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Les chemins de la mer

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Gilbert Buti

Quatrième partie. Économie maritime de proximité

Chapitre VII. Pêches tropéziennes : des poissons et des hommes

Texte intégral

1« Saint-Tropez, pittoresque et paisible petit port de pêche… » Cette représentation tenace, qui tend à gommer des activités maritimes étonnantes sinon originales, n’en repose pas moins sur une pratique aux multiples facettes.

  • 1 Présence signalée en 1613 par Bergasse L., Histoire du commerce de Marseille, t. IV, 1599-1660, Pa (...)

2Pour les Tropéziens, qui occupent un terroir réduit, fragile et aux productions limitées, la mer apporte un complément nourricier bienvenu. De nombreux témoignages, y compris ceux fournis par l’archéologie, soulignent l’ancienneté de la pratique et le caractère poissonneux des eaux du golfe et du littoral, même s’il convient d’évacuer pour la Méditerranée ces filets gonflés de prises des pêches océanes, ainsi que les périlleuses campagnes hauturières. Il ne saurait non plus être question de comparer cette activité avec celle des gens de Sète ou de Martigues dont les « tartanes de pêche », de 60 à 80 tonneaux sinon davantage, fréquentent encore au XVIIIe siècle les parages de Cadix. En effet, les Tropéziens n’accompagnent plus, pour des campagnes d’un an et plus ainsi qu’ils ont pu le faire au siècle précédent, Marseillais et Martégaux à l’embouchure du Guadalquivir, près de San Lucar1.

3Les pêcheurs tropéziens, et ce n’est pas le moindre des paradoxes eu égard le cliché qui accompagne l’évocation du port, sont relativement difficiles à atteindre, alors que se découvre, au fil de la documentation, un monde de la pêche complexe, où se mêlent solidarités et affrontements, bases de la fameuse sociabilité méridionale.

4À côté d’une petite pêche côtière traditionnelle aux techniques diverses qui mobilise de faibles capitaux et qui est exercée directement par les pêcheurs, existe une pêche avec postes fixes ou madragues, pour la capture du thon, dominée par de puissants fermiers qui investissent de fortes sommes, se montrent jaloux de leurs privilèges et diffusent au loin leurs produits.

5Les fréquentes oppositions entre ces deux groupes, mais aussi entre des pêcheurs venus d’ailleurs – de Catalogne et surtout de la rivière génoise – mettent en lumière les pouvoirs qui s’exercent sur les littoraux, les autorités qui participent au contrôle du rivage et les mécanismes de défense des pêcheurs.

Pêcheurs tropéziens

  • 2 SHDM-T, 4 P51 - 4 P36 - 4 P43.
  • 3 AD V 3 E24 - 159 et 162, notaire Cartier.

6Depuis la fin du XVIIe siècle, la pêche est un véritable privilège réservé aux seuls gens de mer classés, c’est-à-dire inscrits sur les registres matricules du service des classes, tout comme les marins de commerce. Cependant, il reste difficile de fournir des données sûres au sujet des pêcheurs dans la mesure où, pour Saint-Tropez, ces registres, ainsi que ceux des bâtiments de pêche, ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Quelques éléments invitent à tenter l’esquisse d’une approche numérique de ce groupe professionnel relativement fluide. Il s’agit, d’une part, des états de « patrons de pêche ou d’issaugue » classés pour les années 1698, 1724 et 18022 et, d’autre part, des listes des patrons pêcheurs, membres de la confrérie Saint-Pierre, établies en 1758 et 17713.

Tableau 103. – Patrons pêcheurs de Saint-Tropez.

1698

1724

1758

1771

1802

21

27

14

25

11

7L’effet des guerres, l’absence de patrons devant le notaire en 1758 et le fléchissement de l’activité rendent probablement compte des états proposés pour les années 1758 et 1802. Néanmoins, les patrons-pêcheurs ne constituent qu’un groupe minoritaire et en recul à Saint-Tropez à la fin du XVIIIe siècle. Lors de la levée autoritaire et hâtive des gens de mer pour participer à l’expédition d’Égypte (avril 1798), le commis de la Marine à Saint-Tropez signale à l’ordonnateur Najac en poste à l’arsenal de Toulon que tous les maîtres au petit cabotage et les patrons-pêcheurs ont été levés pour répondre aux besoins de l’« expédition secrète ». Et d’ajouter :

  • 4 SHDM-T, 1 A2-197. Lettre du commis de Saint-Tropez à Najac, avril 1798.

« Cette dernière classe de marins a été de tous les temps peu nombreuse ici à raison des privilèges que les madragues jouissent. Cette pratique décourage infiniment la pêche, notamment en ce quartier où il n’existe que 3 des 12 patrons-pêcheurs que j’ai dans l’arrondissement4. »

8Les faibles chiffres avoués ici – en un moment de vive tension entre pêcheurs et « madragaïres » sur lequel nous reviendrons – sont en deçà des maigres indications officielles de 1802. Résultent-ils d’omissions involontaires ou masquent-ils certaines protections en ce temps de réquisitions ?

9Cependant, le monde de la pêche ne saurait se réduire à cette poignée de patrons. Diverses déclarations et témoignages devant les responsables de l’amirauté lors de litiges ou naufrages attestent la présence de deux à quatre pêcheurs aux côtés de ces patrons lors de sorties en mer sur des bateaux ou frégatons de moins de 10 à 15 tonneaux de portée. Dans ces conditions, l’effectif total des pêcheurs, patrons compris, doit se situer autour de quatre-vingts à cent individus. Pareil ensemble représente 10 à 12 % des gens de mer classés à Saint-Tropez vers 1760-1765, soit seulement 4 à 5 % de la population totale à la même période – mais près de 12 % avec leurs familles.

  • 5 SHDM-T, 4 P53 - 4 P54.

10Ces éléments appellent quelques correctifs. En effet, il n’est pas rare de surprendre se livrant à la pêche, à bord de frêles embarcations sans commune mesure avec les « tartanes de pêche » martégales ou sétoises, des matelots ou maîtres inscrits au petit cabotage. Entre deux opérations commerciales ou lorsque le danger de prise entrave les armements au grand cabotage ou, plus encore, après avoir été versés parmi les « hors-de-service, invalides et demi-soldiers », des marins n’hésitent pas à pratiquer la pêche côtière. Le matelot Louis Bruguière, embarqué pour le petit cabotage le long des côtes provençales puis de la Sardaigne, se livre à la pêche à son retour. Les matelots Joseph Bertolle et Antoine Grasson déclarent participer « à la pêche au poisson frais » en 1730, alors que ce dernier était, cinq ans auparavant, en Levant comme membre d’équipage sur le pinque Sainte Thérèse du capitaine Moisson5. Le cloisonnement entre pêche et commerce est donc à nuancer. À côté de familles qui se consacrent presque exclusivement à l’exploitation des fonds marins – les Fouque, les Pin, les Gardanne – nombre de matelots prennent une part effective bien qu’épisodique à cette activité.

  • 6 Buti G., « Gens de mer et du terroir : capitaines-vignerons et marins-forestiers de la France médi (...)
  • 7 Cabantous A., « Des paysans pour la mer », Mollat M. (dir.), Histoire des pêches maritimes en Fran (...)

11Ces informations, grappillées dans les états de service déclarés, ne recouvrent qu’une part limitée d’une réalité plus complexe où la partition du temps entre la pratique de la pêche (printemps-été) et celle du commerce à court rayon (automne-début de l’hiver) n’est pas exceptionnelle. Au reste, à Saint-Tropez, comme en nombre de points du rivage méditerranéen, certains pêcheurs n’ignorent pas les activités agricoles en partage avec leurs épouses6. Sans consacrer « avec équité leurs jours entre la charrue et le filet7 », les pêcheurs tropéziens se livrent à quelques travaux des champs, particulièrement à ceux qu’exige la vigne, sur des terres essentiellement louées. Contrairement à ce que nous avons pu observer pour les autres gens de mer, les pêcheurs ne figurent guère parmi les propriétaires fonciers : en 1787, ils ne possèdent que 1,2 % de la valeur des biens encadastrés du terroir.

  • 8 Darluc M., op. cit., p. 276.
  • 9 AD V 12 J9.

12La mer fournit aux zones agricoles et en particulier au vignoble un apport qui peut surprendre sur les rives de la Méditerranée. « L’eau de la mer, avec laquelle on lave les tonneaux, contribue, selon le naturaliste Darluc, à donner au vin du piquant. » Toujours selon ce même observateur, « on se sert principalement pour engrais, dans presque tout le terroir de Saint-Tropès, de l’algue maritime qu’on enterre au pied des ceps. Cette plante imprégnée de sel marin doit concourir encore à donner de la force au vin que l’on boit avec plaisir8 ». Si l’activité de cueillette mobilisait d’anciens matelots hors de service et des mousses, les femmes de pêcheurs intervenaient, quant à elles, dans d’autres tâches : ravaudage ou remaillage de filets, préparation de la saumure, vente du poisson, nettoiement des magasins des madragues9.

Petite pêche côtière traditionnelle

13Ces pêcheurs tropéziens, comme pour la majorité des pêcheurs provençaux, se livrent avant tout à une petite pêche côtière sans commune mesure avec les campagnes morutières ou harenguières qui animent les ports du Ponant.

Tropéziens à Terre-Neuve ?

  • 10 Rapport conservé à la Bibliothèque du Musée de la Marine (Paris). P.H. 36534 et Sq. SD3. V.16.28.0 (...)
  • 11 Savary des Bruslons J., Dictionnaire universel du commerce, Paris, éd. 1741, t. I, p. 131.
  • 12 Dans une bibliographie copieuse voir : Morandière C. de la, Histoire de la pêche française de la m (...)
  • 13 AD V 7 B3. Copie d’ordonnance royale pour obliger les matelots qui seront embarqués sur les vaisse (...)

14Pourtant, dans le Mémoire de 1665 rédigé à l’attention de Colbert, les autorités locales qui évoquent l’âge d’or des activités maritimes des précédentes décennies rappellent les opérations menées « dans l’Océan et à la Terre-Neuve10 ». L’affirmation ne manque pas de surprendre. Certes, Savary des Bruslons signale dans son Dictionnaire que les « Marseillais ont tenté la pêche de la morue et ont quelque temps envoyé à Terre-Neuve jusqu’à six vaisseaux par an : mais n’ayant pas trouvé de profit ils ont cessé leurs envois11 ». Des bâtiments tropéziens auraient-ils accompagné ceux de Marseille dont les armements demeurent incertains ? Les études consacrées à la pêche de Terre-Neuve ne portent pas trace de pareilles opérations12. S’agit-il simplement de marins tropéziens embarqués sur d’éventuels bâtiments marseillais avant que ceux-ci ne renoncent à un trafic pris en charge par les Malouins et les Anglais ? Ou bien de marins de Saint-Tropez embarqués sur les morutiers de Saint-Malo ou du voisinage en remplacement de marins débarqués en Provence, malgré les mises en garde de l’ordonnance royale de 168313 ? N’est-ce pas tout bonnement, pour les auteurs de ce Mémoire, un moyen d’assombrir à dessein le tableau demandé au milieu du XVIIe siècle ? La confusion ne peut-elle pas être entretenue par la fréquentation de nombreux lieux-dits « Terre-Neuve » rencontrés en Méditerranée, de la Corse voisine à la plus lointaine et non moins familière Sicile ?

  • 14 Braudel F., La Méditerranée. L’espace et l’histoire, Paris, 1985, p. 52.

15En fait, le pêcheur tropézien s’éloigne rarement du rivage. Il « connaît la mer en face de son port comme le paysan le terroir de son village… Et d’ailleurs, trop s’éloigner de la côte ce serait quitter les eaux poissonneuses14 ».

Les espèces : visites exceptionnelles et prises ordinaires

16Pas toujours abondantes, les espèces sont nombreuses et, plus encore, les appellations rencontrées au fil d’une documentation où se glissent parfois d’étranges visiteurs, à l’instar de cette « chose curieuse arrivée au golfe de Saint-Tropez le 13 août 1787 ». Cette nuit-là, selon le témoignage du maître-maçon Jean-Baptiste Castel :

« Arrivèrent plus de cent cinquante poissons d’une grosseur effrayante […] pesant jusqu’à 70 quintaux […] poussant dans la mer des soupirs comme un bœuf quand il se plaint. La tête était pointue avec l’œil pas plus gros que celui d’un mouton, la queue longue, le ventre gros comme un bœuf, des ailerons, la queue en forme de cercle. »

17Et le témoin de s’interroger, tout comme la « quantité de personnes d’alentour » venues assister au spectacle étrange :

« Ces poissons de grande mer se sont-ils égarés dans nos côtes et d’autres sont-ils venus à terre pour faire les petits ? Personne n’a pu définir cette affaire. »

18Quelques jours plus tard :

« Un bateau génois étant au mouillage prit des haches et s’en vint pour les massacrer […] la plage de Bertaud fut alors toute tapissée de ces poissons et la mer couverte de sang. [La fin de cela] fut qu’ils avaient mis une puanteur dans tout le golfe. »

  • 15 AM Gassin, BB. 9.9.1787.

19La communauté de Saint-Tropez dut « délivrer eau-de-vie et vinaigre » et faire creuser de grandes fosses pour enterrer cette « quantité considérable de marsouins » ainsi que le signalent les autorités de Gassin ayant dû participer aux frais occasionnés par cette opération15.

  • 16 Darluc M., op. cit., t. III, p. 276.

20Cet épisode anecdotique et fantastique conduit à rappeler l’attentive description faite auparavant par Darluc d’un grand os de « baleine du second ordre nommé Cachalot qui vint s’échouer sur les côtes à une époque entièrement oubliée » et alors conservé dans « un petit hangar couvert », près de la chapelle Sainte-Anne chère aux gens de mer de Saint-Tropez16.

21Ces faits exceptionnels, qui rappellent la curiosité en éveil des hommes des Lumières, éloignent du quotidien et des prises ordinaires. En raison des conditions naturelles et de la nourriture disponible, c’est dans une frange réduite, là où la profondeur des eaux ne dépasse guère 200 mètres, que se trouvent les espèces sédentaires et les poissons migrateurs. Du littoral à une centaine de mètres de la côte vivent, dans des fonds sablo-vaseux, les baudroies (lottes), fielas (congres), capelans (merlans), grondins, girelles, vives, raies, carrelets, galinettes alors que les sars, pataclets, pageaux, et daurades se rencontrent dans les prairies d’algues plus profondes et que les labres, gobis, rascasses, rougets, bavarelles affectionnent, comme les murènes, les anfractuosités rocheuses.

  • 17 Ibid., p. 279.
  • 18 AD V 3 E66-3. Pêche pour répondre à la commande de J.-B. Jaubert, employé à la brigade du tabac.
  • 19 AD V 12 J6. Lettre de Jean Martin, 15.7.1677.

22À cette faune sédentaire s’ajoutent des poissons migrateurs : sardines, loups (bars), bogues, sévereaux, saoupes (printemps-été), anchois et maquereaux (hiver-printemps), circulant le long des côtes d’est en ouest, de Ligurie vers le delta du Rhône et les étangs du Languedoc. L’inventaire ne saurait être complet sans quelques céphalopodes – poulpes, seiches, totènes ou calmars – et crustacés – langoustes, homards, cigales de mer, crevettes ou calembots, crabes comme favouio et fiou pelan. Les échinodermes et les coquillages ne sont pas ignorés. Darluc apprécie la « bonne qualité des oursins17 » et prête une attention soutenue aux huîtres que le patron Jean Fouque pêche à plusieurs reprises dans le golfe de Saint-Tropez, pour honorer des commandes particulières18. Il arrive d’ailleurs que pareille plongée soit organisée encore en juillet afin de satisfaire la demande d’un client alors que les huîtres « sont meilleures en hiver et se conservent mieux19 ».

Matériel et techniques de pêche

23La cueillette des fruits de mer et la capture des poissons nécessitent la mise en œuvre d’engins, de techniques variées et, avant tout, de bâtiments.

  • 20 Raybaud C., Cannes. Un siècle de tradition maritime, Nice, p. 134.

24L’absence de registres ne permet de connaître ni leur nombre, ni leurs caractéristiques. La documentation issue de l’amirauté et des actes notariés signale, au détour de différentes déclarations, des embarcations d’une dizaine de tonneaux – souvent moins, et rarement –, qualifiés de bateaux, bisques ou frégatons. Il s’agit de bâtiments peu profonds, à demi-pontés, avec un mât droit et court, placé le plus souvent à l’avant, équipés d’une voile triangulaire et de rames, montés par deux à quatre hommes et très souvent dénommés Saint Pierre ou Saint Tropez, ou voués à la Vierge Marie. La tartane, dite « de pêche », utilisée tant à Martigues qu’à Sète ou Cannes20, ne figure pas parmi les bâtiments des pêcheurs tropéziens. Si la tartane, qui demeure par excellence le bâtiment utilisé pour le cabotage, a pu être employée par des pêcheurs, un tel usage reste exceptionnel. De la fin du XVIIe siècle au milieu du siècle suivant les cadastres de Saint-Tropez signalent parmi les biens de certains patrons quelques « barcades de sardinaux » et autres « barquades d’entremaux ». Au vrai, la dénomination est avant tout liée aux types de poissons pêchés ou aux genres de filets employés.

  • 21 Ibid., p. 53.

25Sur cette flottille se trouvaient embarqués des engins et filets de pêche – fixes, traînants, flottants ou dérivants – en relation avec l’espèce recherchée et mettant en œuvre des techniques anciennes qui ne présentent pas, à vrai dire, de grands changements au XVIIIe siècle Les filets étaient teints à l’aide d’un colorant résineux rougeâtre, obtenu à partir d’écorces de pin maritime coupées, broyées dans un des moulins établis à cet effet dans la cité et bouillies quelques heures dans les chaudrons de la confrérie21. Cette opération rendait le filet moins visible dans l’eau et le protégeait contre l’action corrosive de l’eau de mer, les moisissures et l’échauffement dus à une exposition prolongée sur les bateaux.

  • 22 SHDM-T, 4 P51 - 4 P36.
  • 23 SHDM-T 4 P51 - 4 P36. Le terme « issaugue » viendrait du provençal « hisso » (hisser) et « aougo » (...)

26Parmi les filets traînants, lestés afin de pouvoir approcher les fonds marins, l’issaugue, eissaugue ou sencho est assurément le plus utilisé. Des patrons de pêche – 8 sur les 21 recensés en 169822 – se déclaraient « patrons d’issaugue », appellation qui associait à la fois le filet et le bâtiment utilisé pour sa traction23.

  • 24 Voir Annexe XVII, p. 440.

27L’issaugue est une grande poche à mailles serrées prolongée sur les côtés par deux ailes ou bandes à mailles plus larges. À l’extrémité de chaque aile, maintenue droite par une tige rigide, étaient fixées deux cordes se rejoignant en un seul câble de part et d’autre pour permettre la traction24.

  • 25 Gourret P., Provence des pêcheurs, 1894, p. 151-152.
  • 26 Larguier G., « Pêche et société en Languedoc au XVIIIe siècle. La pêche aux bœufs », L’Histoire gr (...)
  • 27 Fauchet J., préfet, op. cit., 261.

28D’autres filets traînants figurent parmi les engins de pêche comme le bourgin, proche de l’issaugue y compris dans son usage mais avec une poche plus ample, et le gangui ou « filet bœuf » tiré par deux bateaux navigant de front « labourant le fond de la mer comme la charrue, qui traînée par deux bœufs, creuse la terre25 ». Cette pêche qui dévastait les fonds marins fut réglementée à plusieurs reprises aux XVIe et XVIIe siècles, puis formellement prohibée après 172626. Au début du XIXe siècle, Joseph Fauchet, préfet du Var, qui constate la diminution des prises, demande l’exécution rigoureuse des règlements sur la pêche de 1681 et 1726, car la technique employée « détruit le frai et enlève le fretin27 » ; un rappel à l’ordre qui laisse planer quelque doute sur la bonne observation des règlements. Les fonds rocheux et accidentés étaient sans doute plus dissuasifs pour les Tropéziens qui se livraient peu à cette forme de pêche.

  • 28 Guidicelli P., « La vie maritime à Saint-Tropez au XVIIIe siècle », Recherches régionales, no 2, 1 (...)

29Les filets « flottants ou dérivants » constituent la deuxième catégorie employée. Ces engins se déplacent au gré du vent, des vagues et du courant. Constitués d’un simple panneau maintenu entre deux câbles – celui de la partie supérieure avec flotteurs de liège, celui de la base avec bagues de plomb ou pierres – ils sont surtout calés la nuit. Sardines, anchois, maquereaux, rougets, bogues « s’emmaillent » par la tête dans ces écrans placés entre deux eaux ou près de la surface et nommés sardinaux et boguières. De plus vastes dimensions, les thonaires flottants ou tonnaïres se rattachent à ce groupe de filets mais paraissent moins efficaces que les pêcheries fixes pour la capture des thons. Serrant les ouïes de ces derniers dans les mailles jusqu’à étouffement, ils ne faciliteraient pas la bonne conservation des proies28.

30L’emploi de filets fixes, maintenus au fond par des pieux ou du lest (pierres, plomb), est également attesté dans les eaux tropéziennes. Ces battudons sont employés pour prendre le poisson quittant la surface pour les fonds – au début du printemps et à l’automne – rougets, merlans, pageaux, bogues et sévereaux.

31Enfin, on observe encore l’usage de casiers ou nasses, en osier ou fil de fer, de grandeur adaptée à l’espèce recherchée, crustacés ou pescaille de roche (roucaou, girelles). L’usage de palangres – à l’origine d’un long conflit à Marseille – n’est le fait que d’un petit nombre de pêcheurs locaux. Il s’agit de cordes de « bon chanvre d’Italie, bien peigné, bien filé », ainsi qu’en propose le maître-cordier tropézien Antoine Isouard, le long desquelles sont fixées des lignes munies d’hameçons ; comme à Marseille cette technique aurait été introduite à Saint-Tropez par des pêcheurs catalans.

  • 29 Darluc M., op. cit., p. 279.
  • 30 AD V 3 E66-6, 18 août 1736 et AD V 3 E24-166, 14 septembre 1765.
  • 31 AD V 7 B15, mai 1732.

32La côte provençale se trouve en effet fréquentée par des pêcheurs étrangers qui recherchent le poisson frais mais aussi du corail. Les corailleurs « venus arracher ces polypes attachés aux rochers qui bordent les caps et les anses29 » sont essentiellement originaires de Catalogne, de la rivière de Gênes et de la région de Naples. Certains, à l’instar de ces Catalans de Bagut – Joseph Prat, Jean Toras, Jean Roubaud, Marianou Pin – ou de ces natifs de Sainte-Marguerite, en rivière génoise, – François Coste, Joseph Deseche –, s’établissent finalement à Saint-Tropez30. D’autres, les plus nombreux, ne font qu’exploiter temporairement les eaux tropéziennes. Ainsi, le 2 mai 1732, arrivent à Saint-Tropez trois bateaux de deux tonneaux chacun avec dix-sept personnes en provenance « de la rivière de Gênes pour faire la pêche du coral », suivis quatre jours plus tard de quarante-cinq felouques de quatre tonneaux avec huit personnes à bord sur chacune d’elles, en provenance du Royaume de Naples « pour la pêche du coral en cette côte de Provence31 ». La soudaine arrivée de 377 corailleurs n’est certainement pas passée inaperçue dans la petite cité !

  • 32 Savary des Bruslons J., op. cit., t. I, p. 210.
  • 33 ACCIM, L. IX-618. Saint-Tropez (1746-1771).
  • 34 SHDM-T - 4 P36.
  • 35 AD V 3 E24-140, 4 mars 1713.

33Le corail provençal, et tout particulièrement celui des côtes tropéziennes, est très recherché. Jacques Savary des Bruslons, qui reprend dans son Dictionnaire les données rassemblées par le négociant marseillais Gaspard Carfueil pour l’année 1688, souligne cette qualité à travers les prix relevés sur la grande place de commerce : 5 à 6 livres-tournois pour une livre poids de table pour le corail brut de Cassis, La Ciotat, Antibes et Six-Fours, 6 à 7 livres pour celui de Trapani (Sicile) et de Barbarie, mais 8 à 10 livres pour celui de Saint-Tropez, à l’instar de celui de Catalogne32. Néanmoins, lorsque les frères Roux, puissants négociants marseillais, s’adressent au Tropézien Jean Martin, en octobre 1746, ils mettent en garde leur correspondant « ne voulant pas du corail de Catalogne, mais de celui de ces côtes-ci » réputé pour la couleur et la qualité. Connaissant l’exigence des Roux, Jean Martin ne manque pas de les rassurer aussitôt : « Je n’en aurais pas acheté des côtes d’Espagne de crainte qu’il ne vous convienne pas33. » Quelques pêcheurs à Saint-Tropez se spécialisent dans la pêche du corail. Parmi les 27 patrons inscrits, en 1724 sur les registres matricules du service des classes, figurent six « pêcheurs de corail et poisson34 ». En 1713, le patron Antoine Tabasson emprunte au bourgeois Louis Laudon 90 livres pour acheter un bateau pour pêcher le corail ; la somme sera remboursée, selon les termes du contrat, « tant sur le produit de la pêche du corail qu’autre35 ».

34Ainsi, l’inventaire après décès des biens du patron pêcheur Jean-Baptiste Pourrière – dont les effets évalués à cent livres reflètent la modestie de ce groupe professionnel – atteste, à travers la variété des objets répertoriés, la diversité des activités pratiquées :

  • 36 AD V 3 E24-137, 5 avril 1701. Voir en Annexe XVIII, p. 441-443.

« – une livre et demie de fil de chanvre,
– un petit palangrot fort usé,
– une palangre garnie et bonne,
– quatorze livres de fil pour pêcher au corail,
– deux “sarties” de chanvre pour pêcher le corail, demie usées,
– une voile de bateau fort vieille,
– un câble de chanvre pour le bateau fort vieux,
– trois petites rames du bateau fort vieilles,
– un câble pour le bateau demi-usé,
– deux tirdants (tridents) autrement fichonniers avec les manches36. »

  • 37 Cité par Masson P., Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (...)

35Outre l’épuisante plongée pour cueillir le corail, le naturaliste Desfontaines a décrit, à la fin du XVIIIe siècle, un procédé séculaire fait d’une croix de bois lestée en son centre, munie de deux filets à l’extrémité de chacune des branches, « dont se servent les pêcheurs pour saisir et amener le corail » après avoir fait traîner ces filets au fond de la mer37.

  • 38 ACCIM, L III-355. Saint-Tropez (1767-1790). 25 mai 1767.
  • 39 Ibid, le 20 juin 1767.

36Les difficultés de la fin du siècle et l’épuisement des fonds corallifères locaux ont conduit des pêcheurs tropéziens à fréquenter, comme au XVIe siècle, les côtes barbaresques, notamment celles de la Régence de Tunis où la Compagnie royale d’Afrique contrôlait la pêche du corail. En 1767, le juge tropézien Jean Joseph Martin intervient auprès du directeur de ladite Compagnie pour faire admettre « deux patrons pêcheurs de corail désireux d’aller faire la pêche à La Calle à l’instar des bateaux que nous y avons […] ils ont de bons et nouveaux engins […] si l’intérêt de la Compagnie les demande ils se rendront à vos ordres à Marseille pour s’embarquer, avec leurs bateaux, sur le premier bâtiment que vous y expédierez38 ». L’autorisation ayant été accordée, le juge Martin remercie le directeur qui n’aura pas à se plaindre de la décision prise car « ce sont deux de nos meilleurs patrons pêcheurs de corail qui pêchent avec des engins dont peut-être vos pêcheurs ne se servent pas39 ». Des engins qui, faute de description, conservent leur mystère.

  • 40 Lettre des dirigeants de la Compagnie Royale d’Afrique au ministre, le 12 mai 1751, citée par Mass (...)

37Dans ces conditions, il est difficile de partager totalement – ainsi que le fait Paul Masson – l’analyse de la Compagnie royale d’Afrique qui explique ses difficultés à recruter des équipages qualifiés par le fait que « dans les mers de Provence les Français ne font pas la pêche du corail, celle-ci étant là le fait de la nation catalane40 ». La modicité des rétributions accordées par la Compagnie à ces corailleurs rend peut-être compte du peu d’empressement des Provençaux à se mettre à son service.

  • 41 Saint-Nazaire Beau Port, près de Toulon est appelé Sanary de 1792 à 1809, puis de nouveau Saint-Na (...)

38La petite pêche riveraine multiforme est également à l’origine d’activités induites : fabrication et réparation d’embarcations, confection de filets et cordages, récolte et travail du liège. Ces travaux en partie réalisés sur place mettaient en œuvre des fournitures qui provenaient de ports plus ou moins lointains – Toulon, Cannes, Saint-Nazaire/Sanary41, Bormes, Gênes ou Marseille.

Financement et association

  • 42 AD V, 3 E66-5, mai 1732 ; 3 E24-166, janvier 1768.

39Les équipements nécessaires, si modestes soient-ils, ne peuvent pas toujours être financés par les disponibilités des pêcheurs. Les actes notariés délivrent, malgré la faible fréquentation de l’étude par le monde de la petite pêche, une série de formules pour assurer le financement des opérations parfois inscrites au sein d’associations. D’une manière générale, la modestie des sommes mises en jeu témoigne de la faiblesse des ressources de ce groupe professionnel en partie seulement propriétaire de ses instruments de travail. Par ailleurs, la majorité des pièces disponibles se rapportent à l’investissement le plus lourd, à savoir l’achat de filets, plus particulièrement d’issaugues, auxquels se trouve associée une frêle embarcation42. Le prix de cette dernière, lorsqu’il est distinct de celui des filets, ne représente que la moitié sinon le tiers de ceux-ci : 50 à 100 livres pour le bâtiment, 100 à 250 livres pour les engins de pêche au milieu du XVIIIe siècle.

  • 43 AD V, 3 E24-148, 3 août 1748.
  • 44 AD V, 3 E24-150, 16 octobre 1754.
  • 45 AD V, 3 E66-5, 7 mai 1732.
  • 46 AD V, 3 E66-2, 15 février 1720.

40Les sommes nécessaires à ces achats sont parfois empruntées avec échéances précisées pour le remboursement et garanties prises en cas de non-paiement. Étienne Portalis, patron de pêche, reçoit 200 livres-tournois du bourgeois tropézien Jean-Joseph Laudon pour l’achat de filets et bateau, prêt remboursable dans un an et les filets hypothéqués43. L’argent emprunté peut également entrer dans le cadre d’un prêt à la grosse aventure. L’ancien capitaine Balthazar Guirard prête 100 livres au patron de pêche Étienne en 1754 pour l’achat de « filets dits sardinaux, au risque, péril et fortune », moyennant, pendant toute la durée du prêt consenti, « une part des profits toutes les fois que les filets seront posés44 ». L’avocat au Parlement Jean-François Martin achète en 1732, pour 45 livres, à Jean-Pierre Roustan, maître-constructeur à Saint-Tropez, « un bateau pour la pêche, vulgairement appelé frégaton », qu’il remet au patron pêcheur Jacques Moisson « pour aller faire la pêche, au risque et fortune de mer » contre, à la fin de chaque mois, les profits « à raison d’une part suivant l’usage de Saint-Tropez45 ». En février 1720, le bourgeois François Aoust accepte, comme les autres participes, de « courir le risque maritime pour un tiers d’issaugue et du bateau d’icelle que patronise le pêcheur Honoré Berthole » soit pour 140 livres en échange d’une participation aux profits « semaine par semaine46 ».

  • 47 AD V, 3 E24-142, 11 octobre 1727.
  • 48 AD V, 3 E24-131, 18 août 1688.

41Très souvent, l’outil de travail, issaugue et bateau avec agrès, est divisé en trois parts et possédé en « société et communion » où un des associés assure la pêche. En octobre 1727, les patrons pêcheurs Félix Roux, Jacques Broquier et Jacques Gardanne de Saint-Tropez remettent « la conduite de l’issaugue à pêcher le poisson avec son bateau et dépendance » au patron Jacques Gardanne pour « pêcher le poisson frais qu’il trouvera dans ce golfe ». Le moindre apport du patron Gardanne au capital initial de la société est compensé par le travail fourni. Aussi, chaque semaine, les profits sont fractionnés en trois parts égales47. Isabeau Bonaud, veuve de patron pêcheur, emprunte au marchand Félix Ollivier 100 livres, en 1688, pour « une demie part qu’Ollivier a mise sur les filets à pêcher le poisson appelés lyssaugues » ; les filets étant hypothéqués, la somme est à rendre dans deux ans. En attendant, la veuve donne au marchand une partie des profits réalisés chaque semaine de pêche48.

  • 49 Autres exemples d’investissements : AD V, 3 E66-5, 19 décembre 1733 (107 livres pour 1/3 de portio (...)

42Ces ventes d’une moitié ou, plus souvent encore, d’une « troisième portion d’issaugue et de son bateau avec cordage », indiquent le morcellement de la propriété, la minceur des avoirs des gens de pêche. Elles révèlent également la présence, dans ces associations, de gens de mer mais aussi de représentants de la boutique et de l’échoppe, et plus encore de la bourgeoisie locale qui ne dédaigne pas récolter ces petits profits hebdomadaires49.

  • 50 Bruno S., Pêche et pêcheurs à Saint-Tropez (1750-1850), mémoire de maîtrise, U Nice, 1996, p. 58-6 (...)

43Les associations, aux clauses parfois complexes, ne sont pas sans rappeler des contrats génois et reposent également sur les liens familiaux. Parmi les accords enregistrés par les notaires, relevons celui des frères Gardanne, membres d’une « dynastie de patrons pêcheurs50 » tenant et contrôlant la communauté, tout en ayant aussi un pied dans le monde du commerce maritime. Joseph et Jean-Joseph cèdent à leur fils et neveu Louis, pour 500 livres :

  • 51 AD V, 3 E24-166, 30 janvier 1768.

« Une issaugue avec cordes et accessoires dont le frégaton avec agrès, ainsi qu’un bourgin moyennant une pension viagère [réversible au bénéfice de l’épouse de Jean-Joseph] payable chaque semaine sur les profits que feront l’issaugue et le bourgin ; profit variable selon que Louis travaillera ou non avec Joseph, frère et associé de Jean-Joseph. En cas de non respect du contrat le matériel sera confisqué51. »

  • 52 AD V, 3 E24-133-22 mai 1698.
  • 53 AD V, 3 E24-144, 1 février 1736. Le nom de scombrières, donné à ces filets utilisés pour la captur (...)

44L’indispensable matériel de pêche, chèrement acquis, circule au sein de la famille selon différents canaux. À la fin du XVIIe siècle, lors d’un contrat de vente d’une « moitié d’issaugue et du bateau de celle-ci », le pêcheur Tropez Gardanne accepte le partage des profits avec son associé le marchand tropézien Antoine Gouffaud tout en faisant stipuler, dans l’acte, l’autorisation pour lui quand il « viendra à avoir un enfant » de lui remettre la conduite de l’issaugue52. La distribution du matériel n’entre pas dans la composition de la dot de la future épouse tout au moins dans les dix-huit contrats de mariage établis entre 1690 et 1790 – parmi les 500 réunis concernant les gens de mer pour cette période. L’équipement figure rarement avec clarté dans le patrimoine légué par des testateurs, à l’image des dispositions prises, en février 1736, par le patron de barque Joseph Martin. Ce dernier lègue, en effet, entre autres biens, à ses fils émancipés Joseph et Antoine, des « filets à pêcher le thon appelés tonnaires et scombrières à partager en deux portions égales53 ».

45À côté de ce monde traditionnel, modeste et routinier, la pêche tropézienne offre un autre visage avec les pêcheries fixes.

Les madragues ou la « grande pêche »

46La pêche au thon constitue ici la « grande pêche », grande non pas au sens de l’inspecteur Le Masson du Parc qui attribuait, au début du XVIIIe siècle, ce qualificatif aux pêches hauturières. En effet si la pêche au thon obéit aussi à un rythme saisonnier, elle n’utilise que des postes fixes ou madragues installés à proximité des côtes. Au vrai, la pêche au thon est grande par les quantités pêchées, les techniques mises en œuvre, le nombre de participants, les hommes qui la contrôlent, les capitaux engagés et le prestige des opérations.

Origine et originalité de cette pêcherie au XVIIIe siècle

47Paradoxalement, ces pratiques demeurent méconnues sinon oubliées. Les traces paraissent plus fréquentes dans la toponymie, voire l’imaginaire, que dans les dossiers parvenus jusqu’à nous, exception faite de pièces judiciaires soulignant l’âpreté des conflits occasionnés par cette forme d’exploitation des richesses maritimes.

48Alors que les sources restent en ce domaine souvent clairsemées, éparses, décevantes, des papiers de famille invitent à saisir sur le vif les travailleurs des madragues. Il s’agit d’une douzaine de « carnets de matance » tenus par le Tropézien Jean Martin, receveur des droits et fermes des madragues. Ces carnets, de petit format, de près d’une centaine de feuilles chacun, sont, pourquoi le taire, assez rebutants : médiocre état de conservation, lecture difficile, pages constellées de comptes touffus et émaillées d’annotations. Correspondant chacun à une année, ils couvrent de manière plus ou moins lacunaire près d’un demi-siècle – entre 1691 et 1737 – en signalant les dépenses et les recettes, mais encore les différentes étapes de la mise en place du procédé de pêche, ainsi que le personnel engagé, les faits marquants et les « matances » c’est-à-dire les prises ou « mises à mort » des thons. Quelques fragments de correspondances et d’un journal tenu par Jean Martin complètent heureusement ces carnets.

49La méthode de capture des thons n’appartient ni au XVIIIe siècle, puisque attestée en Grèce ancienne, ni à la Provence, puisque rencontrée aussi bien en Andalousie, en Algarve qu’en Sicile ou en Afrique du Nord où elle reste d’usage.

50Le dispositif en place en Provence au XVIIIe siècle a été défini en 1603. Cette année-là le roi Henri iv, remerciant un de ses conseillers Antoine Boyer, seigneur de Bandol, pour des services rendus aux côtés du duc d’Épernon pendant les troubles de la Ligue, lui accorda le « privilège exclusif de faire à perpétuité la pêche des poissons appelés thons dans la mer du Levant, depuis La Ciotat jusqu’à Antibes », soit sur plus de 250 kilomètres de côtes, « sans que cette permission puisse nuire ni préjudicier aux pêches qui ont accoutumé d’être faites par ses sujets aux dites mers », une précision à la source de futures tracasseries.

  • 54 Ensemble rappelé dans un Mémoire contre le projet d’établir une madrague à Brégançon, envoyé le 5 (...)
  • 55 Pour suivre les étapes et modalités de ce droit royal voir Zysberg A., « La soumission du rivage a (...)
  • 56 Cubells M., La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au XVIIIe siècle, Paris, 1984, p. 3 (...)
  • 57 AD V, 4S73. Madragues et SHDM-T, 1E9-14. Lettre de Declercq, fondé de pouvoir de Rohan (mai 1826).
  • 58 SHDM-T, 1E9-13. État des madragues de l’arrondissement de Toulon.
  • 59 Depuis la fin du XVIIe siècle Louis de Rohan, chef d’escadre des galères, avait obtenu de Louis xi (...)

51Antoine Boyer exploita aussitôt le monopole accordé en faisant poser des madragues et en affermant les postes de pêche – Saint-Mandrier, Toulon, Giens, Sanary… – théoriquement selon les titres, de juillet à octobre soit durant la migration des thons en Méditerranée54. Le privilège octroyé fut confirmé par Louis xiii en 1623, puis Louis xiv en 167055. Il resta entre les mains de la prestigieuse famille des seigneurs de Bandol parmi laquelle figurent de puissants parlementaires provençaux comme François ii de Boyer de Foresta, président au Parlement de Provence quarante-huit ans durant (1699-1747)56. En 1764-1765 le marquis de Bandol céda au prince de Rohan, pair de France, duc de Montbazon, les madragues en service et le droit de pêche des thons énoncés dans l’acte de 1603 pour un montant global de près de 800 000 livres-tournois57. Les Rohan n’ignoraient pas ce type de pêcheries provençales dans la mesure où Louis xiii avait déjà concédé à Louis, prince de Rohan, son grand veneur, la madrague des Beaumelles près de La Ciotat58. Supprimé par la Constituante, puis rétabli partiellement par la monarchie restaurée, ce privilège de pêche resta aux mains des représentants de ce même lignage jusqu’au milieu du XIXe siècle, soit jusqu’à la suppression définitive des madragues59.

Sociétés de madragaïres

  • 60 AD V, 3 E24-145, 27 octobre 1731.
  • 61 AD V, 3 E66-1, 26 novembre 1711.
  • 62 AD V, 12 J9, 12 septembre 1730.

52Au XVIIIe siècle, les « postes à poser madragues et madragons à pêcher les thons du golfe de Saint-Tropez et Pampelonne » sont affermés par François Boyer de Foresta, chevalier seigneur de Bandol et Fuveau, conseiller du Roi en ses conseils, président à mortier (1711), second président (1731) au Parlement d’Aix-en-Provence, qui partage sa résidence entre Aix et Ollioules, près de Toulon, sinon Paris60. Les conditions du fermage figurent dans un acte enregistré devant notaire. Le bail, souscrit pour une durée de trois, six ou neuf ans, fixe le règlement annuel en septembre, soit peu avant la fin de la campagne, « en louis d’or, écus blancs et autres monnaies et non en billets de monnaie ni autres de quelque nature qui soient61 ». Le montant est relativement stable pour la première moitié du siècle : 9 000 livres-tournois pour 6 ans, soit 1 500 livres par an pour 1711 et 7 500 livres-tournois en argent et « 1 000 livres de pot de vin payable le jour du contrat, outre 36 pots d’anchois », en 173062.

  • 63 Ibid.
  • 64 AD V, 12 J13, 24 novembre 1723.

53Selon les clauses du bail, les fermiers doivent utiliser le matériel des madragues du « Seigneur président » après l’estimation des biens – magasins, ancres, capitaux – qu’utilisaient les précédents « rentiers de la ferme », en l’occurrence, pour 1711, les négociants toulonnais César Aguillon et Pierre Petit. Enfin, il est autorisé aux fermiers de « sous-fermer à telles personnes que bon leur semblera tels ou tels postes […] et ce à leur profit63 ». L’association est facilitée par le fait que la madrague dans sa gestion est fractionnée tout comme les bâtiments de mer en 24 parts dites également quirats. Dans cette organisation se retrouvent les « notables » tropéziens unis bien souvent par les liens familiaux : Jean-François Martin, bourgeois, déclare associer Rose d’Attanoux, sa belle-sœur, pour « un quirat des 24 qui composent le total à la ferme des madragues affermées de Monsieur le président de Bandol, tant aux profits qu’aux pertes64 ».

54Parmi les autres « fermiers et sous-fermiers » tropéziens figurent dans ce premier demi-siècle :

  • Jean Martin, commissaire des recettes du logement des gens de guerre ;
  • Claude Martin, notaire ;
  • les bourgeois et armateurs Joseph Caussemille et Charles Martin ;
  • le greffier de l’amirauté Jacques Massel ;
  • l’avocat Jean-François Martin ;
  • les négociants, et anciens « capitaines de barque », Balthazar Guirard, Louis Roux, Antoine Caratery, Louis Broquier.
  • 65 SHDM T, 1A2-197. Correspondance avec l’ordonnateur de la marine. Toulon, an VI.

55Les fermiers qui forment « compagnie » ou « société de madragaïres65 » ont à leur tête un fermier général ou directeur des madragues, responsable de la gestion. C’est sans doute pour répondre aux exigences de cette fonction que Jean Martin a tenu les carnets de matance. Au reste, les intérêts de ces hommes débordent les limites du golfe de Saint-Tropez ainsi qu’en témoigne leur présence au sein d’autres compagnies :

  • en 1693, Jacques Massel est associé pour 9 quirats à des Fréjussiens qui exploitent la madrague posée près d’Agay66 ;
  • en 1731, le seigneur de Bandol arrente à quatre négociants tropéziens les « postes nouveaux à établir depuis la rivière d’Argens jusqu’à Cagnes inclusivement67 » ;
  • en 1732, Charles Martin, bourgeois de Saint-Tropez, est fermier des madragues « depuis le cap de Cavalaire jusqu’à la rivière d’Argens », rejoignant ainsi l’espace précédent68 ;
  • en 1738, le « négociant » de Saint-Tropez, Antoine Martin, contrôle en partie la madrague du cap Martin, entre Monaco et Menton69.
  • 70 Le terme de « négociant » ne peut être assimilé à la situation des grandes places marchandes ; le (...)
  • 71 AD V, 1J2. Inventaire et estimation des effets des madragues de la famille de Rohan (1771-1791).

56Il ne s’agit plus du petit monde de la « pescaille ». L’étude de contrats de madrague montre des fermiers comme des sous-fermiers qui appartiennent rarement au monde de la pêche mais davantage à celui de la boutique et de l’échoppe : des marchands et des négociants des ports provençaux, grands ou petits, mais aussi des magistrats – établis à Toulon, Aix, Draguignan – et parfois des banquiers70. Niveau de fortune et relations étroites, y compris familiales, dessinent des réseaux qui groupent les fermiers exploitant les madragues. En 1772, parmi les fermiers des madragues tropéziennes du prince de Rohan figurent avec les membres de la bourgeoisie locale trois maisons de négoce de Toulon, deux de Nice, deux de Turin et deux banquiers parisiens – Grand et Labhard71.

57Pourtant, par la force de la nécessité, des liens restent noués avec le monde de la petite pêche dans la mesure où les représentants de la « grande pêche » font appel à des pêcheurs professionnels pour la capture des poissons, à commencer par la mise en place des madragues.

Complexe et coûteux dispositif de pêche

  • 72 Guys P.-A. Des matelots de l’archipel aux pachas de Roumélie. La vie quotidienne en Grèce au XVIII(...)
  • 73 Braudel F., La Méditerranée…, op. cit., p. 56.
  • 74 Baudrillart, Dictionnaire de la pêche, Paris, 1887. Perrin S., Étude juridique sur les anciennes p (...)

58Le système de capture représente un dispositif de filets assez complexe. Selon le voyageur Pierre Augustin Guys, la madrague enferme « dans un labyrinthe le poisson qui s’y aventure, sur le modèle de la mandra où l’on enfermait le bétail » au temps d’Homère72. D’origine gréco-latine pour les uns – combinant mandra et aqua pour mandraquo – ou arabe – almazraba – pour les autres73, le mot madrague désigne une vaste enceinte de filets, l’« île », de taille variable divisée en plusieurs compartiments et terminée par une sorte de tronc de cône. Cette enceinte, aux parois verticales lestées avec des pierres ou du plomb, est posée parallèlement au rivage. Elle est reliée à celui-ci par une « queue » (1) – de 150 à 1 500 mètres – faisant office de barrière pour contraindre le poisson migrateur à se diriger vers le premier compartiment le grandou (2), puis le gardy (3), puis le pichou (4) et, enfin, la fosse ou « chambre de la mort » subdivisée à son tour en trois pièces plus petites : le plan (5), le gravichelli (6) et le corpou (7) aux mailles serrées74. Pour la capture des thons, les pêcheurs hissent à la surface cette dernière poche et déclenchent la mise à mort ou « matance ».

Figure 1. – La madrague : différentes chambres du dispositif (croquis).

Figure 1. – La madrague : différentes chambres du dispositif (croquis).
  • 75 AD V, 12 J9 : plus de 2 000 livres de fournitures en 1717 et AD V 3 E66-1, 22 décembre 1711.
  • 76 AD V, 12 J9, 1727. La composition et les matériaux nécessaires à la réalisation d’une madrague fig (...)

59Le dispositif relativement coûteux représente, en cette première moitié du siècle, 3 000 à 4 000 livres-tournois soit le prix moyen d’une tartane neuve armée. Le matériel, en large partie fourni lors de la signature du bail, exige un entretien pour lequel les Tropéziens s’approvisionnent chez différents fournisseurs : filets et libans – cordes bordant le filet avec le lest –, petit cordage ou palomière, fil de madrague, bandaux ou cordes, chez des marchands auffiers de Marseille, ancres à Toulon, liège à Gassin75. Pour la confection de madragues les Tropéziens s’adressent régulièrement à Saint-Nazaire-Beau-Port (Sanary) où le fabricant se rend parfois sur le site « pour travailler à la mise en place de la madrague76 ». À cet ensemble il faut ajouter des bateaux et frégatons, mais aussi des magasins pour entreposer le matériel et les prises, comme celui de Nabon, à la Pointe ou Ponche, quartier des pêcheurs.

  • 77 AD V, 3 E66-1, 26 novembre 1711.
  • 78 AD V, 3 E24-145, 14 février 1732. Voir Annexe XIX, p. 444.

60Pour « les golfes de Saint-Torpès et Pampelonne » existaient, au temps du fermier Jean Martin, quatre madragues en des lieux précisés par les baux de fermage « aux endroits du cap de La Moutte, au cap Pampelonne, les Canebiers et la Nartelle du côté de Sainte-Maxime77 ». Ces postes figurent dans les carnets de matance : celui de Pampelonne, absent de l’état de la fin de siècle, est confondu avec « la madrague du Pinet, autrement dit Bonne Terrasse78 ».

Spectaculaire campagne de pêche sous protection céleste

61À travers la sèche comptabilité que renferment les carnets de matance, se devinent les travaux et les jours rythmant la campagne de pêche. Inscrite entre la mise en place de la madrague et son retrait, celle-ci s’étale en général du début du printemps à celui de l’automne, soit pendant la période de la migration des thons, avec un temps fort en été.

  • 79 AD V, 12 J9.

Tableau 104. – Campagne de pêche au thon à Saint-Tropez79.

Année

Calage de la première madrague

Retrait de la dernière madrague

1691

14 avril

12 octobre

1712

7 avril

12 octobre

1714

11 avril

18 octobre

1725

20 février

26 octobre

1726

4 mars

5 novembre

1727

28 février

23 octobre

1730

13 février

6 octobre

1733

2 mars

3 octobre

1734

15 mars

25 septembre

1736

15 mars

16 octobre

1737

18 février

2 octobre

62La pose ou calaison de la madrague s’effectue en une semaine environ, sous la conduite d’un « rey ou raïs de madrague », nom qui désigne en terre d’Islam les « capitaines de la mer ». Les fermiers accordent une attention particulière au choix de ce raïs. Gardien de savoirs anciens transmis au fil de générations, ce personnage dispose d’une forte autorité sur les pêcheurs qu’il recrute et d’un prestige certain dans le monde de la pêche, voire dans celui de la mer en général comme en témoignent les alliances et les dots des filles. Des liens familiaux unissent souvent les raïs des cités provençales : ainsi en est-il aux XVIIe et XVIIIe siècles des familles Ricard et Curet de Saint-Tropez et de Saint-Nazaire (Sanary)

63Parmi les obstacles qui retardent ou gênent l’opération figurent la mauvaise mer – « violent vent d’est ou largade » – et l’insécurité des temps de guerre. À titre d’exemple, et en période calme, le déroulement des opérations aux Canebiers comprend les étapes suivantes avec une quinzaine de personnes sous la direction du raïs :

  • 13 février 1730 : « avons embarqué l’île de la madrague sur patron Étienne et sur patron Laty » ;
  • 14 février : pose de l’île ;
  • 15 février : pose de la queue de la madrague ;
  • 16 février : embarquement du corpou ;
  • 17 février : pose du corpou.
  • 80 AD V, 12 J9.

64L’ouverture de la pêche est saluée par de nombreux vœux dont certains émaillent la correspondance du directeur Jean Martin : « Bonne santé et bonne pêche » souhaite, de Sanary, l’associé Étienne Martin. « Bonne madrague ! » écrit le neveu Caussemille à son oncle. « Fort abondante pêche de thons avec bon profit » espèrent les frères Salade, négociants marseillais80, alliés puis associés aux Guirard de Saint-Tropez.

65Dans l’exercice du métier, les travailleurs de la mer appellent de multiples manières la protection céleste. L’espoir d’une bonne pêche et la réalisation d’un beau profit sont au centre de pratiques religieuses, collectives ou non. Chacun des douze carnets de matance commence, tant au poste des recettes qu’à celui des dépenses, par la formule « Sit nomen Dominy Benedictum » et en 1725, Jean Martin se place, en ouvrant son carnet, sous la protection de « Jésus, Marie, Joseph ».

  • 81 AD V, 12 J9, 20 février 1726.
  • 82 AD V, 12 J9.8 février 1730, 16 avril 1733, 8 mars 1737.
  • 83 AD V, 12 J9.

66Écrivant à Jean Martin en février 1726, Escudier, de Nice, l’assure qu’il ne manquera pas de dire à son frère « gardien du couvent ND de Cimiez où sont quarante religieux de faire prier la Glorieuse Vierge Marie pour prier son cher Fils qui vous bénisse votre madrague et vous envoie bonne pêche abondante et que nous puissions en jouir81 ». Quelques jours plus tard deux thons ayant été adressés à Escudier, ce dernier remercie immédiatement les Tropéziens en leur précisant : « Je ne manquerai pas de recommander votre pêche aux prières de toute la communauté. » Le 14 avril 1691, le premier thon pêché est destiné aux religieux de la Chartreuse de la Verne perchée dans le massif des Maures. Dans le premier tiers du XVIIIe siècle le premier thon pêché – ou le plus gros – est offert « pour aumône suivant nos coutumes aux prieuresses du Saint-Sacrement82 ». Le 2 avril 1732 « on a levé le corpou de la madrague du Pinet, note Jean Martin, et pris un thon d’un quintal qu’on a alors donné au Saint-Sacrement83 ».

67Au fil des semaines des aumônes sont adressées, en espèces ou en nature, aux « Filles de la Miséricorde », aux « pauvres nécessiteux », à l’hôpital Saint-Jacques, aux pénitents blancs et noirs – confréries auxquelles appartiennent certains patrons –, à la confrérie Saint-Pierre (pour le 29 juin, jour de la fête patronale), aux prieurs de Saint-Tropez.

68L’empreinte religieuse, qui scande l’année de pêche, marque aussi les dépenses de fonctionnement de la Compagnie : messe le jour de la calaison des madragues ; bénédictions à la suite de ces messes et argent donné au diacre ; nouvelles messes après la remise en place de madragues malmenées par la tempête (juillet 1730) ; frais de chandelles et repas après ces bénédictions où parfois, comme ce 11 août 1734, « un thon est coupé ». Des dépenses analogues sont renouvelées au moment de la « fermeture des madragues » (13 septembre 1737)

69Ces pratiques et ces gestes qui placent « le ciel dans la mer » (Alain Cabantous) dessinent les contours du sentiment religieux de ces travailleurs mais également de ceux qui, gérant les produits de la pêche, se montrent attentifs aux résultats des diverses campagnes.

  • 84 Ibid.
  • 85 AD V, 3 E24-145, 21 juillet 1738. Précision que l’on retrouve dans les contrats établis par la pru (...)

70Au chapitre des dépenses sont portées les sommes versées au personnel engagé pour remplir les différentes tâches, ordinaires ou exceptionnelles – réparation de dégâts après fort vent. Quelques femmes sont régulièrement associées « pour former la madrague […] pour laver les gogues des thons […] pour nettoyer la plage et le magasin84 ». Le personnel employé aux madragues après leur pose, soit moins de dix personnes par poste lors de la surveillance et près de vingt pour la matance, perçoit un salaire variant de cinq sols par jour « sans rien faire » à 10 ou 15 sols pour les travaux d’entretien – « changer le corpou, ou le plan du corpou, reposer la porte claire » – et pour la prise du poisson. Quelques avantages sont concédés comme ce « thon d’usage » laissé au raïs ou le don d’une partie sinon de tout « le petit poisson emmaillé dans les rets de la madrague », sans quoi, précise en 1738 le patron Louis Senglar dans son contrat, « il ne se serait pas contenté du salaire85 ». Des pêcheurs postés au large doivent guetter l’arrivée des thons et la faire connaître à terre par une série de signaux. Aussitôt, d’autres pêcheurs à bord de frégatons s’élancent vers la madrague et s’efforcent de contraindre les thons à pénétrer dans les différentes chambres.

  • 86 Tableau de Joseph Vernet, dépôt du Musée du Louvre au Musée de la Marine, Paris.

71Selon la quantité de poisson pris au piège et les besoins à satisfaire, le raïs donne ou non le signal de la matance avec pieux et harpon. La Vue du golfe de Bandol réalisée par Joseph Vernet (1754) représente cet instant au large de la petite cité dont le seigneur François Boyer détient le privilège de ce genre de pêche à l’est de La Ciotat86.

72Comme d’autres visiteurs Duhamel du Monceau a été impressionné par cette opération :

  • 87 Duhamel du Monceau, Traité général des pêches, Paris, 1769, p. 170-172. C’est l’image de la thonai (...)

« C’est un spectacle admirable que de voir 7 à 800 poissons, dont certains pèsent 150 livres, rassemblés dans le compartiment appelé le corpou ou la mort dans lequel on en aperçoit qui font des efforts considérables pour s’en échapper ou pour se défendre contre ceux qui veulent les prendre. On voit encore à cette pêche nombre de pêcheurs qui se jettent dans le filet où sont les poissons pour les assommer ou les saisir à force de bras lorsqu’ils ne sont pas trop gros87… »

  • 88 Papon J.-P., abbé, op. cit., p. 290.

73Le calendrier des prises, qu’il est possible de reconstituer à partir des données consignées dans les carnets de Jean Martin, montre deux temps forts dans l’année : d’une part le milieu du printemps – avril-mai, avec toutefois d’importantes prises de maquereaux –, d’autre part, et surtout, l’été avec un mois d’août particulièrement favorable où quelques dauphins se mêlent aux centaines de thons. Cette distribution ne correspond pas tout à fait aux observations faites par l’abbé Papon qui affirme que « la pêche la plus abondante s’en fait en avril et en mai. On en prend aussi, mais beaucoup moins, en août et en septembre88 ».

  • 89 AD V, 12 J 9.

Graphique 24. – Quantités mensuelles de thons pêchés à Saint-Tropez (livres-poids)89.

Graphique 24. – Quantités mensuelles de thons pêchés à Saint-Tropez (livres-poids)89.

74Les moments de la pêche au thon doivent être mis en étroite relation avec les migrations des scombridés – thons, pélamides et bonites – en Méditerranée, mouvements bien connus des pêcheurs grecs antiques ainsi que le mentionne Aristote. Ces migrations restent capricieuses comme le révèle l’irrégularité des prises ; ainsi, la décennie 1720, avec un sommet en 1727, s’oppose aux prises plus modestes de la suivante :

  • 90 Ibid.

Tableau 105. – Thons pêchés à Saint-Tropez (livres-poids)90.

Tableau 105. – Thons pêchés à Saint-Tropez (livres-poids)90.

75Les captures sont inégales selon les postes car certains emplacements offrent de meilleures conditions – profondeur, température, courant – pour la pêche des poissons migrateurs. Alors que la madrague des Canebiers donne de belles prises, bien qu’irrégulières mais relayées par celles de La Moutte, celle de la Nartelle connaît un net déclin tandis qu’au Pinet les résultats restent insignifiants durant le demi-siècle considéré.

76Outre les changements saisonniers dans la circulation des scombridés, ce fléchissement global résulte d’une série de facteurs : tempête, insécurité, conflits mais aussi la concurrence d’autres madragues, comme celles de Cannes, placées sur la route du thon entre Nice et Fréjus. En 1717, la poissonnière Durbec en est consciente qui écrit :

  • 91 AD V, 12 J9. Lettre du 14 août 1717.

« Nous aurions mieux vendu les 20 thons reçus par le patron Decuges si ce ne fut été la madrague de Saint-Sospir qui fit matance de 350 thons jeudi passé, ce qui a rempli Grasse et tous les endroits voisins91. »

  • 92 Ibid.

Graphique 25. – Prises de thons aux madragues de Saint-Tropez92.

Graphique 25. – Prises de thons aux madragues de Saint-Tropez92.

Des opérations profitables ?

  • 93 Ibid., 26 mars 1725.

77Les recettes consignées dans les carnets connaissent ce même fléchissement d’autant plus que les dépenses de fonctionnement restent à couvrir. Les prix des thons varient, chose banale, avec l’abondance de la pêche, la saison de la vente, la taille du poisson et les quantités vendues avec rabais consentis pour les gros achats, en tenant compte de ce que « la barquade a rendu pendant le transport », soit une perte naturelle de poids93. Il reste néanmoins très difficile d’établir un bilan comptable suivi faute de pièces suffisantes et sûres. Nombre de reçus qui accompagnent les documents de Jean Martin font état de profits et de pertes à partager entre les quirataires, mais sans mentionner l’investissement initial, pas plus que la durée du placement.

  • 94 AD V, 3 E66-1, 15 janvier 1718.

78En 1718, au terme d’un bail, Charles Bruno Martin, bourgeois, et Jean Martin établissent devant notaire un état des recettes et dépenses générales des madragues de Saint-Tropez « qu’ils avaient en société ensemble avec trois autres associés ». Ils répartissent le profit en 24 quirats « ainsi que la dite ferme et société se trouve composée », après avoir retranché l’investissement de départ et restitué au seigneur de Bandol le capital pour le matériel fourni : par quirat de 60 livres-tournois sont distribués 15 livres 6 sols pour l’année 1717, soit un profit sur ces modiques sommes – mais Jean Martin possède 7 quirats – de l’ordre de 25 %94.

79Cette ventilation par quirat s’effectue selon l’usage tropézien rencontré pour les bâtiments de commerce : une part des profits (ou pertes) est affectée à l’instrument de travail – ici la madrague, là le bâtiment de mer – divisé en parts, une autre partie au prorata de l’investissement.

  • 95 AD V, 12 J9. 1696.

80Pareilles indications, comme celles des pertes95, restent trop isolées pour autoriser la prise de la mesure exacte de la rentabilité de l’entreprise. Le non renouvellement du bail en 1738 paraît ne pas être étranger aux moindres captures de la décennie dans les eaux tropéziennes – il en serait de même à Marseille ; certes, les pertes peuvent être compensées, et au-delà, par les profits réalisés en d’autres postes. Néanmoins les madragues tropéziennes restent âprement exploitées par d’autres compagnies locales, par d’autres entrepreneurs, issus du même groupe social. N’est-ce pas le signe d’un attrait certain pour ces pêcheries, même si les rapports annuels sont capricieux ?

81Échappés aux destructions de 1793, quelques comptes de madragues du prince de Rohan-Guéménée soulignent cette irrégularité et mentionnent les bilans financiers pour les diverses localités où sont les pêcheries placées sous son contrôle. De 1773 à 1779, années pour lesquelles les résultats sont disponibles, ne sont mentionnées aucune perte.

  • 96 AD V, 1J 2.

Tableau 106. – Bilan des recettes et dépenses pour le prince de Rohan (1773/1779)96.

Tableau 106. – Bilan des recettes et dépenses pour le prince de Rohan (1773/1779)96.

82Les madragues de Saint-Tropez participent d’autant plus amplement au profit des opérations que le poste des dépenses n’est guère élevé pour cette localité en comparaison des recettes :

  • 97 Ibid.

Tableau 107. – Part des madragues de Saint-Tropez dans les bilans financiers de l’ensemble des postes contrôlés par le Prince de Rohan (livres-tournois)97.

Tableau 107. – Part des madragues de Saint-Tropez dans les bilans financiers de l’ensemble des postes contrôlés par le Prince de Rohan (livres-tournois)97.
  • 98 AD V, 1J2. Inventaire et estimation des effets des madragues de la famille de Rohan (1771-1791).

83Un compte détaillé « des recettes et des dépenses pour la régie des madragues de Toulon, Giens, Le Brusc et Saint-Tropez » réalisé pour 1776 indique une recette globale de plus de 161 380 livres-tournois pour des dépenses totales de plus de 77 260 livres-tournois, y compris celles de fonctionnement et les 30 000 livres-tournois revenant au prince annuellement pour le fermage : « Partant le profit qu’il a plu à Dieu de nous donner, notent les fermiers des madragues, s’élève à la somme de 84 117 livres 4 sols 6 deniers98. »

  • 99 Ibid.

Tableau 108. – État général des recettes pour l’année 177699.

Tableau 108. – État général des recettes pour l’année 177699.

84Si les bilans des premiers semestres de 1774 et 1775 sont très éloignés de celui de 1776 pour ces mêmes pêcheries, les autres semestres fournissent des indications proches voire supérieures à 1776 : ainsi plus de 61 000 livres de profit pour le seul premier semestre de 1779 (de février à juillet, excluant donc une partie des prises estivales). Selon ce seul échantillon – en rien généralité – une fois retranché le montant des fermages, les madragues tropéziennes laissent entrevoir « d’honnêtes profits ».

  • 100 Ibid.

Graphique 26. – Bilan de la gestion des madragues de Saint-Tropez100.

Graphique 26. – Bilan de la gestion des madragues de Saint-Tropez100.

85Par les sommes mises en jeu, le mode de financement, les hommes impliqués – propriétaires et fermiers –, les techniques commerciales – achats anticipés –, le monde des madragues constitue un réel pouvoir économique au soubassement social et politique fort.

Les débouchés

Préparations et distribution

86Les produits de la pêche sont d’abord destinés à la consommation locale. Le poisson est vendu frais, par différentes poissonnières apparentées aux pêcheurs, mais se prête aussi à des préparations visant une plus longue conservation et une plus commode distribution : anchois salés, thons et maquereaux marinés. À Saint-Tropez, observe Michel Darluc :

  • 101 Darluc M., op. cit., p. 278-279.

« On marine le poisson de manière à pouvoir le conserver quelque temps et à le porter dans les villes les plus éloignées du Royaume ; celui qu’on marine à demi-sel doit être mangé plus tôt et il ne passe pas l’été. On marine également les maquereaux, mais ils ne se conservent pas longtemps. On fait frire les gerles que l’on garde ainsi ; on sale aussi les anchois. Ces sortes de travaux, utiles au commerce, occupent beaucoup de monde. Toutes ces sortes de poissons et surtout le thon se conservent très bien dans la bonne huile. Les anchois n’ont besoin que d’une légère saumure pour se conserver fraîches et de bon goût101. »

  • 102 AD V, 12 J9. Lettre du 29 août 1726.
  • 103 AD V, 7 B13. Affaire du scandal, 1761.
  • 104 Ibid.
  • 105 Ibid.

87La marinade sert parfois, pour des préparateurs peu scrupuleux, à écouler des produits de fraîcheur incertaine : ainsi, en 1726 on a mis des « thons à mariner car ils avaient d’odeur102 ». Pour la préparation des poissons les marchandes Marguerite Ripert et Madeleine Isnard, épouses de navigants, s’approvisionnent « en compte à moitié […] au magasin de thons où l’on fait la vente », sous le contrôle du directeur des madragues103. Le marchand Pierre Lieutaud et le capitaine Tropez Guirard effectuent pour leur propre consommation leurs achats également en « compte de moitié ». De grosses prises, qui provoquent une baisse du prix de vente, conduisent des particuliers à faire de gros achats suivis de la préparation pour bonne conservation d’un poisson qui entre dans l’avitaillement de bâtiments. Le bourgeois Jean-Louis Cauvin tout comme l’épouse du matelot Louis Cocorel achètent à cette destination un quintal de maquereaux chacun, « ayant appris, que cet hiver là, la madrague avait beaucoup de ce poisson104 ». La documentation ne permet pas de fournir de précisions quant à la quantité de poisson consommée par la population locale. Relevons toutefois cette indication qui ne saurait être généralisée : en 1761, le bourgeois Louis Antiboul signale l’achat, annuellement, de 60 à 80 livres de thons et maquereaux « pour la provision de sa maison » ; soit, pour 4 à 5 personnes comprises dans la dite maison, une moyenne annuelle individuelle de 7 à 10 kg de ces deux seuls poissons, auxquels il faut, peut-être, ajouter le « menu fretin » ou/et la morue de Terre-Neuve apportée par les Malouins ou Anglais et redistribuée par Marseille, particulièrement en temps de carême105. En un lieu où les ressources du terroir sont assez médiocres, la mer fournit ainsi plus qu’un simple appoint alimentaire. Par ailleurs, dans la seconde moitié du XIXe siècle, peu de temps après la suppression des madragues, de nombreuses voix s’élèvent pour demander leur réouverture afin de couvrir les besoins d’une population accoutumée à vivre grâce à ces dons de la mer.

88Si Saint-Tropez constitue le régulier et principal débouché pour cette activité, d’autres localités, littorales ou non, sont atteintes surtout à la suite d’une campagne fructueuse. L’abondante pêche de 1691 et les bas prix de vente qui en résultent ne sont pas étrangers au large éventail des lieux concernés cette année-là par les ventes tropéziennes. Outre une commercialisation dans un court rayon autour du golfe de Saint-Tropez – Fréjus, Sainte-Maxime, La Garde-Freinet – avec quelques clients attitrés – Chartreuse de La Verne, dans le massif des Maures –, le thon des madragues est acheminé vers l’est en direction de Cannes, Grasse, Nice ; ce débouché ne cesse pourtant de reculer devant la fourniture des madragues locales. Vers l’ouest, une autre partie des prises gagne Toulon – où l’avitaillement des vaisseaux du Roi provoque une forte mais irrégulière demande que ne couvrent pas toujours les offres des madragues de Giens, Toulon et Sanary – mais aussi le marché marseillais que les pêcheries locales ne suffisent pas à alimenter.

  • 106 Ibid.
  • 107 AM Saint-Tropez, BB10, 1er mai 1700.

89Enfin, malgré ses contraintes, la voie terrestre n’est pas délaissée. Des muletiers distribuent le poisson dans les petites localités intérieures situées dans la dépression périphérique du massif des Maures – Cuers, Pignans, Lorgues – mais aussi en Provence intérieure – Brignoles, Cabasse, Riez, Salernes, Aups… – qui absorbent près du quart des prises en 1730, alors que se réduisent les débouchés habituels : signe d’une demande intérieure accrue ou surcharge des captures et saturation des rivages ? En août 1760, une dizaine de muletiers de Brignoles et Draguignan s’approvisionnent, régulièrement et à crédit, au magasin de thons de Louis Broquier106. Le mode de conditionnement du poisson frais transporté n’est pas précisé : couvert de sacs humides, placé dans le sel ou la glace ? Ce dernier mode paraît exclu car la glacière que la communauté de Saint-Tropez a appelé de ses vœux au début du XVIIIe siècle n’a pas été créée107.

  • 108 AD V, 12 J 9-10.

Carte 8. – Géographie des ventes de thons de Saint-Tropez, 1691 et 1730 (en livres-poids)108.

Carte 8. – Géographie des ventes de thons de Saint-Tropez, 1691 et 1730 (en livres-poids)108.

90Les autres ressources halieutiques ne présentent qu’une faible diffusion mais si certains produits de la mer aux quantités modestes se situent en marge des circuits commerciaux leurs destinations ont parfois une autre portée.

« Fruits de la mer » et sociabilité

91Ce rapprochement peut paraître étrange, saugrenu sinon provocateur. Pourtant, divers produits de la pêche entrent dans la composition de présents et entretiennent des réseaux d’amitié, consolident des clientèles, atteignent les rouages des pouvoirs locaux et participent à une réelle sociabilité.

  • 109 En 1827 on retrouve pareille exigence avec cette fois 50 kg de thon mariné et 50 litres d’huile d’ (...)
  • 110 AD V, 12 J9. Années 1725 à 1731.
  • 111 Ibid., lettre du 8 avril 1729.

92Ainsi en est-il de ces modestes pots d’anchois figurant à côté du « pot de vin » exigés par le seigneur de Bandol lors de la signature du bail des madragues109. Des paniers d’huîtres quittent régulièrement Saint-Tropez pour Aix à la demande de Jean Martin, directeur des madragues, à destination de ce même « président de Bandol, Boyer ». Quelquefois c’est un thon « bien conditionné, qui est expédié comme une marque de souvenir » par la compagnie des fermiers110. Le président Boyer se félicite de ces gestes de gratitude et souhaite, en 1729, « que la pêche soit aussi abondante cette année qu’elle l’a été l’année précédente », tout en rendant les paniers vides pour la prochaine livraison111

  • 112 Ibid., lettre du 14 mai 1714.
  • 113 AM Saint-Tropez, BB 10, 21 décembre 1705.
  • 114 AD V, 12 J6. Lettre du 27 août 1718.
  • 115 AD V, 12 J9, 25 août 1726.

93En mai 1714, la communauté de Saint-Tropez qui désire une faveur financière adresse au Maréchal de Villars, de passage à Marseille, « 4 thons qu’on vient seulement de pêcher aux madragues de ce golfe, […] ce sont là les premiers, […] et nous supplions Votre Grandeur de remarquer ainsi le zèle de tous nos citoyens112 ». Le cas n’est pas isolé. Quelques années auparavant, le comte de Toulouse se rendant à Antibes sans passer par Saint-Tropez reçut, en présent au Luc des mains d’un émissaire du conseil de ville tropézien, des huîtres, thons et langoustes113. Au moment de conclure un nouveau marché avec le négociant marseillais Salade, Charles Martin offre à son correspondant une « branche de corail à polir114 ». À l’inverse, il peut s’agir d’un signe de reconnaissance pour service rendu : la compagnie des madragues adresse ainsi deux thons à François Laborel qui lui a prêté, momentanément, une maison pour entreposer prises et matériel115.

  • 116 AD V, 12 J10. Lettre octobre 1681.
  • 117 AD V, 12 J12. Lettre du 11 août 1742.

94Les fermiers des madragues sont sollicités pour satisfaire certaines commandes. En 1681, C. Bayol, résidant à Avignon, demande, pour la saint Thomas, au bourgeois Balthazar Martin la livraison de gibier (perdrix et bécasses) et de thon « pour faire présent à Monseigneur le légat », précisant que « d’autres poissons je n’en veux pas116 ». De son côté, le Tropézien Joseph Antoine Martin, avocat au Parlement, s’empresse d’honorer l’urgente requête d’un confrère en faisant « saigner deux thons d’environ 40 livres pièce pour les porter, pendant la nuit, à Madame la Marquise du Muy117 ». Voilà qui ne pourra que consolider les liens noués entre les deux magistrats.

  • 118 AD V, 12 J10. Lettre de L. Bayol, d’Avignon, à Balthazar Martin, août 1680.

95Enfin, la pêche entretient et cimente, d’une autre manière encore, le réseau de fidélité par l’image offerte de sa pratique : « Mon fils m’écrit que vous l’avez convié à voir la pêche aux thons ; je vous suis obligé de ces bontés118. » L’invitation à assister à la matance renvoie à la représentation de Joseph Vernet, où nombre de spectateurs et spectatrices se pressent, dans des attitudes diverses, autour du corpou au large de Bandol.

96Lorsque de passage à Saint-Tropez, vers 1802, le voyageur Aubin-Louis Millin demande à voir une curiosité locale ne lui propose-t-on pas, aussitôt, « de voir lever la madrague » ? L’invitation ayant été acceptée :

  • 119 Millin A.-L., op. cit., p. 468-471.

« Les pêcheurs promirent de ne point lever leur madrague avant notre arrivée. Nous ne les fîmes pas attendre ; il était à peine jour quand nous les abordâmes. […] George, le roi [ raïs] de la madrague, nous joignit bientôt après avec ses pêcheurs ; nous le suivîmes au corpou ; il répandit quelques gouttes d’huile sur la mer, et se couvrit entièrement la tête avec une toile pour mieux voir s’il y avait des poissons. On avait attaché sous la barque une tête d’âne pour attirer les thons, qui ordinairement arrivent aussitôt près des bords du corpou pour voir cette tête. Le roi [ raïs] de la madrague, après avoir procédé ainsi à cet examen, fait savoir, par un signal convenu, aux propriétaires ou à leurs fermiers, si la pêche est heureuse. Quand elle est abondante, d’autres signaux en répètent l’avis : alors tous les canots sont mis à la mer ; une foule de curieux les remplissent ; la madrague est entourée ; l’air retentit d’acclamations et de chants joyeux mêlés au son des instruments119. »

  • 120 En 1832, le duc d’Orléans assiste à la pêche au thon à Marseille.

97Un demi-siècle après la scène immortalisée par Joseph Vernet l’intérêt pour la matance reste le même. La distribution des rôles n’a pas changé et le raïs orchestre toujours, à l’aide de techniques étonnantes et de gestes convenus, le déroulement des opérations. Les Rohan ont certes émigré, leurs privilèges provisoirement abolis et le droit d’utiliser les madragues confisqué par la République. Néanmoins, le spectacle continue120.

Conflits d’usage et usages des conflits

Confrérie et prud’homie

  • 121 AM Saint-Tropez, BB 5, f° 40, 1er mai 1568.

98Comme la majorité des pêcheurs provençaux, ceux de Saint-Tropez se regroupent au sein d’une confrérie de métier dont on ignore la date de création, mais que certains indices situent au XVIe siècle. Dès le 1er mai 1568, l’autorité municipale désigne « quatre hommes pour pacifier les différends de la marine entre marchands mariniers et pêcheurs particuliers et pour maintenir en bon accord, comme Dieu nous a demandés de le faire, à l’instar des prud’hommes de Marseille ». Le seigneur du lieu tente de s’opposer à cette décision mais ne peut empêcher la réélection de ces hommes l’année suivante121. L’imitation du modèle marseillais – création, semble-t-il, en 1431 – et sa précocité attestent l’existence de contacts étroits entre les deux cités comprises dans les Terres adjacentes du royaume. Cette structure reste discrète – dans nos sources – jusqu’au XVIIIe siècle, époque à laquelle les quatre représentants du corps sont également dits « prieurs de Saint-Pierre ». Il faut voir là, sans doute, à l’exemple de nombre de métiers réglés, les traces de la confrérie originelle, de l’association qui a constitué le socle de la future prud’homie. Confusion ou superposition des deux ensembles ?

  • 122 Les confrères de Saint-Pierre à Cannes célèbrent le saint patron le 1er août. Cf. Raybaud C., op. (...)

99Cette confrérie Saint-Pierre, à l’existence affirmée à la fin du XVIIe siècle, est placée ainsi que l’exige l’ordonnance de 1681 pour les ports ou paroisses de plus de huit maîtres sous le contrôle de l’amirauté. La confrérie, un des pivots de la sociabilité méridionale, représente l’unité et la fraternité du corps. Elle favorise la cohésion du groupe socioprofessionnel contre les empiétements extérieurs, de quelque origine que ce soit. Si cette structure professionnelle ne peut se confondre avec les groupements confessionnels tournés vers la prière et les exercices pieux, force est de reconnaître la profonde empreinte religieuse qui la caractérise et qui s’exprime chaque année lors de la fête patronale. La Saint-Pierre, célébrée le 29 juin – messe à la chapelle Saint-Pierre, procession, bénédiction de la mer, banquet – comme en d’autres localités portuaires – Marseille, La Ciotat, Toulon, Saint-Nazaire, Cannes122 – constitue un élément fédérateur qui associe le reste de la population aux réjouissances et un marqueur identitaire fort. Par leur organisation confraternelle les pêcheurs tendent à se distinguer des marins, des calfats, des charpentiers. Une convention passée en 1736 avec le couvent des capucins de Saint-Tropez mentionne la célébration mensuelle d’un office religieux et d’une bénédiction pour les membres de la confrérie Saint-Pierre. Le gardien du couvent de Saint-Tropez, le R.P.F. Benoît, de Toulon rapporte en effet :

  • 123 Grèzes H. de (R. P), op. cit., p. 141.

« Le 1er de juin 1736, le sieur Pierre Marin, secrétaire de MM. les Prudhommes, autrement appelés Prieurs de Saint-Pierre de la ville de Saint-Torpès, m’ayant prié par un écrit privé, écrit de sa main, au nom de tous les MM. de son Corps, de donner la bénédiction du T.S. Sacrement le matin et le soir de tous les derniers dimanches de chaque mois et de leur appliquer la messe ce jour-là ; et les sieurs Joseph Gardanne, Jean Augier et Nicolas Bonnaud, Prudhommes dudit Corps de Pêcheurs de la même ville de Saint-Torpès, m’étant venus prier de nouveau de leur faire la même grâce, afin d’obtenir du Seigneur les bénédictions du ciel et de la terre sur leurs personnes, sur leurs travaux et tous les habitants du pays […] Mgr de Fréjus a accordé la bénédiction et la messe tous les derniers dimanches de chaque mois, moyennant un louis de 24 livres qu’ils donneront tous les ans le 29 juin, jour de leur Patron Saint-Pierre123. »

  • 124 AD V, 11 B non classé, mai-octobre 1725.

100Les confrères obéissent à des règles qui définissent l’exercice du métier. Dès le début du XVIIIe siècle, mais probablement avant, un tirage au sort des emplacements de pêche est mentionné lors de querelles pour le non-respect des dites consignes. Ces dispositions ne font pas disparaître les conflits. En 1725, les frères Antoine et Joseph Martin, patrons pêcheurs, retirent les thonaires des postes obtenus au tirage au sort par Louis Broquier pour les remplacer par deux des leurs. Les frères Martin disent à cette occasion se « moquer du Roi et de sa justice » et « faire leur justice selon leur fantaisie… » C’est tout au moins ce que rapporte le plaideur dans une affaire où se découvrent les sédiments enfouis de vieilles rancunes124.

  • 125 AD V, 3 E. Notaire Cartier, 27 mars 1758 et 23 avril 1770. Voir Annexe XX, p. 445-448.

101Pour clarifier les pratiques, droits et devoirs de chacun, « pour éviter la confusion et observer entre eux le bon ordre », les patrons pêcheurs de Saint-Tropez agrégés à la confrérie Saint-Pierre ont rédigé un règlement précis, en dix-sept articles, enregistré devant notaire le 27 mars 1758, en présence de deux témoins, Joseph Villeneuve, marchand, et Charles André, capitaine de bâtiment de mer. En 1770, la procédure est renouvelée et précisée dans les locaux de l’amirauté cette fois en présence du même notaire de treize patrons pêcheurs et de deux témoins : le négociant Joseph Hermieu et le charpentier Joseph Renoux. Ces textes doivent, selon les auteurs, être regardés comme les statuts du corps des pêcheurs. Ils présentent plusieurs points communs mais aussi quelques différences dans la forme et dans le fonds, reflets des conflits en cours125.

102Chacun de ces actes contient des articles qui précisent l’organisation du travail et le fonctionnement de la confrérie. Les postes de pêche, connus localement, sont affectés pour les différents types d’engins employés – filets flottants et traînants – par tirage au sort « avec bûchettes », les étrangers n’étant, en 1758, autorisés à poser les filets « qu’après ceux du pays […] selon l’usage du reste de la province (article 7) ». Des sanctions sont prévues en cas de dommages et de non-respect de ces attributions mais aussi pour l’utilisation d’engins prohibés par l’ordonnance de 1681 comme les filets tartanons qu’utilisent les Génois.

103Pour les filets traînants – issaugues et bourgins – la pêche est interdite, la nuit, certains jours et fêtes – Saint-Tropez, Saint-Pierre, Fête-Dieu et Assomption – sous peine de 10 livres d’amende et de confiscation du poisson au bénéfice de la confrérie. Pour les pêcheurs qui utilisent les filets flottants, l’interdiction de sortie concerne aussi les « samedis et veilles de fêtes au soir ainsi que les dimanches et fêtes à l’issue de la Grand Messe » sous les mêmes peines. Pour servir à la décoration de la chapelle Saint-Pierre – une des plus vieilles de Saint-Tropez – un sol par écu sur les revenus de la pêche doit être versé chaque dimanche aux prieurs de la confrérie.

104Enfin, pour juger les « contestations qui s’agiteront parmi les patrons pêcheurs pour les causes énoncées au présent règlement » sont élus tous les ans le 29 juin, jour de la Saint-Pierre, « deux prudes hommes » qui prêtent serment devant les officiers de l’amirauté qui prennent en charge les contestations « plus amples ». Enfin, les prieurs sont invités à faire homologuer le règlement ou statuts du corps par le Parlement. Ils placent ainsi les pêcheurs sous la seule autorité locale de l’amirauté, soit de l’État. Le règlement échappe au conseil de ville alors que nombre de règlements de corps de métier émanent de celui-ci comme ce fut le cas, en 1568, avec l’esquisse de la future prud’homie.

105Le texte de 1770, qui reprend les dispositions de 1758, s’ouvre toutefois sur la liste des articles qui concernent le fonctionnement de la confrérie avec des mesures absentes auparavant et qui se rapportent à l’aspect confraternel. Ainsi, l’article premier déclare obligatoire l’assistance des pêcheurs présents « à la procession qui se fait » le jour de la Saint-Pierre. Des dispositions sont prises pour l’élection, ce même jour après les vêpres dans la chapelle Saint-Pierre, de trois prieurs et d’un trésorier. Un préposé collecteur est nommé pour relever l’imposition du sol par écu, y compris auprès des étrangers. La teinture des filets, exécutée dans les chaudrons de la confrérie, est ouverte à tous les pêcheurs, de Saint-Tropez ou non. L’opération constitue une source supplémentaire pour les revenus de l’assemblée. Des compléments sont apportés à la liste des jours de pêche. Si autorisation est donnée de sortir pour aller pêcher les dimanches et fêtes après les offices, quatre fêtes sont ajoutées à celles de 1758 parmi les interdictions, à savoir : la Circoncision, les Rameaux, l’Ascension et « Tous les Saints » avec de plus lourdes peines pour les contrevenants (saisie du bateau, des filets et amende).

106Enfin, pour l’attribution des postes de pêche, le tirage au sort « avec des bûches » est désormais strictement réservé « aux patrons français […] sans que les pêcheurs des nations étrangères puissent être admis et prendre aucun des postes qui tomberont au sort des patrons français (article 10) ». Cet article s’inscrit dans la vive querelle qui oppose les Tropéziens aux patrons de la rivière de Gênes. Cette exclusion obéit à d’évidents intérêts économiques et traduit un repli du petit monde de la pêche.

  • 126 AD V, 3 E, le 23 avril 1770.

107Afin de pouvoir prendre appui sur ces statuts lors des incessants conflits, les prieurs sont chargés d’en demander « homologation à la Cour », ce qui n’a donc pas été réalisé ou obtenu pour ceux de 1758. L’engagement de la procédure amène prieurs et marguilliers de la confrérie à emprunter, « en aimable prêt, 315 livres en louis et écus, remboursable en un an, au négociant Jacques Martin126 ».

108En septembre 1771, une nouvelle réunion de vingt-quatre patrons pêcheurs se tient chez Joseph Gardanne, premier prieur de la confrérie, en présence du notaire Cartier. L’assemblée a un double objectif : d’une part annoncer l’homologation par le Parlement du règlement de la confrérie le 13 août, suivie en septembre de l’enregistrement à l’amirauté ; d’autre part, demander l’établissement de leur corps en prud’homie afin de remédier aux désaccords apparus entre pêcheurs à la place des procès coûteux et dévoreurs de temps (requête faite en 1758 mais non renouvelée en 1770). Pour ce faire et obtenir les lettres patentes du souverain sont envisagées différentes consultations et proposés quatre prud’hommes pour la première année.

  • 127 Daynel L., Les prud’homies des patrons pêcheurs de la Méditerranée, Paris, 1886 ; Gourret P., Les (...)
  • 128 Emmanuelli M. F.-X., « Les pêcheurs de Marseille dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Marsei (...)
  • 129 Voir ci-dessous.

109Cette structure originale est chargée de régler les différends nés de l’exercice du métier dans les étroites zones de pêche méditerranéennes. Elle constitue aussi une structure professionnelle pour défendre ses membres contre les empiétements de pouvoirs extérieurs ainsi que des concurrents127. La prud’homie de Marseille (1431) a probablement servi de modèle aux autres créations : La Ciotat (1459), Toulon (1618) ou Cannes (1721)128. La demande tropézienne qui s’inscrit dans cette continuité n’aboutit que vingt ans après129.

  • 130 AD V, 3 E, 25 mars 1778.

110Aussi, en s’appuyant sur le règlement approuvé, les pêcheurs tropéziens se dressent vigoureusement contre les Génois. En mars 1778, les prieurs du corps accompagnés de six autres patrons établissent chez le notaire un acte qui refuse au « patron Antoine Marie Mortolo, de Carmogi de la rivière de Gênes », de participer au tirage hebdomadaire des postes d’issaugues en vertu de l’article 10 de leur règlement130. La confrérie entend par-là montrer son existence organisée et manifester son indépendance face au corps de ville et au seigneur qui, au-delà du cas Mortolo, prennent la défense des pêcheurs étrangers.

111À ces autorités qui refusent l’article 10 des statuts, les pêcheurs rétorquent qu’« il est juste que le national ait quelques petits privilèges sur les étrangers puisque les pêcheurs étrangers n’ont aucun service à faire en France et ne servent point la nation : pourquoi auraient-ils le privilège » ? Pour les gens de mer de cet espace-frontière, le contraignant service des classes n’est pas uniquement la spécificité d’un groupe professionnel. Il est perçu et vécu comme un marqueur de l’identité nationale. Dans une certaine mesure, il participe au façonnement d’un « sentiment national » et à la définition de l’étranger dans une zone où les contacts sont pourtant anciens, fréquents, familiers et familiaux et où la notion de frontière est, à bien des égards, imprécise.

  • 131 Semblable opposition et même argumentaire se retrouvent à Marseille entre pêcheurs de la cité et C (...)

112Selon le corps de ville, le renvoi des pêcheurs génois aurait des conséquences funestes pour la population locale : moindres prises, approvisionnement plus difficile et prix plus élevés131. L’argument économique est rejeté par les pêcheurs à partir du comportement du Génois Mortolo : « Le poisson qu’il prend, il le sale et le renvoie ou le rapporte lui-même à Gênes, sa patrie. » Pour les pêcheurs, dont la solidarité est entière :

« Le conseil de Saint-Tropez n’a aucune action pour s’opposer à l’exécution d’un règlement qui ne concerne pas la vente du poisson, mais seulement la police de la pêche […] Il est révoltant que le conseil soutienne des étrangers au préjudice des gens du pays. »

113Ce soutien municipal est également dû au fait que l’exclusion des pêcheurs étrangers – outre un renchérissement du prix du poisson néfaste à la population – porterait « un préjudice notable à la ville et à la ferme du piquet » ; en effet, soumis à cette ferme communale – droit sur les grains et farines – les consommateurs étrangers assurent des revenus supplémentaires à la ville.

  • 132 AM Saint-Tropez, FF 80. Lettres aux consuls, 1778.
  • 133 Ibid.

114Semblable ambivalence se retrouve dans l’intervention du seigneur de Saint-Tropez et comte de Castellane qui a pris « l’affaire à cœur autant pour le bien public que pour son avantage particulier132 ». Dans l’épreuve de force que les patrons pêcheurs engagent contre le pouvoir municipal, le seigneur de Saint-Tropez recommande l’affaire à l’Intendant Charles Jean Baptiste des Galois de La Tour. Celui-ci, « trouvant très juste la liberté de la pêche et barbare que les gens du lieu inquiètent les étrangers », répond de son succès devant un Parlement dont il est Premier Président133.

  • 134 AD V, 3 E. Obligation du 7 avril 1775.
  • 135 Masson P., Histoire des établissements…, op. cit., p. 381 à 388.

115Dans cet affrontement contre les pouvoirs municipal et seigneurial, les pêcheurs demandent le soutien naturel du pouvoir central représenté par l’amirauté. Or, le lieutenant général, Jean-Joseph Coulomb, après avoir soutenu un temps les pêcheurs, prend, en 1778, fait et cause pour le conseil de ville – dont il est membre en tant que préposé pour les ouvrages du port – contre un règlement pourtant approuvé par sa propre juridiction. Qui plus est, en 1775, Coulomb était vice-consul de la nation italienne à Saint-Tropez134. En 1779, le nouveau lieutenant général, l’avocat à la Cour Jean François Tropez Martin de Roquebrune prolonge ce soutien au pouvoir municipal où agissent nombre de ses proches – il sera lui-même premier consul en 1786. Enfin, le père de ce nouveau responsable de l’amirauté, Jean François Martin, occupe alors la charge de subdélégué de l’Intendant de Provence de La Tour – charge transmise à son fils en 1782 – qui a promis son appui devant le Parlement. Le puissant représentant de la monarchie cumule également les charges d’inspecteur du commerce de Marseille et de président de la prospère Compagnie royale d’Afrique dont le directeur principal a été, de 1766 à 1777, le négociant marseillais Barthélémy Martin qui n’a pas rompu ses racines tropéziennes ainsi que l’attestent différentes opérations commerciales135. La révocation par le Parlement de l’article 10 du règlement des pêcheurs, en 1778-1779, ne saurait se comprendre en passant sous silence le maillage serré des réseaux du pouvoir où se mêlent parenté et clientèle.

  • 136 AD V, 7 B2, 26 mai 1789.

116Le résultat est semblable lors d’une affaire plus ponctuelle mais tout aussi révélatrice des tensions qui existent entre les usagers de la mer. En mai 1789, des patrons pêcheurs refusent à un pêcheur génois l’usage des chaudrons de la confrérie pour la teinture des filets. Les marguilliers du corps des pêcheurs sont contraints par les responsables de l’amirauté mais cette fois pour non-respect de leur règlement (art. 7) d’ouvrir une heure le magasin de la confrérie, pour répondre à la demande du pêcheur génois, et de verser une amende136.

  • 137 Voir ci-dessous.

117Au fil de l’opposition menée contre les concurrents génois et les fermiers des madragues137, les patrons pêcheurs ont réactivé le projet de création d’une prud’homie ou du moins de sa légalisation. La démarche a été soutenue, dans un premier temps, par le pouvoir municipal « porté à seconder de tous ses efforts ce qui croit être avantageux à la ville ». La suppression en 1791 des corporations, maîtrises et jurandes, jugées responsables d’entraves à la liberté économique, porte un rude coup aux espoirs tropéziens. Cependant, les vigoureuses protestations des prud’hommes marseillais conduisent la Constituante à reconnaître d’utilité publique la prud’homie et à accepter la création de pareilles institutions à Saint-Tropez et à Martigues, cette même année 1791, puis à Sanary (1792). D’autres ports voisins se dotent par la suite d’une semblable institution : La Seyne (1802), Antibes (1803), Saint-Raphaël (1811), Bandol (1820). La prud’homie permet d’assurer l’indépendance juridique – jugement sans appel ni recours pour les différends à propos de la pêche avec application immédiate de la sentence –, de sauvegarder les avantages de la profession contre les pouvoirs extérieurs, de constituer une force socio-économique au sein de la communauté et, par-là, de manifester l’identité du groupe.

  • 138 L’ancienne prud’homie de Marseille n’exige pas de critères d’instruction dans le choix des consuls
  • 139 Bertrand R., « Le “langage patois” des “hommes de la nature”. La folklorisation des prud’hommes pê (...)

118Le corps municipal tropézien, conscient de la force nouvelle qui lui ôte tout droit de regard en matière de pêche, a tenté de retirer l’appui accordé aux pêcheurs en multipliant les calomnies : « Dans le nombre de ceux qui se mêlent de pêche […] il n’en est aucun sans doute d’assez instruit pour devenir magistrat et juge de cette partie. » Il est vrai qu’en 1771 les prieurs présents de la confrérie voulant s’ériger en prud’homie ne savent pas signer, alors que ce n’était pas le cas de ceux de 1758, et que globalement la part des sachant signer passe, chez ces patrons, de 35 % à 29 %. Cependant, analphabétisme n’est pas inculture138 et il suffit de rappeler la force de l’oralité et le caractère verbal des procédures des prud’homies provençales, ainsi que le note l’abbé Papon dans son Voyage en Provence en soulignant par la même occasion l’usage en son sein de la langue provençale139. Au-delà des propos dédaigneux de l’autorité municipale ne convient-il pas de détecter là un frein à l’intégration des pêcheurs à la culture dominante représentée par le conseil de ville ?

119Vaines attaques pourtant car la prud’homie reçoit le soutien sans réserve des administrateurs du nouveau district :

« Nous avons pensé qu’un établissement de ce genre ne pourrait être qu’utile au port de Saint-Tropez qui est le second du département ; les pêcheurs y trouveraient l’avantage inappréciable de pouvoir plaider leurs contestations sans se déplacer et sans abandonner […] leurs filets » (24 avril 1791).

  • 140 Parmi les originalités tropéziennes, c’est le patron élu le plus âgé qui prend le titre de premier (...)

120Dans ces conditions, l’institution se met en place en réactivant, pour assurer son organisation et son fonctionnement, des éléments contenus dans les textes fondateurs de 1758 et 1770, sinon de 1568, complétés, précisés et enrichis selon le modèle marseillais sans exclure certaines originalités140.

Pêcheurs tropéziens en lutte contre les madragaïres

  • 141 En 1697, le vaisseau du capitaine Alberto Vassalo de Porto Fino, rivière de Gênes, se rendant en E (...)

121Des querelles d’une autre nature mettent en lumière la complexité du jeu des pouvoirs. Les fermiers des madragues se plaignent régulièrement des abus des pêcheurs pour filets déposés trop près des lieux de calaison ou pour madragues rompues par bâtiments de mer – génois bien souvent – passés sur le dispositif de pêche. Les plaintes déposées par les pêcheurs d’issaugue ou autres filets ne sont pas moins nombreuses141.

122La réglementation particulière liée au privilège de caler les madragues constitue une source de discordes permanentes entre les pêcheurs tropéziens et les fermiers qui exploitent une portion d’espace marin retranchée à l’activité générale. Le sentiment de spoliation ressenti par les pêcheurs est d’autant plus grand que l’ordonnance de 1681 présente « la mer libre et commune, tant en pleine mer que sur les grèves, et défens aux seigneurs littoraux et tous autres de s’attribuer aucune étendue de mer pour y régner à l’exception des autres ». Ce principe se situe dans le droit fil de la coutume provençale : « Usus maris publicus et proprietas nullius. »

  • 142 Ordonnance de 1681. Titre 4. Des madragues et des bordigues.
  • 143 AD V, 7B3, le 23 octobre 1693.
  • 144 AD V, 3E, le 18 février 1726.

123L’ordonnance, qui prend en considération la situation découlant du privilège accordé par Henri iv, précise que « les capitaines des madragues ne pourront ôter la liberté aux autres pêcheurs de tendre thonaires ou scombrières et pêcher dans le voisinage de la madrague, pour qu’ils ne l’approchent pas plus près de deux milles du côté du levant142 ». Pourtant, les cas de friction sont fréquents dans cette zone de partage des eaux malgré la rareté des traces de protestation des pêcheurs consignées au greffe de l’amirauté. N’y a-t-il pas là un signe de la mauvaise volonté de cette instance dont certains membres ont quelque intérêt dans les madragues ? En 1693, ce sont les plaintes de Bernard Guirard, fermier des madragues il est vrai, qu’enregistre le greffe de l’amirauté de Saint-Tropez contre plusieurs patrons d’issaugues posant « les filets au devant de sa madrague143 ». Plaintes pouvant être à l’origine de procès à l’instar de celui porté devant le Parlement en 1726 par les madragaïres144.

124Les doléances de 1789 présentent au grand jour les griefs de pêcheurs tropéziens, soutenus cette fois par le pouvoir communal, où ne figurent pas d’intéressés à cet usage. La défense du bien public et l’atteinte portée à la liberté collective s’inscrivent non pas contre les fermiers des madragues mais directement et largement contre le pouvoir seigneurial, contre un privilège considéré comme de nature féodale.

  • 145 AM Toulon, Mémoire contre le projet…, p. 505-506.
  • 146 AD V, 3E, le 25 juillet 1770.

125Parmi les « objets essentiels » qui fixent l’attention des responsables du conseil de ville figurent, selon les termes rapportés par les représentants de ceux-ci à l’Assemblée nationale en novembre 1789, « les maux que causent les madragues établies pour la pêche du thon dans l’étendue du golfe de Saint-Tropez ». Les madragues sont présentées comme « gênant singulièrement la navigation » pour les bâtiments qui fréquentent le golfe, alors que l’ordonnance de 1681 interdisait de placer les engins de pêche en « des lieux qui puissent nuire à la navigation ». D’ailleurs, en octobre 1763, un arrêt du Conseil d’État s’était prononcé, chose que n’ignorent pas les Tropéziens, en faveur des pêcheurs de Toulon contre une madrague établie dans la rade de Saint-Mandrier145. La dimension stratégique du port arsenal, qui ne saurait être comparée à celle de Saint-Tropez, explique en partie la décision. À ce premier chef d’accusation s’ajoutent les prétentions de fermiers pour contrôler de plus vastes périmètres marins y compris après le retrait des madragues de novembre à février. Si le raïs Pierre Curet reconnaît « qu’il est bien d’usage que les gengis et autres filets de pêche ne soient pas posés et utilisés à deux milles loin du devant des madragues », il déclare aussitôt qu’« on peut poser tout autre sorte de filets de pêche presque à toucher les madragues sans leur causer aucun préjudice, que pareil usage se pratique non seulement en ce golfe mais encore aux villes de Toulon, Marseille et tous les autres postes des madragues de la province146 ». Selon lui, les mouvements opérés par les bateaux d’issaugues sont plus dangereux pour les postes fixes. N’apparaissent-ils pas aussi comme de possibles concurrents ? N’est-ce pas également une affirmation rappelée pour diviser ou désolidariser le groupe des pêcheurs selon les techniques mises en œuvre ?

126Au terme d’une lutte qui en rejoint d’autres, les droits de pêche exclusifs sont abolis en juillet 1793. Toutefois, de retour d’exil en 1814, le prince de Rohan obtient la réintégration de ses droits exclusifs de la pêche au thon par décision du ministère de la Marine. L’autorité centrale transforme toutefois le privilège ancien en « autorisation » de bénéficier de l’usufruit d’un espace public inaliénable.

  • 147 Voir Buti G., « Pêcheurs provençaux dans les mailles des pouvoirs du XVIIIe au milieu du XIXe sièc (...)

127Les pêcheurs tropéziens se dressent de nouveau contre cette permission tout au long de la première moitié du XIXe siècle. Le combat est alors mené aux côtés des pêcheurs de plusieurs localités provençales groupés en prud’homies et forts du soutien décisif des autorités centrales relayées par l’arsenal toulonnais147. En vertu du décret-loi du 9 janvier 1852 : « Aucun établissement de pêcherie à demeure comme les madragues ou temporaires […] ne peut être formé sans une autorisation spéciale et révocable. »

128Dès 1858, d’aucuns s’élèvent pour réclamer la reprise d’une activité jugée utile à la population locale. Ainsi, le maire de Saint-Tropez, Désiré Cauvin déplore :

  • 148 AM Saint-Tropez, BB, 11 janvier 1858.

« Les tristes effets de la suppression des madragues, malheur pour la population […] car le poisson que l’on pouvait se procurer à bas prix, était la base de l’alimentation de la classe laborieuse.[…] Devenu plus rare sur notre marché, le poisson frais se vend aujourd’hui avec une augmentation de 80 % au moins et n’est plus à la portée de la classe pauvre148. »

129Néanmoins, en 1859, la mise en garde est claire : « toute demande en autorisation d’établissement de pêcherie à poisson sera rejetée » dans l’arrondissement de Toulon. En 1862 ce texte est étendu à tout le littoral français.

130Cette même année préfets, maires et pêcheurs provençaux adressent des requêtes pour le rétablissement de madragues. Aux yeux du pouvoir local les madragues présentaient également un double intérêt. Elles occupaient les vieux marins « devenus par leur âge et quelque fois par leurs infirmités, impropres à une navigation active » ajoutant par ce labeur un salaire à « leur faible pension sur les fonds des invalides de la marine ». En servant « d’école de navigation aux jeunes mousses » elles constituaient « comme une pépinière de jeunes marins ».

131La situation est jugée d’autant plus préoccupante que la population tropézienne « figure pour un tiers de son chiffre total sur les registres de l’inscription maritime ». Saint-Tropez, qui compte « presque autant de marins que de citoyens », ne saurait d’autant moins être privé de ces engins que d’autres madragues ont été maintenues sur la côte provençale. Qui plus est, la suppression des postes tropéziens favorise de « très abondantes pêches de thons dans les deux madragues qui existent sur la côte de Nice à Gênes. Le commerce national est donc privé de bénéfices au profit d’un État étranger voisin ». Derrière cette affaire d’État agitée par les membres du conseil municipal ne se profile-t-il pas un ancien contentieux ? Exposant enfin un ultime argument en faveur de la réouverture des madragues, le pouvoir municipal tente de démontrer que les postes fixes, loin de gêner la navigation « signalent par leurs pêcheurs le danger et pilotent les navires égarés ». De ce fait, le rétablissement des madragues apparaît comme une « nécessité pour une population exclusivement maritime qui est dans un état de détresse ».

132L’appel à l’État – préfet et gouvernement – ne sera pourtant pas entendu. Au vrai, se profile alors une autre division du monde de la pêche, auparavant atténuée ou masquée par la lutte unanime contre les madragaires : désormais les utilisateurs de filets fixes ou flottants se dressent contre ceux qui emploient les engins traînants, appauvrissent les fonds marins et provoquent leur stérilité. Selon le Tropézien Germondy, conseiller général en 1873 :

  • 149 Arch. privées. Saint-Tropez. Papiers Germondy. Lettre de 1873.

« L’adhésion des prud’hommes à l’emploi des filets traînants ne paraît pas une garantie de protection des côtes. La supériorité des ressources assure dans certains ports aux détenteurs de filets traînants, et leur assurera de plus en plus, une supériorité qui les rend maîtres des prud’homies. Les autres pêcheurs protestent mais restent impuissants149. »

  • 150 SHDM T, 1E 9-16.

133Saint-Tropez paisible petit port de pêche ? Ce cliché appelle quelques corrections et force nuances. En effet, le port provençal présente à tout le moins dans ce domaine une situation relativement originale sinon paradoxale au dernier siècle de l’Ancien Régime. Le XVIIIe siècle n’a pas été pour Saint-Tropez le « siècle de la pêche », tout au moins de la petite pêche côtière. La pratique de celle-ci paraît plus vigoureuse dans la seconde moitié du XVIIe, comme elle le sera au XIXe siècle à en juger par l’importance de la flottille et le nombre d’armements. En 1671, en un temps où la flotte de commerce est désintégrée, 59 bateaux – estimation basse – ont été recensés tandis qu’en 1819 sont enregistrés 87 bateaux de pêche « pour le poisson et le corail » et 46 armements à la pêche contre les 4 pour le grand cabotage150. La pêche, comme solution de repli, de compensation, de reconversion, en l’absence d’activité commerciale soutenue ? Ces évolutions contraires invitent à le penser.

  • 151 SHDM T, 1A2-197. Correspondance avec l’ordonnateur de la marine. Toulon, an VI.

134Au reste, des deux visages que présente localement cette activité, seul celui de la pêche côtière est attaché à la représentation de la cité. Pourtant cette forme de pêche ne mobilise en réalité, et particulièrement au XVIIIe siècle, qu’un nombre limité de travailleurs spécialisés, ne participe que très médiocrement au mouvement du port et à la vie économique. La grande pêche pratiquée avec les madragues joue un rôle économique autre et présente une dimension sociale différente. Cette étonnante exploitation des richesses de la mer ne réunit, il est vrai, qu’un nombre restreint de pêcheurs. Quant aux fermiers qui les dirigent, les travailleurs de la mer ne les considèrent pas comme de véritables pêcheurs les qualifiant d’« entrepreneurs » ou « coassociés de sociétés de madragaïres151 ».

135Les relations conflictuelles établies entre ces deux mondes, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle, conduisent à nuancer également le caractère paisible du port de pêche. Certes, il ne s’agit ni d’émeutes, ni de bouleversements économiques majeurs mettant en péril la cité mais d’histoire ordinaire vécue par un groupe d’individus impliqués dans des événements locaux, liés à des faits qui échappent souvent à leur contrôle direct. En même temps, et surtout, ce monde de la pêche, loin d’être recroquevillé sur lui-même, témoigne d’une réelle ouverture, d’une profonde vitalité. La petite pêche côtière, comme la pêche avec poste fixe, s’inscrit dans des réseaux aux ramifications qui débordent amplement le cadre local, dans de complexes jeux de pouvoirs alors qu’en apparence il ne se passe rien.

Notes

1 Présence signalée en 1613 par Bergasse L., Histoire du commerce de Marseille, t. IV, 1599-1660, Paris, 1954, p. 163.

2 SHDM-T, 4 P51 - 4 P36 - 4 P43.

3 AD V 3 E24 - 159 et 162, notaire Cartier.

4 SHDM-T, 1 A2-197. Lettre du commis de Saint-Tropez à Najac, avril 1798.

5 SHDM-T, 4 P53 - 4 P54.

6 Buti G., « Gens de mer et du terroir : capitaines-vignerons et marins-forestiers de la France méditerranéenne au XVIIIe siècle », Le Bouëdec G., Ploux F., Cérino C., Geistdoerfer A. (dir.), Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités (XVe-XXe siècles), Rennes, 2004, p. 147-162.

7 Cabantous A., « Des paysans pour la mer », Mollat M. (dir.), Histoire des pêches maritimes en France, Toulouse, 1987, p. 189.

8 Darluc M., op. cit., p. 276.

9 AD V 12 J9.

10 Rapport conservé à la Bibliothèque du Musée de la Marine (Paris). P.H. 36534 et Sq. SD3. V.16.28.091. Service Hydrographie 271. Enveloppe Saint-Tropez XVIIe et XVIIIe siècles.

11 Savary des Bruslons J., Dictionnaire universel du commerce, Paris, éd. 1741, t. I, p. 131.

12 Dans une bibliographie copieuse voir : Morandière C. de la, Histoire de la pêche française de la morue dans l’Amérique septentrionale, Paris, 3 vol., 1962. Carrière C., « La pêche de Terre-Neuve », Revue d’Histoire Economique et Sociale, 1964, p. 255-265, Turgeon L. G., « Colbert et la pêche française à Terre-Neuve », Mousnier R. (dir.), Un nouveau Colbert, Paris, 1985, p. 255-273, Hersart de la Villemarqué, « La pêche morutière française de 1550 à 1950 », Repères, Ifremer, no 11, 1995.

13 AD V 7 B3. Copie d’ordonnance royale pour obliger les matelots qui seront embarqués sur les vaisseaux de Saint-Malo d’achever le voyage destiné pour les morues (10 novembre 1683).

14 Braudel F., La Méditerranée. L’espace et l’histoire, Paris, 1985, p. 52.

15 AM Gassin, BB. 9.9.1787.

16 Darluc M., op. cit., t. III, p. 276.

17 Ibid., p. 279.

18 AD V 3 E66-3. Pêche pour répondre à la commande de J.-B. Jaubert, employé à la brigade du tabac.

19 AD V 12 J6. Lettre de Jean Martin, 15.7.1677.

20 Raybaud C., Cannes. Un siècle de tradition maritime, Nice, p. 134.

21 Ibid., p. 53.

22 SHDM-T, 4 P51 - 4 P36.

23 SHDM-T 4 P51 - 4 P36. Le terme « issaugue » viendrait du provençal « hisso » (hisser) et « aougo » (algue) car en passant près des fonds le filet ramenait aussi des algues marines : Raybaud, op. cit., p. 152, note 37.

24 Voir Annexe XVII, p. 440.

25 Gourret P., Provence des pêcheurs, 1894, p. 151-152.

26 Larguier G., « Pêche et société en Languedoc au XVIIIe siècle. La pêche aux bœufs », L’Histoire grande ouverte. Hommages à E. Le Roy Ladurie, Paris, 1997, p. 58-67.

27 Fauchet J., préfet, op. cit., 261.

28 Guidicelli P., « La vie maritime à Saint-Tropez au XVIIIe siècle », Recherches régionales, no 2, 1970, p. 10.

29 Darluc M., op. cit., p. 279.

30 AD V 3 E66-6, 18 août 1736 et AD V 3 E24-166, 14 septembre 1765.

31 AD V 7 B15, mai 1732.

32 Savary des Bruslons J., op. cit., t. I, p. 210.

33 ACCIM, L. IX-618. Saint-Tropez (1746-1771).

34 SHDM-T - 4 P36.

35 AD V 3 E24-140, 4 mars 1713.

36 AD V 3 E24-137, 5 avril 1701. Voir en Annexe XVIII, p. 441-443.

37 Cité par Masson P., Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793), Paris, 1903, p. 511-512.

38 ACCIM, L III-355. Saint-Tropez (1767-1790). 25 mai 1767.

39 Ibid, le 20 juin 1767.

40 Lettre des dirigeants de la Compagnie Royale d’Afrique au ministre, le 12 mai 1751, citée par Masson P., Histoire des établissements… op. cit., p. 509.

41 Saint-Nazaire Beau Port, près de Toulon est appelé Sanary de 1792 à 1809, puis de nouveau Saint-Nazaire après cette date avant de devenir Sanary-sur-mer en 1889.

42 AD V, 3 E66-5, mai 1732 ; 3 E24-166, janvier 1768.

43 AD V, 3 E24-148, 3 août 1748.

44 AD V, 3 E24-150, 16 octobre 1754.

45 AD V, 3 E66-5, 7 mai 1732.

46 AD V, 3 E66-2, 15 février 1720.

47 AD V, 3 E24-142, 11 octobre 1727.

48 AD V, 3 E24-131, 18 août 1688.

49 Autres exemples d’investissements : AD V, 3 E66-5, 19 décembre 1733 (107 livres pour 1/3 de portion) ; 3 E66-7, 5 novembre 1742 (165 livres pour 1 troisième de part) ; 3 E24-159, 5 mai 1758 (190 livres pour la moitié de propriété).

50 Bruno S., Pêche et pêcheurs à Saint-Tropez (1750-1850), mémoire de maîtrise, U Nice, 1996, p. 58-62.

51 AD V, 3 E24-166, 30 janvier 1768.

52 AD V, 3 E24-133-22 mai 1698.

53 AD V, 3 E24-144, 1 février 1736. Le nom de scombrières, donné à ces filets utilisés pour la capture du thon, est à mettre en relation avec le terme de scombre (classification de Linné).

54 Ensemble rappelé dans un Mémoire contre le projet d’établir une madrague à Brégançon, envoyé le 5 septembre 1786 à la Chambre de commerce de Marseille, reproduit par Octave Teissier et conservé dans le tome II du Répertoire des AM de Toulon, p. 505-508.

55 Pour suivre les étapes et modalités de ce droit royal voir Zysberg A., « La soumission du rivage aux volontés de l’État royal », Acerra M. (et alii), État, Marine et Société… op. cit., Paris, 1995, p. 439-455.

56 Cubells M., La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au XVIIIe siècle, Paris, 1984, p. 33 sq.

57 AD V, 4S73. Madragues et SHDM-T, 1E9-14. Lettre de Declercq, fondé de pouvoir de Rohan (mai 1826).

58 SHDM-T, 1E9-13. État des madragues de l’arrondissement de Toulon.

59 Depuis la fin du XVIIe siècle Louis de Rohan, chef d’escadre des galères, avait obtenu de Louis xiv le droit de poser des madragues « pour la pêche des thons et peissailles dans les mers de Marseille… jusqu’à Sainte-Croix ». AD V, 12 J9, Correspondance. Pour localiser la place des madragues voir Ayrouard, Ports de la Méditerranée, Paris, 1732-1746.

60 AD V, 3 E24-145, 27 octobre 1731.

61 AD V, 3 E66-1, 26 novembre 1711.

62 AD V, 12 J9, 12 septembre 1730.

63 Ibid.

64 AD V, 12 J13, 24 novembre 1723.

65 SHDM T, 1A2-197. Correspondance avec l’ordonnateur de la marine. Toulon, an VI.

66 AD V, 3 E24-136, 20 février 1693.

67 AD V, 3 E24-145, 27 octobre 1731.

68 AD V, 3 E24-145, 14 février 1732.

69 AD V, 3 E24-145, 21 juillet 1738.

70 Le terme de « négociant » ne peut être assimilé à la situation des grandes places marchandes ; le niveau de fortune et les affaires brassées ne sont guère comparables.

71 AD V, 1J2. Inventaire et estimation des effets des madragues de la famille de Rohan (1771-1791).

72 Guys P.-A. Des matelots de l’archipel aux pachas de Roumélie. La vie quotidienne en Grèce au XVIIIe siècle, présenté par Maussion de Favières J. de, Paris, 1995, p. 45.

73 Braudel F., La Méditerranée…, op. cit., p. 56.

74 Baudrillart, Dictionnaire de la pêche, Paris, 1887. Perrin S., Étude juridique sur les anciennes pêcheries provençales appelées bourdigues et madragues, Aix-en-Provence (thèse de droit), 1925, p. 73-90. Davin E., « La pêche au thon par madrague dans le Var jusqu’au XXe siècle », Bulletin de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Toulon et du Var, no 60, juillet 1965, p. 1 à 23. Fourquin N., Rigaud P., De la nave au pointu, glossaire nautique de la langue d’oc, 1993, p. 231-253. Voir Annexe XVII, p. 440.

Madrague

Longueur

Largeur

Queue

Profondeur

de Toulon

197 m

45 m

324 m

24 m

de Saint-Mandrier

117 m

12 m

156 m

20 m

D’après S. Perrin

245 m

65 m

150 à 1500 m

30 m

D’après N. Fourquin et Ph. Rigaud

190 m

51 m

75 AD V, 12 J9 : plus de 2 000 livres de fournitures en 1717 et AD V 3 E66-1, 22 décembre 1711.

76 AD V, 12 J9, 1727. La composition et les matériaux nécessaires à la réalisation d’une madrague figurent dans un acte notarié du 21 juillet 1738 (AD V, 3 E66-6).

77 AD V, 3 E66-1, 26 novembre 1711.

78 AD V, 3 E24-145, 14 février 1732. Voir Annexe XIX, p. 444.

79 AD V, 12 J9.

80 AD V, 12 J9.

81 AD V, 12 J9, 20 février 1726.

82 AD V, 12 J9.8 février 1730, 16 avril 1733, 8 mars 1737.

83 AD V, 12 J9.

84 Ibid.

85 AD V, 3 E24-145, 21 juillet 1738. Précision que l’on retrouve dans les contrats établis par la prud’homie de Marseille (ADBdRh, 200E).

86 Tableau de Joseph Vernet, dépôt du Musée du Louvre au Musée de la Marine, Paris.

87 Duhamel du Monceau, Traité général des pêches, Paris, 1769, p. 170-172. C’est l’image de la thonaire qui vient à l’esprit d’Eschyle pour décrire la bataille de Salamine : « la mer disparaît sous un amas de corps sanglants, les Grecs frappent les Perses comme des thons pris au filet, leur cassent les reins avec des tronçons de rame et des fragments d’épaves », cité par Braudel F. La Méditerranée… op. cit., p. 56.

88 Papon J.-P., abbé, op. cit., p. 290.

89 AD V, 12 J 9.

90 Ibid.

91 AD V, 12 J9. Lettre du 14 août 1717.

92 Ibid.

93 Ibid., 26 mars 1725.

94 AD V, 3 E66-1, 15 janvier 1718.

95 AD V, 12 J9. 1696.

96 AD V, 1J 2.

97 Ibid.

98 AD V, 1J2. Inventaire et estimation des effets des madragues de la famille de Rohan (1771-1791).

99 Ibid.

100 Ibid.

101 Darluc M., op. cit., p. 278-279.

102 AD V, 12 J9. Lettre du 29 août 1726.

103 AD V, 7 B13. Affaire du scandal, 1761.

104 Ibid.

105 Ibid.

106 Ibid.

107 AM Saint-Tropez, BB10, 1er mai 1700.

108 AD V, 12 J 9-10.

109 En 1827 on retrouve pareille exigence avec cette fois 50 kg de thon mariné et 50 litres d’huile d’olive de première qualité, à l’adresse du prince de Rohan, nouveau seigneur des madragues.

110 AD V, 12 J9. Années 1725 à 1731.

111 Ibid., lettre du 8 avril 1729.

112 Ibid., lettre du 14 mai 1714.

113 AM Saint-Tropez, BB 10, 21 décembre 1705.

114 AD V, 12 J6. Lettre du 27 août 1718.

115 AD V, 12 J9, 25 août 1726.

116 AD V, 12 J10. Lettre octobre 1681.

117 AD V, 12 J12. Lettre du 11 août 1742.

118 AD V, 12 J10. Lettre de L. Bayol, d’Avignon, à Balthazar Martin, août 1680.

119 Millin A.-L., op. cit., p. 468-471.

120 En 1832, le duc d’Orléans assiste à la pêche au thon à Marseille.

121 AM Saint-Tropez, BB 5, f° 40, 1er mai 1568.

122 Les confrères de Saint-Pierre à Cannes célèbrent le saint patron le 1er août. Cf. Raybaud C., op. cit., p. 59.

123 Grèzes H. de (R. P), op. cit., p. 141.

124 AD V, 11 B non classé, mai-octobre 1725.

125 AD V, 3 E. Notaire Cartier, 27 mars 1758 et 23 avril 1770. Voir Annexe XX, p. 445-448.

126 AD V, 3 E, le 23 avril 1770.

127 Daynel L., Les prud’homies des patrons pêcheurs de la Méditerranée, Paris, 1886 ; Gourret P., Les Prud’homies de pêche, Aix-en-Provence, 1925 ; Sportiello A., Les pêcheurs du Vieux-Port, fêtes et traditions, Marseille, 1981.

128 Emmanuelli M. F.-X., « Les pêcheurs de Marseille dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Marseille, 1975, p. 16-21.

129 Voir ci-dessous.

130 AD V, 3 E, 25 mars 1778.

131 Semblable opposition et même argumentaire se retrouvent à Marseille entre pêcheurs de la cité et Catalans.

132 AM Saint-Tropez, FF 80. Lettres aux consuls, 1778.

133 Ibid.

134 AD V, 3 E. Obligation du 7 avril 1775.

135 Masson P., Histoire des établissements…, op. cit., p. 381 à 388.

136 AD V, 7 B2, 26 mai 1789.

137 Voir ci-dessous.

138 L’ancienne prud’homie de Marseille n’exige pas de critères d’instruction dans le choix des consuls.

139 Bertrand R., « Le “langage patois” des “hommes de la nature”. La folklorisation des prud’hommes pêcheurs de Marseille dans le dernier tiers du XVIIIe siècle », L’invention du Midi. Représentation du Sud pendant la période révolutionnaire, Amiras/Repères occitans, no 15-16, 1987, p. 9-23.

140 Parmi les originalités tropéziennes, c’est le patron élu le plus âgé qui prend le titre de premier prud’homme alors qu’à Marseille il était nécessaire d’avoir été troisième, puis deuxième prud’homme.

141 En 1697, le vaisseau du capitaine Alberto Vassalo de Porto Fino, rivière de Gênes, se rendant en Espagne est « passé dessus la madrague de Saint-Tropez et l’a rompue » ; le capitaine veut en référer à la prud’homie de Marseille pour déterminer le montant des dommages (AD V 3 E, 10 mai 1698). En 1756, Hilaire de Boyer, marquis de Bandol, propriétaire des madragues fait poursuivre le gênois Simon Ballo, patron d’un pinque, pour dommages causés à la madrague des Canebiers (AD V, 7 B2, 21 mai 1756). En 1775, c’est un patron napolitain qui est poursuivi, pour avoir occasionné des dégâts considérables à la madrague des Canebiers, par le directeur des madragues J. J. Amic, avocat au Parlement (AD V, 3E, 7 avril 1725).

142 Ordonnance de 1681. Titre 4. Des madragues et des bordigues.

143 AD V, 7B3, le 23 octobre 1693.

144 AD V, 3E, le 18 février 1726.

145 AM Toulon, Mémoire contre le projet…, p. 505-506.

146 AD V, 3E, le 25 juillet 1770.

147 Voir Buti G., « Pêcheurs provençaux dans les mailles des pouvoirs du XVIIIe au milieu du XIXe siècle », Le Bouëdec G. et Chappé F. (dir.), Pouvoirs et littoraux du XVe au XXe siècle, Rennes, 2000, p. 57-73 et « Résonances urbaines des conflits de pêche en Provence (XVIIe-XIXe siècles) », Provence historique, fasc. 202, octobre-décembre 2000, p. 438-458.

148 AM Saint-Tropez, BB, 11 janvier 1858.

149 Arch. privées. Saint-Tropez. Papiers Germondy. Lettre de 1873.

150 SHDM T, 1E 9-16.

151 SHDM T, 1A2-197. Correspondance avec l’ordonnateur de la marine. Toulon, an VI.

Table des illustrations

Titre Figure 1. – La madrague : différentes chambres du dispositif (croquis).
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Fichier image/jpeg, 146k
Titre Graphique 24. – Quantités mensuelles de thons pêchés à Saint-Tropez (livres-poids)89.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100485/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 105k
Titre Tableau 105. – Thons pêchés à Saint-Tropez (livres-poids)90.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100485/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 39k
Titre Graphique 25. – Prises de thons aux madragues de Saint-Tropez92.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100485/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Tableau 106. – Bilan des recettes et dépenses pour le prince de Rohan (1773/1779)96.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100485/img-5.jpg
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Titre Tableau 107. – Part des madragues de Saint-Tropez dans les bilans financiers de l’ensemble des postes contrôlés par le Prince de Rohan (livres-tournois)97.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100485/img-6.jpg
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Titre Tableau 108. – État général des recettes pour l’année 177699.
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Titre Graphique 26. – Bilan de la gestion des madragues de Saint-Tropez100.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100485/img-8.jpg
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Titre Carte 8. – Géographie des ventes de thons de Saint-Tropez, 1691 et 1730 (en livres-poids)108.
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