à la loi se multiplient, les violences y occupent un rang subalterne. D’autre part, les représentants des forces de l’ordre ne s’alarment pas devant des violences qui, quand bien même elles atteignent un niveau important dans les années 1860, prennent la plupart du temps la forme de conflits verbaux. Les crimes sont rares, et les répercussions des injures en termes de déstabilisation sociale sont faibles. Le sentiment d’insécurité apparaît intimement lié aux formes dominantes des conflits entre les personnes.
47La variation des échelles permet donc de faire surgir des décalages : les violences marseillaises sont « hors normes » par rapport aux chiffres nationaux : elles sont perçues comme telles par les spécialistes de la criminalité à l’époque. Cependant, replacées dans le contexte local, d’après les sources de police, c’est bien leur « normalité » qui les caractérise. À Marseille et dans les Bouches-du-Rhône, en dehors des affaires criminelles – rares – les violences s’insèrent dans un quotidien qui ne surprend pas et n’inquiète pas. Quelle que soit leur importance, cette perception neutre des conflits violents les enracine dans un ensemble de comportements habituels. Parmi eux, les injures et menaces sont le lot quotidien des Marseillais.
Notes de bas de page
1 Compte général de l’administration de la justice criminelle, rapport de 1860, p. VII.
2 Par commodité, nous parlerons de « Second Empire » pour désigner la période couverte par cette première partie qui s’étend de 1851 au milieu des années 1870.
3 Les verdicts rendus par les tribunaux de première instance sont appelés « jugements » et ceux qui émanent des cours d’appels sont dénommés « arrêts ».
4 Voir entre autres Lacassagne A., Calendrier criminel. Répartition mensuelle calculée d’après les crimes commis de 1827 à 1870, et réduite pour cette période à 10 000/an, Cours de médecine légale, Faculté de médecine de Lyon, et « Marche de la criminalité en France de 1825 à 1880 ».
5 Ceci est nécessaire pour le calcul du nombre d’auteurs pour 100 000 habitants.
6 Un verdict de non-culpabilité est nommé « relaxe » lorsqu’il est prononcé par un tribunal correctionnel, et « acquittement » lorsqu’il l’est pas une cour d’assises.
7 1827 est la date de la première publication du Compte général, qui reprend l’activité de la justice depuis 1825. Cette source est bien connue des historiens et sociologues. Farcy J.-C., Guide des archives judiciaires et pénitentiaires…, op. cit. ; Perrot M., « Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXe siècle », op. cit.
8 Les défauts du Compte général ont été soulignés à maintes reprises par les historiens de la délinquance et de la criminalité. Récemment : Aubusson De Cavarlay B., « Affaires traitées par la justice pénale : le cas de violence selon les catégories de la statistique criminelle (France 1831-1932) » ; Follain A. et alii (dir.), La violence et le judiciaire, op. cit., p. 223-240.
9 Dans la mesure du possible nous avons tenté de passer outre ces écueils en compilant les données les plus stables sur le plan national.
10 Code pénal, 1832, article 1er. 11 Annexe 4.
11 Annexe 4.
12 Id.
13 Santucci M.-R., Délinquance et répression au XIXesiècle… op. cit.
14 Berlière J.-M., Le monde des polices en France, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 18
15 Perrot M., Robert P., Compte général de l’administration et de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, Paris, Genève, Slatkine, 1989, introduction, p. 1.
16 Delattre S., Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Albin Michel, 2000, p. 308.
17 Farcy J.-C., « La ville contemporaine est-elle criminogène ? », op. cit.
18 Delatre S., Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Albin michel, 2000, p. 308.
19 Carrot G., « L’étatisation des polices urbaines », Revue de la police nationale, 1984, no 121, p. 40-48.
20 ADBDR 4 M 6, 4 M 7, 4 M 8. L’irrégularité des dates reflète les lacunes des sources.
21 La police municipale voit son personnel divisé en deux corps : celui des agents de police, chargés des missions d’investigation, mais aussi de la surveillance des garnis et des mœurs, dirigés par des inspecteurs et sous-inspecteurs ; et celui des sergents de ville ou gardiens de la paix, divisés en brigades et sous-brigades, casernés et portant l’uniforme. Le service est centralisé dans les commissariats d’arrondissements. AD BDR 4 M 4, Arrêté réglant le service de la police, 6 novembre 1857.
22 AD BDR 4 M 5. En 1857 les sergents de ville prennent leur service à 6 heures du matin et le quittent à 18 heures. 23. AD BDR 4 M 7.
23 Farcy J.-C., « La ville contemporaine est-elle criminogène ? », op. cit.
24 Dans son étude sur la criminalité en France et en Normandie, Gabriel Désert en arrive à la conclusion que la police joue tantôt un rôle dissuasif, tantôt un rôle répressif, l’un n’excluant pas l’autre en milieu urbain. « Aspects de la criminalité en France et en Normandie », op. cit.
25 Santucci M.-R., Délinquance et répression au XIXe siècle…, op. cit.
26 Sauf mention contraire, les sources seront les mêmes dans les tableaux qui suivront. Les chiffres de la population française ceux qui sont fournis par la Statistique générale de la France dans les frontières de l’époque.
27 Gegot C., « La criminalité urbaine dans l’Hérault sous le second Empire : Montpellier Béziers Sète », La ville en pays languedocien et catalan de 1789 à nos jours, Perpignan, Société Languedocienne de géographie, Bulletin, 1982, tome 16, no 3-4, p. 359-379, p. 347.
28 Les historiens du monde rural décrivent également des violences impulsives. PLOUX F. « L’homicide en France… » Mucchielli L., Spierenburg P. (dir.), Histoire de l’homicide… op. cit. p. 88.
29 Farcy J.-C., L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, PUF, 2001.
30 Chassaigne P., Le Meurtre à Londres à l’époque victorienne. Structures sociales et comportements criminels (1857-1900), thèse, histoire, Université Paris IV-Sorbonne, 1991 ; Paola Monzini, Gruppi criminali a Napoli e Marsiglia. La delinquenza organizzata nella sotria di due città (1820-1990), Rome, Donizelli, 1999.
31 Roncayolo M., « La population urbaine », in La ville de l’âge industriel…, op. cit., p. 40.
32 Bien que ces pratiques suivent des tendances similaires sur le plan national, on observe des différences notables en fonction des ressorts considérés. Compte général, Rapports 1860, 1872, 1880, 1890.
33 En 1856, 97 % des habitants de la Seine vivaient en ville, ce pourcentage était de 76 % dans les Bouches-du-Rhône, de 58 % dans le Rhône, et de 35 % en Gironde. Agulhon M. et alii (dir.), La ville de l’âge industriel…, op. cit., p. 27.
34 En 1861 la population marseillaise ne représente que 51 % de la population départementale, et 56 % en 1872. Masson P. (dir.), Encyclopédie des Bouches-du-Rhône…, op. cit., tome XIII : Population, Chapitre 1 : « La population et ses variations ».
35 Chassaigne P., Le meurtre à Londres…, op. cit.
36 Id., p. 20.
37 Id., p. 30.
38 R. Muchembled rappelle que le recul de la violence en Europe occidentale touche d’abord les régions septentrionales. Une histoire de la violence…, op. cit., p. 67-68.
39 L’injure simple n’est passible que du tribunal de police. Pour qu’elle devienne un délit, il est nécessaire, jusqu’à la loi du 29 juillet 1881, qu’elle renferme l’imputation d’un vice déterminé de la personne à qui elle s’adresse, ou qu’elle soit prononcée en public. La diffamation, quant à elle, ne concerne pas un vice mais un fait précis (article 20 de la loi du 17 mai 1819 ; articles 367 à 378 et 471 du Code pénal). Santucci M.-R., Délinquance et répression…, op. cit., p. 183 sqq.
40 Annexe 4.
41 Nous renvoyons ici aux travaux sur le rôle et les représentations de la gendarmerie et de la police au XIXe siècle : Houte A.-D., Le Métier de gendarme national au XIXe siècle : la construction d’une identité professionnelle, thèse, histoire, Université Paris IV, 2006 ; Lignereux A., La France rébellionnaire…, op. cit. Rennes, PUR, 2008 ; Deluermoz Q., Les policiers en tenue dans l’espace parisien (1854-1913) : la construction d’un ordre public, thèse, histoire, Université Paris I, 2006
42 Articles 221 à 224 du Code pénal.
43 Cf. introduction.
44 AD BDR 4 M 5, le préfet des Bouches-du-Rhône à messieurs les commissaires de police du département, 23 février 1853.
45 Agulhon M., 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), Seuil, 1973.
46 AD BDR 4 M 5, le sénateur de Maupas au préfet des Bouches-du-Rhône, 3 décembre 1860 ; Gueslin A., Gens pauvres, pauvres gens…, op. cit.
47 Noiriel G., Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècles, Seuil, 1988, p. 76 sqq.
48 Regnard-Drouot C., « Regards de magistrats. Témoins, accusés, jurés, aux assises des Bouches-du-Rhône (années 1850-1860) », Annales du Midi, tome 120, no 263, juillet-septembre 2008, p. 399-413.
49 AN BB 20 228 1 : 1861 rapport du président Mouret Saint Donat, session ordinaire, 1er trimestre, introduction.
50 AN BB 20 185 1 : 1856 rapport du président Rolland, session extraordinaire, 1er trimestre, affaire Martinez.
51 Id., rapport de l’affaire Margaria.
52 Id., rapport de l’affaire Ghigliardo.
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