Nécessité et obéissance : Le Parlement de Paris et la critique de la raison d’État, 1741-1763
p. 39-56
Texte intégral
« Il s’ensuit qu’un Roi de France est un souverain à qui de son aveu tout n’est pas permis mais à qui tout est possible. C’est là le grand secret du gouvernement françois, et l’explication de toutes les contrariétés qu’on y remarque.
[...] Les ministres et tous les partisans de l’autorité arbitraire prétendent que notre droit de remontrances qu’on fait tant valoir en France se réduit encore à cela, droit de parler après quoi il faut obéir.
[...] Il faut se permettre de chercher où est le terme de l’obéissance ».
Malesherbes (1774)1
1« Je définis la Révolution l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice. » C’est par ces mots que Jules Michelet choisit d’ouvrir son Histoire de la Révolution française publiée pour la première fois en 18472. De ce puissant aphorisme, nous ne retiendrons ici que le premier élément, c’est-à-dire le concept de la Loi. L’objectif de cette contribution est en effet de souligner que la Loi, ou, plus exactement, pour prendre Michelet au mot, l’avènement de la Loi, entendu dans son acception paradigmatique, puise ses racines, entre autres, dans les débats qui ont opposé, sous le règne de Louis XV, le gouvernement et la magistrature, cela particulièrement à l’occasion des politiques mises en œuvres par les contrôleurs généraux des finances, depuis Machault d’Arnouville et la création du vingtième (1749) jusqu’à Silhouette et son projet de subvention générale (1759). Ces dix années furent, en termes politiques, parmi les plus fructueuses du XVIIIe siècle et, sans négliger cette réalité que la discussion des affaires publiques demeurait inscrite dans des structures de pensée multiséculaires, elle n’en a pas moins contribué à poser les jalons d’un monde nouveau mais qui, en pratique, était encore à naître. Les années 1750 ont notamment vu surgir, parallèlement aux problèmes du jansénisme, les questions économiques et financières au cœur du débat politique3 et remettre en cause l’argument ancien selon lequel la nécessité ne connaissait point de loi, qu’elle exigeait une soumission et une obéissance totales de la part des sujets du Roi et, bien entendu des magistrats à l’action financière du gouvernement4 Contenue dans les pratiques politiques de la monarchie, notamment dans les échanges verbaux entre le Roi et ses cours de justice, la tension entre la nécessité et le respect de la loi, entre la docilité aux volontés du Roi et la résistance de la magistrature atteindra son point de rupture en 1771 lorsque le chancelier Maupeou mettra les magistrats en demeure de manifester clairement et individuellement leur soumission au principe de la souveraineté absolue du Roi ou de partir en exil5.
2Pour donner une idée préalable du chemin accompli au cours des années 1750, il est possible de comparer deux remontrances du Parlement de Paris, l’une rédigée en 1741 et l’autre en 17636. En 1741, donc au début de la guerre de Succession d’Autriche, le gouvernement de Louis XV adressa au parlement un édit qui (r)établissait l’impôt du dixième des revenus. Suivant sa coutume, les magistrats du parlement, qui reçurent du gouvernement le nouvel édit à fin de vérification et enregistrement, se réunirent en assemblée de chambres et résolurent de rédiger des remontrances. Ces remontrances furent assez sommaires : elles contiennent environ un millier de mots, formant à peine trois pages dans le recueil publié par Jules Flammermont7. Ces remontrances furent surtout très anodines et se limitèrent à suggérer au Roi de suspendre la nouvelle imposition durant quelques mois afin de permettre à ses sujets de reprendre des forces à l’issue d’une année de disette. À quoi Louis XV rétorqua tout simplement que « la nécessité des conjonctures présentes »8 l’obligeait d’imposer la nouvelle taxe, une réponse royale que les magistrats trouvèrent amplement suffisante pour enregistrer sans autre forme de procès le dixième. En 1763, au sortir de la guerre de Sept Ans, tout avait changé : le parlement de Paris adressa de premières remontrances suivies d’itératives remontrances contre les édits fiscaux du contrôleur général Bertin, ces dernières souvent qualifiées de grandes remontrances puisqu’elles comptaient environ 17 000 mots9.
3Cette inflation de la parole parlementaire est tout à fait typique de l’évolution des années 1750. Face au laconisme des réponses royales (ou de ses ministres), dont les principales idées étaient habituellement contenues en quelques phrases au ton le plus souvent extrêmement autoritaire, le parlement étoffa progressivement, surtout après la cessation des paiements de 1759, un argumentaire critique en réaction aux semonces du gouvernement et qui tranchait nettement d’avec l’obéissance du début de la période. Au point que Louis XV, en réponse aux grandes remontrances fiscales de 1763, demanda au premier président de dire au parlement que « son zèle doit avoir des bornes10 ». Le parlement s’était en effet permis d’insérer dans ses remontrances de minutieux calculs sur les revenus de la Caisse d’amortissement, cet établissement financier qui, depuis 1749, était chargé de procéder au remboursement des dettes de la monarchie. Ces grandes remontrances, on le sait, établissaient les bases d’un programme alternatif de gouvernement des finances dont la direction allait échoir à l’un de ses auteurs, L’Averdy, alors l’un des conseillers du Parlement de Paris des plus en vue. Sa nomination, quelques mois plus tard, au fauteuil de Colbert, fut alors porteuse des espoirs de renouveau d’un pays en crise comme l’expliqua Voltaire à la marquise du Deffand : « Voilà un conseiller du parlement intendant des finances ; il n’y en avait point d’exemple, les finances vont être gouvernées en forme. L’état qui a été aussi malade que vous et moi reprendra sa santé11. »
4En remarquable analyste de la vie politique, Voltaire a bien exprimé le cœur de l’évolution du milieu du siècle. Ce dont il rend compte dans sa lettre à Madame du Deffand, c’est bien l’émergence de la loi, ou plus exactement d’une demande, de la part des parlements, du respect de formes légales considérées comme essentielles à la puissance de l’État et l’harmonie de la société. Gouverner les finances en forme, cela signifiait imposer au législateur – en l’occurrence les ministres plutôt que le Roi – un certain nombre de conditions concrètes propres à justifier la nécessité de nouveaux impôts, et donc emporter l’obéissance ou la résistance à l’autorité. Il est inutile ici d’analyser la manière dont les nouvelles formalités juridiques sollicitées par le parlement furent intégrées dans le processus législatif sous le ministère L’Averdy. Dans le cadre de ce volume, il est plus intéressant de se demander si l’exigence, clairement affirmée par le Parlement de Paris, nous le verrons, de définir des critères capable de déterminer la nécessité doit être considérée comme procédant d’un discours républicain. Envisagée du point de vue de Louis XV, la question est assez facilement tranchée. Dans l’esprit du Bien Aimé toute forme d’opposition ou de résistance à l’autorité royale, telle qu’elle était exprimée dans les édits et autres décisions rendues sur le rapport de ses ministres, était qualifiée de républicaine, indépendamment d’ailleurs du régime politique auquel on associe le terme républicain. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1765, le Roi confia à Choiseul la peine qu’il ressentait à constater la différence de stature entre son petit-fils, le futur Louis XVI, alors un enfant, et le dauphin, son père, ce « successeur fait et ferme » qui, n’était-ce la maladie qui l’emporterait bientôt, semblait à même, par la force de son caractère, écrivait Louis XV, de contenir la « multitude républicaine12 ».
5Les réponses laconiques et autoritaires de Louis XV aux remontrances du Parlement de Paris montrent que le Roi n’était absolument pas prêt, en principe sinon dans la pratique, à accepter la moindre forme d’opposition dans le sein de la monarchie. Il s’est toujours contenté de dire et redire qu’il était la source exclusive de toute autorité. Ainsi, en 1756, dans sa répartie aux remontrances du parlement sur l’établissement d’un second vingtième, le Roi récusa toute forme de dialogue : « Le témoignage que S.M. se rend à Elle Même de sa tendre affection pour ses peuples est un gage assuré de leur confiance13. » Cette phrase résume assez bien le risque que court l’historien en faisant sien le discours que la monarchie d’Ancien Régime tenait sur elle-même. L’autojustification d’un pouvoir royal rejetant la contradiction est encore très nette dans cette autre réponse de Louis XV qui érigeait en principe l’impossibilité de la critique : « Le Roi se rend à lui-même et à sa couronne de proscrire tous principes qui seraient contraires à l’essence de son autorité14. » Doit-on déduire de ces propos du Roi que les parlements, et en l’occurrence le Parlement de Paris, entendaient changer la nature du régime ? Sans doute une partie de la famille royale et des courtisans le croyaient-ils fermement, eux qui évoquaient le terme de révolution – le mot est fréquemment utilisé dans les années 1760 – c’est-à-dire la confiscation ou la mise sous tutelle du pouvoir du monarque royal par une soi-disant république des juges.
6Le seul moyen de répondre à cette question est d’analyser en détail les remontrances du Parlement de Paris. Ses remontrances fiscales et financières offrent en effet un corpus très intéressant sur les idées de la magistrature. Prises au hasard, et en l’absence de connaissances détaillées des problèmes du temps, il est facile de ne vouloir lire dans ces remontrances qu’une forme codifiée, en grande partie surannée ou simplement répétitive de critiques déplacées et irréalistes – certains ont dit égoïstes – à l’égard d’une autorité royale souvent envisagée par l’historien comme étant seule légitime à déterminer l’intérêt général de l’État. Cependant, en relisant dans leur continuité les remontrances fiscales du Parlement pour les années 1750, – et en ayant à l’esprit les travaux de Julian Swann concernant les débats internes à la magistrature et la réduction des avis dans les assemblées de chambres15 – il apparaît que le fil conducteur des discussions au sein de la magistrature peut se résumer en une question au fond très simple : comment le parlement pouvait-il concilier (la nécessité de) son droit de remontrances, jusqu’au point de refuser d’obéir, à (la nécessité de) l’autorité absolue du souverain et du maintien de l’ordre public ? Cette question, qui était aussi au cœur de la pensée de Montesquieu, le plus célèbre d’entre tous les magistrats, était fondamentale chez des juges censés, avant toute autre chose, maintenir les lois de la monarchie, les faire appliquer et en juger les infractions.
7La question de la résistance – ou de la désobéissance pour ainsi dire « légale » – qu’une compagnie pouvait ou se devait d’opposer à la volonté royale dans le cadre d’innovations fiscales fut débattue à de nombreuses reprises dans les assemblées de chambre du Parlement de Paris. Cette question avait semblé être tranchée en 1749, à l’occasion des débats relatifs à l’enregistrement du vingtième de Machault d’Arnouville, cette innovation fort remarquable puisque, contrairement à la tradition, ce ministre établissait un impôt en temps de paix au lieu, comme cela était la coutume et semblait naturel dans les esprits d’alors, de réduire les taxes à la fin de la guerre pour soulager les contribuables pressurés durant le conflit. Ce nouvel impôt sema naturellement un germe de division dans le sein du parlement, un parlement qui, il faut le rappeler, n’était jamais unanime dans son approche des affaires publiques et dont les décisions, prises à la pluralité des voix, n’en étaient pas moins contraignantes pour l’ensemble des magistrats puisqu’elles étaient censées exprimer l’opinion officielle de la cour et forcer les minorités. En 1749, la minorité des magistrats échoua dans sa tentative d’obtenir de leurs collègues de formuler de secondes ou itératives remontrances après le refus du Roi de donner suite à leurs premières remontrances. La majorité, qui était favorable à la politique de Machault – notamment parce que, dans le contexte des querelles jansénistes, ce ministre attaquait les immunités du Clergé – décida de simplement « faire un nouvel effort auprès du Roi » et d’envoyer le premier président à Versailles pour que la volonté royale serve à la cour de « décharge de ce que son zèle et sa conscience exigeraient d’elle dans l’occasion présente16 ». Rien d’étonnant donc à ce que Louis XV, tel un comptable distribuant des quittances de bonne conduite à ses magistrats, ait chargé le premier président de faire savoir qu’il était content de la soumission de « mon parlement17 ».
8Deux années plus tard, en 1751, la majorité favorable à une attitude de soumission rencontra plus de difficultés à réunir ses forces. En effet, une nouvelle innovation financière, en l’occurrence l’émission d’un emprunt en rentes viagères, semblait apporter un démenti à ceux des magistrats qui avaient soutenu Machault. C’est que cet emprunt laissait planer quelques doutes sur l’intention première du gouvernement de limiter la durée du vingtième au remboursement des dettes de l’État, qui semblait s’éloigner. D’où de premières remontrances (21 mai) suivies cette fois d’itératives remontrances (26 mai) qui manifestaient clairement le malaise des magistrats dont les plus modérés cherchaient peut-être à indiquer au gouvernement une voie de négociation en demandant comment il était possible qu’il « se soit trompé de cinquante millions dans la supputation des dettes occasionnées par la guerre18 ». Les deux réponses fermes de Louis XV ordonnant au parlement d’enregistrer l’édit furent à l’origine de délibérations longues et orageuses dans les assemblées de chambres, en particulier lorsqu’il fallut débattre de l’attitude à adopter sur le second refus du roi. Parmi les intervenants, deux conseillers du parlement, Thomé et Drouin de Vandeuil, prirent tour à tour la parole pour déterminer si, en cette occasion, il convenait que le magistrat opère, comme il l’avait fait jusqu’alors, une distinction « entre (sa) conscience en matière de religion et celle en affaires purement humaines ». Thomé tenait en effet pour précepte que « dans les affaires de religion on ne devait jamais faire une chose qu’on croyait mauvaise, parce qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». En revanche, « en matières purement humaines, on était quitte, selon Thomé, après avoir fait des efforts capables de faire sentir au souverain tous les inconvénients du parti qu’il voulait suivre19 ».
9Vingt ans plus tard, Malesherbes évoqua dans ses conversations avec son père, le chancelier Lamoignon, les débats, célèbres en leur temps, des assemblées de chambres du printemps 1751 et tira la conclusion qu’il avait « longtemps existé entre les Ministres les plus importants qui étaient ceux de la finance, et les Magistrats les plus actifs du Parlement, sinon une convention expresse, au moins une transaction tacite qui étoit très bien entendue des deux côtés et dont voici les articles. Abandonnez-nous les affaires des prêtres, maintenez, augmentez même notre considération personnelle et nous vous opposerons sur les impôts qu’une vaine résistance facile à vaincre. Nous étalerons cependant dans de belles remontrances les sentiments les plus patriotiques ; après cela forcez-nous, et nous seront disculpés aux yeux du public ». Motivé par l’esprit de prudence, l’un des attributs traditionnels du parfait magistrat, cet accord tacite avec le gouvernement procédait, selon Malesherbes, de la volonté de ne pas compromettre le parlement « sur les opérations de finances (qui) sont celles que les Ministres ont toujours le plus à cœur, ou de conserver par ce moyen le libre exercice de la justice dans d’autres matières ». Malesherbes voyait surtout dans ces magistrats prudents – ou que l’on pourrait qualifier de « politiques » – des traîtres et des lâches qui cherchaient, outre les grâces du ministère, à corrompre ceux de leurs collègues d’un tempérament « timide » qui croyaient que la résistance avait des bornes, surtout lorsqu’il leur paraissait « bien décidé que le Roi ne sera pas fléchi ». Autant dire que ces magistrats, d’un naturel peu enclins à opposer de la résistance, étaient prompts à se laisser persuader que « leur conscience (car nos anciens préféroient toujours le terme de conscience à celui d’honneur ou de devoir, ajoutait Malesherbes)... n’exigeoit d’eux que de faire parvenir la vérité au Roi20 ».
10Peu impressionné par la réputation que Thomé s’était acquis dans les affaires de la Constitution Unigenitus, le jeune Drouin de Vandeuil prit ensemble la parole et « se plaignit avec grande énergie de ce que le Parlement ne mettoit de fermeté que dans les affaires de religion21 ». À ses collègues il exposa qu’il était en réalité « deux obéissances dues au souverain, l’une primitive et perpétuelle de ne rien faire de contraire au bien de son service et de son état, l’autre momentanée consistant dans l’obéissance au souverain dans une telle occasion, que la première devait toujours l’emporter sur la seconde et que lorsque le souverain exigeait un acte contraire au bien de l’État l’obéissance primitive empêchait absolument d’y consentir, sans qu’il fût permis d’obéir à ses ordres réitérés22 ». Cette joute oratoire ne fut pas sans conséquence : si elle valut à Drouin les applaudissements des magistrats pour son éloquence et son zèle patriotique, elle affaiblit considérablement le prestige de Thomé et donc sa capacité de persuasion dans les assemblées de chambres.
11Réfléchissant à ces faits au début de l’année 1774, au moment où le gouvernement de Louis XV consultait les principaux magistrats exilés sur les moyens à envisager pour rappeler une partie des anciens parlements, Malesherbes, que l’on imagine souvent comme un radical, avait des états d’âme et se demandait « si M. Thomé vivait encore ne pourrait-il pas dire à M. Vandeuil qu’il avait prévu ce qui arriveroit immanquablement si on ne mettoit pas de bornes à la résistance23 » ? Ce fut en tout cas, en 1751, la position du président Gilbert qui chercha à concilier les deux opinions en observant que « s’il se trouvait des occasions dans lesquelles on devait pousser la résistance jusqu’au bout... il était (aussi) des cas dans lesquels il n’était pas nécessaire pour l’acquit de la conscience de pousser cette résistance aussi loin, par exemple lorsqu’il ne s’agissait pas de l’intérêt entier de l’État, de summa rerum, ou lorsque la résistance entraînerait la perte de la compagnie24 ». En bref, Gilbert avait estimé, comme Malesherbes après le coup de Maupeou, que trop résister n’était pas sans présenter de graves dangers.
12L’intervention déterminante du président Gilbert fut plus que prémonitoire puisque, on le sait, les magistrats parisiens allaient bientôt subir un long exil (avril-octobre 1753), non point sur des questions financières, mais suite aux débats qui les opposeraient au gouvernement au sujet des billets de confession. De retour à Paris, le parlement se trouva donc plus que jamais confronté à la question de l’obéissance au Roi et, par extension, des limites légitimes de la résistance. Mais désormais le contexte n’était plus celui d’un pays victorieux cherchant, comme en 1749, à remettre la monarchie sur le chemin de la paix. Outre la question du financement d’un nouveau conflit contre l’Angleterre qui débuta en 1756 et allait durer sept longues années, l’attentat de Damiens (janvier 1757) posa la question de l’impact de la résistance des magistrats qui, au mois de décembre, avaient démissionné collectivement pour exprimer leur opposition au lit de justice sur la Constitution Unigenitus et à un édit de discipline.
13Dans ce contexte, la question de la résistance à l’autorité royale fut quelque peu différée et la solution, élaborée par les ténors du parlement de Paris, n’apparut vraiment dans toute sa limpidité qu’en 1763. Au retour de son exil de 1753, la magistrature eut surtout à cœur de trouver une répartie appropriée aux réponses du Roi qui accusaient à mi-mot les magistrats d’incompétence et, par conséquent, de trahison. Déjà en 1751, le Roi avait observé au premier président que la résistance de la magistrature ne pouvait se déduire que de leur ignorance des faits, une résistance qui semblait dès lors d’autant plus inexcusable que le devoir « de tout bon citoyen », en particulier de magistrats attachés au service du Roi par leur serment, devait être « d’éclairer le public sur la bonté du souverain et à le désabuser » de fausses idées25. Cette répartie n’était pas des plus judicieuses puisqu’elle allait déplacer le débat vers la question de la transparence financière et la publicité des comptes de la monarchie. Le gouvernement comprit bien vite son erreur. Le lien entre la trahison et l’incompétence fut repris en 1756 par Louis XV, mais cette fois avec une précision de taille puisque l’incapacité de la magistrature dans les matières fiscales était érigée en principe : « Je peux seul connaître, affirma le roi, l’objet et l’étendue des dépenses que les circonstances rendent indispensables26. » En ce début de guerre, la semonce porta droit au but : le parlement résolut de faire profil bas et répondit qu’il « n’a jamais douté de la proportion de ces subsides que vous exigez avec les dépenses extraordinaires que les circonstances présentes rendent indispensables27 ».
14Il n’est pas inutile de souligner que le rapport de force entre le Roi et son parlement dans les questions financières reposait essentiellement sur l’argument de la nécessité, un thème fort ancien qui avait été développé au Moyen Age, avec l’appui de juristes, tel Jean de Salisbury, qui avaient formulé le principe selon lequel dans un moment de crise pour l’État « la nécessité ne connaît pas de loi ». Ces justifications permirent, comme l’a suggéré Lydwine Scordia, de placer littéralement l’État « hors-la-loi » en le déliant du respect des coutumes et des lois28. Le Digeste distinguait désormais « le temps ordinaire pendant lequel le Roi est lié par les lois humaines (potestas ordinaria), et le temps de la nécessité, où son pouvoir est délié (legibus solitus) des lois humaines (potestas absoluta), mais non des lois divines ». Sylvie Daubresse montre pour sa part que l’argument de la nécessité fut développé tout au long du XVIe siècle par les Valois pour emporter les conflits avec le Parlement de Paris, notamment à l’occasion des augmentations de recettes et, surtout, des créations d’office29.
15Ces deux historiennes estiment que les juristes du Moyen Age n’envisageaient pas d’autres limites à la nécessité que celle de la conscience royale, autrement dit sa conception du bien commun du royaume et de l’intérêt général30 et que le Parlement de Paris acceptait l’idée de la clairvoyance, ou « certaine science », du roi qui apparut dans les formulaires de chancellerie du début du XVIe siècle. Sylvie Daubresse ajoute que le parlement était alors étroitement impliqué dans le fonctionnement quotidien d’une monarchie à peine administrative. Pour ce qui concerne le XVIIIe siècle, Malesherbes estimait que dans les conflits de principes qui opposait les ministres et les cours chacun agissait d’après ses préventions, certes, mais plus encore suivant les circonstances puisqu’il y avait « des tems où les cours croyent avoir rempli tout leur devoir quand après leurs remontrances entendues le Roi insiste pour l’enregistrement de la loi, et alors elles se contentent de constater leur résistance par des termes apposés à l’enregistrement “de l’exprès commandement du Roi”. Il y a d’autres tems où elles ne se croyent jamais permis de consentir à ce qu‘ elles désapprouvent ou d’apposer le sceau de l’enregistrement à ce qu’elles croyent contraire à la justice & au bien de l’État ». Dans ce second cas de figure, qui concernait surtout les lois bursales, le Roi ordonnait l’enregistrement en lit de justice, c’est-à-dire de sa volonté, une méthode qui avait l’avantage de disculper les cours “aux yeux de la Nation du reproche d’y avoir consenti”31 ».
16Au XVIIIe siècle comme par le passé, le Parlement de Paris ne chercha point vraiment à attaquer de front les principes politiques du gouvernement monarchique, qu’il ne voulait pas remettre en cause, mais apporter certains correctifs à la manifestation de l’autorité royale ou exprimer son désaccord en soulignant, par exemple, la contradiction des lois, ce qui était une manière d’essayer d’exercer un contrôle formel de la légalité des textes soumis à son enregistrement plutôt que d’y résister. De tout temps le principe juridique selon lequel les lois devaient être « fixes et invariables » avait été l’un des leitmotivs de la magistrature, sinon sa raison d’être. Ce principe fut bien sûr mis en avant dans les conflits des années 1750. La dissipation d’une partie des recettes des vingtièmes originellement destinées à financer la caisse d’amortissement fut l’un des objets de récriminations des magistrats hostiles à Machault qui eurent beau jeu d’insinuer à leurs collègues qu’ils avaient été joués par le gouvernement et que le secret de finances solides ne résidait pas, comme le disait le gouvernement, dans l’augmentation des recettes fiscales mais dans la diminution des dépenses. L’appel à la tradition trouvait cependant ses limites en une décennie où l’esprit critique des Lumières entendait triompher des méfaits de lois irrationnelles et contradictoires, notamment dans les domaines fiscaux, économiques et financiers.
17Le vrai moyen pour le parlement d’entrer en politique fut entraperçu à la fin des années 1750. S’il n’était pas facile en temps de guerre, ni même souhaitable pour l’intérêt du parlement et du pays, de paraître limiter l’autorité royale, du moins était il loisible de questionner la nécessité, ou ces mystérieuses raisons d’État systématiquement mises en avant par les ministres pour emporter la soumission de la magistrature. Le parlement marqua un premier point lorsque, au mois de septembre 1759, il remontra au Roi que la nécessité ne pouvait pas délier le gouvernement de l’observation des lois, en particulier « de remplir avec une scrupuleuse exactitude les engagements que S.M. a contractés ». Pour le parlement, le principe du respect de la loi, qui contrariait la tradition médiévale de la nécessité, était seul capable de protéger les sujets du Roi de la contradiction inhérente d’un système dans lequel une injustice particulière pourrait être commise au nom de la nécessité. Aussi le parlement se crut-il fondé, dans ses remontrances, à rejeter un projet financier de Silhouette tendant à rembourser certains offices en du papier déprécié, cela sur le simple motif que la nécessité alléguée de ce projet ne diminuait en rien la « nécessité indispensable que V.M. payât en deniers comptants sur le champ la portion de finance qui, en 1730, a été versée en argent dans ses coffres32 ». En d’autres termes, deux discours de la nécessité s’affrontaient désormais : de l’impossibilité de concilier l’intérêt général avec les principes essentiels de la justice découlait le caractère frauduleux de la raison d’État puisque la loi soumise à la vérification du parlement était attentatoire aux droits des sujets du roi, en particulier au droit de propriété qui, pour tous les juristes, démarquait la monarchie absolue du despotisme.
18Les défaites militaires de la fin des années 1750 et les graves problèmes financiers du gouvernement jouèrent évidemment un rôle de tout premier plan dans l’évolution de l’argumentaire des magistrats et des rapports de force à l’intérieur du parlement, mais aussi, et c’est un point capital quoique souvent négligé, dans l’histoire des relations entre Paris et les cours provinciales qui n’avaient pas forcément, n’en déplaise à la théorie de l’union des classes, les mêmes intérêts à défendre ou simplement la même approche des affaires publiques. Systématiquement rabroué par le Roi et les ministres lorsqu’il intervenait dans les questions fiscales, le parlement chercha à faire bonne mesure et entreprit son éducation financière. Cela n’était pas très difficile en ces années 1750 où de nombreux et importants ouvrage voyaient le jour, en particulier l’Histoire des finances de France de François Véron de Forbonnais33, mais aussi les textes du marquis de Mirabeau, les écrits des économistes en général, dont ceux de Quesnay, ou encore divers articles publiés dans les volumes de l’Encyclopédie. S’appropriant ces nouvelles connaissances ainsi que les réflexions des politiques du jour qui ne parlaient plus guère de vertu, selon Montesquieu, mais surtout « de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même », le parlement chercha à rejeter l’idée qu’il ne formait qu’une « vaine réclamation des particuliers qui ne sont point à portée de connaître ni d’approfondir les vues supérieures et les raisons d’État, et qui ne peuvent avoir de connaissance de l’ensemble duquel dépend la détermination de la quotité et de la durée des impositions34 ». Dans ses remontrances, le parlement commença à passer au crible les projets financiers des ministres. De nouveaux principes s’insinuèrent dans le discours parlementaire. La phrase « Les richesses des peuples, Sire, sont les richesses des rois » prononcée par le procureur général Joly de Fleury lors du lit de justice pour l’enregistrement de la subvention générale de Silhouette souligne bien l’influence de la nouvelle pensée économique foncièrement hostile aux financiers et qui fournissait alors d’amples arguments à la magistrature contre les projets fiscaux du gouvernement35.
19Évidemment, le gouvernement n’entendait toujours point se laisser dicter sa politique par la magistrature. Préalablement au lit de justice, le contrôleur général Silhouette avait fait savoir aux magistrats qu’il était autorisé par le Roi à leur annoncer, une fois de plus, que l’intérêt des peuples « ne peut-être déterminé que par des vues supérieures et des raisons d’État que la situation des particuliers ne les met point à portée de connaître et d’approfondir36 ». En d’autres termes, l’administration des finances participait toujours de l’omnipotence sacrée et du mystère de l’autorité du roi. Mais, soit que les idées du parlement aient trouvé des soutiens dans le Conseil du Roi, soit que Silhouette ait été moins capable que ses prédécesseurs, à cause de ses origines sociales plus modestes, d’imposer son autorité sur le parlement, soit enfin que la situation financière, moins glorieuse, ait laissé peu de latitude au gouvernement, le contrôleur général, adopta un ton beaucoup plus conciliant que ses prédécesseurs dans ses relations avec le parlement. Le parlement avait en effet développé sa propre analyse de la crise financière de la monarchie, une crise qu’il attribuait à un défaut de circulation. En conséquence de quoi, la magistrature demandait au Roi de multiplier les signes monétaires par l’émission de 600 millions de billets de crédit au lieu d’augmenter les taxes qui tariraient plus encore une activité économique fortement réduite et, donc, les facultés de l’État. Cette autre politique, Silhouette l’avait déjà rejetée lors de son discours de réception à la chambre des comptes de Paris37.
20Comme le nota Barbier, le gouvernement, contrairement à la tradition, donna une étendue tout à fait extraordinaire à la réponse du Roi puisque pour la première fois il accepta d’argumenter et rejeta point par point les objets des premières remontrances contre la subvention générale : « L’idée [de] suppléer [à de nouveaux secours] par la multiplication d’une monnaie fictive qui ne peut avoir de valeur si elle ne peut à chaque instant être convertie en espèces véritables, qui, sans cette condition, n’aurait aucun cours s’il était libre, et qui, s’il était forcé, détruirait toute confiance, est une chimère qui ne pourrait être adoptée sans renverser les fortunes des particuliers, intercepter tout commerce au-dedans et au dehors, et mettre l’État en combustion ; ces considérations doivent être un sûr garant que S.M. n’aura jamais recours à ce funeste expédient38. » Silhouette n’eut pas d’autre solution que de se réfugier derrière l’autorité royale en observant aux magistrats que dans la mesure où les divers moyens de trouver de l’argent présentaient tous également certains problèmes pratiques, le Roi devait à sa monarchie de « faire usage de sa pleine puissance pour procurer à son état les secours nécessaires à sa conservation39 ».
21Cette réplique de Silhouette aux remontrances du parlement ouvrait pour la première fois une brèche dans la forteresse du gouvernement puisqu’elle opérait de fait une distinction entre l’administration des choses matérielles, qui n’était jamais parfaite et sujette à changement, et le principe monarchique immuable à cause de ses origines divines. Ce constat de l’existence, en quelque sorte, d’un double corps de l’État, celui des choses humaines, gouverné par la loi, l’autre divin obéissant à la volonté du Roi comme étant seul capable de déterminer l’intérêt de l’État, permit aux magistrats d’explorer deux nouvelles manières d’envisager des formes de contrôle de l’autorité des ministres et tenter de mettre ainsi un terme à la tension permanente entre la soumission et la résistance du magistrat.
22La première voie, foncièrement politique, exposait que l’accusation de trahison ou d’incompétence du parlement était inopérante pour cette simple raison que les magistrats faisaient corps avec la personne sacrée du Roi : « Également au-dessus des préjugés de la multitude et des préventions des grands, (le parlement) ne se détermine que par les lois et le bien de l’État40. » Le parlement entendait donc se placer aux côtés du Roi et participer de son omnipotence. Dès lors toute résistance de la magistrature échappait à l’accusation de trahison. Car comment la magistrature aurait-elle pu trahir les intérêts de l’État si elle faisait corps avec le Roi ? Cette ouverture possible, qui reposait sur le principe d’une entière liberté d’enregistrement (et aurait de fait transformé la monarchie en une « république » ou annihilé toute différence entre le roi et ses magistrats), fut aussitôt close : le Roi chargea son chancelier d’annoncer au parlement qu’il sortait de la question : « S.M. se persuade que vous n’avez pas fait assez d’attention à ce qui a été hasardé dans la partie de ces remontrances qui ne porte pas sur les édits, et que vous n’avez pas senti jusqu’où en pouvaient aller les conséquences41. »
23En deux occasions seulement les ministres conseillèrent au Roi de suivre cette voie. D’abord en 1766, lors du discours dit de la Flagellation, une intervention de Louis XV devant son Parlement fut savamment orchestrée pour mettre un terme à l’affaire de Bretagne et cela de telle manière qu’elle paraisse une communication de confiance entre le souverain et ses magistrats, pour ainsi dire considérés comme une extension du corps du roi ou de l’État avec l’espoir, par ce moyen, d’empêcher le parlement de délibérer et de résister à ses ordres. L’autre expérience eut lieu au mois de novembre 1787, lors de la fameuse séance royale destinée à obtenir l’aval de la magistrature en faveur d’un rééchelonnement de la dette. Cette fois, elle se termina en un vrai fiasco puisque le duc d’Orléans se leva et prit la parole pour émettre des doutes sur la concordance entre les vues exprimées par les magistrats et la décision prononcée par Louis XVI, une attitude qui déboucha sur l’exil du prince et de deux magistrats seulement42.
24Rabroué en 1759, le parlement explora une autre piste dans ses remontrances du mois de janvier 1760 contre le lit de justice. Il élabora une voie plus nettement juridique et administrative qui devait permettre de concilier la nécessité de l’autorité royale et l’intérêt général. Parmi les divers objets que les magistrats décidèrent d’insérer dans leurs remontrances se trouve cette idée fondamentale que « la richesse des États ne consiste pas seulement dans les biens de la fortune des particuliers » mais « qu’elle résidait également dans l’opinion et dans la confiance publique, que cette confiance... ne pouvait s’acquérir et se maintenir que par l’exacte observation des lois ». En d’autres termes, la puissance de l’État n’était pas premièrement un problème d’argent mais avant tout celui de la confiance publique, garantie par la liberté des magistrats d’accepter, modifier ou rejeter les lois soumises à leur enregistrement : « Toute administration dans l’État est fondée sur les lois. Il n’en est aucune sans un enregistrement libre, précédé de vérification et d’examen. Cette vérification, nécessaire pour donner à toutes les lois le caractère d’authenticité auquel les peuples reconnaissent l’autorité qui doit les conduire, n’est pas moins intéressante pour les sujets, ni moins utiles aux vues du Souverain, lorsque la loi a pour objet de procurer des secours à l’État par la voie des impositions43. »
25Les remontrances de 1760 posèrent en principe que l’obligation d’obéissance à l’autorité royale, fondamentale dans la monarchie, demeurait de fait inefficace en l’absence d’un acquiescement libre. En l’occurrence, il ne s’agissait pas seulement d’insinuer au Roi que le parlement était son meilleur allié, pourvu qu’il ne forçât point ses décisions, mais de manière plus significative qu’il était possible de définir les éléments constitutifs d’un accord libre sans que cette liberté ne fût considérée comme attentatoire à l’autorité du souverain : « La source de cet acquiescement, qui ajoute encore à l’obéissance, n’est autre chose que la confiance des peuples sur l’utilité, sur la nécessité, sur la possibilité de l’imposition. » Autoriser de nouveaux impôts en conformité à ces principes n’était cependant pas suffisant. Le parlement ajouta que l’acquiescement dépendait encore du respect des lois comptables seules capables de contrôler a posteriori la destination du produit des impôts : « Les lois qui président à l’administration des revenus de l’État se sont proposées de vérifier, par des règles sûres, la nécessité de l’imposition, la fidélité du recouvrement, l’utilité des dépenses et la certitude de l’emploi des fonds publics. Ainsi les lois de la comptabilité forment le complément du plan économique pour la direction des finances44. » Autant dire que le conflit entre le Parlement ne tendait pas à réduire l’autorité royale mais au contraire à la renforcer en s’assurant que les ressources seraient choisies raisonnablement et leur destination garantie, contrairement à ce qui s’était passé avec les fonds alloués à la caisse d ‘ amortissement.
26Les grandes remontrances de 1763 firent, en quelque sorte, la synthèse des débats des années 1750. Leur principal objet fut d’édicter des règles certaines qui permettraient d’apporter une solution au problème de la conscience du magistrat lorsque le gouvernement mettait en avant « la force impérieuse de la nécessité » afin d’obtenir une soumission totale. Une fois encore, le contexte général ne fut pas étranger à l’évolution de l’argumentaire du parlement. Car en 1763, après la défaite de la France, le parlement se croyait plus que jamais en droit de fronder les conséquences de la nécessité « [cette] loi terrible qui semble s’être arrogé le droit de faire taire toutes les autres lois, de commander aux souverains, de faire plier toute puissance45 ». L’affaiblissement de la France sur la scène internationale semblait plus que jamais justifier l’affirmation maintes fois réitérée par le parlement de l’importance de veiller « sur la légitimité et sur l’application de cet empire rigoureux et absolu que la nécessité semble réclamer, au préjudice des intérêts et des droits les plus sacrés, au préjudice de la parole royale, de l’autorité des lois nationales, des intentions paternelles de V.M., de la protection qu’elle doit et qu’elle accordera toujours à la force publique, à la tranquillité de la société, à la conservation du commerce, à la subsistance des citoyens46 ».
27Ne voir dans cette déclaration que le triomphalisme du Parlement de Paris plaçant l’autorité du Roi sous tutelle serait une erreur. La première cour du royaume ne tournait pas la tête vers le passé mais regardait vers le futur. Elle proposait des réflexions neuves pour sortir la monarchie de la crise. Comme l’a bien noté Malesherbes, non sans un évident désaccord, le système politique proposé par L’Averdy cherchait à « obtenir par corruption des enregistrements, et pour y parvenir plus aisément il tâcha de concentrer dans le Parlement de Paris la puissance de tous les parlements du royaume47 ». C’est que dans l’esprit de L’Averdy les solutions aux problèmes de la France exigeait des réformes qui devaient permettre de moderniser la structure du gouvernement en coordonnant l’action des parlements autour de projets concrets et renforcer de la sorte la voix de la magistrature plutôt que de laisser les cours provinciales, qui avaient chacune leur agenda particulier, se diviser et prévenir toute action positive concertée.
28Tandis qu’en 1774 Malesherbes réfléchissait aux limites à imposer à l’autorité royale – et n’entrevoyait guère, hors une improbable convocation des États généraux, que la contrainte des lois fondamentales, comme la loi de succession au trône de France, le respect de la propriété ou le refus légitime d’obéir à tout crime ordonné par le Roi – les magistrats du parlement avaient sciemment cherché en 1763 à apaiser le conflit entre le gouvernement et la magistrature en formulant des formes légales, donc contraignantes, qui devaient permettre de déterminer objectivement si la nécessité, alléguée par les ministres au nom de l’intérêt de l’État et repoussée par les magistrats au nom de la conscience, suivant les anciens, et de l’honneur pour ceux qui avaient lu et approuvaient Montesquieu, était impérieuse. à cet égard, les grandes remontrances de 1763 n’auraient pu être plus explicites. La nécessité de lever de nouveaux impôts extraordinaires n’était considérée comme acceptable que dans la mesure où elle répondait à « trois suppositions réunies et indivisibles : la possibilité de la perception des impôts projetés, la réalité constante des besoins publics... enfin l’impossibilité de trouver pour y subvenir des ressources plus douces que celles des impôts. Sans la première de ces conditions, la nécessité serait illusoire ; sans la seconde, elle serait au moins suspecte ; sans la troisième, elle serait frivole et imaginaire. La nécessité se dément encore lorsque l’emploi projeté des deniers qu’on exige s’écarte de la destination unique à laquelle on veut attacher l’idée de la nécessité48 ». Ces bases étant désormais posées, toute critique des projets du ministre des finances ne mettait plus en cause l’autorité royale mais tendait à fonder la légitimité d’une discussion contradictoire, essentiellement technique, des besoins de l’État ; de la sorte elle permettait au parlement d’exercer pleinement son rôle traditionnel qui consistait à vérifier la nécessité et la bonté de la loi, suivant des critères précis et transparents, qui pouvaient être améliorés, et donc formuler un acquiescement a priori dont les principes seraient infirmés ou justifiés a posteriori par la vérification de la destination des revenus.
29Certes, cette nouvelle définition du rôle du parlement dans les affaires financières n’apporta pas de solution à la crise de la monarchie qui se poursuivit durant les années 1760 et se reproduisit en 1787, à l’issue d’une autre guerre, celle d’Amérique. Le parlement de Paris, dont le personnel était alors bien différent de celui du précédent règne, rejettera l’argument traditionnel des ministres qui l’accusait de vouloir légiférer à la place du Roi : « S’agit-il d’une loi ? C’est aux cours à la vérifier librement ; mais le droit de vérifier librement les lois n’est pas celui de les faire, les cours ne peuvent ni forcer ni suppléer la volonté du Roi ; votre parlement, Sire, l’a déjà protesté et le répétera aussi souvent que vos ministres tâcherons d’obscurcir cette vérité ». Et faisant allusion à sa résistance, le parlement notera simplement : « quelquefois les magistrats sont appelés à s’immoler aux lois, mais telle est leur honorable et périlleuse condition, qu’ils doivent cesser d’être, avant que la Nation cesse d’être libre49 ». En d’autres termes, le parlement disait être le seul rempart contre le despotisme. Certainement, il était l’un des seuls corps de l’État capable de prendre la parole, ce privilège qui, pour Malesherbes, était tout ce qu’il restait de liberté aux Français face au Roi dont l’autorité sans partage semblait justifiée par plusieurs siècles de domination et les moyens militaires que lui assuraient les ressources d’un pays riche. Mais la France, à cause de sa puissance même, ne manquait pas d’ennemis et la guerre, par ses exigences sur le pays et la richesse des particuliers, posait sans cesse la question des limites à imposer à la puissance royale. La solution à ce dilemme allait bientôt passer par l’avènement de la Nation et l’égalité. On ne saurait cependant totalement oublier qu’en fondant la modernité dans la représentation, l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme cherchait aussi le moyen de constater, comme l’avait demandé le parlement, « la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».
Notes de bas de page
1 Archives nationales, 126MI 9, Archives du château de Rosanbo, Fonds Lamoignon, dossier no 4, Mémoires rédigés en exil par M. de Malesherbes d’après ses conversations avec le chancelier Lamoignon, vers janvier 1774, Premier éclaircissement sur l’usage où sont les Rois de casser les arrêts du Conseil et de forcer les enregistrements et Second éclaircissement sur l’aveu que les Parlements ont souvent abusé de leur pouvoir.
2 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Chamerot, 1847, 2 vol., tome premier, p. XXIII.
3 Sur ce point voir Joël Félix, Finances et politique au siècle des Lumières. Le ministère L’Averdy, 1763-1768, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France, 1999 ainsi que, plus récemment, Arnaud Decroix, Question fiscale et réforme financière en France. Logique de la transparence et recherche de la confiance publique, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2006. Dès la fin des années 1750, les parlements dans leurs remontrances ont fait le souhait d’une transparence des recettes et dépenses de la monarchie, transparence envisagée à la fois comme moyen de contrôle de l’autorité ministérielle par les parlements mais aussi de légitimation de la nécessité des impôts et du maintien de l’ordre public. Outre les remontrances du Parlement de Paris (1763) et de Provence (1764), la formulation la plus célèbre du désir de transparence est celle, plus tardive, de Malesherbes dans les remontrances de la Cour des aides (1775).
4 Sur le Parlement de Paris et la politique sous le règne de Louis XV voir Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774, Cambridge University Press, 1995. Nombreux éléments également dans J. Félix, Finances et politique, op. cit.
5 Cette dimension politique – et non point des considérations sociales – fut l’argument fondamental mis en avant par les magistrats qui acceptèrent de servir Maupeou. Sur ce point voyez Durand Echeverria, The Maupeou Revolution. A Study in the History of Libertarianism France, 1770-1774, Louisiana State University Press, 1985; Joël Félix, Les Magistrats du Parlement de Paris, 1711-1790, Paris, Sedopols, 1990; Julian Swann, “Silence, respect obedience” : political culture in Louis XV’s France”, in H.M. Scott and B. Simms, Cultures of Power in Europe during the Long Eighteenth-Century, Cambridge University Press, 2007, p. 225-248.
6 La plupart des cours de justice ont rédigé ou publié, comme c’est le cas des cours de Rouen, Grenoble et de Provence en particulier, des remontrances fort intéressantes sur les questions fiscales et financières. Une édition critique des remontrances des cours de justice serait très utile pour analyser les similitudes et les différences dans l’argumentaire développé par les parlements.
7 Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, publiées par Jules Flammermont, Paris, Collection de documents inédits sur l’histoire de France, 1888-1898, 3 vol., vol. 1, p. 379-382, remontrances du 6 septembre 1741.
8 Id., p. 382-383.
9 Id., vol. 2, p. 360-410, remontrances du Parlement de Paris, 8 août 1763.
10 Id., p. 410.
11 Voltaire à la marquise du Deffand, 22 mai 1764, Voltaire’s correspondence, edited by Theodore Besterman, Genève, 1960, vol. LV, lettre 11045, p. 48.
12 Publiée dans la Revue de Paris, 1829, t. 4, p. 60 et réimprimée dans G. du Fresne de Beaucourt, « Le caractère de Louis XV, deuxième partie », Revue des Questions Historiques, 1868, vol. 4, p. 233-234.
13 Louis XV en réponse aux remontrances du parlement, 21 août 1756, in Remontrances..., op. cit., vol. 2, p. 124.
14 Id., p. 265, Réponse de Louis XV aux remontrances du parlement, 20 septembre 1759.
15 Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris, op. cit.
16 Remontrances, op. cit., vol. 1, p. 401, 19 mai 1749.
17 Id., p. 403.
18 Id., p. 448, Itératives remontrances.
19 Id., p. 453. 26 mai 1751.
20 Archives nationales, 126MI 9, Second éclaircissement...
21 Id.
22 Remontrances..., op. cit., p. 453.
23 Archives nationales, 126MI 9, Second éclaircissement...
24 Remontrances..., op. cit., p. 453.
25 Id., p. 456.
26 Id., vol. 2, p. 118.
27 Id., p. 117.
28 Lydwine Scordia, « Le Roi doit vivre du sien ». La théorie de l’impôt en France (XIIIe-XVe siècles), Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 2005, p. 140 et ss.
29 Sylvie Daubresse, Le Parlement de Paris ou la voix de la raison (1559-1589), Préface de Denis Crouzet, Librairie Droz, Genève, 2005. Deuxième partie. Le poids de la « nécessité » et du malheur des temps, p. 247 et suiv.
30 Lydwine Scordia, op. cit., p. 157.
31 Archives nationales, 126 MI 6, Second éclaicissement...
32 Remontrances..., op. cit., vol 2, p. 245, Remontrances sur la subvention générale et divers édits fiscaux, 18 septembre 1759.
33 Notons que les travaux de Forbonnais ont joué un rôle non négligeable en formulant une réponse neuve à l’argumentaire archaïque des parlements sur la nature du crédit, en particulier des marchands, que les magistrats avaient longtemps mis en avant pour s’opposer à certains impôts.
34 Remontrances..., id., p. 253.
35 Id., p. 263, 20 septembre 1759. La phrase complète est la suivante : « Les richesses des peuples, Sire, sont les richesses des rois : en ménageant leurs fortunes particulières, ils se ménagent des ressources toujours présentes et maintiennent la félicité publique, qui fait l’objet de nos vœux. »
36 Id., p. 241-2, 4 septembre 1759.
37 Sur ce point voir la notice consacrée à Étienne de Silhouette dans Françoise Bayard, Joël Félix, Philippe Hamon, Dictionnaire des surintendants et contrôleurs généraux des finances, du XVIe siècle à la Révolution française, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France, 2000, p. 155.
38 Remontrances..., op. cit., vol. 2, p. 252, 7 septembre 1759.
39 Id., p. 242.
40 Id., p. 248.
41 Id., p. 265.
42 Le 13 avril 1788, Louis XVI répondra aux remontrances du parlement sur la séance royale : « Il est superflu de me parler de la loi de l’enregistrement lorsque je viens tenir mon parlement, c’est pour entendre la discussion de la loi que j’y apporte et me déterminer sur l’enregistrement avec plus de connaissance de causes », in Remontrances..., op. cit., vol. 3, p. 741.
43 Id., p. 274, Remontrances sur le lit de justice du 20 septembre 1759 ordonnant l’enregistrement de la subvention générale, 20 janvier 1760.
44 Id., p. 276, 278.
45 Id., p. 361, Itératives remontrances du parlement contre les édits de Bertin, 9 août 1763.
46 Id.
47 Faute de documents, les ambitions précises de L’Averdy et du Parlement de Paris sur ce point ne sont pas claires. Il ne semble point exagéré de suggérer que l’idée centrale de la magistrature parisienne tendait en 1763, en sa qualité de Cour des Pairs, à établir les bases d’une discipline contraignante sur les cours provinciales. La tentative échoua en 1764 en grande partie à cause des commencements de l’affaire de Bretagne.
48 Remontrances..., op. cit., p. 361-362.
49 Id., vol. 3, p. 741, Itératives remontrances sur la séance royale du 19 novembre 1787, 30 avril 1788.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008