Chapitre X. « Aventuriers de la mer » et activités caravanières tropéziennes
p. 393-417
Texte intégral
1Dressant, à la fin du XVIIIe siècle, le bilan des ressources de la place, un magistrat tropézien se montre formel :
« À Saint-Tropez on ne compte aucune manufacture, aucun négociant, aucun armateur. Tout le commerce consiste à ce que l’on appelle la caravane. Les bâtiments sortent vides du port pour aller dans les échelles du Levant. Là ils trouvent des chargements pour transporter des marchandises d’un port à l’autre. C’est tout le négoce1. »
2On ne peut affirmer, avec plus de clarté, la place centrale occupée par la caravane dans l’économie locale. Présente-t-elle vraiment ces trois visages, à savoir : commerce, transport et négoce ? Seule une approche des activités menées par les caravaneurs, au fil de leur cabotage lointain, permettra de formuler une réponse et de dégager, par de nécessaires comparaisons, les éventuelles originalités de cette forme de navigation, objet de rudes attaques dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Au reste, s’il est incontestable que la caravane a marqué la vie portuaire de Saint-Tropez au XVIIIe siècle, demeure pourtant une question centrale : la « cueillette » fut-elle bonne et pour qui ?
L’économie des transports
3Les caravaneurs sont-ils de simples « voituriers des mers » ? Décrypter le véritable contenu de cette « économie des transports, premier objet de spéculation des négociants de Saint-Tropez2 », conduit à saisir la manière dont sont distribuées les responsabilités des opérations caravanières.
La direction des opérations
4Organisés dans des structures marchandes très souples, les entrepreneurs tropéziens – comme on a pu l’observer dans la rivière ligure3 – confient à un capitaine à la fois la conduite du bâtiment et celle des opérations marchandes à réaliser sans intermédiaire en cours de navigation.
5Ce « marchand-marinier » constitue ainsi la cheville ouvrière des campagnes caravanières, le garant de leur réussite et le dépositaire de la confiance des intéressés à l’expédition. Sa pratique de la mer, sa connaissance des marchés levantins acquise au cours d’une formation « sur le tas », son niveau d’instruction – en 1735, 11 capitaines caravaneurs sur 13 signent avec assurance – le placent en mesure de faire fructifier les fonds placés et d’obtenir des nolis avantageux. Ses aptitudes sont souvent décisives pour la réussite des transactions, pour tourner une réglementation, trouver de discrets points d’abordage dépourvus de droits de douane et y nouer des liens en exploitant, parfois avec malice, les coutumes locales sans épargner leur peine. Ces « vagabonds de la mer […] qu’on appelle communément Aventuriers, pour vite charger, faire un bref voyage et jouir d’une provision ne ménagent rien sur le prix qui ne leur importe qu’il soit haussé ou diminué4 ».
6Son honnêteté doit être sans faille pour la bonne tenue de la comptabilité de bord à présenter aux associés en fin de campagne. Les capitaines « aventuriers » possèdent, tout au moins pour 72,8 % d’entre eux, des parts du navire commandé – jusqu’à 30 % des quirats ; sur 357 bâtiments expédiés au XVIIIe siècle au Levant, 260 le sont avec des capitaines copropriétaires. Dans ces conditions les autres associés trouvent là des hommes autant intéressés qu’eux à la bonne marche de la caravane.
7Toutefois un quart des capitaines n’assurent que la seule direction du bâtiment. Des actes notariés enregistrés sous les termes de « commission », « patronage », « accord », « pouvoir » ou « raccord » précisent les conditions de tels voyages.
8Commission donnée par Antoine Félix Moisson, ancien capitaine de barque de Saint-Tropez, à Joseph Antoine Moisson, son fils, pour la conduite de la tartane Saint Félix, 7 mai 17405.
« … Antoine Félix Moisson, ancien capitaine de barque de Saint-Tropez, intéressé pour quatorze quirats sur la tartane Saint Félix, qu’il commandait institue, tant pour lui que pour les autres intéressés, son fils Joseph Antoine, pour commander la tartane pour le voyage qu’elle va faire dans le Levant en caravane aux conditions suivantes :
le fils n’aura que le soin de la conduite de la tartane sans aucun maniement, ni administration ;
le père, qui sera embarqué en qualité de capitaine en second, aura l’entière direction, maniement, administration et commandement pour tous les voyages qu’il luy plaira de faire et a tels lieux et endroits qu’il luy conviendra, auxquels lieux son fils sera obligé de conduire la dite tartane et de partir et mettre a voile pour aller d’un lieu a l’autre toutes les fois que son père le luy ordonnera ;
lequel Moisson père fera toutes les dépenses, achats, négoces, nolisements et chargements de la dite tartane, vente des marchandises qu’il aura chargées ainsi que bon luy semblera, exigera et recouvrera le prix et provenu du tout dont il en concédera les quittances et décharges nécessaires et en fera compte à l’équipage et a tous les intéressés desquels il exigera leur contingent pour l’armement et victuailles nécessaires pour le susdit voyage et leur en concédera les billets ou promesses en tels cas requis, si fait n’a été, sans que ledit Moisson fils en soit chargé, ni qu’il puisse autre chose prétendre pour tous salaires, peines et soins qu’une part et demy sur les proffits, qui seront par eux faits, suivant l’usage de ce lieu et ainsy qu’il sera fait compte par le père au reste de l’équipage, sans pouvoir prétendre aucun droit de chape ou de capitaine ni autre droit quelconque ;
lequel Moisson fils sera tenu de conduire, charger et décharger la tartane a tous les lieux et endroits que son père lui ordonnera et de luy obéir en tout ce qu’il commandera a peine, en cas de désobéissance, de destitution et permis, au dit cas a son père, de requérir et demander au consul de France au lieu où ils se trouveront pour lors, de mettre un homme de confiance sur la tartane pour l’obliger a s’en revenir et retourner en France, et au dit cas, de faire supporter a son fils tous les frais, dépens, dommages et intérets que sa désobéissance pourra luy causer, le tout par pacte exprès, ainsi convenu et accordé entre les parties, lesquelles pour l’observation de tout ce que dessus ont obligé leurs biens présents et avenir.
Signatures de Moisson Antoine Félix, Moisson Joseph Antoine, Martin Hilaire, bourgeois, Pourcelly, Joseph, sergent, Martin Claude, notaire. »
9La surveillance et les conseils prodigués en cours de route participent à l’apprentissage du métier de caravaneur ou « capitaine aventurier ». Les conditions égrenées ne lui laissent, dans ce cas précis, aucune autonomie malgré le lien de parenté étroit qui unit les deux hommes. Le capitaine n’est qu’un exécutant, qu’un « conducteur » de navire dans le cadre d’une conduite accompagnée particulièrement contraignante. Il serait donc abusif de faire de tout capitaine une figure de l’intermédiation marchande.
10Semblables conditions figurent dans d’autres actes. Ainsi, les signataires prennent la précaution de préciser que :
« Malgré les rôles des classes expédiés en ce bureau, Gasquet, commandant la tartane pour caravane en Levant, reconnaît Daumas, propriétaire et ancien capitaine, comme le maître et de lui obéir » qui plus est, dans cet « accord » Gasquet, « malgré l’affirmation du rôle des classes, accepte de se contenter d’une part et demie des profits au lieu de deux, en reconnaissance d’avances faites par Daumas pour pouvoir être reçu maître au grand cabotage rière le greffe de l’amirauté de Toulon, avec frais du voyage6. »
11Tel est le prix à payer pour ce futur capitaine caravaneur voulant obtenir sa maîtrise. Bien souvent ces capitaines doivent également renoncer aux avantages liés à leurs fonctions : abandon des bachys (bakchichs), de la chambre, du « droit de cape ou de chape » et céder à l’accompagnateur une demie ou un quart de part sur les deux accordées usuellement à Saint-Tropez7.
12Dans les bâtiments où le capitaine est non-quirataire, il importe donc d’être attentif à l’identité du lieutenant, du capitaine en second, de l’écrivain voire du chirurgien, sinon à plusieurs de ceux-ci, à moins que ne soit mentionnée la présence d’un subrécargue représentant les chargeurs. Ainsi, le négociant Jean-Baptiste Trullet, large propriétaire de tartane, place aux côtés du capitaine Angillard ses fils Jean-François et Antoine, aux postes de lieutenant et d’écrivain, « pour administrer toutes les affaires de la caravane8 ». Comme le signale un de ces accords, le choix du commandant est laissé, au plus grand avantage de la compagnie, à celui qui a la majorité de la propriété du bâtiment9. Si pour d’aucuns le capitaine « n’est plus de nos jours tout à fait le seul maître à bord après Dieu, mais […] le seul maître à bord après le commercial10 », les pratiques observées montrent qu’il en était déjà de même des caravaneurs tropéziens au XVIIIe siècle qui devaient savoir « naviguer et négocier ».
Naviguer à fret
13Le transport à fret constitue l’élément premier de ce cabotage lointain. Des contrats de nolisement enregistrés dans plusieurs Échelles du Levant permettent de mesurer la part prise par les Tropéziens parmi les caravaneurs français dans cet espace.
14Dans chaque Échelle retenue, les Tropéziens signent entre 20 % et près de la moitié des contrats de nolisement. L’origine du capitaine, comme seul critère de classement, ne saurait cependant refléter la réalité de l’armement. L’identification des bâtiments attachés à Saint-Tropez conduit à proposer, mais pour Saint-Tropez seulement, des chiffres quelque peu différents : 176 bâtiments tropéziens à Alexandrie (pour 197 capitaines) et 52 à Constantinople (pour 92 capitaines) ; les autres capitaines tropéziens, comme nombre de Ciotadens, commandent des bâtiments marseillais. Un nécessaire rééquilibrage, au profit de ces derniers, corrigerait la distribution générale dans laquelle Saint-Tropez conserverait néanmoins une place de premier plan.
Tableau 127. – Contrats d’affrètement à Alexandrie, La Canée, Constantinople passés par des caravaneurs français11.

15Les 937 contrats de nolisement enregistrés sur la main courante de la vice-chancellerie d’Alexandrie, de novembre 1753 à juillet 1768, fournissent une masse d’informations sur cette pratique dont une partie reste inconnue car passée sous seing privé12. La répartition des contrats portés sur cette main courante rappelle la profonde cassure liée à la guerre de Sept Ans avec l’immobilisation des bâtiments. Les corsaires anglais entravent les sorties et contraignent des caravaneurs bloqués – Tropéziens ou non – à vendre sur place leurs bâtiments à des marchands ottomans13. Le retour à la paix, au début de 1763, marque une réelle reprise qui n’atteint cependant pas le niveau d’avant-guerre.
Graphique 40. – Rythme des contrats de nolisement passés à Alexandrie par des capitaines caravaneurs de Saint-Tropez14.

16Les marchands musulmans composent 84 % des affréteurs de caravaneurs tropéziens ; les Turcs et les Maures, c’est à dire les « Barbaresques », se répartissent de manière équitable15. Les Chrétiens et les Juifs se partagent le reste des contrats qui, d’une manière générale, sont conclus avec un groupe de marchands d’une même « nation ». Ces derniers, installés ou non à Alexandrie, ont des contacts avec toutes les provinces méditerranéennes de l’Empire ottoman et les grands ports italiens. Les négociants alépins George Mesche et Paolo Affani, en relation avec Grazia di David de Livourne, fournissent des contrats de retour de même qu’Abraham Vita Coen et frères, marchands juifs d’Alexandrie, ont des liens réguliers avec Livourne.
17Certains réseaux facilitent la signature de contrats. Le chargement de blé, à l’adresse de Tavernier père et fils établis à Salonique, par F. D. Alliez de Saint-Tropez – ancien écrivain de la Stella Matutina – a sans doute été favorisé par les liens qui unissent les Tavernier, de Marseille, aux Martin de Roquebrune, de Saint-Tropez16.
18Smyrne – avec les ports de l’Anatolie égéenne – Constantinople et la Crète sont, au départ d’Alexandrie, les principales directions de sortie avec parfois des contrats de retour pour Alexandrie.
Tableau 128. – Principales destinations des caravaneurs tropéziens quittant Alexandrie17.
Années | Constantinople | Smyrne | Candie |
1753 | 1 | 1 | 0 |
1754 | 5 | 6 | 0 |
1755 | 0 | 4 | 2 |
1756 | 0 | 4 | 5 |
1757 | 2 | 12 | 6 |
1758 | 1 | 0 | 1 |
1759 | 0 | 2 | 1 |
1760 | 1 | 2 | 0 |
1761 | 0 | 0 | 0 |
1762 | 0 | 0 | 0 |
1763 | 1 | 3 | 1 |
1764 | 3 | 4 | 1 |
1765 | 2 | 8 | 1 |
1766 | 5 | 5 | 1 |
1767 | 3 | 9 | 2 |
1768 | 2 | 3 | 0 |
total | 26 | 63 | 21 |
%/total des contrats | 13,2 % | 32 % | 10,7 % |
19Avant d’atteindre ces destinations, diverses escales peuvent être mentionnées dans le contrat – « Barut » ou Beyrouth, Limassol, Larnaca, Rhodes, Stanchio, Scio… – ou sont quelquefois définies en cours de route « selon les vœux des nolisataires18 ». Bois de construction, cendres, moka, peaux, toiles, coton, céréales (riz, blé, orge), nattes, fils de lin composent les cargaisons mêlées ou faites d’un seul de ces produits avec parfois quelques passagers : marchands, soldats ou pèlerins. Le montant du fret, établi en fonction de la taille du bâtiment et de sa destination, est relativement stable en temps de paix ; l’élévation des tarifs au cours de la guerre de Sept Ans et la fluctuation pour le transport des céréales en liaison avec l’état des récoltes ne sont en rien des pratiques extraordinaires. Ces nolis, pour la totalité ou partie du bâtiment, sont calculés en monnaie de compte, à savoir la piastre de quarante paras. Le règlement, qui intervient au milieu du déchargement de la cargaison, s’effectue en monnaies d’or – sequin zermahboub, sequin barbaresque – ou d’argent – piastre izelote, pataque ; quelques contrats stipulent cependant le versement de 50 % du nolis au moment du départ.
Négocier
Commerce
20Des achats de marchandises ont pu être réalisés au moment du départ par le capitaine ou le représentant de la « compagnie » lorsqu’il n’y a pas coïncidence entre les deux : ballots de draps de Languedoc, balles de sucre ou de café des Iles d’Amérique, caisses de bonnets « façon Tunis » (chéchias), surons de cochenille mexicaine, barriques d’eau-de-vie… Ces achats, faits à Saint-Tropez, Toulon ou plus encore à Marseille, sont destinés à « amorcer la pompe au premier arrêt19 ». Des caravaneurs qui partent avec un minimum de marchandises sinon vides – « sur lest » – sont parfois munis de quelques piastres espagnoles ou thalers, de sequins de Venise ou du Caire (zermahboubs) ou de caragroux – monnaie d’argent frappée à Constantinople. Ces marchandises ou numéraire permettent en cours de route d’effectuer des achats – soie, tabac, bois, cendres, blé… – pour le compte des caravaneurs, qui apparaissent au fil de litiges en fin de campagnes ou de liquidation de succession.
21L’opération commerciale se place surtout au moment du retour – lors de la dernière escale ou estivage – sous l’œil averti de spécialistes : à bord du pinque Saint Antoine de Padoue, le capitaine Pons Rulle a dû s’effacer derrière Jacques Raimondis, capitaine en second, et Joseph Cocorel, « ancien capitaine, embarqué en qualité de marchand20 ». Ces retours se font à la consignation du négociant de Livourne ou de Marseille. Les registres du cotimo mentionnent quelques-unes de ces maisons parmi les plus réputées de la place provençale : Seimandy et fils, Joseph Bourguignon, Georges Roux, Remuzat frères, la veuve J. -J. Kick et Durand, les frères Prépaud (présents à Malte) et Surian frères21. Parallèlement figurent avec la pacotille des « marchandises diverses », du tabac, des cuirs, de la soude et surtout du blé pour « compte du capitaine ou intéressés22 ». Ainsi, après avoir fait une caravane en Levant, le capitaine Louis Xavier Ollivier a chargé, en 1754, du blé en Morée pour Toulon où il est venu faire la quarantaine. Une fois débarquée la plus grande partie de sa cargaison, « il en a apporté en ce port [Saint-Tropez] 225 charges qu’il a mis en magasin pour ensuite les faire passer au pays étranger si bon lui semble23 ». Ce modeste retour qui ne représente pas la seule pacotille du capitaine signale un commerce direct et discret avec le Levant qui échappe au regard marseillais.
Prêts
22Enfin, une partie de l’argent rassemblé au moment du départ et gagné par les nolis est engagée, au fil des campagnes, dans diverses formes de placements et contrats. Un capitaine accorde un prêt à la grosse aventure à un confrère croisé à une escale en cours de caravane ou à un marchand connu. D’autres formes de crédits jalonnent les campagnes. En 1749, le capitaine Joseph Paulian place, pour le compte des participes et intéressés sur son pinque, 1 000 piastres – soit environ 3 000 livres-tournois – « prélevées sur les profits de la caravane après avoir mis de côté 350 livres pour servir au paiement de l’amende qui pourra être prononcée pour le retard de caravane » – sage précaution pour une sanction peu probable. Sur cette somme 500 piastres sont placées sur les Révérends Pères Jésuites de Salonique et une somme équivalente sur Fougasse, Laporterie et Bousserolle, marchands français résidant à Salonique moyennant un intérêt ou change à raison de 6 % l’an24.
23Une autre forme de contrat est régulièrement utilisée en cours de caravane à savoir l’hypothèque maritime aussi bien avec des marchands maures, de Tripoli et de Tunis qu’avec des négociants de Constantinople ou d’Alexandrie. Cette pratique familière aux capitaines italiens, génois en particulier, est relativement répandue chez les caravaneurs provençaux25. Ce contrat maritime ne diffère guère sur le plan juridique du prêt à la grosse aventure dans la mesure où il est assorti du risque de mer assumé par le prêteur. Dans les deux cas le risque fonde le droit à un intérêt qui ne peut être réputé usuraire. Il s’y ajoute, certes, une clause d’hypothèque mais le navire et sa cargaison constituent cette même garantie lors d’un prêt à la grosse consenti à un capitaine. Toutefois l’hypothèque maritime a la forme d’un crédit commercial dans un processus inverse à celui du prêt « à retour de voyage » car le prêteur cette fois est le capitaine qui, au lieu de recevoir des capitaux, les avance pour pouvoir se procurer un fret. Au cours d’une campagne en Levant, le capitaine Tropez Cauvin qui recherche un nolis pour sa corvette La Jenny en avance la valeur, soit 3 700 piastres, à un négociant de Constantinople, en l’occurrence Hagy Ali. Ce dernier achète alors des marchandises – des chevaux – et les confie au capitaine tropézien pour les transporter, en décembre 1789, à Athènes. Arrivé à destination, le capitaine Cauvin, qui a transporté à ses risques, reçoit le montant de l’avance (3 700 piastres), le change maritime (150 piastres) et le nolis (900 piastres)26. Le remboursement permet quelquefois en jouant sur les différentes monnaies d’accroître le profit réalisé pour la compagnie ; là aussi les compétences du capitaine marchand faites d’expérience sont appréciées par les associés à l’opération.
24Cette technique, extrêmement souple, répond aux besoins des caravaneurs – assurément les plus fortunés. Elle fonctionne à la fois comme crédit commercial, comme assurance et peut éventuellement servir de transfert de fonds27 tout en nouant des liens entre capitaine et nolisataires embarqués, liens qui peuvent être activés ou dénoncés ultérieurement.
25Toutes les caravanes tropéziennes ne revêtent pas ces différents aspects et d’aucunes, probablement les plus nombreuses, se limitent à la navigation à fret. Néanmoins, il serait réducteur de présenter ces marins comme « des espèces de portefaix qui, moyennant un prix connu, transportent d’un port à un autre ». La réalité, plus complexe, s’inscrit dans un contexte qui au fil du XVIIIe siècle est de moins en moins favorable à la « cueillette ».
Déclin de la caravane maritime et résistance tropézienne
Rude concurrence pour la caravane française
26Le champ d’action de la caravane est étendu et varié. À fret égal, voire légèrement supérieur, le pavillon français avait la préférence des Turcs au début du XVIIIe siècle étant donné la plus grande sécurité offerte. Ressource pour de nombreux petits ports d’armement provençaux et non négligé par les négociants marseillais, ce cabotage lointain fut l’objet de préoccupations de la Chambre de commerce de Marseille ; ainsi ses députés rappelaient au duc de Praslin, ministre, que
« la caravane est un des plus avantageux commerce pour l’État, la plus belle école pour la navigation, […] une ressource d’autant plus précieuse que les richesses qu’elle peut procurer nous viennent des étrangers28 ».
27Par ailleurs, la caravane maritime « rend la traite des blés facile ». Les Turcs, habitués à la présence de bâtiments français dans leur port se montreraient moins attentifs aux chargements furtifs de blés interdits de sortie de l’Empire. « Cette facilité peut être d’une grande utilité en certaine occasion pour approvisionner Marseille, la Provence et le Royaume. » Telles sont les grandes lignes d’un plaidoyer souvent repris par les instances consulaires.
28La place des caravaneurs provençaux a été longtemps disputée par de nombreux rivaux : Hollandais, Italiens, voire Anglais. Cependant, c’est à partir du milieu du XVIIIe siècle que les choses changent avec l’irruption des gens de Raguse qui n’avaient jusque là pris qu’une part médiocre à cette activité. Petite république indépendante mais payant tribut à l’Empire ottoman, Raguse a mis à profit la guerre de Sept Ans pour supplanter les Provençaux obligés de cesser leurs transports : désormais, « les Ragusais sont en grand nombre, ce qui n’était pas le cas autrefois ; ils peuvent se noliser à un plus bas prix que les Provençaux et ruinent notre caravane ».
29Avec le retour de la paix, les Provençaux ne retrouvent pas leur position. « Notre caravane est dans un état d’anéantissement » constatent amèrement quelques capitaines alors que les Ragusais s’affirment comme « les Hollandais de la Méditerranée » (Paul Masson). Les Provençaux dénoncent les méthodes déloyales, à leurs yeux, de cette concurrence :
« Les Ragusais sont tous pacotilleurs, tous brocanteurs. Lorsqu’ils sont au mouillage, les uns vont à la pêche, les autres chercher des herbes […] Ainsi ils épargnent leurs provisions […]. Ils sont rusés et savent faire courir de faux bruits contre les Français pour amener les nolisataires ottomans à les préférer. »
30Épaulés par la Chambre de commerce, les caravaneurs provençaux obtiennent, par l’ordonnance royale du 16 décembre 1765, une série d’allégements fiscaux pour affronter cette concurrence comme cette suppression de droits payés dans les Échelles à la Nation et au drogman (interprète)29. Toutefois, ces requêtes laissent perplexes quelques régisseurs établis dans les Échelles. Ainsi en est-il de Garavaque installé à Smyrne :
« Quels que soient les retranchements que vous aurez fait il sera bien difficile de mettre votre pavillon au niveau des Ragusais. Cette navigation navigue avec rien, pour rien et vit avec rien. Et nos capitaines veulent avoir des vaisseaux bien enjolivés, une bonne table et faire des séances un peu longues dans de bons pays où ils abordent30… »
31Dans ces conditions la concurrence peut être déloyale ! Face à ces « gros cargos ragusais, prolétaires d’une autre taille, mais prolétaires aussi du monde des transports méditerranéens » la caravane provençale peut difficilement lutter31.
32Parmi les griefs portés à l’encontre de Raguse revient toutefois en première place le mode de paiement – à la part – des hommes d’équipage : « les Ragusais sont tous à la part… », « … leurs caravaneurs sont à la part ». Situation irritante pour les Provençaux versant salaire aux hommes d’équipage mais situation comparable à celle de Saint-Tropez et qui n’est pas étrangère, en période d’activité, à la vivacité des Tropéziens. La réduction du nombre d’hommes d’équipage sur les bâtiments de plus grande portée, constatée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, obéit sans nul doute à la recherche d’une plus grande productivité, à une adaptation aux nouvelles règles du marché. Lors des escales, des marins embarqués sur des bâtiments tropéziens pratiquent aussi la pêche comme le laissent soupçonner ces achats d’hameçons effectués par le dépensier à bord du Dragon et ne négligent pas la pacotille. Enfin, une comparaison des nolis pratiqués fournirait un utile élément pour mesurer les fondements de ces rivalités32. Au vrai, le comportement des Tropéziens n’est guère éloigné de celui de Raguse, ce « petit pays » dont la navigation est la seule ressource ainsi que le remarquait Vergennes33.
33La première guerre russo-turque (1768-1774) est une aubaine pour les caravaneurs provençaux qui sont un temps débarrassés des Ragusais – ces médios turcos selon Cosme de Médicis – par les bâtiments russes et les corsaires en même temps que leurs autres rivaux. « Le pavillon français est devenu la seule ressource des Turcs » écrit Saint-Priest, ambassadeur à Constantinople34. Toutefois les Ragusais reparaissent très vite et en grand nombre, après 1774, alors que la nouvelle guerre contre les Anglais met fin au « temps de la gloire » en faisant entrer la caravane dans une crise profonde et durable. Active en Méditerranée, la course anglaise rend les sorties périlleuses pour les petits bâtiments et anéantit la sécurité que représente pour les Ottomans le pavillon français. Qui plus est, le pavillon ottoman aux mains de marins grecs connaît désormais un réel essor. Ces marins ont su depuis le XVIIe siècle se faire une place dans les circuits marchands du monde arabo-musulman35, un engagement qui contribue à la naissance d’une marine marchande et à la reconquête ottomane de son espace maritime.
Résistance tropézienne
34Les menaces qui pèsent sur la caravane conduisent les Tropéziens à rechercher d’autres domaines d’activités. En 1783, comme le font les Ciotadens, ils demandent la permission de faire directement le commerce d’Amérique, d’être un des « ports libres que le Roi a promis aux États-Unis36 ». Malgré l’intervention de Suffren, marquis de Saint-Tropez, auprès du marquis de Castries « pour obtenir le port franc », la requête reste lettre morte.
35L’essoufflement momentané de l’activité caravanière au lendemain de la guerre d’Amérique est un temps compensé pour les Tropéziens par des voyages réglés au départ et au service de Marseille. La traite des blés constitue l’objectif essentiel de ces expéditions. La situation n’a pas le mérite de la nouveauté et renoue avec le début du siècle. Cependant, le mouvement présente une ampleur nouvelle et durable.
Graphique 41. – Part de Marseille dans l’armement de bâtiments tropéziens pour le Levant37.

36Ces voyages à partir de Marseille, avec matelots percevant des salaires mensuels, traduisent l’emprise croissante du grand port sur le complexe portuaire provençal. Parmi les capitaines de Saint-Tropez aperçus à Constantinople à la fin du siècle, 50 % sont à la tête de bâtiments marseillais.
37Néanmoins, on n’observe pas un véritable effondrement de la caravane tropézienne adaptée aux conditions du marché. Saint-Tropez a sauvegardé une large dose d’autonomie grâce à son relatif éloignement du grand port et à une stratégie différente de celui-ci. Marseille a structuré son trafic levantin grâce à un puissant réseau de correspondants situés dans les Échelles et aux services offerts par les armateurs. Cette construction a été mise à la disposition de caravaneurs travaillant pour le compte de négociants marseillais, comme les capitaines ciotadens Brunet et Icard liés aux frères Roux. Rien de tel pour les Tropéziens eu égard la modestie de la place. Leur stratégie n’a pu qu’être différente.
38Les caravaneurs du petit port provençal ont réussi à se glisser dans l’espace contrôlé par Marseille en prenant appui sur une organisation marchande souple. En cela, ils ont adopté une pratique reçue en héritage des « refondateurs génois », éprouvée au XVIIe siècle, voire avant, dans le bassin occidental de la Méditerranée et en partie appliquée dans le petit cabotage pour le négoce du vin. La flexibilité de l’organisation tropézienne dans laquelle s’efface la distinction entre armement et négoce rejoint celle observée chez les Génois dans l’espace tyrrhénien et les Ragusains en Levant38. Ce principe, aux racines même de la caravane maritime – qui n’est pas spécialité levantine –, invite dans une certaine mesure à innover, à contourner les réglementations protectrices – de Marseille comme du Grand Seigneur –, à s’adapter au marché et à construire son propre espace commercial. La formule est ouverte à des adaptations, à l’adoption d’usages locaux et à toute sorte d’« archaïsmes innovants39 ». Ce dispositif maritime et commercial laisse une large place à l’inventivité des principaux acteurs et favorise la mobilisation des ressources financières – dans le cadre de contrat de colonne – des microsociétés littorales. Cette organisation apporte aux sociétés des petits ports d’armement la souplesse indispensable pour se glisser dans les interstices laissés libres par les Marseillais qui disposent dans l’espace levantin d’un solide réseau de correspondants et tendent à privilégier les voyages en droiture, les grosses cargaisons « en achetant plus qu’en vendant ».
39Là se situe sans doute une raison de la vitalité de la caravane tropézienne, tout au moins de sa résistance, car à la veille de la Révolution le dynamisme caravanier demeure réel à Saint-Tropez, à l’inverse de la situation d’autres ports d’où parviennent plaintes et lamentations. Pour ceux-là, afin de ranimer et fortifier la caravane maritime, il conviendrait que soit réactivée la course chrétienne, y compris contre les « schismatiques » (Grecs) :
« Il est absolument nécessaire, pour le soutien de la caravane, que des corsaires paraissent de temps en temps […] et qu’ils fassent même des prises ; sans cela les bâtiments du pays feraient presque tout le commerce de la côte de Syrie », propose-t-on depuis Alexandrie40.
40Cette intervention eut-elle été suffisante ? Le choc des guerres de la Révolution et de l’Empire qui a porté un coup décisif au monde des caravaneurs, y compris tropézien, ne permet pas de répondre.
41Ces expéditions caravanières, qui disparaissent au début du XIXe siècle, ont-elles participé, avec d’autres postes, au fameux déficit du commerce français avec le Levant dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au déséquilibre de la balance commerciale41 ? Les caravaneurs partaient souvent sur lest ou presque et revenaient chargés de céréales, de toiles et autres « marchandises diverses ». Ces importations, supérieures en valeur aux exportations, auraient favorisé le déséquilibre des échanges. C’est oublier que les cargaisons levantines ont été financées, dans une très large mesure, par le travail des colporteurs des mers, par les revenus des services offerts aux Ottomans et par ceux des spéculations ou prêts « à retour de voyage » effectués en cours de campagne. Par la nature de ces opérations la caravane maritime a pu contribuer, modestement, à équilibrer la balance des paiements et non à creuser un déficit.
42Au reste, la caravane participe à un processus de prélèvement de richesses sans contrepartie sur le monde ottoman, opère une ponction sur son économie42. Certes, il convient d’être prudent dans pareille affirmation car le commerce français n’a touché qu’une partie limitée du marché levantin et l’offensive commerciale contre l’économie ottomane a été accompagnée d’efforts politiques et diplomatiques ; mais n’y a-t-il pas là précisément, ainsi que diagnostiquait Michel Morineau, les symptômes d’« une domination au plein sens du terme43 » ? Cette forme de cabotage lointain, permet d’entrevoir un élément du « malaise levantin », de cette régression longue qui résulterait d’un relatif déclin asiatique, le Grand Moghol étant, comme le suggérait Louis Dermigny, « malade » avant le Grand Seigneur. Ce ne sont là que quelques aspects d’un dossier toujours ouvert dans la mesure où, comme le soulignait jadis Charles Carrière, « la véritable, la profonde histoire du commerce du Levant reste à écrire ». Une histoire dans laquelle la caravane maritime – tropézienne, et plus largement française – occupe une place modeste certes, mais une place tout de même.
43Navigation originale, la caravane maritime dévoile tout un pan méconnu de l’activité maritime tropézienne – et plus largement provençale – et ne saurait donc être confondue avec une excroissance du petit cabotage. Les barques caravanières qui font parfois figure de « bazars flottants et ambulants » (F. Braudel) ne sont pas « à l’égard du commerce sur mer ce que sont les charretiers et les muletiers ». Cette activité n’a certes ni le prestige ni le poids économique du grand commerce océanique ou du commerce levantin en droiture. Pourtant, par les hommes impliqués, les navires expédiés, la durée des opérations, les risques encourus et les sommes engagées cette technique a profondément marqué les économies et sociétés littorales. À terme, les caravaneurs se sont-ils enrichis « en achetant plus qu’en vendant44 » ?
Fructueuses caravanes ?
44Au terme de ce tableau demeure pourtant la question centrale pour tous les intéressés et participes : combien ? Ces opérations « aventurières » furent-elles fructueuses et le partage de la cueillette équitable ?
45Les jugements glanés en cours ou au terme de campagnes caravanières ne paraissent guère encourageants : « triste caravane », « caravane ruineuse », « mauvaise fortune de caravane », « méchantes nouvelles de nos affaires de caravane », sans oublier que « la caravane est de tous les métiers le plus dégoûtant et le plus infâme45 ». Ces propos contrastent avec l’attachement à cette activité dont les Tropéziens ont fait preuve tout au long du siècle. Alors, qu’en fut-il ?
Complexes bilans financiers
46Benoît Lemaire, chancelier de France à Alexandrie, estimait en 1723 qu’après deux années de navigation, une fois les frais prélevés, il restait aux caravaneurs un produit suffisant pour effectuer à leur compte un chargement d’huile destiné à la France ou l’Italie, sur lequel ils obtenaient un gain appréciable46. En 1786, une estimation de la Chambre de commerce signale qu’à Marseille « chaque année revenait une centaine de caravaneurs et que leur activité devait laisser un bénéfice total de deux millions de livres » sur un global estimé à trente millions, soit 20 000 livres par bâtiment. Des recherches conduites sur des navires en activité au milieu du XVIIIe siècle tendent à montrer qu’il s’agit là d’estimations faibles47.
47Au vrai, trop de pièces manquent pour pouvoir établir un bilan comptable solide de cette pratique. Une réflexion sur le navire en qualité d’entreprise constituée exige une étude attentive des opérations. Les nombres extraits de bilans sont insuffisants pour comprendre vraiment la vie et la gestion de l’entreprise. Un ensemble documentaire détaillé est nécessaire à celui qui de la description de l’activité du navire veut se hisser à son interprétation. Elle demande la prise en considération d’une série de paramètres : la mise hors de départ, l’assurance, les avances consenties aux hommes d’équipage, les dépenses de bouche, les droits et taxes réglés au long des voyages, l’entretien du navire en cas d’avarie ou autres fortunes de mer, les frais de désarmement, les répartitions, l’amortissement du bâtiment – outil de travail et support d’opérations marchandes – et la mise en état pour une future campagne. La totalité des mouvements et le détail des opérations auxquelles ceux-ci ont donné lieu s’avèrent nécessaires à qui veut suivre le véritable destin de l’entreprise et des hommes qui y ont été associés. Dans ces conditions on pourrait aller jusqu’à l’appréciation du bénéfice ; en tenant compte strictement du facteur temps, le taux d’intérêt des capitaux pourrait même être calculé. Sinon, il ne sera parlé que de profit, sans autre précision. Les dossiers de navire disponibles n’offrent pas les moyens de tels calculs48.
48Au niveau des participants, la multiplicité des opérations et la diversité des intérêts attachés aux campagnes caravanières rendent très difficile d’en démêler les composantes. Les uns sont attentifs avant tout aux nolis, d’autres veillent aux résultats commerciaux, d’autres encore, sinon les mêmes, aux opérations financières réalisées en cours de route et au rapport des quirats. Les prêteurs et les emprunteurs à la grosse perçoivent de manière totalement différente la durée de l’opération, donc le poids du change maritime, et ne supportent pas de la même manière la perte du navire. Étant donné le nombre d’expéditions organisées tout au long du siècle de « belles affaires » ont nécessairement accompagné de « gros bouillons », de cuisants revers et de jolis profits. Comme chaque navire constitue une entreprise particulière, chaque intéressé présente un jeu d’intérêts propres qui demande une étude approfondie pour atteindre les résultats. Là encore trop de pièces manquent pour pouvoir établir pareils bilans.
49Les profits évoqués lors de diverses plaintes doivent être reçus, par nature même de l’acte, avec beaucoup de prudence. En 1713, les patrons Jacques et Louis Roux, qui souhaitent être indemnisés après la prise de leurs bâtiments par des corsaires, déclarent solennellement « qu’ordinairement, avec les dits navires et leurs fonds ils gagnaient au moins tous les ans soixante pour cent49 ». Jean Martin, très au fait des activités caravanières et maritimes en général à Saint-Tropez, adresse en 1739 aux autorités de l’amirauté une lettre de protestation contre la malveillance du capitaine François Guirard qui
« de retour d’une caravane de deux ans et au-delà, après avoir gagné cent pour cent, a eu le secret par un trait de friponneries les plus noires de garder non seulement les profits des fonds que bien des gens lui avaient donnés, mais même le fonds, et cela parce qu’il n’a aucun bien au soleil50 ».
50S’il reste délicat de tirer des conclusions de ces pièces, il faut, globalement, distinguer les profits commerciaux des profits réalisés par le transport à fret. Les premiers nous échappent faute de livres de trésorerie. Quelques fragments de compte permettent simplement d’apercevoir la manière complexe dont se répartissaient les gains ou les pertes des nolis. Les résultats sont établis non pas à la fin de la campagne caravanière, mais, « selon l’usage de Saint-Tropez », voyage après voyage, c’est-à-dire au terme de chaque déplacement, de chaque contrat de nolisement afin de tenir compte de la variation du nombre d’intéressés – donc de parts – à chaque voyage.
51La répartition s’effectue en fonction du nombre de parts de l’équipage calculé selon la part attribuée à chaque membre du personnel navigant. Sur la barque Saint Tropez, du capitaine Marc Antoine Cauvin, au terme d’un voyage la distribution est la suivante :
Tableau 129. – Répartition des profits des nolis selon l’usage de Saint-Tropez51.
Équipage | |
capitaine en second | 1 part ½ |
écrivain | 1 part ¼ |
volontaire | 1 part |
nocher | 1 part ½ |
patron de chaloupe | 1 part ¼ |
dépensier | 1 part |
3 mariniers à 1 part | 3 parts |
2 matelots à ¾ | 1 part ½ |
2 novices et 2 mousses à ½ part chacun | 2 parts |
total équipage | 14 parts |
nombre de parts de la barque (corps) est donc | 14 parts |
parts des provisions (fonds) | 4 parts |
dans ce cas précis part du capitaine | 1 part |
Total des parts pris en compte | 33 parts |
52Le montant des nolis est divisé par 33 et la somme obtenue multipliée au prorata des parts de chacun. Dans certains cas le capitaine reçoit les profits pour sa part (½ à 2 parts) en tant qu’« employé » et les profits du quirat en tant que propriétaire. L’obligation de rendre des comptes « voyage après voyage selon l’usage de Saint-Tropez » est liée à la variation du nombre de membres de l’équipage à chaque voyage effectué en cours de campagne caravanière. Un usage proche de celui de Gênes.
53Écrites privées et quittances passées devant notaire montrent une partie de ces règlements financiers : remboursement « à retour de voyage », « profits de quirats et avitaillement » dégagés par le nolis. En 1739, Catherine Antiboul reçoit du capitaine Abel Pérou, de retour de caravane, « 527 livres 5 sols en sequins, écus et autres monnaies », provenant : 150 livres pour profits d’un quirat et avitaillement, 200 livres pour avance concédée à la grosse, et 177 livres 5 sols pour le change maritime des 200 livres52.
54Deux éléments ressortent de ce genre d’opérations en rien exceptionnelles qui parsèment les registres notariés. Par le change maritime – ici à 30 % l’an – le prêt à la grosse aventure, auquel recourt le capitaine besogneux, constitue, pour reprendre la prudente terminologie du temps, une source de revenu « raisonnable ». En période de paix, le change maritime conserve, tout au long du siècle, un niveau semblable de l’ordre de 20 à 24 % l’an payable de six mois en six mois. Lors des conflits, le taux est automatiquement aligné sur celui pratiqué à Marseille (35 à 50 %).
55Les profits des quirats restent quant à eux impossibles à évaluer en l’absence du montant initial. Néanmoins, la distribution des profits de nolis figure constamment au fil des actes. Cet état de fait contraste avec les nombreuses plaintes de ceux qui subissent des distributions de parts « médiocres », des marchandises endommagées, des nolisataires insolvables ou des bâtiments perdus. La vision de ces matelots et capitaines « malchanceux » ne peut rejoindre celle des profiteurs de caravanes.
56Les fragments de compte de Jean Martin pour le premier tiers du XVIIIe siècle et ceux de son petit-neveu Jean-François pour la fin du siècle égrènent les profits des quirats. D’août 1781 à août 1785, les neuf quirats possédés par Jean-François donnent des profits, variables selon les voyages, mais que l’on peut évaluer entre 5 et 53 % l’an. Cet argent est, là encore, aussitôt replacé sur d’autres voyages, comme le fait le bourgeois François Laborel au milieu du XVIIIe siècle pour les revenus des soixante et un quirats possédés sur vingt-trois bâtiments ; une manière de diviser les risques et de multiplier les gains permis par les nolis qui ne constituent qu’une part des revenus de la caravane maritime. Les opérations commerciales greffées sur ces transports retiennent l’attention des participants mais les bilans comptables sont inaccessibles.
57Néanmoins, quelques signes extérieurs de richesse laissent entrevoir, sur une partie du monde de la mer, les effets de la caravane maritime.
Caravanes : source d’enrichissement ?
58Aux dires du naturaliste Darluc, les Tropéziens « qui se sont répandus dans tout le Levant » ont, à la fin du XVIIIe siècle, amené dans leur cité :
« Les richesses, le luxe, le faste et les frivoles dépenses. L’exemple des riches séduit toujours les pauvres et ce peuple, si laborieux autrefois, et les femmes de cette classe, à qui la culture des vignes est principalement confiée, qui travaillant toute la semaine pour soutenir un luxe ridicule et insensé, donnent dans une parure si recherchée, les Dimanches et les fêtes, qu’on a de la peine à les reconnaître. Les jeux, les danses font leurs amusements ; à peine quelques misérables violons se faisaient entendre il y a trente ans, aujourd’hui les instruments de danse, les concerts mêmes y sont multipliés, et le plaisir qu’on y goûte n’est pas toujours accompagné de cette innocente gaieté et de cette joie tranquille qui y présidait autrefois. On peut dire que St-Tropès a gagné du côté du commerce »,
59constate, avec une certaine amertume, le voyageur.
60Tous les Tropéziens ont-ils « gagné du côté de ce commerce » ? Assurément, un enrichissement n’est pas de mise chez tous les gens de mer53. Les matelots ne figurent qu’en nombre limité parmi les Tropéziens encadastrés ou soumis à la capitation. Cependant, alors que 8 matelots seulement se trouvaient parmi les 659 encadastrés de 1745, on en compte 77 parmi les 645 imposables de 1787, sans pouvoir attribuer ce changement aux revenus incertains des expéditions levantines54. Les inventaires après décès ne montrent chez eux que des intérieurs chichement équipés et des biens mobiliers dont l’évaluation se place autour de 40 à 90 livres. Le montant des dots des filles de matelots est en progression au cours du siècle, passant de 430 livres, en 1720-1730, à 650 en moyenne, en 1780-1790, mais sur un échantillon réduit qui offre des données inégales. Ce niveau demeure néanmoins supérieur à celui rencontré chez les pêcheurs et les « travailleurs ». Par ailleurs, près de la moitié des matelots inscrits au cadastre de 1787 possèdent une « partie de terre », parfois avec vigne.
61L’impression change en se hissant au niveau supérieur de la société locale. Fortement engagée dans les armements pour le Levant, l’élite tropézienne a tiré autrement profit de cette activité. Aucun n’est qualifié d’armateur alors qu’ils sont étroitement liés à l’organisation du commerce maritime. « Bourgeois55 », « négociants », marchands, hommes de loi, petite noblesse, officiers prêtent à la grosse, achètent des quirats, placent immédiatement les profits dans de nouvelles expéditions ou des biens fonciers. Ce groupe mêlé, mais sur lequel l’économie marchande exerce une commune tentation, fait « de la terre avec la mer » : achats de bastides, de vignes et de pinèdes – et même la Chartreuse de la Verne lors de la vente des biens nationaux. Comme les impositions provençales ignorent les profits mobiliers, il est difficile de reconstituer les gains ou les pertes à partir de seules sources fiscales56. Quelques indices demeurent. En 1782, Jean François Tropez Martin de Roquebrune fait construire une vaste maison, au quartier de la Garonne, meublée avec l’argent rapporté par les seules participations prises sur les bâtiments caravaneurs57. De Louis à Pierre Laudon ou de Jean-François à Jean-François-Tropez Martin, les fortunes estimées lors de partages successoraux sont toujours agrandies par les armements maritimes, les profits de la caravane rejoignant souvent ceux du petit cabotage et parfois l’exploitation des madragues.
62Dans la composition de ces patrimoines la part des quirats et des fonds placés sont parfois modestes au regard de l’avoir total. Mais quel fut le rôle des profits maritimes dans la constitution de celui-ci ? Dans la Statistique morale réalisée pour le préfet Fauchet les principaux bourgeois de Saint-Tropez sont, seul cas de tout le département du Var, qualifiés de « capitalistes et propriétaires » à commencer par J. -F. -T. Martin de Roquebrune. Celui-ci, qui garde un vif intérêt pour les choses de la mer, regroupe autour de lui, en mai 1789, quatorze négociants du lieu pour « former une compagnie d’assureurs ». Ils désignent Jean-Baptiste Chaulier, négociant marseillais, pour signer des assurances à leur compte « jusqu’à la somme de 4 000 livres sur tous les bâtiments français qui feront le voyage de la Méditerranée et des îles d’Amérique58 ».
63Les Tropéziens ne pouvaient pas ignorer Marseille, l’appel de son marché, la puissance de ses négociants et l’importance de ses services. Tout au long du siècle des contacts ont été noués, renforcés : recherche de fret, vente de marchandises, mise à disposition de bâtiments à des nolisataires aussi prestigieux que Rabaud, Georges Roux, Bourguignon, Caire et d’autres encore. Des Tropéziens résident à Marseille et servent de relais pour des opérations de nature diverse : endossements de lettres de change, assurances, rapatriements de capitaux, demandes d’expertise. À la suite du décès, en 1760, de trois marins au Levant en caravane, leurs biens, confiés à Constantinople par le capitaine Tropez Villeneuve à la maison Arnaud frères et Cie, sont transmis sous forme de lettres de change au négociant marseillais Jean Baptiste Arnaud, puis au R. P. Caussemille, Tropézien et Grand Augustin de Marseille59.
64Unis en affaires, ces hommes appartiennent à des réseaux de familles et de clientèles dans lesquels se glissent quelques capitaines aventuriers. Ainsi, grâce à son mariage, en 1739, avec Marie-Ursule Martin, fille de Charles-Bruno premier consul aux nombreux investissements dans les affaires maritimes, le capitaine et fils de capitaine Jean-Joseph Trullet se rapproche de cette élite ; il obtient, de ses nouveaux beaux-frères, le bourgeois Charles Martin et noble Jean Michel-Dubouchet (mousquetaire et receveur des Fermes du roi, lié à l’ordre des Chevaliers de Malte), des fonds pour sa barque Saint Alexis armée en caravane60 au Levant (où un de ses petits-neveux sera drogman) ; Charles Martin et Louis Meifredy, anciens capitaines, installés à Marseille, sont pareillement sollicités.
65De plus étroites associations entre le comptoir, l’épée et la toge, se perçoivent et mériteraient de plus fines analyses61. Ainsi, Jacques Guirard, Tropézien issu d’une famille de petits caboteurs de la rivière de Gênes (Dian), puis de capitaines aventuriers, est associé à la maison Salade, de Marseille, sous la raison sociale Salade, Guirard et Cie ; Anne Salade étant l’épouse de Charles-Joseph Martin, lieutenant général de l’amirauté de Saint-Tropez. À un niveau supérieur, le capitaine Jean-François Martin, de Saint-Tropez, fils du caravaneur Félix Martin, épouse, en 1771, à Marseille, Marie Lyon, fille de Jean-Jacques, négociant de la ville et de Marie Violle (d’origine tropézienne ?)62. Du sang neuf irrigue de la sorte le grand port voisin.
66Les expéditions levantines ont bénéficié au groupe des capitaines qui compose la principale catégorie sociale sur le rôle de capitation de 1790 comme sur les différents cadastres du XVIIIe siècle : 163 capitaines présents en 1787 parmi les imposables (24,5 % de la totalité) contre 81 en 1745 (12,3 % alors). La capitation de 1790 signale 127 capitaines et anciens capitaines (dont 90,5 % de caravaneurs) soit 20,5 % des chefs de familles (618 familles indiquées) et 24,2 % du montant de l’imposition d’une assiette de 679 livres.
67Certes, des difficultés n’ont pas épargné ce groupe socioprofessionnel. Tel capitaine qui ne peut plus faire naviguer sa tartane faute de fonds doit se dessaisir d’une vigne épaisse63. Tel autre doit mettre son bâtiment à « l’enchère publique pour régler l’argent dû aux matelots et aux intéressés64 ». Un autre encore voit sa « fortune anéantie par la prise de sa tartane65 », alors que ceux-là demandent à être entretenus à la demi-solde « venant d’enregistrer des pertes considérables66 ».
68Si parmi ces capitaines ne figurent pas de caravaneurs, le sort n’est pas pour autant toujours meilleur à leur encontre. Les infortunes se traduisent en général, au retour de caravane, par la vente de leurs biens, à commencer par leurs éventuelles participations sur les bâtiments. Dans la plupart des cas, il s’agit de rembourser l’argent emprunté au départ et que les mauvaises affaires ne permettent pas de rendre. En remboursement des 200 livres empruntées à la grosse auprès du notaire Claude Martin, en juillet 1736, le capitaine François Guirard doit céder, de retour de caravane, en novembre 1738, les deux quirats qu’il possédait sur la tartane dont il avait le commandement, soit environ 320 livres67. Non seulement ces capitaines n’ont pas tous tiré de fabuleux profits de leurs expéditions levantines, mais près d’un sur quatre a trouvé la mort en cours de caravane.
69Les inventaires après décès reflètent les gains réalisés voire une certaine aisance de quelques-uns. Dans la maison de Charles François Guirard, mort à Saint-Tropez, en 1772, de retour de caravane
« où il avait fait des profits considérables avec le navire qu’il commandait, sur lequel il y avait un gros intérêt […] on n’a trouvé qu’une chétive somme de 3 500 livres, six sequins zermaboub et treize piastres du Levant : l’argent comptant eût été au moins d’un objet quatre fois plus considérable, d’autant qu’au profit fait par le feu Guirard pendant sa caravane, il y avait joint le montant des quirats qu’il avait vendus au capitaine Moisson et celui de la récolte de vin qu’il avait trouvée à la cave lors de son retour68 ».
70Ce capitaine vigneron fortuné n’est pas une exception. Le règlement de la succession du capitaine Antoine Moisson, réalisé vingt-cinq ans plus tôt, indique, entre autres biens, treize quirats dont onze sur la barque commandée au moment du décès à Malte ; un billet pour 189 piastres laissées, en 1756, entre les mains de Barthélémy Pascalis, maître-horloger à Smyrne, au change de 8 % l’an et « un capital de 1 000 piastres (3 000 livres) placé à Constantinople sur la nation juive au change de 7 % l’an ainsi que marqué au dos de l’obligation écrite en arabe ». À ces biens il faut d’ajouter, outre les divers effets, une maison à Saint-Tropez avec son jardin, une bastide à Ramatuelle, une propriété de vigne au terroir de Pampelonne et plus de 350 barils de vin69. Il serait bien entendu imprudent de généraliser ce portrait du caravaneur viticulteur.
71Quelques signes d’enrichissement, plus modestes, se perçoivent dans la participation à la propriété des bâtiments. Comme Pons Rulle, des capitaines d’abord placés sous haute surveillance d’un représentant des intéressés à la caravane sont, dans les expéditions suivantes, impliqués dans les opérations en tant que quirataires. La rudesse du métier, rappelée par les blessures et la mortalité en Levant dans le destin des Tropéziens, ne saurait être occultée. Après « le bonheur d’avoir fait une bonne vente au retour de Salonique », le capitaine Caussemille ne dissimule pas ses espoirs en écrivant, de Livourne, à son oncle Jean Martin de Saint-Tropez :
« Il serait fâcheux à présent que j’ay un fonds pour pouvoir profiter et faire un coup, de me retirer […]. Je ferai un second voyage. Il faut travailler quand on est jeune car c’est un métier rude que tout honnête homme ne doit pas se fixer de faire tout le temps de sa vie70. »
72Caussemille réalisera l’opération espérée et abandonnera le « métier de la mer pour vivre bourgeoisement ». Cette trajectoire a été suivie par une quarantaine de ces « capitaines aventuriers » qui ont « renoncé à l’ingrat métier ». Cependant, l’odeur de la mer continue d’imprégner ce groupe de bourgeois, anciens « vagabonds de la mer », dans lequel figurent des fils de capitaines qui ont opté pour la robe, en prenant appui sur la maison du père et la dot d’une épouse parfois saupoudrée de quelques quirats. Sur les quarante-cinq bourgeois portés au cadastre de 1787, on identifie une vingtaine de capitaines ou anciens capitaines. Parmi les trente-deux grosses cotes de la capitation de 1790, quinze sont d’anciens capitaines ayant renoncé à la mer ou fils et petits-fils de caravaneurs ; les capitaines Charles François Maille et Bruno Cauvin, qualifiés de « bourgeois », ont « troqué le compas pour le chaperon » mais restent à l’écoute des affaires maritimes.
73À Saint-Tropez, entre les bourgeois, hommes des professions libérales et percepteurs de rentes, les marchands et les capitaines caravaneurs les contacts existent. Ceux-là faisant appel à ceux-ci dans la mise en place d’entreprises maritimes avant de les rejoindre en une ou deux générations, y compris à la direction de la cité. La situation demeure relativement rare dans le Var, ainsi qu’a pu le noter Maurice Agulhon, pour le souligner ici avec force. Seule une étude fine de ces parentés, avec analyse du rôle des femmes dans la circulation des biens, permettrait d’atteindre quelques mécanismes sociaux, d’examiner les stratégies mises en œuvre et de comprendre, par exemple, l’ascension des Trullet – dynastie de caravaniers – et le blocage, sinon la régression, des Allard au-delà de fortunes de mer et drames personnels71.
74À la poursuite d’un impossible bilan comptable général, des indices accordent une place de choix à la caravane maritime dans le destin de Saint-Tropez sinon de tous les Tropéziens au XVIIIe siècle. En dépassant les strictes considérations économiques, l’influence de l’activité caravanière se perçoit lors d’une affaire qui a agité la vie de la cité durant une large partie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, à savoir celle de la reconstruction de l’église paroissiale.
75Selon les vœux exprimés par différents évêques de Fréjus à l’occasion de visites pastorales, l’église qui menace ruine et s’avère trop petite pour la population locale doit être réparée ou reconstruite. Pour en financer les travaux, le curé Garcin compte, en 1776, sur des dons. Parmi ceux-ci, 2 694 livres proviennent des profits que l’ancien prieur de la paroisse, Marc Antoine Augier, a obtenu de placements réalisés avec son propre argent sur des bâtiments de mer, entre février 1738 et septembre 1743 – profits de nouveau investis depuis cette date72. Pour trouver d’autres sources de financement, le curé Garcin propose une participation de ceux qui sont, à ses yeux, les mieux placés pour répondre aux besoins du moment, à savoir les capitaines caravaneurs. Pour appuyer sa démarche il rappelle que
« tel qui n’avait qu’une chambre pour cuisine et pour coucher, revenu de caravane avec quarante ou cinquante mille livres, a fait aujourd’hui bâtir un petit palais ; tel qui n’avait jamais pu acheter une bourrique se voit monter sur un beau cheval ; voilà d’ailleurs la cause de toutes nos nouvelles écuries73 ».
76Les consuls, Cauvin et Trullet, anciens caravaneurs, récusent de tels propos et précisent :
« qu’il y en a très peu qui se sont fait construire des maisons ; presque tous occupent celles de leur père. […] Nos capitaines caravaniers ne sont pas aussi riches que le dit Messire Garcin, puisqu’il donne lui-même à plusieurs capitaines d’argent au vingt pour cent à la grosse qu’ils ne prendraient pas s’ils pouvaient s’en passer ».
77Au terme de ces vifs échanges, où se mêlent excès et ironie, les capitaines caravaniers décident de « céder un quart de part des profits de leurs voyages pour la réédification de la paroisse ». Le curé emprunte immédiatement les avances à la confrérie du Corpus Domini et recommande les capitaines aux prières des fidèles en prévoyant plusieurs messes « pour leur conservation ».
78Par ailleurs, en vertu des délibérations du conseil de la communauté, le curé
« a chanté une grande messe avec exposition, procession et bénédiction du Saint-Sacrement pour la prospérité de nos marins ; de plus une messe privée avec exposition et bénédiction du Saint-Sacrement a été demandée pour les départs des bâtiments qui travaillent au profit de cette œuvre ».
79Aussi, les « capitaines de la coste », suivant l’édifiant exemple donné par les « capitaines du grand capotage », ont voulu concourir avec eux pour un huitième de part afin d’accélérer l’exécution de cette œuvre. Ces mêmes capitaines ont d’ailleurs été doublement sollicités. En effet, durant les travaux à l’église paroissiale, la chapelle des Pénitents noirs (la Miséricorde) a été réquisitionnée pour les offices malgré la grogne des frères pénitents au nombre desquels figurent des capitaines, anciens capitaines, négociants et bourgeois tout comme au sein de la confrérie des Pénitents blancs sous le titre de la chapelle N. D. de l’Annonciation. Il est vrai que cette période correspond pour les caravaneurs au « temps de la gloire », en sachant que pour eux, ainsi que se plaît à le souligner l’ambassadeur de France à Constantinople, « gloire c’est profit74 ». Les travaux furent engagés renforçant ainsi l’espoir d’une protection céleste sur les entreprises maritimes.
80Cet épisode ne peut fournir qu’un éclairage partiel sur le rôle de cette activité maritime. Il demeure toutefois révélateur de la place occupée par les caravaneurs avec, à leur égard, les propos excessifs formulés par les uns et les réajustements apportés par d’autres. Néanmoins, force est de reconnaître qu’il s’agit là de l’élément majeur de la dynamique portuaire de Saint-Tropez, port d’armement au XVIIIe siècle, de l’origine des premières mais éphémères métamorphoses relatées par Darluc.
81Pourtant, la caravane maritime qui a façonné le XVIIIe siècle tropézien est rapidement et étrangement évacuée de la mémoire collective locale. Avec sa disparition, au début du XIXe siècle, la cité entre dans un temps d’ankylose. Les portes s’ouvrent aux rêveries d’Eugène Sue, à la reconstruction d’un passé corsaire et aux flâneries de Maupassant tandis que les capitaines au long cours prennent résolument le chemin de Marseille.
Notes de bas de page
1 AM Saint-Tropez, FF 79. Procès Hermieu au sujet de la taille des bâtiments de mer (1782).
2 Arch. Privées. Saint-Tropez. Fonds Germondy. Mémoire sur Saint-Tropez (vers 1795).
3 Lo Basso L., Rotte, capitani e pratiche mercantili dei Genovesi nei traffici marittimi tra Francia e Italia meridionale nel Settecento, Bari, à paraître (2010).
4 AN, A.E., BI 344. Mémoire du député des négociants à La Canée, 28 juin 1736. « Vagabond, vagabonder » dans un sens qui renvoie à tramp (to), tramping.
5 AD V, 3E 66-6 - 1740.
6 AD V, 3E 24-150 – 1752.
7 Le capitaine bénéficie d’un droit nommé « cape », « chape » ou « chapeau » dont le montant est fonction du nombre de tonneau de marchandise embarquée. Ce droit représente souvent 5 % des nolis dans les contrats de Constantinople. La « provision » est une commission accordée au capitaine sur la vente des cargaisons en Levant. Le droit de pacotille est une permission donnée, à titre personnel, à tout membre de l’équipage, de recevoir une quantité variable de marchandises pour en faire commerce pour compte propre. Voir Savary des Bruslons J., Dictionnaire…, op. cit., article « pacotille ».
8 AD V, 3E 24-145 – 1737.
9 idem, 3E 24-166 – 1767.
10 Duval M., op. cit., p. 16.
11 SHDM-T, 1 R1/8-9 et AE/SIM 3644/Arch. Rapat. Constantinople/Reg. consul ; Panzac D., Commerce…, op. cit., p. 85.
12 Voir Annexe XXVI, p. 462. Pour une analyse de ces pièces voir : Panzac D., Commerce…, op. cit., p. 157-159.
13 SHDM-T, 1 R1/8-9.
14 Ibid.
15 L’identification de ces marchands demeure difficile ; plus de la moitié a été écartée pour texte imprécis, nom illisible, cachet en guise de signature.
16 Arch. Privées – Saint-Tropez. Fonds Prévost-Allard. « Contrat par acte privé, sous serment prêté entre nos mains » à Pera-les-Constantinople, le 7 février 1772.
17 SHDM-T, 1 R1/8-9.
18 SHDM-T, 1 R1/8-9. Contrat de Jacques Caratery, capitaine du pinque Saint-Symphorien, le 27 octobre 1755.
19 Carrière C., « Un sophisme économique », Histoire, Économie, Société, 1984, no 1, p. 40.
20 AD V, 3E 66-8 – 1749.
21 ACCIM, I 6 à 12. Registre d’arrivées des navires venant des Échelles du Levant et de Barbarie.
22 Sur la place de la pacotille on se reportera à Carrière C., Courdurié M., Rebuffat F., « Marseille et la mer du Sud (1703-1716), l’histoire de la pacotille », Provence historique, 1975, t. 25, fasc. 99, p. 51-67.
23 AM Saint-Tropez, BB12. 7 septembre 1754.
24 AD V, 12 J29 - 1749-1750.
25 Emerigon B.-M., Traité des assurances et des contrats à la grosse, t. II, Marseille, 1783, p. 385-388 et Savary J., Le Parfait négociant, Lyon, 1711, p. 353-355.
26 AN AE 3644/Arch Rapat Cple/Reg consul no 39 Tant à Alexandrie qu’à Constantinople de tels contrats vont de 500 à 6 000 piastres dans cette dernière Échelle.
27 La notion d’assurance est incluse dans le contrat car l’affréteur ayant reçu la valeur de la marchandise est assuré en cas d’avarie ou de perte du bâtiment. L’hypothèque maritime comme transport de fonds est souvent utilisée entre les Échelles du Levant et Marseille. Voir : Carrière C., « Notes sur les relations commerciales entre Gênes et Marseille au XVIIIe siècle », Provence historique, 1964, tome CPL, p. 235-237.
28 ACCIM, J1580. Lettre du 15 novembre 1765.
29 SHDM T, 1R 1-13. Alexandrie. Copie de l’ordonnance du 16 décembre 1765.
30 ACCIM, LIX. 739. Smyrne, Garavaque, 24 avril 1764.
31 Braudel F., Romano R., op. cit., p. 43.
32 L’étude est en cours avec la collecte de ce type de données.
33 Cité par Masson P., op. cit., p. 404.
34 Ibid., p. 414.
35 Fontenay M., « Interlope et violence dans l’économie d’échanges : l’exemple des eaux grecques de l’Empire ottoman, XVIe-XVIIIe siècles », Institut d’Estudis Balearics, 1990, p. 284-289.
36 AM Saint-Tropez, CC 113. Réponse de Vergennes aux Consuls de Saint-Tropez, 21 mai 1783.
37 SHDM T, 4P.
38 Salvemini B., Visceglia M.-A., « Pour une histoire des rapports économiques entre Marseille et le sud de l’Italie au XVIIIe et au début du XIXe siècle », Provence historique, t. 44, fasc. 177, 1994, p. 321-365.
39 Lo Basso L., art. cit.
40 Cité par Raymond A., Artisans et commerçants au Caire au XVIIIe siècle, Damas, 1973, p. 170.
41 Arnould A.-M., De la balance du commerce de la France, 2 volumes, Paris, 1791.
42 Eldem E., Le commerce français d’Istanbul au XVIIIe siècle, thèse dactyl., Aix-en-Provence, 1989 (French Trade in Istanbulin the Eighteenth Century, Leiden, 1999).
43 Morineau M., « Naissance d’une domination. Marchands européens, marchands et marchés du Levant aux XVIIIe et XIXe siècles », Pour une histoire économique vraie…, op. cit., p. 311.
44 Formule empruntée à l’étude de Carrière C., « Un sophisme économique. Marseille s’enrichit en achetant plus qu’elle ne vend… », art. cit., p. 7.
45 ACCIM, L. IX, 100. Port-Olivier. Le 3 octobre 1733.
46 Cité par Sabatier D., « Les relations commerciales entre Marseille et la Crète dans la première moitié du XVIIIe siècle », Filippini J.-P. (dir.), Dossiers sur le commerce français en Méditerranée au XVIIIe siècle, Paris, 1976, p. 214.
47 Études conduites dans le cadre de mémoires de maîtrise réalisés à l’Université de Provence sous la direction de Carrière. Voir chapitre ix, note 65.
48 Richard R., « Le navire : un type d’entreprise négligé par les historiens économistes », Revue dunkerquoise d’Histoire et d’Archéologie, 1988, no 2, p. 205-226.
49 AD V, 12J 8. 1713.
50 AD V, 12J 8. 1739.
51 AD V, 11B St-Tropez (1766-88).
52 AD V, 3E24-146. 1739.
53 La métamorphose de la cité, depuis le milieu du XVIIIe siècle, n’est pas en conformité avec la situation financière de la communauté, une des plus endettées de Basse-Provence. Alors que la moitié des communautés encore obérées n’ont plus que des reliquats inférieurs à 15 % des créances d’origine, ce taux est proche de 45 % à Saint-Tropez lors de l’enquête de 1765 menée à l’instigation du contrôleur général Laverdy. Toutefois la ville est une des communautés où la pression fiscale a le plus diminué dans la seconde moitié du siècle. Voir Emmanuelli M. F.-X., « Introduction à l’histoire du XVIIIe siècle communal en Provence », Annales du Midi, 1975, no 122, p. 171-179 et Derlange M., Les Communautés d’habitants en Provence au dernier siècle de l’Ancien Régime, Toulouse, 1987, p. 70-71.
54 AM Saint-Tropez, CC17-CC18.
55 Voir Agulhon M., La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, 1970, p. 481-485 et Derlange M., op. cit., p. 249-254.
56 Derlange M., op. cit., p. 254.
57 Guidicelli P., op. cit., p. 218. Cette demeure abrite actuellement le syndicat d’initiative dit Ambassade de Saint-Tropez.
58 AD V, 3E24-181. 1789.
59 AD V. 7B2. Lettre du 9 juin 1760.
60 Voir une fraction du réseau en Annexe XXVII, p. 463. Je remercie Laurent Pavlidis et Anne-Marie Fourquet (archives municipales de Saint-Tropez) pour l’aide apportée lors de cette reconstitu
61 L’étude en cours de ces capitaines aventuriers ou vagabonds de la mer, oeuvrant dans les ports secondaires comme à Marseille au service des négociants, permettra d’approcher au plus près ces intermédiaires.
62 AD V. 3E24-154. 1771.
63 idem, 3E24-168. 1785.
64 idem, 3E24-134. 1705.
65 SHDM T, 4P3. 1er avril 1780.
66 idem, 4P3. Juillet et décembre 1779.
67 AD V, 3E24-146. 1738.
68 AD V, 11B Saint-Tropez (1773-1786).
69 Ibid., 11B Saint-Tropez (1757).
70 Ibid., 12J 6. Le 1er juillet 1725. Dans cette lettre le capitaine prend également quelques nouvelles d’affaires communes nouées avec son oncle : « Je souhaiterais savoir si la pêche de thon continue. »
71 Pavlidis L., Une société de marins provençaux au XVIIIe siècle : les Allard et les Trullet, mémoire de maîtrise, U. de Provence, 1995, et pour les Martin on se reportera à Guidicelli P., op. cit.
72 AM Saint-Tropez. DD 33. 11 novembre 1776.
73 Ibid.
74 Cité par Masson- P., Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIIe siècle, Paris, 1911, p. 413-414.
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