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2. La voix de son maire ? Le rôle de la presse locale dans la construction de « la demande »
p. 55-73
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Index géographique : France
Texte intégral
1Comme il est suggéré dans l’intitulé, l’on gagne à se demander si les localiers font ou non partie des acteurs pertinents à intégrer dans la grille d’analyse de la vie politique locale. Il s’agit non seulement des caractéristiques du « métier » (au sens de savoir-faire) d’élu local, processus de décision politico-administratif, déroulement des campagnes pré-électorales, politiques publiques locales, communication publique ou politique, etc., mais plus particulièrement de la production d’une « demande sociale ». Or, cette prise en compte de la presse locale (écrite, audiovisuelle ou web) n’est pas très fréquente (Zelizer, 2004). Pourtant, la publication d’articles n’est pas extérieure aux configurations localisées ; elle en fait pleinement partie à divers titres : interactions quotidiennes localiers-édiles, affectation des processus de décision, travail de mobilisation des électeurs, publications d’informations gênantes ou favorables lors d’une campagne, etc1.
2Les journaux locaux permettent-ils aux édiles de connaître les attentes des habitants ? Les journaux paient-ils des sondages d’opinion publique ? Peut-il exister un « espace public local » incluant localiers, édiles et habitants à propos de tel ou tel projet ? La presse locale se contente-t-elle partout et toujours de relayer sans commentaires désobligeants les actes d’autopromotion des élus (effets d’annonce, copié-collé des dossiers de presse, etc.) ? Les questions ne manquent pas. En résumé, quelles pratiques des élus et de leurs auxiliaires sont éventuellement contraignantes pour les localiers, et réciproquement, comment les localiers sont-ils susceptibles d’influer sur les anticipations des compétiteurs ? L’idée sous-jacente au présent texte est que tout dépend de l’état du rapport de forces entre localiers et édiles. Sachant que celui-ci ne penche pas toujours en faveur des édiles soucieux de légitimer leur action aux yeux des électeurs potentiels que sont les « habitants ». La forme du concours éventuel des localiers à la construction symbolique d’une « demande » des habitants va dépendre très directement de cet aspect que les chercheurs doivent dénicher sous peine de se fourvoyer dans l’interprétation des représentations et des discours (y compris « médiatiques » car les private jokes échapperont à l’herméneute). Les interactions entre élus et localiers vont ainsi contribuer à l’émergence de certaines « demandes ». C’est donc bien dans les pratiques quotidiennes des journalistes et dans leurs logiques professionnelles (rapport aux sources, entretien du lectorat, contraintes commerciales) qu’il faut chercher les modalités de production de « la demande ».
Dépasser les analyses de la presse comme extérieure ou fonctionnelle
3Les évocations du rôle de la presse dans la vie politique locale s’avèrent la plupart du temps elliptiques et normatives, quand elles ne sont pas absentes. Il n’est pas fréquent dans la littérature savante (droit, science politique, sociologie) ou semi-savante (revues professionnelles, rapports officiels, formation des élus, etc.) que la presse soit considérée comme un acteur pertinent pour l’analyse du « pouvoir local » et de l’activité des élus locaux (Murphy, 1976 ; Mabileau et Tudesq, 1980 ; Briquet et Sawicki, 1989 ; Biarez, 1989 ; Faure, 1992 ; Mabileau, 1993 ; Fontaine et Le Bart, 1994 ; Le Bart, 2003). Mais qu’en est-il des échanges épistolaires, téléphoniques ou en co-présence entre ces deux catégories d’acteurs dans les travaux de science politique ? La parution de tel ou tel article n’influe-t-elle pas sur le processus de décision ? (Ducoing, 1989) Les élus ne jouent-ils pas sur la rivalité professionnelle entre les localiers pour obtenir une couverture favorable ou bienveillante ? (Frisque, 2002 ; Urteaga, 2004).
4Nombreux sont les exemples d’interventions réciproques. Les localiers ne tentent-ils pas d’enfoncer un coin entre les factions d’une même coalition pour tenter de la déstabiliser ? Un conflit ou un contentieux explique parfois une série d’articles ou de reportages persifleurs. Il arrive que les localiers sortent des « affaires » embarrassantes, ou bien qu’ils préfèrent embrayer sur des procédures judiciaires, ou attendre (en le sollicitant) le relais des médias parisiens. Les élus sont-ils attentifs ou indifférents aux articles sur leur commune et sur eux-mêmes ? Quelle place dans leur emploi du temps la veille de presse occupe-t-elle ? Il arrive que les élus fassent des déclarations ou décident une opération suite à la publication d’articles ou la diffusion de reportages. Les élus sont-ils imperméables ou au contraire hypersensibles à tout commentaire critique ? etc. Bref, on est ici au cœur du métier politique local.
5Pour mieux comprendre le rôle de la presse dans la construction de la demande, il faudrait porter un regard spécifique, sans se satisfaire d’une approche faciale, en mobilisant les techniques ethnographiques. Feuilleter les pages locales d’un quotidien régional donnera souvent le sentiment, par exemple, d’une chronique plan-plan, consensuelle, gentillette. Aussi se gaussera-t-on de ces localiers nécessairement au garde-à-vous, soumis à la « voix de son maire »… Mais quand on se penche sur les interactions concrètes, on se rend compte que cela ne suffit pas pour savoir ce qui se passe vraiment : le risque d’erreur est en effet très élevé si l’on exclut le « jeu » (au sens de paradigme, de trame) qui s’instaure entre édiles et localiers ; il faut aussi aller écouter ceux-ci (Tibi, 1975 ; Besson, 1977 ; Frappat, 1979 ; Grassin, 1980 ; Tillinac, 1984).
6Les deux principales façons d’aborder cette question reviennent en fait à la nier. Soit la presse sert de « boîte noire » (sic) à explorer pour connaître la réalité locale (journaux comme sources documentaires supposées fiables et reflétant l’opinion publique), soit elle joue le rôle de relais neutre et soumis entre les édiles et leurs concitoyens pour faire remonter ou descendre les informations (à commencer par celles qui concernent les coupures d’eau ou de gaz, les travaux de voirie, les horaires de permanence, etc.) et les attentes de ces derniers. On entrevoit de suite l’impasse : la presse locale est considérée comme extérieure à la réalité ou bien au cœur de la démocratie représentative, sans perturber son déroulement (ce qui est proche de la vision des médias en tant que sous-système social). En cas de manifestations de rue ou de communiqués de presse s’opposant à un projet municipal, les localiers ne seraient pas impliqués dans la configuration localisée en en parlant, ou alors ils se priveront de tout article qui expose une opposition aux initiatives des élus du peuple, seul le conseil municipal devant assumer cette fonction. On se rend compte immédiatement qu’il faut changer de grille, les cas de figure concrets étant bien plus nombreux et ne devant pas être écartés pour des raisons idéologiques ou normatives. Les journaux locaux et leurs journalistes, loin de simplement rapporter avec neutralité et de manière exhaustive les revendications des habitants et les activités des élus (conférences de presse, inaugurations, etc.), opèrent en réalité un travail de sélection, de mise en cohérence de propos, de mécontentements, de revendications, etc. Cette mise en scène, selon les formes de son objectivation et l’état des rapports de force dans lesquels elle s’inscrit, est susceptible d’imposer aux élus une « demande » confuse à l’égard de laquelle ils se sentiront sommés d’intervenir.
Faire parler les habitants : un « rôle démocratique » pour les localiers ?
7Les journaux locaux se voient attribuer un « rôle démocratique » connoté positivement et l’on parle de « démocratie locale » comme si cela allait de soi. Sans s’attarder sur la diversité des usages socio-sémantiques. Il y a néanmoins une conception dominante en phase avec la démocratie représentative dans laquelle les citoyens ne décident pas directement des affaires de la cité. Dès lors, les journaux sont supposés, et du coup doivent, faciliter le déroulement du processus de délégation de pouvoir par le vote : en présentant les candidats, en montrant l’activité des élus, en publiant des comptes rendus de conseils, en incitant les inscrits à se déplacer les jours de scrutin, etc. Les journaux locaux sont censés, non pas mettre de l’huile sur le feu, mais dans les rouages de la représentation politique (Bourdieu, 1981). Dans cette optique, les journalistes ne seraient que des vecteurs de la « communication » des élus ; Philippe Langenieux-Villard, ex-spin doctor de l’ancien maire de Grenoble Alain Carignon, place par exemple la presse locale dans le paragraphe « le rôle des relais d’information » (1985). Mais, qu’on s’en désole ou qu’on s’en satisfasse, les choses ne se passent pas toujours ainsi.
8Dans les faits, les contraintes commerciales et les rivalités professionnelles dévoient largement cette vision idyllique. Sans compter que parfois, à côté des journaux conventionnels (mainstream), il existe une presse alternative de contre-information qui égratigne les notables (Ferron, 2004) : Le Ravi (Marseille) couvre incognito les séances de conseil municipal pour en décrire les coulisses par exemple. En outre, tout le monde n’est pas d’accord sur le rôle « démocratique » que la presse doit jouer. Les quotidiens régionaux et leurs journalistes se présentent parfois et sont considérés comme des relais de parole publique pour ceux qui en seraient dépourvus. Ils seraient ainsi les canaux permettant de rendre audibles les aspirations ou mécontentements de leurs lecteurs. Mais le rôle de service public permet-il aux citoyens de disposer de toutes les informations pour être en mesure d’arbitrer « en toute connaissance de cause » ? Quand la réalité ne semble pas convenir à l’observateur, celui-ci est tenté de formuler des jugements de valeur, soit explicites (vrai-faux, bien-mal, prescriptions, etc.), soit en employant des termes connotés tels que connivence, complicité ou manipulation. Rappelons à cet égard les cinq idéel-types de rôle démocratique mis au jour grâce à la méthode wébérienne (Weber, 1992), résumés par des mots-clés : forum-agora (participation, journalistes absents), organe de parti (compétition, journalistes engagés), service public (représentation, journalistes respectueux), libre expression (réglementation, journalistes indépendants) et contre-pouvoir (séparation, journalistes conflictuels) (Murphy, 1976 ; Le Bohec, 1997). Cette grille permet d’aborder la question de l’implication des localiers dans les configurations localisées que l’on aurait tort de postuler « politiques2 ».
9Les journaux locaux ne sont pas toujours extérieurs aux processus de décision, aux campagnes électorales, et par conséquent à la fabrication d’une « demande sociale », de sa représentation comme légitime, audible, et devant être prise en charge par les « pouvoirs publics ». On affronte ici un mythe professionnel des journalistes, celui de leur extériorité presque statutaire par rapport aux événements ; ils seraient des observateurs et non des acteurs (Le Bohec, 2000). Cet argument leur sert à se dédouaner de toute accusation : on se souvient des vives controverses sur le suicide de Pierre Bérégovoy le 1 er mai 1993 ou sur l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle le 21 avril 2002 (Le Bohec, 2004). Mais il ne tient pas : les journalistes ne sont pas de purs esprits ; il leur arrive même d’être pris en otages. Leurs produits concourent à la construction socio-symbolique de la réalité. Les flux financiers engendrés par leurs entreprises font partie de l’économie locale. En résumé, la représentation de l’activité journalistique comme n’exerçant aucune influence sur les controverses publiques ou sur la hiérarchisation des priorités des élus relève du mythe. Contre cette vision enchantée, il est nécessaire d’intégrer les localiers à la grille d’analyse des configurations localisées.
Sur quelle base appuyer une sociologie de « la demande » ?
10S’agissant de se pencher sur la figure de l’habitant dans l’action publique, on se situe d’emblée dans le cadre sous-disciplinaire dit des politiques publiques, qui a fait florès ces quinze dernières années. Or, plusieurs postulats méritent d’être revisités, pour ne pas dire révisés, à son sujet. En usant à profusion du mot « gouvernance », les politistes sacrifient sans excès de prudence à une double logique de rationalisation technocratique et de légitimation savante. En filigrane, il y a l’illusion de choix politiques fondés sur une expertise neutre, relevant exclusivement de considérants techniques, sans enjeu idéologique, un peu à la manière de l’étiquette localiste de la plupart des listes pour les élections municipales et de celle des élus « divers ». Les chercheurs doivent-ils avaliser cette fiction de décisions politiques indemnes de toute idéologie, de tout rapport de forces et de tout calcul intéressé ? Dit autrement, l’analyse des politiques publiques fait figure d’excroissance ou d’annexe du travail de construction socio-symbolique effectué par les juristes, les communicants et les journalistes territoriaux (Langenieux-Villard, 1985 ; Legavre, 1994). Cette rhétorique scientifique masque les préoccupations concrètes des élus ; par exemple : comment circonvenir les habitants pour qu’ils votent pour nous, par exemple en leur faisant miroiter que l’on tiendra désormais compte de leurs avis ? Les conseils de quartier et les bulletins municipaux constituent un procédé sophistiqué (et coûteux) de « communication politique locale », dont l’efficience est sujette à caution (assistance auto-sélectionnée, thèmes contingentés, rôle consultatif, questions claque, trajet direct de la boîte à la poubelle d’un support assimilé à un prospectus, etc.).
11Se repose alors la question de la démocratie locale et par là, de la participation des localiers à la construction socio-symbolique de demandes sociales présentée comme homogènes. On sait combien cette notion canonique est magnifiée et mobilisée pour légitimer à peu près n’importe quelle action qui donne l’impression d’un « contact » entre édiles et habitants. Cette « proximité » virtuelle enchante le travail des élus et des journalistes, qui sont présumés se contenter d’enregistrer et de promouvoir systématiquement et de manière désintéressée les actes et paroles des habitants, quels qu’ils soient, et quels que soient leur contenu ou leur mise en scène. Mais on ne peut négliger, d’une part les structures sociales dans lesquelles s’inscrivent ces « contacts » et qui par conséquent les orientent (inégalités sociales dans l’espace, propriété des terres, ampleur et nature de l’activité des entreprises privées, réseaux associatifs, montant de la taxe professionnelle, proportions de jeunes, de pauvres et de logements sociaux, etc.), d’autre part les relations de face-à-face, qui, de la même manière, constituent la matière première d’un éventuel travail de transformation et d’homogénéisation conduisant à la production d’une « demande sociale » (doléances individuelles, conflits de voisinage, rumeurs, prosélytisme militant, tractage-diffage sur la voie publique, micro-événements conviviaux et festifs, conversations de bistrot, entre parents d’élèves, voisins, collègues de travail, etc.). L’interconnaissance et le clientélisme ne sont pas l’apanage atavique des régions méditerranéennes. La presse locale sera surtout focalisée sur les enjeux et les biens collectifs. Par exemple, en matière de logement social, les localiers peuvent aisément évoquer le manque de logements, le prix excessif des loyers, les actions d’achat de terrain et de construction, les promesses des candidats, les happenings d’associations, l’inauguration ou la destruction d’un bâtiment. Mais ils pourront difficilement aborder dans leurs journaux écrits, audiovisuels ou web les arbitrages dossier après dossier des commissions d’attribution (avec tous les fantasmes engendrés par cette opacité). Ainsi, les logiques professionnelles, routinières, conduisent les journalistes à sélectionner des « sujets » et des modes d’écriture, qui aboutissent à une mise en cohérence et à une montée en généralité d’aspirations singulières promues au rang de « demandes » collectives.
La construction de « la demande » : produit d’un « référentiel » ?
12Certains chercheurs, cédant à un biais intellectualiste inconscient dû à leur habitus, effectuent des études centrées sur les représentations (collectives ou individuelles, sociales ou mentales, médiatiques ou institutionnelles), ou « référentiels ». Ce faisant, ils s’intéressent essentiellement aux symboles, aux discours et aux rationalisations a posteriori. Cette dimension symbolique est érigée en principe générateur des pratiques, qu’il n’est dès lors plus nécessaire d’étudier en détail… Il leur paraît suffisant de s’intéresser aux discours et aux représentations. Dans leur perspective, la construction du réel devient la réalité. Le monde social est alors artificiellement réduit à un récit, celui-ci étant même redoublé par le métadiscours de savants insuffisamment réflexifs.
13Il n’est alors pas rare que l’on présume une influence persuasive : tout message convaincrait son destinataire, qui plus est dans un sens conforme à l’intention initiale de son auteur unique (Derville, 1997 ; Le Grignou, 2003). Dans cette perspective, la « demande » serait le simple écho de besoins objectifs enregistrés par les édiles comme par les journalistes, sans sélection, sans distorsion, sans intervention de leurs logiques professionnelles respectives. Mais les investigations directes auprès des publics qu’exigerait en pratique cette approche sont difficiles à mener, et surtout détruiraient la suprématie autoproclamée du décrypteur (Gaxie et Lehingue, 1984). Lecteurs et habitants se verraient ainsi imposer une vision de la réalité, des « problèmes », voire un vocabulaire pour nommer leur vie quotidienne et pour donner forme à leur éventuelle « demande ».
14Mais quand on se penche sur les seules photographies de maires parues dans les pages communales (et isolées de leur contexte), que peut-on comprendre des pratiques professionnelles et des interactions entre élus et journalistes ? Que sait-on de l’impression donnée aux habitants si l’on ne s’interroge pas sur la fréquence de ces photos, qui peut agacer, et donc entraîner la réaction inverse (rejet par saturation, discrédit d’une presse « voix de son maire ») ? Peut-on étudier l’élu en majesté (mise en scène, théâtocratie, étiquette) en ignorant ces aspects ? (Mons, 1992) Que sait-on du processus de fabrication interne au journal et du rapport de forces entre élus et localiers (incidents techniques, couacs organisationnels, ambiance de travail, rognage intempestif de photo, etc.) ? (Mathien, 1989) Sommes-nous dans une période de vaches maigres sur le plan du flux d’informations ? Sous quelle forme et à quel moment de la journée l’annonce des édiles est-elle arrivée au journal ? Y a-t-il eu des coups de téléphone pour « caler » les choses ? Que s’est-il passé avant et après ? Comment s’apercevoir des private jokes subrepticement et malicieusement glissées par les localiers si l’exégète se contente de compulser une revue de presse ? Peut-on élaborer une problématique en se fondant sur la découverte inouïe d’un biais entre la réalité et la couverture médiatique ?
15En leur attribuant un sens unique, le métadiscours savant homogénéise une myriade de microdécisions prises au coup par coup : en fonction de visées électoralistes (subventions, prébendes, adjudications, préemptions) ; contraintes par les multiples règles de droit et l’encadrement des élus par les partis, les préfets et les syndicats intercommunaux ; avalisant les choix automatiques des services administratifs et techniques ; etc. Ces dénominations (politiques publiques, action publique, gouvernance, communication publique) accordent aux édiles une maîtrise fictive de tout ce que fait leur collectivité territoriale. Cela rentre en phase avec leur stratégie d’auto-imputation (Le Bart, 1989) confortant leur image de responsable présent, humble, proche, compétent et dynamique, à l’écoute de la « demande », alors que dans la plupart des communes ce sont les services fiscaux qui élaborent le budget. Il faudrait en effet ne pas négliger les nombreuses petites communes, pour lesquelles les schémas d’analyse des villes ne conviennent sans doute pas. Les maires de ces communes se sentent peu reconnus, d’autant plus que les quotidiens et hebdomadaires locaux proportionnent le volume de leur couverture journalistique aux effectifs de la population résidente (plus de surface quand les touristes sont là, par exemple). Mais il est vrai que certains n’apprécient pas que les localiers assistent aux conseils municipaux et en rendent compte, le règlement des affaires communales s’effectuant entre soi, dans une atmosphère néo-patrimoniale. Après examen, « problèmes » et « demandes » sont donc moins le produit des discours et des représentations singulières d’acteurs ou de collectifs politiques, que la résultante des rapports de force entre élus et localiers dans des espaces municipaux différenciés.
La construction de « la demande » : une négociation égalitaire dans un « espace public » ?
16Comme précédemment, avec la « démocratie » ou le « référentiel », la notion d’« espace public » exprime une vision enchantée de relations triangulaires entre élus, habitants et localiers, où « la demande » ne serait que l’exact reflet d’aspirations évidentes ou négociées. S’agissant d’associer les habitants aux processus de décision localisés, la notion d’espace public s’impose couramment, sans doute parce que l’on se contente de ses déclinaisons les plus triviales : échange pacifique d’opinions, par exemple. C’est aussi par ce biais que les médias sont parfois pris en compte, par exemple en tant que support technique au débat « public ». Cette notion est devenue récurrente, employée au détour des phrases sur le mode de l’évidence partagée. Dans l’interprétation dominante de Jürgen Habermas, l’expression espace public (public sphere, en anglais) désigne un espace de débat entre citoyens qui échangent des arguments en faisant usage de leur « Raison » (bien qu’on ne sache pas ce qu’il faut entendre par là : raisonnable ? subjectif ? rationnel ? mais quelle rationalité ? insensible aux intérêts en jeu ?). Plus irréaliste qu’idyllique, elle est proche de la démocratie au sens étymologique, où les citoyens interviennent en personne dans la discussion, voire la délibération, respectant le principe d’iségorie (égalité d’accès à la parole). Si l’intérêt qu’elle revêt pour donner une impression de véritable démocratie locale associant les habitants au processus de décision est avéré, on peut néanmoins se demander si elle n’obscurcit pas autant qu’elle éclaire.
17Les problèmes sont en effet multiples. En premier lieu, cette notion ne s’applique empiriquement qu’aux conjonctures socialement peu différenciées, aux situations de faible spécialisation du travail social (Durkheim, 1991). Et de fait, la matérialisation de l’espace public est évanescente. Cependant, elle est possible dans deux cas de figure : d’une part en cas de conjoncture fluide, c’est-à-dire de forte désectorisation (Dobry, 1986), d’autre part de société peu segmentée, dont les champs socioprofessionnels sont peu autonomes et professionnalisés. De plus, alors qu’il ne devrait exister qu’un seul espace public, ses défenseurs les plus fins, qui ne l’emploient pas de façon logomachique, sont contraints d’employer l’expression au pluriel (François et Neveu, 1999). En raison de ces limites à la fois théoriques et empiriques, sa portée heuristique reste profondément affectée.
18Comment cet espace public putatif pourrait-il bien être structuré, en effet ? Quelles conditions remplir pour que l’expression d’un avis soit « publique » ? Certes, les médias peuvent apparaître comme le lieu physique de réification d’un tel espace, mais cela suppose de renoncer à la conception initiale, qui excluait les classes inférieures, jugées sans doute insuffisamment raisonnables. La traduction du titre du livre de J. Habermas paru en 1963 a entraîné un malentendu fondamental (Habermas, 1997). L’auteur parle en fait, non d’une arène, d’un lieu ou d’un support physique, mais de la publicité donnée à une parole privée d’extraction bourgeoise. C’est ce qui explique que la même expression recouvre des réalités variées dans le livre, ce qui pose un double problème de traduction et de méthode. Qui plus est, le message politique conjoncturel qu’il recelait dans l’Allemagne normalisée d’alors est resté inaperçu, ce qui a facilité les reprises universalisantes et bienveillantes. Les usages communs du concept d’espace public véhiculent ainsi l’illusion d’une « demande » substantielle, qui préexisterait à tout travail politique, et serait produite de manière égale quels que soient les protagonistes.
19Qui plus est, P. Champagne a montré que la notion d’« opinion publique » correspond depuis longtemps à l’opinion des dominants (Champagne, 1990). On sait aussi que les sondages réalisés à la va-vite par les entreprises commerciales pompeusement baptisées « instituts » ne peuvent fournir d’indication sérieuse concernant les opinions des publics (Garrigou, 2006 ; Lehingue, 2007). Le concept d’espace public véhicule ainsi l’illusion d’une « demande » substantielle, qui préexisterait à tout travail politique, et serait produite de manière égale quels que soient les protagonistes. Il n’existe ainsi de demande identifiée par un sondage que dans l’offre sondagière. Dans ce contexte, on ne peut tracer de frontière entre l’intérieur et l’extérieur d’un « espace public » réifié. Il est donc primordial que l’analyse localisée n’oublie pas la structuration sociale des configurations de jeu. Dire « espace public local », c’est augmenter la probabilité de passer à côté du travail de repérage des positions sociales (plus ou moins dominées-dominantes) occupées par les joueurs. Les localiers sont employés par des entreprises publiques ou privées ayant certaines caractéristiques. Les méconnaître conduirait à ne rien comprendre de leur traitement des informations. Comment expliquer la mansuétude du dernier quotidien départemental d’obédience communiste, La Marseillaise, à l’égard de la députée-mairesse UMP d’Aix-en-Provence ? Pourquoi y a-t-il si peu de sondages d’opinion commandités par les journaux locaux alors qu’on sait (Champagne, 1990) que se poser en porte-parole du peuple octroie une légitimité aux acteurs journalistiques vis-à-vis des acteurs politiques ? En résumé, ces questionnements permettent d’interroger la contribution du travail journalistique à l’émergence d’une « opinion » ou d’une « demande sociale » préconstituées, que fournisseurs de sondages et journalistes affirment recueillir telles quelles.
Un obstacle à l’analyse configurationnelle de « la demande » : la prégnance d’un habitus disciplinaire
20Mais les remarques précédentes, d’ordre épistémologique, ne suffisent ni à expliquer la faiblesse de l’intérêt des chercheurs pour les localiers dans leurs analyses du « pouvoir local », ni à comprendre l’absence de prise en charge sociologique de ce poncif qu’est la « réponse à la demande » comme moteur de toute initiative politique. Un autre élément de réponse, plus sociologique, tient à la prégnance de la logique sectorielle du sous-champ de la science politique sur ses membres. Cette logique capte leur intérêt, s’intériorise dans des automatismes de pensée, ce qui les oblige à demeurer dans un « territoire » circonscrit (Braud, 1982). C’est au sein de chaque discipline que s’organise une division supplémentaire du travail académique, qui souvent s’accentue jusqu’à l’émiettement, l’autisme et le mépris croisé. La tendance fréquente en science politique au stato-centrisme, routine qui consiste à focaliser son attention sur les seuls acteurs liés à l’état et à négliger toute une série d’objets « indignes », en atteste. Certains outils conceptuels, comme celui de la régulation croisée (Crozier et Thoenig, 1975) gagneraient à être réévalués ; dans cette optique, en effet, l’objet constitue fatalement un univers clos. Le fait que ces sociologues s’expriment en terme de « système » est révélateur du schème organisationnel, de l’approche pragmatique (dysfonctionnements) et de l’impossibilité à envisager la chaîne d’interdépendances dans son intégralité (Elias, 1993). Ce qui est extérieur à l’état et à la politique sera abordé avec méfiance. On dira « environnement ». On dira « société civile ». Critiquant le cadre d’analyse de Pierre Grémion dans Le Pouvoir périphérique, Philippe Corcuff et Claudette Lafaye ont identifié le problème : « Le flou des frontières n’est pas pris en compte et la liste des acteurs pertinents est définitivement close autour du couple bureaucrates-notables » (1989). C’est pourquoi la notion éliasienne de configuration est stimulante : elle oblige à faire le tour de la chaîne des interdépendances (Elias, 1993) ; la « ficelle de la machine » chez Howard Becker rend un service équivalent : que manque-t-il pour que ça marche conformément aux données ? (Becker, 2002).
21En réalité, les problématiques localisées ne sont que l’illustration d’une tendance générale. Les exemples foisonnent de l’absence d’intérêt pour les journalistes chez les politologues. Ainsi, l’explication officielle des votes Le Pen (P. Perrineau, N. Mayer, J. -Y. Camus) excluait toute implication même involontaire des journalistes dominants (Le Bohec, 2005). Éric Darras note que « plus on s’élève dans la hiérarchie interne à la discipline, plus les travaux relatifs aux médias et au journalisme se raréfient » (Darras, 2004). Tout se passe comme si un politiste « normalement » constitué (en référence à la science normale [Kuhn, 1983]) se devait de voir le monde à travers des lunettes politisantes sous peine de déchoir. De ce fait, la probabilité est forte pour que le degré d’autonomie relative du champ journalistique vis-à-vis du champ politique soit minimisé. Si l’on admet ce préalable, les médias seraient exclus des mécanismes d’objectivation sociale du champ politique et n’auraient aucune part à la construction socio-symbolique de la « demande ». L’emploi des adjectifs composés « politico-journalistique » et « politico-médiatique » correspond au même postulat d’un système englobant soumis à une logique identique. Mais si la frontière est si poreuse, pourquoi les journalistes sont-ils aussi peu présents dans les écrits de science politique ?
22En réalité, il suffit que les cotes de popularité plongent pour que des anticipations apparaissent chez les journalistes soucieux de survivre aux alternances. La logique spécifique au champ de la presse se vérifie même dans les positions dominées de celui-ci ; les réactions des maires aux sollicitations des candidats à l’élection présidentielle en mal de signatures en fournissent un indice sûr. L’utilité de la notion de champ est justement de montrer que les localiers sont en interdépendance avec les autres journalistes et qu’ils ne constituent pas une entité isolée du reste du monde (erreur due à la tentation de réifier le « local »). Par exemple, dans les quotidiens régionaux, le logiciel de traitement de textes dans lequel les localiers saisissent leurs papiers bloque toute possibilité d’ajouter un signe supplémentaire à partir d’un certain nombre de lignes-colonnes ; la seule justification de ce procédé est commerciale (à partir des enquêtes vu-lu). Dans ces conditions, la récurrence du postulat de la subalternité des journalistes n’est pas étonnante : c’est un point focal qui subsume les contraintes s’imposant aux politistes. Pourtant, les localiers ne se contentent pas toujours d’orchestrer fidèlement la communication mayorale. Il arrive ainsi que des projets capotent parce que les localiers donnent un large écho aux revendications contraires. Ainsi, la production de « la demande » n’est pas le simple résultat d’une interaction strictement limitée aux habitants et aux élus, mais le travail des localiers peut conforter ou discréditer, et par conséquent redéfinir la valeur des ressources des protagonistes (habitants, élus, associations, experts, syndicats, etc.) et le contenu des thématiques autorisées.
« La demande » comme produit exclusif de la « presse » ou des « politiques » ?
23D’autres analyses considèrent toutefois la demande comme une construction sociale, et évitent de l’envisager comme une substance. Mais dans le couple acteurs journalistiques – acteurs politiques, ils attribuent à un seul de ces protagonistes la capacité à imposer sa vision des « problèmes » et des « demandes » à l’autre. Dans la spécialité instituée sous le nom « communication politique », les rapports presse-politique ne sont pas non plus étudiés (Mercier, 2004 ; Gerstlé, 2004). En ajoutant l’épithète « locale », on aura réglé prématurément le problème puisque les médias seront associés à la construction symbolique de l’action publique des édiles. Il sera primordial pour le spécialiste en communication politique de supposer que c’est le décideur politique qui arbitre en dernière instance et souverainement. Dans la foulée, notre collègue tentera de tester le modèle de McCombs et Shaw à l’occasion de chaque campagne électorale (Mazzoleni, 1998 ; Gerstlé, 2004), l’agenda setting function, qui suppose que les sujets brûlants placés en haut de l’affiche (tte) par les journalistes s’imposent au point que les politiques sont contraints de s’en emparer à bras-le-corps mais superficiellement (empilement législatif, comités Théodule, effets d’annonce, visites matamores, mesurettes cosmétiques).
24Mais se focaliser sur la « stratégie de communication » (sous-entendu efficiente et contrôlée) des édiles n’est pas sans conséquences : isolement d’une spécialité – la communication politique – en se basant sur des analyses internes de contenu (obsession textuelle) ; évaluation de l’impact des ordres du jour respectifs sur des électeurs supposés voter en fonction des enjeux de la campagne ; homogénéisation artificielle et rationalisations a posteriori d’actions décousues. Bref, notre politiste préférera s’intéresser à l’autopromotion du politique vers un public vu comme inorganisé (atomisé) et malléable (mass media) : présentation de soi, discours officiels lissés, mises en scène du « pouvoir », recours à des communicants, à des nègres et à des spin doctors, journaux d’institution, plaquettes, affiches, tracts, sites internet, etc. La chose n’est pas vraiment explicitée, mais pourquoi se pencher sur la stratégie d’image si l’on exclut toute influence ?
25Pourtant, le paradigme de la piqûre hypodermique (ou des effets puissants), qui fut longtemps dominant en information-communication, est devenu discutable voire obsolète (Balle, 2007 ; Derville, 1997 ; Le Grignou, 2003). Quand on sacrifie à l’évocation des médias, on s’exprime souvent en termes de « pouvoir des médias » ou de « pouvoir et médias » : dans le premier cas, il s’agit de l’influence sur les opinions et les votes (plutôt défendue par les spécialistes de la communication), dans le second de postuler que le « pouvoir » se situe exclusivement du côté du politique (et l’épithète serait superfétatoire). Dans cette optique, les journalistes ne peuvent pas ne pas être en situation d’infériorité vis-à-vis des édiles. On nage, avec la notion de « pouvoir », en plein substantialisme, comme s’il s’agissait d’une amulette que les uns possèdent et les autres non, au lieu d’examiner précisément les forces au jeu (Lacroix, 1985 ; Elias, 1991). Dans la même logique, la « demande » est substantialisée au lieu d’être déconstruite.
26La consultation de l’index des manuels de « sociologie » politique – où il y a paradoxalement peu de restitutions d’enquêtes de terrain – est riche d’enseignements : rarissimes sont les évocations des journalistes et des médias (Badie et Hermet, 1990 ; Braud, 1996 ; Lecomte, 2005), comme l’indique é. Darras : « Un étudiant en science politique qui lit les manuels de sa discipline doit parfois se demander si les journalistes et les médias jouent un rôle politique » (Darras, 2004). Comme s’il n’y avait ni conférences de presse ni communiqués de presse ni fuites ni repas en commun ni petites phrases ni accréditations ni interviews ni coups de bigophone ni covers ni talk-shows… Alors que la connaissance des médias nécessite des enquêtes de terrain, de préférence des observations participantes, d’aucuns pensent s’en tirer à moindres frais en raison de la nature dépréciée de l’objet (Mathien, 1986). Ainsi peut s’expliquer la tentation de décliner la racine media pour (se) faire croire que l’on prend réellement cet aspect du réel en considération (médiation, médiatisation, médias, médiateurs), mais en éludant les individus sociaux concrets. La reprise des poncifs n’est dès lors plus très loin, comme la croyance (message is medium) selon laquelle l’écrit est le lieu intrinsèque de la profondeur et de l’analyse alors que l’image est celui de l’émotion et du spectacle, celle qui dit que information = pouvoir, celle qui célèbre la « proximité » spatiale entre lieu de la prise de décision (édiles) et destinataires des mesures (habitants), etc. Dans ces conditions, l’analyse de la construction sociale des « problèmes », de « l’action publique » et de la « demande » constitue un objet à redéfinir.
« La demande », produit de l’état variable du rapport de forces
27En matière d’analyse des débats publics, y compris ceux qui mettent en scène les « attentes » des habitants (en matière de stationnement, de sécurité, de déplacements à vélos, d’emploi, de crèches, etc.), occasionnés par des projets et des décisions d’élus locaux, l’état du rapport de forces entre édiles et localiers n’est pas anecdotique. Il s’avère au contraire crucial de le connaître pour comprendre ce qui se passe dans les journaux écrits, radio, télé et web, constituant une sorte de sésame qui permet de voir les articles et les reportages comme autant de coups joués dans une partie où les localiers sont impliqués. Par exemple, observe-ton un soutien ou une opposition au projet dans les journaux ? Comment les différents protagonistes instrumentalisent-ils les localiers ? Quelle dynamique sociale se met en place ? Que se passe-t-il en coulisses ? etc. Cela confirme qu’il est primordial d’identifier les forces en présence afin de déterminer la nature de la relation : stable (donc prévisible) ou bien variable (tantôt amicale tantôt tendue) ? On saura ainsi quelles sont les logiques professionnelles et pratiques de sélection des « sujets », des modes d’écriture, des illustrations, des cadrages des photos, etc. qui conduisent les journalistes à mettre en scène tel « problème » ou tel « besoin » et contribuent à donner forme à une demande sociale, plutôt que d’appréhender les représentations médiatiques comme le simple produit des opinions et des croyances des journalistes. L’expression « rapport de forces » ne désigne pas nécessairement un conflit ouvert : une relation où les forces au jeu des interactants sont équilibrées peut tout à fait être analysée grâce à cette notion.
28Il faut donc mettre au jour et à jour les ressources mobilisées pour savoir si un interactant a un ascendant ou bien si l’échange est équilibré. Cela suppose un esprit ouvert, autrement dit de ne pas préjuger, en cas d’asymétrie, lequel des deux est plus faible. On sera alors en capacité de dire où se situe le curseur de chaque interaction sur un continuum coopération-conflit. Dans les faits, c’est un mélange des deux qu’on observe. Y compris dans des conflits ouverts, tout désaccord durable supposant un accord sur les termes du désaccord (l’enjeu et la façon de le résoudre, par exemple sans l’ébruiter) ; c’est le point de coordination tacite entre les contempteurs. C’est pourquoi l’oxymore « associés-rivaux », inspiré de Marcel Mauss, fait partie des clés fécondes (Mauss, 1993). Et Norbert Elias résume le problème par cette interrogation cruciale : « Qui a le plus besoin de l’autre ? » (Elias, 1991). Un élu qui pense être réélu haut la main ou qui estime que les journaux sont contre lui va rester indifférent ou méfiant. Un journal en mal d’actualité sera tenté de mettre de l’huile sur le feu (rivalités internes, projet coûteux ou inutile, arbitraire princier…) pour créer une mini-crise politique locale ou un suspense sur l’issue du scrutin afin d’attirer le chaland (ou l’audience). Tel localier prendra un malin plaisir à enfoncer un coin dans certaines coalitions hétéroclites en espérant les faire exploser. Il donnera la parole et mettra en avant tel ou tel acteur local pour déstabiliser telle tête de liste. Il fera ses choux gras de la faconde poissonnière de telle mairesse. Il se gaussera d’une bourde monumentale, etc. Chaque jour, des milliers d’épisodes se passent en France. Il suffit d’imaginer le nombre de combinaisons possibles entre les édiles (au moins cent mille avec les adjoints) et les localiers (évalués à soixante mille). Quand un localier critique une sculpture de rond-point choisie par le maire parmi les œuvres d’un artiste choyé, s’exprime-t-il en son nom pour provoquer malicieusement l’ire du premier magistrat de la commune, ou bien relaie-t-il les avis convergents d’habitants sur une laideur dispendieuse pour les deniers publics ? « La demande » mise en scène dans la presse locale procède davantage de l’état du rapport de forces entre un localier et des édiles avec lesquels il interagit que de la simple retranscription d’appréciations quelconques émises par des lecteurs, habitants, riverains, etc.
29Les informations qui sortent ou pas, traitées dans les colonnes d’un journal de telle ou telle manière, tout cela affecte les forces en présence, renforce ou affaiblit la crédibilité des compétiteurs en lice, les oblige à réagir (dans les journaux par un rendez-vous, un coup de téléphone, une conférence de presse, un communiqué-démenti ou une plainte). Jusqu’au prochain épisode. Jusqu’au prochain numéro. Il faut aux localiers remplir les pages et vendre du papier. Certains édiles sont ainsi de précieuses sources d’informations traitables. D’où l’importance de déterminer la marge de manœuvre dont disposent les localiers, marge qui varie selon la configuration de jeu, elle-même évolutive… (Briffa, 2002 ; Michaudet, 2006). Pour fournir quelques points de repère, précisons les quatre idéel-types d’interaction édile-localier mis en évidence naguère (Le Bohec, 1994) : 1/relais technique joué par la presse (Marconi : voix de son maire) ; 2/coopération de bon aloi entre partenaires (Barbichette : je te tiens tu me tiens) ; 3/rivalité pour le leadership local (Iznogoud : calife à la place du calife) ; 4/contre-pouvoir à la municipalité (Watergate : quel scandale !). Le contenu et la forme de ce qui va apparaître comme une « demande » découle ainsi des usages, non exclusifs, que font les localiers de ces différents registres. Les exemples empiriques qui suivent illustrent comment des « demandes », présentées comme spontanées, résultent des interdépendances et interactions entre élus et localiers.
Une « demande » consensuelle d’aménagement
30En tant qu’ancien journaliste localier responsable de deux hebdomadaires, on peut citer cette petite ville dont le maire avait décidé de réaménager l’une des places afin de l’embellir et d’améliorer le cachet de la bourgade (Ploërmel). Il était clair que la destination de cet « espace public » était modifiée, passant de celle de lieu de passage purement utilitaire (parking, circulation, trottoirs) à celle de lieu de spectacle, invitant au regard esthétique et à la flânerie touristique. Le projet n’était pas majeur, même s’il avait déjà provoqué des dépenses liées aux études techniques préalables. Trois solutions avaient été imaginées et proposées en collaboration avec les services de la mairie. Les journaux avaient été informés, via une conférence de presse, du projet et de la concertation que la municipalité entendait mettre en place avec le soutien de « ces messieurs de la presse » (la féminisation dans le journalisme s’est nettement améliorée en vingt ans, bien que modérément dans la presse locale) (Frisque, 2002). Il y a deux quotidiens (Ouest-France et Le Télégramme) et deux hebdos concurrents : Les Infos Pays de Ploërmel (possédé par l’industriel de la cosmétique Yves Rocher) et Le Ploërmelais (possédé à l’époque par la famille Lorgeoux). Les localiers (dont Le Ploërmelais, où je travaillais) ont reçu en cette occasion les trois esquisses et les ont publiées afin d’en informer la population. Dans ce cas, ils ont joué un rôle de relais des élus vers les habitants (plus que dans le sens inverse), ceux-ci étant conviés à une réunion publique pour exprimer leur avis, soulever d’éventuels problèmes passés inaperçus ou manifester une opposition virulente. Ce sont principalement des riverains et des commerçants qui sont venus, directement intéressés par le projet, dans le cadre d’échanges urbains et pragmatiques, pas trop inquiets. Les choses se sont passées sans heurts, sans doute parce que la municipalité (maires + adjoints) incitait mollement à l’adoption d’un des projets et n’avait pas de religion en la matière.
31Elle s’est ainsi donnée à peu de frais une allure « démocratique », au sens de participation des citoyens à titre consultatif, alors que le maire d’alors (battu en mars 2008) agissait en temps normal comme un potentat seulement éclairé par les loupiotes chancelantes de la tradition catholique. C’est lui (Paul Anselin) qui a fait abondamment parler de lui fin 2006 en décidant et en finançant l’érection d’une statue du pape Jean-Paul II sur la place éponyme (3,5 m sans le socle, réalisée par Zurab Tsereteli, artiste russe en vogue à Moscou par-delà les régimes), ce qui provoqua des mobilisations sur place et des reportages partout (Perrin, 2008). Pour l’anecdote, Ploërmel est la plus petite ville de France équipée d’un système de vidéosurveillance alors qu’il n’y a pas de délinquance. Dans cet exemple, le travail conjoint des localiers (présentation des trois projets) et des élus (organisation d’une consultation sur un mode « participatif » concourt à la mise en scène d’une « demande » d’aménagement sur le mode du consensus).
« La dioxine n’a jamais tué personne »
32Le second projet s’est avéré nettement plus ardu à mettre en œuvre pour la mairie en question, précisément en raison du rôle perturbateur que j’ai joué par le truchement du journal qui m’avait imprudemment employé… Dans une autre petite ville du Morbihan (Pontivy), le projet consistait à implanter un incinérateur d’ordures ménagères sur la zone d’activité d’une commune limitrophe (Le Sourn). Dans ce cas-là, un dossier d’enquête d’utilité publique est déposé dans les locaux de la mairie et un « commissaire » est chargé de rédiger un rapport résumant les doléances, avant de faire une proposition (qui valide en général le dossier). En bonne logique, tout aurait dû rester dans une discrétion feutrée, surtout que le chef de l’opposition municipale, membre du PS souvent absent pour des raisons professionnelles, n’avait pas consulté le dossier. Le contenu était technique ; il fallait être motivé et avoir un minimum de connaissances en sciences physiques pour décortiquer le document, surtout à une époque (1987) où l’enjeu environnemental n’était pas (encore) à l’ordre du jour. Or, à un moment, un mot m’a sauté aux yeux : dioxine.
33La cheminée d’évacuation allait rejeter de la dioxine, substance nocive dégagée en quantité dans l’atmosphère en juillet 1976 par une usine (groupe suisse Roche) proche de Seveso, à 20 kms au nord de Milan. Cette pollution avait eu de graves conséquences (zone agricole interdite, milliers d’animaux euthanasiés, chloracné des enfants, cancers des adultes). Or, le constructeur pressenti de l’usine avouait noir sur blanc qu’il était incapable de prévoir le futur taux de rejet et proposait même deux hauteurs à la cheminée. Vous imaginez que cette information d’intérêt général affectant la santé publique ne pouvait rester inconnue des habitants. Aussi ai-je résolu de la publier, mais pas sous une forme sensationnaliste (peut-être à tort). Il m’a semblé plus opportun à l’époque de publier un dossier, avec un gros titre de Une libellé ainsi : « Que faire de nos ordures ? » En dessous du titre : une photographie de la décharge à ciel ouvert de la ville. Avec l’idée que si l’incinération avec rejet de dioxine n’était certes pas souhaitable, il fallait quand même réfléchir au sort des déchets ménagers (on a vu récemment l’immense problème posé par la mainmise des clans camorristes sur le trafic à Naples).
34Malgré ces précautions, ce fut le scandale. L’opposition, après m’avoir demandé si ce que je disais était vrai (alors qu’il suffisait de parcourir cinq kilomètres), s’opposa. Les écologistes sortirent du bois. Le maire, Joseph Lécuyer (udf-cds), assureur, manifesta sa colère en ne donnant plus d’informations au journal et en refusant de me parler. J’étais devenu « tricard ». La municipalité fut obligée de convoquer un conseil municipal extraordinaire pour entériner le projet (avec cependant une augmentation de la taille de la cheminée initialement prévue, ce qui était une façon de donner raison à mon alerte…) : « La dioxine n’a jamais tué personne ! », a proclamé le maire en séance (phrase reproduite dans le compte rendu publié). Dans ce processus, les habitants n’existent pas : aucune manifestation de rue, aucune réunion publique, aucun courrier. La liste majoritaire au conseil municipal, élu quatre ans auparavant, a voté en faveur du projet comme un seul homme. La démocratie au sens de représentation s’est accomplie malgré le rôle de contre-pouvoir que j’ai tenté de jouer en vain. Dans ce cas-là, c’est la presse locale qui s’est instituée défenseur des intérêts des habitants malgré leur indifférence, leur fatalisme ou leur dépossession. L’incinérateur a été mis en service en 1990 ; selon les chiffres de l’association Greenpeace, ses rejets en dioxine sont au maximum de la norme, soit 100 pg/nM 3, mais inférieurs pour les autres substances (mercure, cadmium, antimoine, arsenic, cobalt, etc.). En dehors de toute mobilisation « citoyenne » ou « experte », la mise au jour d’enjeux d’action publique (ici, de santé publique) peut procéder des seules interactions entre la production journalistique orientée par des logiques routinières, et la réaction politique guidée par le souci de minimiser toute mise en cause.
Conclusion
35Tant les localiers que les élus sont en contact avec de nombreux « habitants » à divers titres. Mais un habitant n’est pas seulement un « habitant ». Ce n’est pas seulement une figure rhétorique consensuelle de légitimation, c’est un agent social avec certains traits qui conditionnent le rapport qu’il va entretenir avec les élus de la commune où il réside : quartier, lieu de travail, sexe, âge, nature du travail, activité associative, famille, réseau amical, ancienneté dans la commune, pratique religieuse, revenus, patrimoine foncier, habitudes de consommation, etc. Il en résultera des intérêts et un certain rapport avec la municipalité, qui contrôle des ressources et des biens collectifs divisibles qu’elle peut dispenser pour se faire des obligés d’une partie des habitants (goudronner un chemin d’accès, embaucher la fille, autoriser un permis de construire, accorder une subvention, etc.) (Gaxie, 2003).
36Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : pour les élus, les habitants sont surtout des contribuables et des électeurs en puissance. Comme l’institution municipale fournit des services individuels ou collectifs, les élus tentent d’anticiper les réactions favorables ou défavorables des éventuels intéressés, de minimiser les mécontentements, en effectuant des catégorisations des habitants destinées à réduire l’incertitude de ces compétiteurs. De ce fait, ils sont amenés à se les représenter sous forme de groupes homogènes caractérisés par leurs « attentes », que selon l’état des rapports de force entre interactants (compétiteurs politiques, localiers, etc.), ils se sentent ou non en demeure de combler. Pour les localiers, ce sont des acheteurs et des sources possibles. En parallèle, les localiers appréhendent leurs lecteurs à travers des catégories qu’ils contribuent à produire, au nom desquelles ils publient des « sujets » qu’ils perçoivent comme attrayants et vendeurs. Cette contrainte professionnelle participe à l’émergence de « demandes catégoriellement et territorialement situées ». Or, édiles et localiers voient leurs intérêts respectifs converger quand on sait combien les deux populations se recouvrent : les lecteurs sont les électeurs, et réciproquement, car la consultation du journal local et la participation aux élections dépendent fortement du degré d’intégration des habitants dans la commune, qui se trouve au principe d’un sentiment d’appartenance identitaire qui se vérifie peu chez les nouveaux venus. De plus, la rubrique locale respecte scrupuleusement le découpage administratif.
37Enfin, la manière dont les journaux locaux traitent les informations qui concernent les édiles s’inscrit dans un cadre dont une partie seulement a été décrite dans ce texte. Les raisons qui conduisent un localier à soutenir ou à dénigrer un élu sont plus complexes qu’il n’y paraît. De même, l’imposition comme naturalisée d’une « demande » procède d’un jeu entre interactants aux ressources inégales et contraintes multiples. Pour dénouer les fils, il est nécessaire de connaître en profondeur les structures de chaque configuration. Ce n’est qu’à ces conditions draconiennes que l’on saura si les localiers concourent à la légitimation des politiques publiques locales ou bien à la remontée des revendications et des intérêts d’habitants. Lesquels, s’ils ne sont pas organisés en associations ou en syndicats, demeurent la plupart du temps assommés par leur exclusion structurelle des processus de décision.
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M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992.
10.4135/9781452204499 :B. Zelizer, Taking Journalism Seriously, Londres, Sage, 2004.
Notes de bas de page
1 Quelques rappels à propos des localiers. Compte tenu de la similarité des tâches, le terme « localier » inclut ici à la fois les journalistes encartés (« professionnels »), les correspondants locaux de presse (CLP) et les étudiants stagiaires. Tous les encartés employés par les quotidiens régionaux ne sont pas des localiers car certains travaillent pour des rubriques au siège social. En outre, il y a nettement plus de simples CLP (environ 50 000) que de journalistes encartés en France (37 300 en 2008). 25 % des encartés travaillent dans la presse locale (quotidiens, hebdomadaires, mensuels). Quant à eux, les journalistes territoriaux, qui s’occupent des journaux de collectivités locales, n’ont pas le droit à la carte de presse délivrée par la commission nationale compétente (CCIJP).
2 Au sens de : limité aux interactions entre candidats ou à ce que les journalistes labellisent comme « politiques ».
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La figure de «l'habitant»
Ce livre est cité par
- Hamman, Philippe. (2012) Sociologie urbaine et développement durable. DOI: 10.3917/dbu.hamma.2012.01.0165
- (2014) Les mondes de la communication publique. DOI: 10.4000/books.pur.71825
- Petit, Guillaume. Bedock, Camille. Lefebvre, Rémi. Paoletti, Marion. (2022) Faire face à la contestation de la représentation politique : le rapport des élu.e.s à la démocratie. Politique et Sociétés, 41. DOI: 10.7202/1088646ar
La figure de «l'habitant»
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