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Marseille la violente

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Céline Regnard-Drouot

Préface

Jean-Claude Farcy

Full text

1On ne saurait nier l’actualité des faits de violence. Depuis les années 1970, avec l’entrée dans une longue phase de dépression économique et le développement d’un chômage de masse, nos sociétés occidentales semblent de plus en plus marquées par une violence qui gangrène les rapports entre individus en même temps qu’elle témoigne des ruptures du lien social. Pour qui garde en mémoire les effets libérateurs du mouvement social de 1968, le contraste est grand : la multiplication, périodique, des « émeutes urbaines », les débats sur la montée de la violence dans la délinquance des mineurs ou la progression des homicides en général comme le développement des politiques sécuritaires et le durcissement des politiques pénales s’accompagnent de la croissance spectaculaire d’une société de surveillance au prétexte d’assurer la sécurité de chacun.

2C’est dans ce contexte que les historiens ont abordé, depuis les dernières décennies du XXe siècle, l’analyse de la criminalité, en privilégiant les études sur la violence, en particulier la violence la plus grave, portant atteinte à la vie humaine, soit tous les homicides jugés en cours d’assises, de l’infanticide au parricide en passant par les crimes passionnels. Influencés par la théorie de Norbert Elias sur une progressive civilisation des mœurs accompagnant l’urbanisation (la ville symbole des Lumières…), ils ont particulièrement prêté attention aux régions rurales, supposées être conservatrices des formes de violence les plus archaïques et cela d’autant plus que l’approche anthropologique – sur le sens et les finalités du recours à la violence – était privilégiée. Alors que les tensions entre jeunes des cités déshéritées et forces de police plaçaient au premier rang de l’actualité contemporaine les « violences urbaines », l’histoire de la criminalité et de la délinquance urbaine est à peine explorée.

3C’est le premier mérite de l’ouvrage de Céline Regnard-Drouot. Novateur, il l’est d’abord par le cadre retenu, une grande ville portuaire, Marseille, dont la « légende noire » doit beaucoup à sa réputation de capitale du crime, notamment dans l’Entre-deux-guerres. Il l’est surtout par le thème étudié, celui des violences quotidiennes. Pour la première fois la question des comportements relevant de la violence dans une grande cité urbaine est abordée pour une période – du milieu du XIXe siècle à l’avant-guerre – marquée, dans l’exemple marseillais retenu, par une forte croissance démographique en lien étroit avec un essor industriel fondé essentiellement sur l’utilisation d’une main-d’œuvre abondante et peu qualifiée, renouvelée par d’importantes vagues migratoires de ruraux venus de l’arrière-pays et de l’Italie voisine.

4Ce premier essai d’histoire des violences citadines est une véritable réussite. Reposant sur une démarche rigoureuse et novatrice, l’analyse souligne avec force la montée des phénomènes de violence dans la diversité de leurs modalités et de leurs acteurs et, surtout, propose un modèle interprétatif, excellemment résumé par le diptyque Nécessité et Honneur, un modèle à la fois cohérent et nuancé qui, tout en remettant en question des théories anciennes souvent reprises par les historiens (par exemple celle du déracinement pour rendre compte de la criminalité des migrants), est sans nul doute un apport majeur à l’histoire du crime, et, à ce titre, suscitera débats.

  • 1 Lapalus S., La mort du vieux. Une histoire du parricide au XIXe siècle, Paris, Tallandier, 2004.
  • 2 Lignereux A., La France rébellionnaire. Les résistances contre la gendarmerie, 1800-1859, Rennes, (...)

5Comme dans les grandes thèses en la matière – parmi les plus récentes, citons celles de Sylvie Lapalus1 et d’Aurélien Lignereux2 – l’approche se veut résolument celle d’une histoire sociale de la violence qui se refuse à séparer le comportement incriminé de son contexte social et répressif. Plus que la violence en tant que telle, c’est le recours à cette modalité de règlement des conflits surgissant entre habitants de la grande ville qui est analysée. Perçue avant tout comme un rapport social, la violence peut ainsi être étudiée dans la diversité de ses usages et de ses finalités. Pour ce faire, Céline Regnard-Drouot a mis en base de données un corpus d’un peu plus de 5 300 arrêts et jugements constitués à partir d’une série de sondages effectués dans les archives des tribunaux aux mêmes dates que celles des recensements de population. Cette démarche pertinente permet de situer les infractions violentes – violences verbales et physiques, de l’injure à l’assassinat – par rapport à l’ensemble de la criminalité et de mesurer également leur place relative dans l’ensemble de la population compte tenu de sa composition par âge, sexe, origine ou profession. À ces analyses sérielles sont étroitement associées de nombreuses études de cas puisés dans les dossiers de procédure qui donnent « chair et paroles » aux constructions statistiques. La mise en œuvre de ces deux approches complémentaires, outre qu’elle apporte toute la garantie scientifique aux conclusions avancées, offre le grand intérêt d’utiliser finement les notions de situation et d’occasion susceptibles d’expliquer le « passage à l’acte » en mettant en lumière, au-delà des facteurs purement individuels, les éléments de la vie urbaine (dans la topographie de la cité, l’habitat comme dans les rapports sociaux et les conditions de vie) « porteurs » de violence. La maîtrise avec laquelle cette démarche originale est appliquée compte pour beaucoup dans la richesse des résultats obtenus quant à la mesure des faits de violence et à l’interprétation qui en est proposée.

  • 3 Montel L., Marseille capitale du crime. Histoire croisée de l’imaginaire de Marseille et de la cri (...)

6À l’encontre de la thèse générale d’un adoucissement des mœurs dans les sociétés en voie d’urbanisation, le cas de Marseille montre une évolution à la hausse des comportements violents dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors même que la ville connaît une forte croissance de sa population et de ses activités économiques. Dès les années 1850 la ville est au premier rang en la matière, ses taux de violences – délictuelles comme criminelles – étant souvent supérieurs à celui des autres grandes villes françaises. Certes, pendant le Second Empire, les violences verbales, venant au tribunal par la volonté des victimes se constituant partie civile, sont nombreuses et peuvent affaiblir le constat, d’autant que cette forme de violence « mineure » est très typée, les femmes et adultes âgés, relativement bien intégrés socialement, y étant surreprésentés parmi les auteurs de ces délits. Toutefois des « éclats de brutalité » se manifestent significativement dans les quartiers populaires de la ville, au sein des familles, comme dans la rue qu’il s’agisse de rixes entre marins ou d’ouvriers vidant leurs querelles à la sortie des cabarets. Cette violence des catégories populaires s’accroît nettement dans les deux premières décennies de la Troisième République et commence à inquiéter les autorités. Les affaires de coups et blessures volontaires viennent de plus en plus nombreuses en correctionnelle et, même, les violences criminelles de type « réactionnel » (violence impulsive débouchant sur le meurtre) deviennent plus fréquentes en assises. Si les ouvriers sont toujours, à proportion, davantage représentés parmi les auteurs de ces faits de violence, il s’agit surtout des membres les moins qualifiés et les plus précaires de couches populaires qui sont concernés. La forte présence des ouvriers Italiens dans cette violence meurtrière impulsive est en corrélation avec les flux élevés de cette immigration dans les dernières décennies du XIXe siècle (on estime qu’un Marseillais sur cinq est alors né en Italie) et les caractéristiques culturelles d’une population habituée, pour les hommes, à manier le couteau pour vider ses querelles (c’est « l’ère de la lame »). Loin de diminuer avec l’intégration de cette première génération de migrants au début du XXe siècle, les faits de violence augmentent à la Belle Époque, avec, comme dans les autres grandes villes, la montée des violences juvéniles (les nervis de la cité phocéenne sont le pendant des Apaches de la capitale) et l’apparition d’une violence « crapuleuse », utilisée par des bandes criminelles pour intimider les victimes et témoins de leurs forfaits, marquer et défendre leur territoire comme pour des règlements de comptes internes. Dans ce milieu du crime organisé naissant – étudié plus à fond dans une autre grande thèse, à paraître, sur le crime à Marseille3 –, l’usage de la violence déborde donc celui du règlement de conflits interpersonnels qui reste le cas de figure majoritaire dans les classes populaires, même si la partie la plus marginalisée peut-être tentée par la violence comme moyen d’obtenir des revenus illicites. Il reste qu’à considérer l’ensemble des violences jugées, Marseille, par son taux record de crimes violents – la diffusion des armes à feu, évitant le corps à corps impliqué par l’usage du couteau, en est en partie à l’origine – fait figure de « terre du crime » dans la France de la Belle Époque, ce qui pousse les autorités à remodeler l’appareil policier en l’étatisant en 1908, satisfaisant ainsi une vieille revendication des édiles locaux. Constatant que dans cette violence criminelle les femmes et les natifs de Marseillais sont plus représentés qu’auparavant, Céline Regnard-Drouot conclut à un élargissement social de son usage, « le creuset marseillais » ayant intégré, pour les classes populaires (au-delà même du salariat précaire), la violence comme norme sociale. Résumer ainsi les grandes lignes de sa démonstration est évidemment trahir la richesse et la finesse de ses conclusions qu’il convient d’apprécier à la lecture des analyses très fines développées dans les nombreuses études d’affaires particulières.

  • 4 Garnot B., « La violence dans la France moderne : une violence apprivoisée », in Musin A., Roussea (...)

7Son apport le plus important est sans nul doute celui qui porte sur l’interprétation du long crescendo de la violence constatée à Marseille au cours du second XIXe siècle. Que la thèse de Norbert Elias soit invalidée pour Marseille ne surprend plus tant les exceptions régionales ou les inversions de tendance vers une réduction des comportements violents sont nombreuses. Reste à interpréter cette augmentation de la violence dans le cas d’une ville en plein développement. Comme sa croissance repose en grande partie sur l’immigration, la tentation est forte de reprendre la théorie du déracinement exposée par les criminologues de la fin du XIXe siècle. Céline Regnard-Drouot montre bien que la perte des repères et la situation d’anomie des migrants ne sauraient être invoquées avec pertinence, car, au contraire, c’est le maintien des normes et valeurs d’origine qui rend compte bien davantage des faits de violence imputés notamment à l’immigration italienne. Venus de régions rurales où la régulation des conflits se fait par la violence, les Italiens arrivés nombreux à Marseille conservent les mêmes pratiques que dans leurs villages d’origine. La même violence impulsive, incontrôlée et souvent meurtrière, traduit et renforce les identités régionales et individuelles en même temps qu’elle régule la vie des communautés, particulièrement au niveau des unions. Si cette violence exprime parfois les heurts avec la population marseillaise, avec laquelle elle entre en concurrence au niveau de l’emploi et des salaires, les rixes entre Italiens sont très nombreuses, d’autant plus que cette immigration est très diversifiée au plan régional, les natifs du Mezzogiorno étant par exemple souvent méprisés par les Piémontais plus tôt venus et mieux intégrés dans la ville d’accueil. La violence des migrants, dans le cas des Italiens, est donc révélatrice d’un décalage de normes et valeurs sociales. Si les notions d’honneur, de défi et de vengeance ont tant d’importance c’est probablement qu’elles expriment moins un trait de nationalité qu’un niveau de développement différent, une civilisation rurale dont les modalités de règlement des conflits échappent à l’emprise de l’État national, d’ailleurs de création récente en Italie. On retrouve ici les conclusions de Benoît Garnot sur la France de l’époque moderne, en très grande majorité rurale, où la violence est alors « apprivoisée », couramment admise comme norme culturelle4.

8Céline Regnard-Drouot va cependant plus loin que ce constat dans le modèle interprétatif qu’elle développe. Elle relie en effet étroitement honneur et nécessité, en remarquant que pour les couches populaires les plus pauvres, le sentiment de l’honneur est aussi très partagé : c’est un marqueur d’identité très fort pour ceux qui n’ont rien, pour tous les laissés pour compte de la croissance sans reconnaissance sociale. Leur seule richesse, c’est l’honneur, d’autant plus âprement défendu lorsqu’il paraît remis en cause. Or, au-delà même des crises qui aggravent le sort du monde ouvrier, la croissance économique de la ville repose surtout sur une main-d’œuvre peu qualifiée donc à faible rémunération, le patronat jouant de plus sur la concurrence entre demandeurs d’emploi d’origines diverses. Le constat que les salaires réels stagnent ou diminuent au cours de la période étudiée conduit donc à retenir la pertinence de ce schéma d’analyse pour le salariat précaire, vivant toujours « sur le fil du rasoir », à la limite de la marginalisation, dans laquelle les plus jeunes commencent à tomber à la Belle Époque. En outre, la position de nécessité (pauvreté et précarité) est génératrice de violence. En faisant appel aux notions de situation et d’occasion, Céline Regnard-Drouot développe en ce sens toute une série de conséquences pouvant conduire à des faits de violence de la part des intéressés. La dégradation du niveau de vie suscite des tensions au sein des familles qui peuvent déboucher sur une violence dont sont victimes femmes (lesquelles commencent, à la Belle Époque à rendre les coups) et enfants, souffre-douleur d’un mari et père dont l’identité est mise à mal par une situation précaire. Celle-ci induit, au-delà du cercle familial, dettes entre voisins et amis ou auprès du propriétaire qui ont les mêmes conséquences : traduisant un état de nécessité, elles sont l’occasion de conflits lors des retards de règlement et les coups échangés entre protagonistes sont aussi un moyen de ne pas perdre la face. Le lien étroit entre faits de violence et quartiers populaires est aussi révélateur de cadres de vie facilitant le déclenchement des heurts si l’on veut bien se rappeler qu’ils ont d’autant plus de facilité à naître que les individus sont en étroite relation de proximité : l’analyse faite des immeubles et de la promiscuité du logement populaire, des paliers et autres cadres de rencontre obligés, de l’étroitesse des rues dans le centre historique au nord du Vieux Port est ici pertinente et elle vaut également sur le lieu de travail marqué, outre la forte concurrence au moment de l’embauche qui exacerbe les tensions, par l’effort physique, les corps étant mis à rude épreuve dans une industrie fondée sur l’emploi d’une main-d’œuvre non qualifiée.

9Dans des couches populaires dont les conditions de vie se dégradent du milieu du XIXe siècle à la « Belle Époque », ce modèle d’interprétation de la violence, associant étroitement nécessité et honneur, est d’autant plus pertinent que les migrants, d’origine rurale, sont des plus tolérants à l’égard des atteintes aux personnes incriminées par le Code pénal. On le voit, l’intérêt du travail de Céline Regnard-Drouot dépasse celui d’une simple monographie – la première – sur l’histoire des comportements violents dans une grande ville. Séduisant par sa construction rigoureuse et son écriture limpide, son livre a la force d’une grande thèse. Le modèle explicatif proposé invite au débat sur les « situations criminogènes », approche trop peu empruntée par les historiens, et incite à une contre-expertise : qu’en est-il dans les périodes d’amélioration du niveau de vie et dans les villes où l’industrie emploie une main-d’œuvre qualifiée ? L’ouvrage devrait également être médité par tous ceux qui ont une responsabilité dans les « politiques urbaines » dont les limites ressortiront aisément de ce regard éclairant porté sur le passé de Marseille : les parentés sont nombreuses avec les « violences urbaines » de la période très contemporaine et la permanence d’une situation de crise et de chômage massif dans les quartiers déshérités des banlieues populaires valide le modèle développé par l’auteure. Ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre important qui renouvelle, brillamment, l’histoire de la violence et du crime.

Notes

1 Lapalus S., La mort du vieux. Une histoire du parricide au XIXe siècle, Paris, Tallandier, 2004.

2 Lignereux A., La France rébellionnaire. Les résistances contre la gendarmerie, 1800-1859, Rennes, PUR, 2008.

3 Montel L., Marseille capitale du crime. Histoire croisée de l’imaginaire de Marseille et de la criminalité organisée, 1820-1940, Thèse, histoire, Université Paris X-Nanterre, 2008.

4 Garnot B., « La violence dans la France moderne : une violence apprivoisée », in Musin A., Rousseaux X. et Vesentini F. (dir.), Violence, conciliation et répression. Recherches sur l’histoire du crime, de l’Antiquité au XXIe siècle, Louvain, UCL Presses Universitaires de Louvain, 2008, p. 289-297.

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