Version classiqueVersion mobile

Moines et seigneurs dans le Bas-Maine

 | 
Sebastien Legros

Conclusion générale

Texte intégral

De la fin du Xe siècle au milieu du XIe siècle : les fondations prieurales anciennes

1Les éléments qui précèdent ont largement anticipé le propos de cette conclusion générale en posant le cadre chronologique que cette histoire des prieurés du Bas-Maine a tenté de mettre en évidence. À cet égard, à la fin du Xe siècle, de premiers établissements, pré-prieuraux, se mettent en place. Ils s’inscrivent dans le cadre idéologique du condominium entre clercs et laïcs, lequel implique l’action fondatrice des comtes d’Anjou ou du Maine. Comparativement aux établissements qui seront fondés une cinquantaine d’années plus tard, ils sont marqués par leur difficulté à émerger. Le décalage chronologique n’est pas anodin à cet égard, et montre que le phénomène prieural doit être lié à celui de l’émancipation châtelaine. Plus précisément, il est intéressant de noter que les premiers projets religieux châtelains, dans les années 1120-1130, n’intègrent pas l’idée d’établissement délocalisés du centre abbatial : à Craon comme à Laval, la première intention des seigneurs vise à fonder des abbayes, dans un geste imité de l’action comtale. Quand, vers 1050, paraissent les premières obédiences, l’état d’esprit semble de facto différent et les seigneurs ont entériné un niveau d’intervention. La hiérarchie féodale semble à présent déterminer un modèle de délégation qui subordonne nettement l’établissement local à son abbaye-mère. à partir du milieu du XIe siècle, les prieurés, qui apparaissent alors en nombre, s’inscrivent ainsi dans une autre logique, qui cherche à installer les établissements au cœur d’un tissu seigneurial avec lequel ils vivent en étroite association.

Du milieu du XIe siècle au 1er tiers du XIIe siècle : l’intérêt de l’aristocratie laïque pour les prieurés...

  • 1 D. Iogna-Prat, « La mort... », p. 47-54.

2Du point de vue aristocratique les prieurés permettent l’installation locale d’une communauté monastique, certes réduite, mais dont les fonctions sont essentielles pour sanctionner la légitimité de la domination seigneuriale. Au sein du groupe aristocratique et chevaleresque, la proximité prieurale des moines, a ainsi permis la reconnaissance d’une identité comportementale marquée par la générosité envers les religieux et la prise en charge salutaire de la mémoire familiale1. Dans le cadre châtelain, les prieurés me semblent également avoir été instrumentalisés à divers niveaux. Ils ont d’une part permis la manifestation des orientations diplomatiques assumées par leurs bienfaiteurs et ont d’autre part bien souvent servis à doubler et resserrer les solidarités féodales par des solidarités proprement religieuses au sein des familles et dans la hiérarchie des vassaux. Ce faisant ils manifestent finalement la faiblesse de ces réseaux et l’on peut de fait interpréter la carte de la répartition des établissements comme une manifestation de l’emprise, plus où moins forte, de la domination châtelaine : la faible présence prieurale dans la région mayennaise semble ainsi révéler la force de l’emprise du seigneur de Mayenne dans la seconde moitié du XIe siècle ; inversement, la forte densité prieurale grosso modo entre Laval et une ligne reliant Craon, Château-Gontier et Sablé, suggère sinon la faiblesse relative des châtelains locaux, dans le sens où la zone est fortement marquée par les oppositions puissantes qui opposent les barons. Dans ce cadre la présence prieurale a vraisemblablement permis aux vassaux de second rang de manifester une certaine autonomie en diversifiant leurs attentions à l’égard de plusieurs établissements. Un tel comportement, qui souligne la valeur géopolitique des prieurés, jouait évidemment largement en faveur des moines et du développement de leurs patrimoines prieuraux : le succès des prieurés (et de la propriété monastique) dans la seconde moitié du XIe siècle, tient largement au déploiement des luttes féodales et l’on peut considérer, au-delà de leur discours pacificateur, que les moines se sont objectivement nourris de la guerre.

... et les prieurés dans le projet monastique

  • 2 D. Barthélemy D., « Deux mutations... », p. 240.
  • 3 D. Iogna-Prat, Ordonner..., p. 261.

3Le point de vue monastique dépasse ces aspects géopolitiques. La phase de fondation qui s’étire de 1050 à 1120 environ doit fortement être associée à la dynamique de réforme qui anime les abbayes locales depuis le Xe siècle. Les fondations, dès le milieu du XIe siècle sont en effet positivement connectées à ce mouvement de réforme. La dispersion locale des moines, la mobilité de ces derniers et leur activité intense auprès de milieux aristocratiques dont ils sont eux-mêmes issus, témoignent d’une intention qui dépasse la simple volonté d’envoyer des hommes pour administrer les possessions dispersées des abbayes. L’usage même du terme d’obédience pour qualifier les fondations dès le milieu du siècle incite à penser que ces établissements sont intégrés à une démarche proprement monastique qui, au demeurant, ne touche pas toutes les abbayes au même moment (l’influence de Marmoutier est sans doute localement déterminante de ce point de vue). Si les prieurés traduisent l’adaptation des moines à un monde dominé par des châteaux et à une société animée par les ressorts de la féodalité faidale, pour reprendre une expression récente de D. Barthélemy2, ils sont aussi porteurs d’un projet religieux monastique qui s’est nourri du contexte grégorien et qui vise doublement à assurer la mise en place des seigneuries monastiques et de leur liberté par l’exercice du ban, et à entamer, dans cet « irréversible mouvement de grignotage » joliment exprimé par D. Iogna-Prat, la monachisation du monde3. La démultiplication des centres, la possession ecclésiale et l’investissement des territoires paroissiaux dont ils ont tenté de formaliser les limites, constituent les points essentiels de la stratégie monastique à l’échelle prieurale

Le devenir des prieurés au XIIe siècle : dissociation et conflits

4Ce projet fait long feu : les établissements ont largement été victimes à la fois de leur succès et du développement de la pression grégorienne sur les laïcs. L’affermissement des lignages et des seigneuries laïques a en effet ôté aux prieurés l’intérêt géopolitique qui faisait jusque-là leur utilité pour une aristocratie qui peut alors difficilement éviter de réaliser qu’elle a travaillé à installer, dans son voisinage immédiat, une seigneurie monastique marqué par l’immunité dont profitent des religieux et par leur implication dans l’exercice du ban. C’est dans le premier tiers du XIIe siècle que ce basculement s’opère.

  • 4 B. Lemesle, La société..., p. 214.

5Les prieurés entrent ainsi dans une phase délicate qui se traduit par un arrêt brutal des gratifications aristocratiques, à partir des années 1130. L’aristocratie reporte alors largement ses attentions vers les ordres nouveaux, cisterciens et chanoines réguliers, de sorte que le niveau moyen des donations opérées par les seigneurs au XIIe siècle ne marque pas de fléchissement. Ce report d’intérêt est lourd de conséquence pour les bénédictins car il expose durablement leurs établissements à la comparaison du modèle développé par les ordres nouveaux, qui tourne le dos à l’exercice du pouvoir banal. Ceci étant dit, cette comparaison n’introduit pas de remise en question de leur propre modèle par les bénédictins, qui restent globalement, jusqu’à la fin du siècle, des défenseurs obstinés de leurs coutumes. Ils sont exposés, de ce point de vue, à un contexte qui ne leur est pas favorable. Le développement du contrôle royal plantagenêt sur les châtelains bas-manceaux se reporte en effet sur les prieurés : attaqués dans leur indépendance, les seigneurs bas-manceaux traversent globalement la seconde moitié du XIIe siècle, dans un état récurrent d’hostilité à l’encontre du contrôle royal, qui traduit plus généralement une crainte latente de perte d’indépendance4.

6Dans ce contexte, qui aussi marqué par une intervention plus contraignante de la hiérarchie ecclésiastique, les concurrences seigneuriales sont avivées, les conflits se multiplient, s’étirent en longueur et se durcissent. Les prieurés bénédictins en sont les victimes, même s’ils paraissent aussi avoir opté géopolitiquement en faveur des autorités qui menaçaient justement leurs rivaux seigneuriaux locaux. Ce contexte pèse évidemment lourdement sur le devenir des établissements qui semblent économiquement affectés et dont la régularité a pu, ponctuellement, disparaître. Quelques prieurés, parmi les plus faibles, disparaissent alors, tandis que les premières mesures de sauvegarde interviennent au niveau abbatial dès les années 1160 ; les autorités séculières se saisissent du problème, comme en témoignent les prescriptions conciliaires de 1179, dont la portée doit s’évaluer à l’aune de ces difficultés. En particulier, la consécration de l’usage du terme de prieuré, à la fin du siècle, vient certainement souligner la prise de conscience des problèmes qui affectent ces établissements de manière spécifique. Ces difficultés réelles et le risque de disparition qu’elles font courir sur certains prieurés viennent expliquer le regain d’intérêt dont profitent alors les établissements et dont témoigne la reprise des gratifications au début du XIIIe siècle. Il est vrai que la conquête royale a alors scellé la mise au pas des grands féodaux. La normalisation est à l’œuvre et concerne également les prieurés, dont l’intérêt géopolitique achève de se déliter : de manière significative, les motivations des donateurs au début du XIIIe siècle se focalisent sur une fonction mémorielle et salutaire qui attache les établissements à une utilité locale et familiale. Elles viennent souligner leur déconnexion des enjeux politiques qui déterminent, à une autre échelle, la dévolution (laïque comme ecclésiastique) des pouvoirs.

Les prieurés et leurs seigneuries dans la réforme monastique

7C’est donc bien en termes de pouvoir que l’histoire prieurale nous a semblé devoir se lire, de la fin du Xe au début du XIIIe siècle, d’abord parce que les prieurés permettent de comprendre, à plus large échelle, la transformation des enjeux politiques qui animent cette époque, spécialement par la mise en place de la domination châtelaine. Et ensuite parce que les moines ont investi leurs prieurés d’une stratégie propre, pour établir leur domination seigneuriale. De ce point de vue le développement des prieurés montre clairement que les moines ont pris acte de la reconfiguration de la géographie des pouvoirs, opérée dans la première moitié du XIe siècle. Pour le dire simplement, la délocalisation prieurale est la traduction monastique de l’enracinement des pouvoirs. Elle n’est toutefois pas que cela, car elle permet la traduction pratique de la réforme monastique et offre une occasion unique d’en mettre en œuvre les impératifs et de travailler à la reconquête d’un monde livré au mal.

  • 5 D. Méhu D., Paix..., p. 520.

8D. Méhu, a souligné à cet égard, dans le cas particulier de Cluny, le caractère fondateur de l’immunité monastique dans la formation de la seigneurie des moines5. À l’échelle de nos prieurés la conquête obstinée de la liberté constitue un élément d’affirmation de la spécificité monastique : les moines arrachent patiemment au monde et donc au diable, les lieux et les hommes qu’ils soumettent à leur domination. Leur stratégie d’appropriation de l’espace autour du pole ecclésio-prieural ne constitue qu’une des modalités d’extension de l’ordre monastique : le caractère extensif de la societas beneficii et le travail patient et méticuleux pour entraîner la conversion des chevaliers, constituent un autre versant de cette implication.

Un bilan du projet prieural

9Quels sont les résultats d’un tel projet ? Manifestées dès le deuxième tiers du XIIe siècle, les difficultés bénédictines sont évidentes : les soucis matériels des établissements, dans la seconde moitié du siècle, traduisent le moment où les moines de saint Benoît ont cessé de donner son sens au message chrétien ; d’autres, évidemment, ont pris le relai, cisterciens ou chanoines réguliers, qui, de façon pertinente, ont tiré les enseignements seigneuriaux des choix bénédictins ; plus encore, les autorités séculières ont profité de l’investissement paroissial des bénédictins pour soutenir leur propre intervention et parachever l’encadrement grégorien. C’est à cette échelle aussi que se mesure l’impact de la reconfiguration géopolitique de la seconde moitié du XIIe siècle, et l’emprise croissante des pouvoirs englobants, princiers et ecclésiastiques, aux dépens des pouvoirs locaux.

Notes

1 D. Iogna-Prat, « La mort... », p. 47-54.

2 D. Barthélemy D., « Deux mutations... », p. 240.

3 D. Iogna-Prat, Ordonner..., p. 261.

4 B. Lemesle, La société..., p. 214.

5 D. Méhu D., Paix..., p. 520.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search