Chapitre VI. Les marins de Saint-Tropez au XVIIIe siècle
p. 235-272
Texte intégral
1« Braves marins,
2Il y a plus de quarante ans que je vous ai laissés, non par lassitude et dégoût du noble état de marin, mais forcé par les suffrages de mes concitoyens et les désirs de mes parents qui me firent quitter le compas, la carte et les instruments nautiques pour endosser la toge. Depuis notre séparation, quoique uniquement occupé de mon nouvel état auquel je ne comprenais rien et que je voulais apprendre, je n’ai pourtant pas cessé de vous avoir présents à ma pensée.
3Je n’ai point oublié le biscuit rempli de vers et l’eau corrompue que nous avons mangé et bu ensemble ! Je n’ai point perdu le souvenir des tempêtes et des naufrages que nous avons éprouvé, ni la peste, ni la fièvre jaune, ni le scorbut et les autres maladies auxquelles nous avons été exposés pendant nos courses ! Je me suis toujours rappelé votre héroïque valeur dont vous avez encore donné des preuves dans le brillant combat de Navarin et votre habileté qui, tout récemment, s’est encore faite remarquée dans le débarquement de notre armée sur les côtes difficiles et périlleuses d’Alger !
4[…] Valeur et habileté sont des qualités brillantes sans doute, mais en vous elles sont encore relevées par la franchise du caractère, par l’amour du prochain c’est à dire la bienfaisance et par la crainte de Dieu.
5Me considérant toujours comme un marin et rêvant sans cesse à la gloire et à la prospérité de notre marine je n’ai pas voulu faire le voyage de l’autre monde sans lui faire mes adieux par un mémoire que j’ai rédigé il y a deux ans […]. J’ai voulu chanter aussi la gloire et les vertus des marins dans un roman historique que j’ai composé sous le titre d’Abel et Marie. C’est dans le rôle de l’un d’eux, sous le nom de Gabriel, que l’on trouvera toutes les bonnes qualités et toutes les vertus qui constituent le véritable marin.
6J’espère que vous en serez contents et qu’après l’avoir lu vous demeurerez persuadés que c’est un de vos camarades, qui a pu vous apprécier et qui a quelque connaissance de votre art, qui l’a composé. Daignez donc en agréer la dédicace, ainsi que les vœux que je fais pour votre prospérité, votre gloire et votre bonheur. »
7Antiboul, ancien magistrat et vieux marin. Dédicace du roman Abel et Marie.
8En 1839, dans un récit autobiographique, rédigé peu après cette dédicace, Claude-Honoré Antiboul1 confie les précisions suivantes :
« … Je suis né à Saint-Tropez, ville maritime du département du Var, je vis dans ma 78e année […] Mon père, riche propriétaire a eu cinq enfants : l’aîné, officier de marine, commandait un bâtiment de guerre du temps de la République ; le second, avocat distingué, a péri à la Convention nationale victime de son vote en faveur de Louis XVI ; le troisième, savant médecin et profond mathématicien, est mort professeur depuis plus de trente ans de l’école d’hydrographie et de navigation de Saint-Tropez ; le quatrième était une demoiselle remarquable par sa beauté et son esprit ; le cinquième c’était moi-même.
Mon père qui se piquait de donner une belle et bonne éducation à ses enfants n’épargna rien pour la mienne : maître de latin, de mathématique, de musique et de danse.
Mais comme un penchant irrésistible me portait à me faire marin je négligeais le latin pour m’appliquer particulièrement aux sciences exactes, nécessaires à la profession que je voulais embrasser. La nature, en me créant, m’avait prodigué toutes les faveurs avec une santé de fer qui m’a fait résister à la peste en Afrique, à la fièvre jaune à Saint-Domingue, au scorbut qui m’a fait grâce de la vie mais m’a emporté toutes les dents, enfin au choléra à Paris.[…] Aussi étais-je recherché par la haute société qui se plaisait à m’entendre raconter mes voyages et surtout mes aventures avec des dames turques, grecques et maltaises. […]
Ce fut avec ces avantages et lorsque je fus bien instruit dans la science de la navigation que je m’embarquais pour aller courir les mers. J’avais dix-sept ans. Pendant dix ans j’ai mené cette vie aventureuse […] Ces dix ans de dangers, de souffrances et de jouissances ont été les plus heureux de ma vie.
Je ne vivais qu’avec des amis avec lesquels, le danger de la navigation passé, je ne cherchais qu’à me divertir sans négliger d’observer les pays parcourus, d’étudier les mœurs, les usages, la religion des peuples et de faire une provision de connaissances et d’observations qui m’ont servi, depuis que je suis à Paris, à écrire plusieurs mémoires sur la marine militaire qui m’ont valu les éloges les plus flatteuses de la part de la Chambre des députés et les gratifications de la part du Roi sans lesquelles je n’aurais jamais pu composer l’ouvrage unique dans son genre, en vers et en prose, sous le titre de Voyages et aventures d’un jeune marin. »
9Si édifiantes soient-elles, ces confessions d’un marin du Siècle des Lumières ne recoupent-elles pas les interrogations majeures concernant les gens de mer de Saint-Tropez, « cette ville qui fournit au Roi et au commerce d’excellents matelots qui ont la réputation d’être braves et hardis2 » ?
10Ces souvenirs, empreints de nostalgie pour une jeunesse aventureuse perdue, mêlent en effet la navigation au commerce et le service sur les vaisseaux du roi, la formation au rude métier de la mer et la crainte de Dieu avec, par-dessus tout, un profond attachement à la condition de marin. N’oublie-t-il pas toutefois de signaler sa filiation, aperçue dans son éducation comme celle d’autres anciens capitaines, avec le monde de la bourgeoisie et des négociants enrichis par les activités portuaires ? Ce lien prend plus de force lorsqu’on a renoncé au métier de la mer avant de rejoindre « le peuple boiteux et paralysé des vieux marins de Saint-Tropez qui se chauffe au soleil sur le banc de pierre » (Maupassant). Au début du XXe siècle, de jeunes Tropéziens se pressaient autour de ce même banc pour écouter, « avec le retour des frimas, le récit que les invalides faisaient de leur navigation à travers toutes les mers et les océans ». Ce banc que l’on appelle aussi la « banque des mensonges3 ».
11Alors, qui êtes-vous marins de Saint-Tropez, sans lesquels n’a pu se concevoir la croissance oubliée de la cité au XVIIIe siècle ?
« Braves marins de Saint-Tropez »
Population soumise au système des classes
12Afin d’utiliser la population maritime masculine sur les bâtiments du roi, une série de règlements et d’ordonnances royales aboutissent, entre 1668 et 1682, à la mise en place du système des classes. Ne pouvant, pour des raisons financières, former un corps d’officiers mariniers et de matelots d’État, la monarchie a dû opter pour un système mettant à contribution les marins du commerce. Ce système de conscription, entre volontariat et presse, s’accompagne de la création d’un appareil administratif dans tous les quartiers maritimes définis le long des littoraux du royaume4.
13Les gens de mer, inscrits sur les registres matricules du service des classes, doivent servir théoriquement une année sur trois sur les vaisseaux du roi. En contrepartie de cette contrainte, une pension leur est allouée prise sur une Caisse des Invalides alimentée par un prélèvement sur les salaires des marins en activité (6 deniers par livre). Diverses exemptions ont été également accordées à cette population indispensable au fonctionnement de la marine d’État – arrêt des poursuites judiciaires pendant le temps d’embarquement, des services de guet et de garde-côte…
14Durant toute la durée de leur inscription, les marins qui désirent naviguer doivent impérativement avertir le bureau des classes de leur quartier maritime et obtenir une permission pour pouvoir aller s’embarquer sur des bâtiments armés dans d’autres quartiers. Le bureau des classes veille, en principe, à ce que les marins ne s’engagent pas au cours de leur année de service, pour de lointaines expéditions, afin d’être disponibles le moment venu pour gagner Toulon et les vaisseaux de la marine royale. Selon l’ordonnance du 15 avril 1689, les commissaires de marine chargés des classes des matelots « fairont publier, dans toutes les paroisses de leur département, les rôles de la classe de service et en fairont afficher des copies aux principales portes des églises et autres lieux accoutumés5 ». Mobilisables, les marins de la classe de service obtenaient l’autorisation tacite du commissaire pour de courtes sorties en mer. Toutefois, les exigences en hommes en temps de guerre, les pertes humaines et l’immobilisation de marins sur les bâtiments de commerce loin de leur quartier maritime rendent délicat sinon impossible le fonctionnement de ce système. Les réflexions de François Usson de Bonrepaus, intendant général de la Marine et les remarques ultérieures de Maurepas montrent que le pouvoir central a conscience de ses limites dès sa mise en place.
15Pour répondre aux besoins des bureaux de la Marine, les agents locaux désignent finalement eux-mêmes les hommes destinés au service. Connaissant les marins inscrits, leurs activités et leurs états de service, le commissaire des classes est le mieux placé pour choisir les marins à lever. La prise en considération, par le représentant de l’État, de situations personnelles laisse la porte ouverte à ses bontés et à son arbitraire : marins chargés de famille, « dépérissement de la santé d’un père vieux et aveugle », santé défaillante et protection demandée infléchissent ou non la décision du commissaire. L’honnêteté de ce dernier et les craintes de tumultes face à un comportement injuste atténuent les risques qui pèsent sur ce fonctionnement. Néanmoins, en cas de besoin immédiat et important, le commissaire sait recourir à la chasse à l’homme en réveillant le système de la presse. En avril 1798, appliquant les demandes du Directoire exécutif, le syndic de Saint-Tropez marche à la tête d’une force armée et cerne, de nuit, les communes de Plan de la Tour et de Sainte-Maxime « pour donner chasse à tous les réquisitionnaires6 ». Le retour à cet expédient et le tour de rôle orchestré par le commissaire des classes font que finalement « le mode de recrutement des équipages conserva paradoxalement le nom d’un mécanisme mort-né7 ».
16Ces obligations rencontrent un certain nombre de résistances et marquent profondément la vie quotidienne à Saint-Tropez étant donné la forte présence des gens de mer dans la société locale. Entre 1724 et 1791, ces travailleurs inscrits représentent entre les trois-quarts (74,7 %) et les deux tiers (65,6 %) des actifs tropéziens de plus de dix ans – âge qui permet de saisir la majorité des mousses. Les marins dits « hors de service » et invalides ont été incorporés car, bien qu’exclus du service sur les vaisseaux du roi, ils apparaissent souvent parmi les hommes d’équipage, surtout au petit cabotage et à la pêche. À côté de cette population navigante, des ouvriers liés à la construction navale prennent parfois place à bord d’un bâtiment destiné au cabotage lointain ; aux activités induites par le mouvement portuaire et difficiles à quantifier s’ajoutent celles, tout aussi délicates à mesurer, dont la production bénéficie de la demande du port sans lui être exclusivement destinée : ainsi en est-il des cordiers, cordonniers, portefaix, tonneliers ou barrilats.
Marins de Saint-Tropez : de la paroisse et du quartier maritime
17« Braves », « intrépides », « excellents », « renommés » : les marins de Saint-Tropez sont d’abord nombreux.
18Selon l’enquête de Seignelay, les officiers mariniers et matelots de Saint-Tropez fournissaient, en 1686, 48 % de la totalité de ceux du département d’Antibes – qui comprend alors les ports d’Antibes, Cannes, Fréjus, Saint-Tropez et Bormes. La proportion demeure semblable au milieu du XVIIIe siècle (47 %). Si, ainsi que l’estime la Statistique morale, « le nombre de matelots était dans le Var de 5 500 en 1789 », le quartier maritime de Saint-Tropez y aurait participé pour 10 % et Saint-Tropez pour 6 %.
19Dans le quartier maritime, composé de dix paroisses, les marins de Saint-Tropez représentent le plus fort contingent de gens de mer, soit près des trois quarts8.
Tableau 83. – Gens de mer de Saint-Tropez et du quartier maritime de Saint-Tropez9.

20Après une relative stagnation, et même une baisse au début du siècle, le nombre de marins inscrits connaît, tant à Saint-Tropez que dans tout le quartier, une nette progression au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette analyse globale mérite cependant une approche sectorielle avec l’observation de l’évolution des différentes catégories auxquelles appartiennent ces gens de mer.
Tableau 84. – Catégories de gens de mer de Saint-Tropez : paroisse (P) et quartier maritime (QM)10.

21Les variations du nombre d’officiers mariniers et matelots – près de 50 % des inscrits dans le quartier – et des mousses et novices – 20 à 30 % du total – influencent fortement le mouvement général. La baisse sensible du nombre d’inscrits parmi les officiers mariniers et matelots, entre 1701 et 1724, explique le reflux général alors signalée, un recul qui ne saurait être attribué à la peste de 1720-1721 qui a épargné ce territoire. Au vrai, le total général des matelots a été surestimé pour le premier quart du siècle. À la suite de l’effort militaire de la fin du règne de Louis xiv, le chiffre des gens de mer classés sur les rives de la Méditerranée n’a pas été tenu avec rigueur. Des officiers mariniers et matelots décédés, hors de service ou qui ont quitté le métier de la mer – ainsi que des mousses – ont été anormalement maintenus sur les registres. En 1724, le commissaire Poncet déplore cet état de fait dans son compte-rendu d’inspection du quartier d’Antibes :
« Dans les grands armements qui se faisaient dans les dernières guerres, les commissaires et commis aux classes allaient dans ces villages à deux lieues de la mer, et donnaient indifféremment des avances à tous les jeunes paysans pour aller servir sur les vaisseaux et les enregistraient aussitôt sur les classes. Quelques-uns de ces paysans ont pris du goût pour la mer et sont devenus assez bons matelots, mais la plus grande partie ont repris leur premier métier de la terre. Les armements étant venus à cesser on n’a plus songé à eux et sont devenus de très mauvais matelots qu’il est nécessaire de faire présenter devant M. l’Intendant pour les faire rayer s’il se trouve à propos11. »
22Dans ces conditions, la première moitié du XVIIIe siècle présente une lente mais réelle croissance du nombre de marins inscrits, une progression qui devient vigoureuse dans le dernier tiers du siècle. L’accroissement naturel et l’attraction exercée par les activités maritimes rendent en partie compte alors de cette croissance. Toutefois, là encore le poids des guerres peut conduire à corriger légèrement ces données. Par une promotion rapide des matelots, afin de pouvoir les embarquer d’autorité sur les vaisseaux du roi, les inscriptions ont pu être plus importantes durant la guerre d’Indépendance américaine. Inversement, la diminution de 1788 résulte, non seulement des pertes sur les vaisseaux de la marine royale, mais aussi de l’inspection générale pendant laquelle nombre de ces matelots « malgré eux » ont profité des facilités accordées par l’État pour se faire déclasser12.
23La distribution des marins selon les catégories professionnelles montre, pour le quartier, la domination de Saint-Tropez pour les capitaines, les écrivains et les volontaires tout au long du siècle (90 à 94 % des capitaines). Il en est de même, à un degré moindre, pour les trois-quarts des mousses, enfants de Tropéziens et « habitués à Saint-Tropez ».
24En revanche, la paroisse de Saint-Tropez ne représente qu’environ 60 % des officiers mariniers, des matelots et des novices inscrits dans le quartier. Pour ce personnel, en constant renouvellement, Saint-Tropez puise dans les paroisses proches – celle de Fréjus surtout –, dans les localités de la dépression périphérique des Maures et sur le littoral, tant provençal que ligure.
Tableau 85. – Part de Saint-Tropez dans les différentes catégories de gens de mer inscrits dans le quartier maritime ( %)13.

Origines sociales et itinéraires professionnels des marins de Saint-Tropez
25L’indicateur professionnel du père, porté sur les registres matricules du service des classes, est plus fréquemment disponible pour les capitaines que pour les matelots et concerne surtout la seconde moitié du siècle. Cette réserve posée, capitaines, écrivains et volontaires – soit 15 à 23 % des gens de mer de Saint-Tropez – sont issus des mêmes catégories, faites de marchands, négociants, bourgeois, et plus encore de capitaines.
Graphique 22. – Capitaines et bâtiments inscrits à Saint-Tropez (1695-1815)14.

26L’évolution du nombre de capitaines inscrits épouse le mouvement général de l’activité portuaire. Après chaque grand conflit, se produisent des phénomènes de réajustement et de promotion d’officiers mariniers et de matelots. La forte poussée de 1788-1790 doit toutefois être réduite car la mise à jour des registres, à la suite de l’inspection générale de 1788, a pris en compte des capitaines en activité quelques années auparavant mais non encore inscrits.
27La mise en parallèle du nombre de capitaines avec celui des bâtiments composant la flotte locale, quel qu’en soit le type, mérite attention.
28L’adéquation au cours du premier tiers du XVIIIe siècle entre les nombres de capitaines et de bâtiments disponibles est ensuite bouleversée par les guerres. Avec les pertes de bâtiments intervenues au cours de la guerre de Succession d’Autriche, puis de la guerre de Sept Ans, les capitaines sont en surnombre. Le relatif équilibre qui suit ce conflit est brisé par la guerre d’Indépendance américaine et au terme de celle-ci, les responsables tropéziens font observer que « sur les 114 capitaines inscrits on n’en compte que 76 montés tant en bateaux, tartanes et bâtiments du petit cabotage et barques du grand cabotage15 ». Certes, un nombre plus élevé de capitaines peut assurer une certaine flexibilité dans l’utilisation de la flotte du port d’armement, mais le réajustement après le conflit ne s’opère pas ou n’a pas le temps de se réaliser. Le sureffectif en hommes de commandement provoque soit la présence de deux capitaines sur un même bâtiment, soit, plus souvent encore, la recherche d’emplois dans d’autres quartiers maritimes tout en restant inscrits à Saint-Tropez. Sensible à partir de 1793-1795, la décrue connaît après la paix d’Amiens une accélération qui amène, dans le premier tiers du XIXe siècle, le stock de capitaines au bas niveau de la flotte. L’attrait du métier de la mer reste fort chez les Tropéziens mais comme le petit port provençal n’est plus en mesure d’y répondre en proposant des armements, nombre d’entre eux choisissent d’aller s’inscrire à Marseille. Les mutations économiques ont imposé ces itinéraires professionnels, et si des capitaines de Saint-Tropez commandent encore sur des lignes levantines ou océaniques, les navires commandés sont marseillais. En cela, Jean-Louis Antiboul, qui a quitté en 1788, Saint-Tropez pour Marseille, a tracé une trajectoire qui annonçait les temps nouveaux.
29L’augmentation numérique de cette élite professionnelle, au cours du XVIIIe siècle, ne s’est pas accompagnée d’une véritable ouverture sociale. À Saint-Tropez, comme en d’autres sites portuaires du Ponant, 59 % des capitaines sont fils de capitaines16. En rien originale, l’homogamie observée dans ce groupe marque une tendance à la reproduction sociale.
Tableau 86. – Professions des pères des épouses des capitaines de Saint-Tropez17.
profession du père de l’épouse | % de mariage de capitaine |
capitaine et maître patron | 50,4 % |
Bourgeois | 21,2 % |
marchand, négociant | 12,3 % |
Artisan | 10,1 % |
Autres | 6,0 % |
30Pour plus d’un tiers (36 %) des commandants de bâtiments de mer, la mort interrompt l’exercice du métier. À ceux-là, il conviendrait peut-être d’ajouter les capitaines qui sont dits « sans nouvelle ». Aussi, d’aucuns n’hésitent pas, quand l’occasion s’en présente, à « abandonner cet indigne métier de la mer que tout homme qui s’en peut passer ne doit pas balancer de faire18 ». Ceux que les affaires ont pu combler « renoncent à la mer pour vivre bourgeoisement ». Ils ne constituent néanmoins, sur le siècle, qu’une minorité (6,1 %). Ces hommes peuvent alors, à l’image de Claude-Honoré Antiboul, faire partager leurs souvenirs et « quitter le compas pour endosser la toge ».
Tableau 87. – Origines sociales et destins des capitaines de Saint-Tropez (1690-1820)19.

31L’écrivain de bord, parfois âgé de moins de quinze ans, est très souvent uni au capitaine par des liens familiaux (35,7 % sont fils de capitaines). Il ne tarde pas d’ailleurs à prendre – dans 43 % des cas – la direction d’un bâtiment. Auparavant, sa condition sociale, sa connaissance des écritures et de la comptabilité l’ont automatiquement désigné pour prendre place au sein de l’état-major. Lorsque Louis Cartier est porté, en 1776, sur le registre des matelots, le commissaire des classes ne tarde pas à faire rectifier « l’erreur » car : « La qualité de notaire dont son père est revêtue depuis 1757, l’admet sans difficulté à la classe des écrivains. Nous luy devons cette réparation pour qu’il n’en résulte aucun inconvénient dans la suite pour ses enfants20. » Cinq ans plus tard, Louis Cartier est inscrit au registre des capitaines à l’image de l’itinéraire professionnel de près de la moitié d’entre eux (42,8 %).
Tableau 88. – Origines sociales et destins des écrivains de bord de Saint-Tropez (1748-1787)21.

32Les officiers mariniers, et plus encore les matelots, appartiennent à un monde plus fragile et davantage mêlé. Pour ce personnel navigant, les armements tropéziens ne se contentent pas de l’apport de la seule paroisse de Saint-Tropez (60 %), qui comprend pourtant déjà une part croissante et non négligeable de marins venus « s’y habituer22 ». Le quartier maritime est largement sollicité pour compléter les effectifs nécessaires aux diverses expéditions notamment la paroisse de Fréjus.
33Pour en détecter les origines sociales, la mention de la profession du père reste souvent absente des registres du service des classes jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Mais à partir de ce moment-là, une amélioration dans l’enregistrement permet de saisir le milieu professionnel auquel appartiennent les officiers mariniers et matelots de Saint-Tropez.
Tableau 89. – Profession des pères des officiers mariniers et matelots de Saint-Tropez23.
Profession du père | 1757-1763 | 1776-1787 |
officier marinier et matelot | 44,8 % | 41,1 % |
maître au petit cabotage | 18,5 % | 6,2 % |
capitaine | 1,3 % | 9,9 % |
autres gens de mer (pêcheurs, raïs…) | 1,3 % | 8,1 % |
artisan | 19,6 % | 19,3 % |
paysan | 14,5 % | 13,6 % |
soldat | 0 | 0,6 % |
bourgeois | 0 | 1,2 % |
34Les deux tiers des officiers mariniers et matelots sont fils de gens de mer et près de la moitié fils de matelots. À l’image du nombre des capitaines, qui connaît une nette progression en fin de siècle, les enfants de capitaines occupent une part croissante dans ce groupe.
35Cependant, pour un tiers de ces hommes, l’engagement sur les bâtiments de mer constitue une rupture avec le milieu professionnel paternel. Cette orientation nouvelle a souvent été amorcée, quelques années auparavant et avec le consentement des parents, par un passage parmi les mousses ainsi que l’indiquent leurs précédentes inscriptions. Les horizons matrimoniaux des matelots recoupent parfaitement ce même milieu originel.
Tableau 90. – Professions des pères des épouses des officiers mariniers et matelots à Saint-Tropez24.
Profession du père de l’épouse | % des mariages de matelots |
officier marinier et matelot | 35,5 % |
maître au petit cabotage | 15,5 % |
capitaine | 7,7 % |
patron pêcheur et pêcheur | 5,5 % |
artisan | 21,3 % |
paysan | 12,3 % |
marchand | 1,8 % |
bourgeois | 0,4 % |
36Les officiers mariniers et matelots qui épousent les filles des maîtres au petit cabotage et des capitaines appartiennent au petit noyau des fils de capitaines dont la présence parmi les matelots n’est que transitoire.
37Les mariages croisés, qui ne sont pas exceptionnels, renforcent la cohésion du groupe et équilibrent la circulation des dots. Ainsi, le 27 novembre 1694, dans l’église paroissiale de Saint-Tropez, Honoré Mège, matelot, épouse Anne Gibert, fille de Jacques, matelot, et Étienne Gibert, matelot, épouse Marie Mège, fille de François, matelot25. Le 16 février 1700, Antoine Martin, matelot, épouse de Catherine Cavalier, fille de matelot tandis qu’Antoine Cavalier, son frère, également matelot, épouse Françoise Martin, fille de matelot et sœur d’Antoine, en présence des mêmes témoins26. Les contrats de mariage pointent une élévation des dots des filles de matelots – 420 livres à 850 livres de 1694 à 1784 – mais restent insuffisants pour affirmer une évolution générale. La faiblesse du nombre de ces actes et le contenu de ceux-ci soulignent néanmoins des enjeux économiques moindres que ceux rencontrés dans les catégories supérieures de la société locale.
38Le suivi de « cohortes » d’officiers mariniers et matelots en activité montre un certain immobilisme dans les carrières de ces hommes.
Tableau 91. – Destins professionnels des officiers mariniers et matelots de Saint-Tropez27.
Destin au terme de la période | Matelots actifs : 1742 à 1765 | Matelots actifs : 1765 à 1788 |
toujours off. mar. ou matelot | 36,1 % | 37,5 % |
passé maître au petit cabotage | 12,5 % | 8,2 % |
passé capitaine | 2,4 % | 8,4 % |
hors de service, invalide | 16,4 % | 14,1 % |
changé de département | 2,1 % | 2,7 % |
changé de profession | 1,1 % | 1,1 % |
sans nouvelle | 5,7 % | 7,8 % |
mort | 23,7 % | 20,1 % |
39Pour les enfants des maîtres et capitaines, le passage parmi les matelots se situe en général dans un cursus qui les conduit, à plus ou moins long terme, à prendre la tête d’un bâtiment après avoir subi les épreuves nécessaires pour cela. L’accès au capitanat et à la maîtrise au petit cabotage, assez limité pour les fils de matelots – 5 % au milieu du siècle – tend à s’ouvrir davantage en fin de siècle – 10 %. Le nombre de matelots qui renoncent à la mer pour s’engager dans une autre voie professionnelle – cordonnier, maître d’école, cultivateur – demeure marginal malgré la rudesse du métier que rappellent la part des matelots passés aux hors de service – âge, accidents de travail, blessures de guerre – et l’importance des décès en activité.
40Par une série de règlements et d’ordonnances, l’État a prêté une attention particulière aux mousses et novices embarqués dans la mesure où ces groupes forment le vivier des futurs matelots nécessaires à la marine marchande, donc à la marine royale,
« […] estimant juste que les enfants des gens de mer tirent par préférence leur subsistance d’un métier auquel leurs pères se sont adonnés, lorsqu’ils veulent embrasser la même profession, y ayant d’ailleurs plus d’espérance qu’ils deviendront bons navigateurs que les enfants de ceux qui n’ont point navigué […]. Sa Majesté a ordonné que, lorsqu’il n’y aura point d’hôpitaux […], les enfants des gens de mer seront embarqués par préférence à tous les autres28 ».
41À Saint-Tropez, la situation des mousses est en conformité avec cette ordonnance royale dans la mesure où 72 à 61 % d’entre eux sont fils de gens de mer. Aucune plainte n’est déposée au sujet d’enfants de marins écartés du métier ; il est vrai que les besoins de la place nécessitent l’appel aux autres paroisses du quartier maritime, voire au-delà.
Tableau 92. – Professions des pères des mousses de Saint-Tropez29.
Profession du père | 1736-1748 | 1776-1788 |
matelot | 66,5 % | 46,5 % |
maître au petit cabotage | 5,2 % | 11,6 % |
capitaine | 0,4 % | 2,9 % |
artisan | 9,3 % | 16,5 % |
paysan | 7,7 % | 15,5 % |
employé | 1,2 % | 0,9 % |
soldat | 0,4 % | 0,9 % |
inconnu | 9,3 % | 5,2 % |
42Les enfants des capitaines sont peu nombreux parmi les mousses et ceux rencontrés au sein des équipages sont souvent auprès de leur père, oncle ou frère. Ces enfants font généralement l’économie de cette fonction en accédant immédiatement à d’autres postes.
43La progression du nombre d’enfants de paysans et d’artisans traduit-elle des difficultés de ces secteurs à intégrer un nombre croissant d’enfants dans les activités paternelles ou marque-t elle une plus forte attraction du métier de la mer ? Ces enfants se glissent dans des espaces professionnels laissés vacants, surtout après les conflits, par les mousses disparus ou promus matelots. Les fils de matelots, moins nombreux au cours du siècle, rejoignent également plus rapidement le groupe professionnel paternel.
44Les novices apparaissent clairement dans les registres à partir de 1765. Ces jeunes hommes, âgés de 16 à 25 ans, apprennent le métier de la mer sans être pour la plupart passés par les mousses. Ce groupe est assurément le plus hétérogène, à commencer par ses origines géographiques. Ainsi, en 1776, sur les 147 novices inscrits au quartier maritime, 54 seulement sont établis à Saint-Tropez et parmi eux, 12 uniquement en sont natifs. Ces jeunes gens appartiennent surtout à des milieux étrangers au monde de la mer. Les fils de cultivateurs – jardiniers, travailleurs, paysans, laboureurs, ménagers – sont les plus représentés, tout au moins dans le quartier maritime ; à Saint-Tropez même les fils de gens de mer y sont minoritaires.
Tableau 93. – Professions des pères des novices dans le quartier maritime et à Saint-Tropez30.
Quartier maritime | Saint-Tropez | |
gens de mer | 10,4 % | 33,2 % |
paysan | 53,7 % | 21,1 % |
artisan | 24,9 % | 33,4 % |
marchand | 8,1 % | 8,3 % |
employé | 2,9 % | 4,1 % |
45Dans ce groupe, où le métier de la mer ne s’inscrit pas dans une forte tradition professionnelle, ne repose pas sur une culture maritime et ne s’appuie pas sur de solides relations familiales ou sociales, un tiers des inscrits met « sac à terre » au bout de quelques mois. Faisant valoir d’autres talents, certains restent néanmoins à bord, comme le novice François Lichet, qui étant reconnu « mauvais sujet pour la mer, navigue en qualité de cuisinier31 ».
Tableau 94. – Destins professionnels des novices inscrits en 1776 dans le quartier maritime de Saint-Tropez32.
Destins professionnels | % |
passé aux matelots | 63,9 |
renoncé à la mer | 31,9 |
changé de quartier | 1,4 |
changé de métier | 0,7 |
mort | 2,1 |
Le métier de la mer
La formation
46La renommée des marins de Saint-Tropez, maintes fois rappelée, repose sur une longue pratique de la mer et une ancienne tradition. Ici, comme en tant d’autres ports, il faut prendre la mer pour l’apprendre. Toutefois, qui veut par la suite diriger un bâtiment devra prouver ses capacités, et plus encore.
Apprendre la mer
47À l’inverse des structures de la plupart des métiers sous l’Ancien Régime, le statut d’apprenti ne s’applique pas à ce monde, y compris pour les pêcheurs pourtant mieux organisés. Les archives notariales ne compensent pas la minceur des sources normatives. Parmi plus de cinq mille actes consultés, ne figure aucun contrat d’apprentissage établi entre un capitaine et les parents d’un jeune garçon, alors que ce type de pièce se rencontre pour les calfats ou les charpentiers et que l’étude du notaire n’est pas étrangère aux gens de mer. Certes, des mousses ont leur père ou un proche parent comme maître, mais cette situation, en rien générale, ne peut expliquer ces lacunes. Tout se présente « comme si l’apprentissage était surtout celui d’une violence immédiate qui s’embarrasserait peu de nuances, de classifications, d’empreintes33 ».
48Les mousses et les novices composent ce groupe d’apprentis. L’âge seul, et non un quelconque degré dans la formation, les distingue. En principe, le mousse navigue entre sa dixième et sa dix-huitième année, alors qu’un novice est « un jeune homme de seize à vingt-cinq ans, trop faible pour être matelot, et trop fort pour être mousse34 ». Dans les deux cas la priorité à l’embarquement doit être donnée aux enfants de gens de mer selon des proportions théoriquement établies à un mousse pour dix hommes d’équipage et un novice pour quatre35. Pour les novices tropéziens, l’âge moyen à l’embarquement ne varie guère et se situe autour de 17 à 18 ans tandis que pour les mousses l’âge au premier engagement tend à reculer.
Tableau 95. – Âge moyen des mousses de Saint-Tropez à leur première inscription sur les registres du service des classes.

49En apparence, les Tropéziens ont globalement respecté la limite d’âge exigée par l’ordonnance du 15 août 1732, à savoir de n’embarquer que des enfants de plus de neuf ans. En fait, ces âges au moment de l’inscription sur les registres matricules ne correspondent jamais aux véritables débuts de l’activité. Dans la majorité des cas, ces enfants ont participé, ainsi que mentionné en marge de ces mêmes registres, à deux ou trois voyages à la côte ou à la pêche, sinon plus, avant d’être inscrits. Gaëtan Coste, inscrit en 1766, à l’âge de treize ans « fait la pêche depuis son bas âge » alors que Marius Berny, âgé de neuf ans cette même année, a déjà fait « plusieurs voyages à la côte36 ». Il conviendrait donc de reculer l’âge officiel, de deux à quatre ans pour les plus jeunes afin d’approcher la réalité des premiers contacts avec la vie à bord d’une embarcation. La première navigation effective se situe ainsi pour les mousses à un âge plus précoce que pour les apprentis des autres métiers.
50La navigation au petit cabotage ou à la petite pêche côtière constitue le premier terrain d’expérience dans un environnement plus familial pour les mousses. La réalité professionnelle attachée à ces fonctions reste mal connue. Les mousses comme les novices devaient – ainsi en est-il de tout apprentissage – être chargés de tâches peu valorisantes, qui favorisent cependant écoute et observation, entre la violence du milieu naturel et les brimades infligées par les hommes. Violence « pédagogique », initiatrice ou gratuite : les témoignages restent rares et indirects. Nul doute cependant que les capitaines devaient se montrer attentifs à la formation de leurs propres enfants. Science de la navigation et rudiments de techniques commerciales étaient au programme. Le capitaine Jacques Ferrier, en voyage au Levant avec son fils comme mousse, fait savoir à son épouse, par l’intermédiaire de ses armateurs, « que son fils a un peu craint la mer mais non pas tant qu’il s’aurait dû attendre vu le mauvais temps rencontré. Il mange maintenant fort bien sa soupe et j’espère d’en faire quelque chose37 ». L’espérance paternelle envers celui qui pourra prendre la relève ne sera pas déçue. Il en va autrement pour Jean Baptiste Martin qui renonce à la mer après quelques mois de navigation. Son oncle, le capitaine Caussemille ne cache pas sa déception car « ce garçon a toujours été sage et obéissant ; il aurait bientôt appris à prendre la hauteur ayant l’ambition qu’il avait38 ».
51Si les modalités du passage parmi les matelots ne se définissent pas clairement pour les mousses, l’ordonnance du 23 juillet 1745 prévoit que les novices qui auront navigué pendant un an ne pourront plus ensuite être embarqués qu’en qualité de matelot39. Ainsi que le montre le suivi de la carrière de quelques novices, cette directive n’est pas strictement respectée à Saint-Tropez. L’âge et surtout la compétence exigée par le métier – et reconnue par les patrons – doivent être les critères essentiels de ce changement d’état. Néanmoins certains adolescents (2 à 4 %) ne restent mousses que quelques mois. Le commissaire des classes fait noter parfois les raisons qui ont motivé le rapide passage de ces garçons de 13 à 16 ans parmi les volontaires ou les écrivains ; la décision n’est pas forcément liée aux capacités maritimes. Ainsi en est-il en 1724, pour Jacques Cauvin, parce que « fils d’un commandant de pinque », pour Joseph Gouffaud « fils de bourgeois » et pour Joseph Vaccon « fils d’un homme de condition », soit un ancien capitaine40.
Devenir capitaine
52Le poids du milieu professionnel et la force de la reproduction sociale se retrouvent dans l’accès à la fonction de capitaine. Si importante soit-elle l’expérience de la mer s’accompagne d’une formation générale minimale pour quelques uns41. Ainsi, un maître d’école, payé par la communauté, est chargé d’un enseignement agrémenté de mathématiques et de notions d’hydrographie. Ce maître peut, par contrat, prendre en charge à son domicile la formation particulière de jeunes enfants. Marc-Antoine Cauvin, âgé de dix ans, se trouve placé par son père Louis, bourgeois et ancien capitaine, pendant deux ans auprès du maître d’école Jacques Moisson « pour que lui soit montrer à lire et à écrire42 ». Quant à Claude-Honoré Antiboul, si l’irrésistible penchant pour le métier de la mer le porta à donner sa préférence aux « sciences exactes » il ne put pour cela fréquenter « l’école d’hydrographie et de navigation » où son frère enseigna plus de trente ans, dans la mesure où cet établissement n’ouvrit ses portes qu’en 1790. Les Tropéziens devaient auparavant suivre les cours en allant à Toulon ou à Marseille. Le firent-ils ? Pareil enseignement retint, à la fin du siècle, le vif intérêt des jeunes gens à en mesurer par la bousculade enregistrée à l’entrée de l’école. Les autorités ministérielles durent en appeler à la vigilance du professeur d’hydrographie pour que ne soient admis « que ceux qui seront porteurs d’un certificat de la municipalité43 ».
53Les conditions requises pour accéder au commandement d’un bâtiment ont été définies et rappelées par une série d’ordonnances depuis 1681. Pour être reçu capitaine il faut avoir navigué cinq ans sur les bâtiments marchands, être âgé de vingt-cinq ans et avoir fait deux campagnes de trois mois au moins sur les vaisseaux du roi. Ce n’est qu’en 1786 qu’apparaît l’exigence de la lecture et de l’écriture. Ces conditions permettent au candidat de se présenter devant un jury composé de deux capitaines ou anciens capitaines et d’un professeur d’hydrographie. En 1740, les conditions, jusqu’alors identiques pour les capitaines et les maîtres au petit cabotage, sont allégées pour ces derniers. Le futur capitaine subit un tel examen à Saint-Tropez dans les bureaux de l’amirauté, mais aussi à Toulon ou à Marseille, devant un jury dont la composition n’est pas toujours conforme aux textes officiels, étant donné parfois l’absence du professeur d’hydrographie. L’interrogation porte « tant sur le fait de la navigation que du commerce » en présence du procureur du roi qui délivre le certificat de réception, dit plus tard « brevet », lorsque le candidat « a pertinemment répondu à toutes les questions des examinateurs ».
54Des demandes de dispenses parviennent régulièrement aux bureaux versaillais de candidats n’ayant ni vingt-cinq ans, ni effectué les campagnes requises sur les vaisseaux du roi. Ces lettres reçoivent en général des réponses favorables ou proposent un compromis comme ce fut le cas pour Jean-François Trullet, en 1777, à qui est demandé de ne servir que de capitaine en second ou pilote en attendant son vingt-cinquième anniversaire44. Les cas de demande de dispense concernent surtout les exemptions de service sur les vaisseaux de l’État. L’âge moyen de réception des capitaines tropéziens se situe souvent au-dessus de l’âge réglementaire : 33 ans en 1730-1749 et 29 ans en 1770-1789. Toutefois, pour un fils de capitaine sur cinq ce grade est atteint avant 26 ans contre 3,6 % seulement pour les autres.
55Les lettres des autorités de l’amirauté de Saint-Tropez, qui accompagnent ces demandes de dispenses, signalent d’autres critères pris en compte pour accéder à la fonction souhaitée. Un exemple suffit à les rassembler. En janvier 1769, Joseph Étienne Alliez demande une dispense de « un mois et quelques jours » sur la durée d’une campagne faite au service du roi pour pouvoir être reçu capitaine. Les responsables de l’amirauté jugent bon d’ajouter que
« ce garçon a toujours tenu une bonne conduite […] Il est en état par la connaissance du métier de la mer par l’expérience qu’il y a acquise […] Il a des parents qui jouissent d’une fortune honnête et qui sont disposés à lui acheter un bâtiment dès qu’il pourra commander […] De plus il s’est acquis la confiance d’une compagnie de négociants de Marseille qui sont dans l’intention de lui donner le commandement d’un navire actuellement sous charge à Marseille et commandé par le capitaine Vianet qui vient de mourir45 ».
56Devant de tels arguments, « la bonté de son Excellence » ne pouvait qu’accorder l’exemption souhaitée, en avril de la même année, pour le bien du commerce du royaume. Le cas n’est ni exceptionnel, ni spécifique à Saint-Tropez. Mathieu David, de La Seyne, fils d’ancien capitaine, obtient une totale exemption des deux campagnes sur les vaisseaux du roi car « il a toujours bien servi […] il est sage et appliqué […] et appartient à tous les principaux négociants de La Seyne46 ». La mansuétude du pouvoir central s’applique également à l’égard de certains étrangers comme François Guiraman de Livourne mais habitué à Saint-Tropez. Deux obstacles se dressent devant cet homme désireux d’être reçu maître au petit cabotage : il est étranger et n’a pas de biens fonds. Là encore, les autorités tropéziennes interviennent avec bienveillance en précisant aux bureaux de Versailles qu’il va recueillir la succession de sa femme, qu’il a bonne réputation à Saint-Tropez « où plusieurs honnêtes gens se proposent de lui acheter un bâtiment dès qu’il aura obtenu la grâce sollicitée47 ».
57La prise de commandement d’un bâtiment peut se produire en cours de navigation. Le débarquement ou le décès du capitaine en titre conduit à la désignation d’un nouveau maître à bord : capitaine en second, lieutenant ou simple matelot, mais apparenté à l’ancien capitaine. Jean-Pierre Pastouret, matelot, remplace Jean-Joseph Pastouret, malade, puis reprend la fonction de matelot après la guérison du patron avant d’assurer la direction du bateau au prochain voyage, après avoir été reçu patron48. Lors de voyage plus lointain, notamment dans le bassin oriental de la Méditerranée, la prise de possession d’un bâtiment par un non-capitaine est accompagnée d’une autorisation du consul du lieu, qui reconnaît la compétence du nouveau commandant avec le témoignage d’un ou deux capitaines.
58Pour produire en nombre et en qualité suffisante les cadres techniques indispensables à la croissance de leurs trafics maritimes, les Tropéziens ont su trouver, sans innovation institutionnelle majeure et sans intervention de l’État, les dispositifs de formation. Fortement ancrée dans le milieu familial, cette formation professionnelle intègre l’apprentissage de savoirs théoriques et la pratique de la navigation par l’embarquement. La place accordée aux sciences exactes chères à Claude-Honoré Antiboul demeure le reflet d’un milieu et d’une époque (fin XVIIIe siècle) : l’expérience de la mer conserve le primat dans la formation des « braves marins ».
Les aléas du métier
59Les joies et les peines du métier de la mer ne constituent en rien une particularité tropézienne. Dans les souvenirs égrenés par Jean-Louis Antiboul se retrouvent les souffrances et les épreuves traversées par les marins de toutes les mers et de tous les océans : tempêtes, naufrages, nourriture peu ragoûtante et maladies diverses. Les joies de la navigation apparaissent tout aussi éclatantes : camaraderie, découverte, libertinage, « jouissances et provision de connaissances ». Ces aspects avivés et magnifiés par la mémoire romantique d’un ancien capitaine qui se penche sur son passé – donc sa jeunesse – n’émaillent guère les aspects de la vie quotidienne dominée par la rudesse du métier.
60Quelques semaines de navigation suffisent parfois à certains pour changer de profession, ne pouvant pas s’accoutumer à la mer « y étant toujours malades49 ». Tel est le cas de nombreux novices. D’ailleurs, l’ordonnance de 1745 prévoit, à leur propos, que ceux qui auront navigué six mois et plus pourront renoncer à la navigation dès le retour du premier voyage ; sinon un autre voyage sera nécessaire50 mais certains préfèrent ne pas rentrer pour ne pas subir cette seconde épreuve. La moitié des novices qui renoncent à la mer le font sans reparaître à Saint-Tropez, laissant « sans nouvelles » le bureau des classes, ou fuyant le bord au cours d’une escale, comme Jean Honorat qui, parti de Saint-Tropez, en octobre 1771, « déserte à Benghazi où il s’est fait turc ». Là, réside une particularité, sinon tropézienne tout au moins méditerranéenne contre laquelle s’insurge le Roi Très Chrétien. Le choix de « se faire turc » associé en général à une désertion demeure minoritaire : une vingtaine de cas – dont un quart de Tropéziens – sur plusieurs centaines d’hommes d’équipage embarqués localement au cours du XVIIIe siècle en direction du Levant ou de la Barbarie.
61Le passage dans le monde musulman peut prendre également le visage de la détention et de l’« esclavitude ». Le fait n’est pas nouveau. La délivrance des captifs de rançon retenus dans les pays barbaresques a occasionné tout au long du XVIIe siècle diverses démarches par l’intermédiaire de la Chambre de commerce de Marseille, des Pères de la Rédemption ou de la confrérie fondée par les Pénitents blancs, en 1633, pour le rachat des pauvres esclaves51. Ces captures restent associées à des prises de mer réalisées par les Barbaresques, « Tripolins » de préférence. En décembre 1728, le bey de Tripoli offre à celui de Tunis le mousse tropézien Antoine Guérin, fait esclave après la prise du bâtiment sur lequel il se trouvait embarqué52. Toutefois, le phénomène s’estompe sans vraiment disparaître comme le rappellent, parmi les ex-voto de la chapelle Sainte-Anne, les chaînes déposées par « l’apprenti marin Siméon Prat, fait prisonnier des Barbaresques après le naufrage du brick la Silène en mai 1830, et délivré du bagne d’Alger le 4 juillet 1830 ».
62Mais nul besoin d’aller au Levant pour être fait prisonnier et renoncer à sa foi chrétienne. Jean-François Meissonnier, matelot, s’est fait mahométan lors de son séjour à Marseille parmi les galériens en 1705-170653. La présence de Tropéziens parmi les galériens et bagnards demeure marginale, comme celle, d’une manière générale, des gens de mer. Entre 1703 et 1764, quatre peines de ce type furent infligées à des marins tropéziens : ici un déserteur condamné à vie en 1706 et libéré en 1712, là un voleur condamné à cinq ans de galères, libéré au bout de cette durée et deux autres condamnés pour baraterie. Le capitaine Joseph Matthias Gubert et son écrivain de bord Joseph Aubertin ont été ainsi arrêtés pour avoir « occasionné le naufrage de leur bâtiment », en 1770, près de l’île de Paros afin de voler une partie des espèces qui lui avaient été confiées à Livourne. Qui plus est, ce capitaine avait emprunté à la grosse 1 300 livres-tournois à quatre bourgeois de Saint-Tropez. L’écrivain effectuera, pour sa complicité, une peine de cinq ans alors que le capitaine, condamné à vie, s’évadera au bout de dix de l’atelier de corderie où il était affecté dans le bagne de Toulon54.
63Pour de moins graves malveillances, le droit au commandement d’un bâtiment est retiré à son détenteur surtout lorsque l’autorité de l’État est bafoué. Abuser du pavillon du roi, servir de prête-nom à des étrangers, falsifier un certificat du bureau des classes, fabriquer une fausse patente de santé ont été autant de motifs de destitution et de condamnation à servir comme simple matelot sur les vaisseaux du roi. Au terme de la peine, si le capitaine déchu s’est montré repentant, utile et de « bonne réputation », l’officier du vaisseau royal peut intervenir pour demander une réintégration généralement accordée par Versailles. Jean-François Martin, dégradé le 24 mai 1768 pour « avoir fait débarquer deux mousses et deux novices en terre musulmane » est ainsi rétabli le 18 juillet 1769 après un séjour sur les vaisseaux de l’État55.
64La rudesse du métier se mesure aussi chez ceux qui restent à terre. « En 1776, ce sont environ sept cents habitants de la cité [soit la moitié des hommes de plus de douze ans] qui sont sur mer en voyage au long cours […] continuellement absents et en voyage d’outre-mer56. » L’estimation, quelque peu excessive, a le mérite de rappeler le poids de l’absence de ces marins et d’apercevoir, en creux, un certain nombre de conséquences. Familles séparées, responsabilités et lourdes tâches laissées aux femmes « à qui la culture des vignes est principalement confiée » (Darluc) ; insultes, ragots et violences à l’encontre de ces femmes seules résultent de cette séparation57. Certains marins adressent à leur mère ou épouse quelques biens gagnés en cours de voyage par l’intermédiaire d’une personne de confiance embarquée sur un bâtiment rentrant à Saint-Tropez. Cependant, nombre de femmes munies de la procuration de leur mari sont contraintes à vendre quelques biens. « Pour survenir à des besoins urgents attendu l’absence de son mari depuis trois ans, en voyage outre-mer » Praxède Serize, épouse du capitaine François Laborel, doit vendre une maison à Suzanne Cauvin, épouse de Louis Cocorel, matelot, également absent, en mars 1756, avec possibilité de rachat au bout d’un an58. Celle-ci doit vendre quatre quirats au marchand Joseph Archer « pour survenir à l’entretien de ses petites filles », celle-là, épouse de capitaine, emprunter 355 livres à un capitaine de la place pour de semblables raisons.
65Il demeure pourtant difficile de mesurer la place de l’absence dans les comportements démographiques. La cité portuaire n’est pas soumise à l’influence d’une puissante activité qui imprime sa marque au rythme de la nuptialité ou des conceptions comme en d’autres lieux la pêche hauturière a pu le faire. Seule une étude plus large, en tenant compte des activités – à reconstituer – du chef de famille, permettrait ici de mesurer plus finement l’influence du capricieux métier de la mer. Le rythme mensuel des mariages n’est guère marqué par les exigences de la vie portuaire. Seul se perçoit clairement le respect des périodes prohibées, temps du Carême et de l’Avent, avec une moindre rigueur toutefois après 1765. Sur dix mariages en temps prohibé pour les années 1775-1780, figurent huit mariages de marins avec dispense de l’évêque de Fréjus. Attitude qui pourrait être, dans une certaine mesure, rapprocher de l’évolution constatée dans l’onomastique navale.
Corps meurtris, corps malades, corps perdus
66Les marins portent gravées dans leur chair les marques du métier de la mer. « Le peuple boiteux et paralysé » aperçu par Maupassant sur les quais de Saint-Tropez serait-il à classer parmi les stéréotypes des gens de mer aux côtés du portrait du vieux loup de mer ? La consultation des registres des invalides et des hors de service également tenus par le service des classes, apporte une réponse sans ambiguïté. Certes, la lecture de ces pages fournit son lot de surprises qui laissent parfois perplexe quant à la réalité des données consignées. Ainsi en est-il du cas de Louis Blanc, pilote âgé de 42 ans, inscrit parmi les hors de service car « il a la vue très basse et de la peine à distinguer les objets », mais qui est alors greffier à l’amirauté. Sans doute était-il seulement atteint de myopie59 ?
67Les textes réglementaires qui se rapportent au service des classes ne précisent pas la limite de cette obligation. Sur les inscrits portés aux hors de service, entre 1736 et 1748, comme entre 1764 et 1776, nous relevons 45 % de marins « invalides d’âge » (ayant entre 50 à 55 ans). Pour les autres, dont l’âge se situe surtout entre 45 et 65 ans, la litanie des motifs parle d’elle-même, traduisant la meurtrissure des corps et des esprits : « Cassé, borgne, hébété, fol, rompu, aveugle, imbécile, sans dent, épileptique, sourd, malingre, estropié, valétudinaire, phtisique, herniaire, hydropique, bon à rien, boiteux, simple d’esprit, caduc, mutilé, goûteux, blessé60… »
68Des billets de santé, établis par les autorités médicales de Toulon ou du chirurgien-major de la citadelle de Saint-Tropez, accompagnent parfois ces états. Ainsi, Jacques François Guirard, 26 ans, ancien écrivain,
« […] a la lèvre inférieure beaucoup tuméfiée, les gencives de la mâchoire inférieure détruites et quelques dents emportées qui l’empêchent de manger le pain dur ; de plus a la main droite fort affaiblie et qui s’enfle en hyver ensuite d’une brûlure de poudre lors du combat du capitaine Baude contre un vaisseau anglais, ce qui met obstacle à la facilité des manœuvres61 ».
69Certes, quelques certificats médicaux de complaisance, pour échapper aux contraintes du service des classes, se devinent ici ou là, mais l’usure des corps des travailleurs de la mer, devenus inutiles pour les vaisseaux du roi, témoigne si besoin était de la dureté du métier, du poids des souffrances. Toutefois, ainsi que le mentionnent les rôles d’équipage ces hommes continuent bien souvent d’aller à la pêche et de naviguer au petit cabotage. Bref, de « naviguer jusqu’à la mort » (Alain Cabantous).
70Les accidents de travail – « tombé du haut mât, chute pendant les manœuvres » – rendent compte de cette situation, ainsi que le temps passé sur les bâtiments de l’État comme l’exige le métier. Les victimes se plaignent rarement auprès des autorités centrales et ne reçoivent parfois du patron mis en cause que les remboursements de soins éventuels.
71Le corps usé, malmené, exposé, aviné, mal soigné et mal alimenté, est plus vulnérable face à la maladie. Là réside sans doute l’origine des nombreuses affections pulmonaires dont font état les dossiers de marins. Maladie « professionnelle », le scorbut ou « peste de mer » n’affecte guère la navigation méditerranéenne où les nombreuses escales multiplient les possibilités de ravitaillement en produits frais facilitant la lutte contre cette forme d’avitaminose – carence en vitamine C62. Deux matelots seulement sont rapatriés du Levant vers Saint-Tropez « parce qu’atteints d’escorbut63 » en 1733.
72Sévissant à l’état endémique dans le bassin oriental de la Méditerranée, la peste se montre autrement plus redoutable malgré les précautions prises par l’observation de quarantaines dans les ports du Levant et de Barbarie64. Cette maladie, que les Tropéziens réussirent à contenir lors de l’épidémie provençale de 1720-1721, est familière aux travailleurs de la mer, même s’il serait excessif de parler à son propos de maladie « professionnelle65 ». Une simple lecture de la Main courante de la chancellerie d’Alexandrie ou des Dépositions secrètes en cas de décès, maladies ou autres incidents en cours de navigation rassemblées par l’intendance sanitaire de Marseille, montre l’omniprésence du fléau. La vigilance règne à bord de la barque la Parfaite Union, commandée par le capitaine Jean Joseph Martin, de Saint-Tropez, en rade de Gerbis, alors que la peste sévit à Tunis, en 1785. L’inquiétude se propage lorsque « Charles Ramonau, cuisinier corse, est attaqué d’un grand mal de tête, frissons et vomissements après avoir communiqué avec trois passagers maures embarqués à Sousse ». Cadavres jetés à la mer à l’aide de crochets, ainsi que les hardes. Isolement, parfums et attente66. Voilà qui fait aussi partie de l’exercice du métier chez les marins méditerranéens. Antiboul a-t-il vraiment résisté à la fièvre jaune, au scorbut, à la peste et au choléra ? Il n’en demeure pas moins vrai que la meilleure alliée du marin, ainsi qu’il le souligne, reste d’être doté « d’une santé de fer ».
73Les accidents à bord, chutes et noyades ainsi que la contagion expliquent l’importance des décès enregistrés en cours de navigation, une importance qui n’est qu’estimation basse car de nombreuses victimes échappent à cette comptabilité officielle. La géographie de la mortalité tropézienne, hors de la cité d’origine, n’a rien d’extraordinaire dans la mesure où elle reflète la localisation des activités professionnelles.
Graphique 23. – Décès de marins tropéziens hors de Saint-Tropez : lieux et activités (1698-1798).

74Le tombeau levantin, véritable cimetière marin des Tropéziens au XVIIIe siècle, domine cette funeste répartition, suivie du bassin occidental de la Méditerranée, notamment du triangle « Sicile-Ligurie-Provence ». Cette géographie mortuaire rejoint la cartographie des pertes de navires de la flotte marchande dans la mesure où 71 % des décès relevés sont imputables, directement ou non, au travail67. La part occupée par les espaces océaniques – près de 12 % des disparitions – peut surprendre si l’on oublie que les gens de mer sont aussi, ainsi que l’exige le métier, des gens de guerre. La mortalité « océane » résulte, pour près de la moitié des cas, de pertes de marins en service sur les vaisseaux du roi. Toutefois, proportionnellement au temps passé au service de l’État – deux à quatre fois moins important que celui passé au commerce – les pertes apparaissent particulièrement lourdes, soit 29 % de la totalité des décès (220 sur 760 retrouvées entre 1698 et 1798), d’autant plus lourdes qu’elles se produisent sur un temps relativement court (celui des opérations militaires).
Tableau 96. – Guerres et décès des Tropéziens sur les bâtiments du roi68.
Principaux conflits | Nombre de décès | % des décès |
guerre de Succession d’Espagne | 23 | 10,4 % |
guerre de Succession d’Autriche | 20 | 9,1 % |
guerre de Sept Ans | 32 | 14,5 % |
guerre d’Indépendance américaine | 60 | 27,3 % |
campagne d’Égypte | 36 | 16,4 % |
décès hors conflits majeurs | 49 | 22,3 % |
total | 220 | 100 % |
75Les grands conflits du siècle scandent cette mortalité sur les vaisseaux du roi : morts au combat, morts sur les pontons anglais, morts à l’hôpital des suites de blessures, « coupés par les forbans », noyés, tombés du haut mât, morts en mer. Parmi tous ces conflits, la guerre d’Indépendance américaine, aux incidences déjà signalées sur la vie du port, se montre ici aussi particulièrement cruelle pour les « braves marins » de Saint-Tropez.
« Héroïques marins de Saint-Tropez »
76« Saint-Tropez fournit au Roi et au commerce d’excellents matelots qui ont la réputation d’être braves et hardis » affirme Achard dans son Dictionnaire69. Quelques années plus tard le propos est repris par Garcin : « Les intrépides marins de Saint-Tropez sont également recherchés pour les navires de l’État et pour ceux du commerce70. » Ces affirmations qui auraient sans doute été appréciées par Claude-Honoré Antiboul rappellent la force du cordon reliant le commerce et la guerre depuis la fin du XVIIe siècle, voire avant.
Tropéziens au service des vaisseaux du roi
77Désignés à tour de rôle par le commissaire des classes, les marins se rendent à Toulon pour être affectés sur les vaisseaux du roi. Ces hommes qui ne portent pas d’uniforme doivent, en principe, se munir d’un trousseau comprenant les pièces suivantes :
Tableau 97. – « État des linges et hardes dont chaque matelot de l’intendance de Toulon doit être pourvu pour une campagne de six mois sur les vaisseaux du Roi. » Versailles, 21 mars décembre 177771.
hamac | capotin | sous-veste |
corset | 2 culottes | 2 chemises blanches |
2 chemises bleues | 2 paires de souliers | 2 culottes longues |
2 bonnets | 2 paires de bas de laine | 2 paires de bas de coton |
2 livres de savon | 1 couffe | 1 paire de boucles |
1 peigne | fil et aiguilles |
78À en juger par quelques inventaires après décès, les hardes des matelots demeurent peu conformes à cet habillement de travail. Pour un matelot, l’avance de trois mois sur solde distribuée au moment de la levée, à lui ou à sa famille, ne pouvait en couvrir les frais d’achat, même si celui-ci ne devait pas être effectué à chaque départ.
79Trois groupes de marins composent ces contingents d’hommes désignés pour le service : les officiers mariniers, qui forment la maistrance, les matelots et les ouvriers embarqués. Parmi les différentes paroisses du quartier maritime, Saint-Tropez se singularise à la fois par la forte fourniture de matelots et plus encore par celle des officiers mariniers.
Tableau 98. – Officiers mariniers et matelots de Saint-Tropez72.

80Les matelots composent le groupe le plus important sans pouvoir dégager clairement la part des différentes catégories en leur sein. Les matelots à basse et moyenne payes en forment les trois-quarts au début du siècle et seulement les deux tiers à la fin où l’on remarque davantage de matelots à première paye, aux côtés de gabiers et de timoniers. Les guerres de Sept Ans et surtout d’Indépendance américaine favorisèrent l’accès des matelots à la maistrance ; un tiers des inscrits levés entre 1778 et 1782 ont ainsi acquis un grade dans ce dernier conflit.
81Les natifs de Saint-Tropez dominent le groupe des officiers mariniers durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle – 83 à 100 % des inscrits. Cependant, vers 1780-1785, soit à la suite de la guerre d’Amérique, le renouvellement des hommes, l’ouverture extérieure et la promotion de matelots conduisent à une représentation géographique plus ample, avec des hommes venus essentiellement du diocèse de Fréjus (Fréjus, Tourrette, Fayence, Seillans, Puget) : aussi, en 1785-1788, les officiers mariniers natifs de Saint-Tropez n’occupent plus que 59 % de ce groupe.
82Ces officiers mariniers se distribuent en trois spécialités : pilotage, canonnage et manœuvre, avec différents grades au sein de chacune d’elles.
Tableau 99. – Officiers mariniers de Saint-Tropez : différents grades73.

83Les pilotes tropéziens jouissent d’une excellente réputation auprès des autorités centrales. Ainsi, selon un rapport de 1804 :
« L’habitude des courses dans le Levant et les dangers fréquentés par les marins de Saint-Tropez formaient à l’État d’excellents pilotes côtiers et les meilleurs matelots […] Dans toutes les guerres les Tropéziens ont été préférés pour porter les ordres et entretenir la correspondance74. »
84Néanmoins, la part de ces officiers mariniers de pilotage demeure, à l’image de leur présence sur les vaisseaux du roi, nettement inférieure à celle des deux autres groupes.
Tableau 100. – Officiers mariniers de Saint-Tropez : part des différentes catégories75.

85Les officiers mariniers de canonnage ont suivi pendant un an, l’instruction à l’école du canon de Toulon ouverte aux matelots sachant lire et écrire. Leur nombre connaît un léger recul au fil du siècle au profit des officiers mariniers de manœuvre avec une forte présence parmi ces derniers des quartiers maîtres. Cette évolution, qui marque un léger recul de la qualification, résulte principalement de l’ouverture signalée de la maistrance aux matelots dans la seconde moitié du siècle et de l’introduction de marins formés à bord des bâtiments.
À ces différentes fonctions et grades sont attachés des salaires variables qui s’échelonnent en moyenne entre 18 et 50 livres-tournois par mois. Tableau 101. – Salaires moyens des officiers mariniers, matelots et ouvriers embarqués76.

86Les officiers mariniers de pilotage sont les mieux rémunérés, devant les officiers mariniers de canonnage et de manœuvre. D’une manière générale, les salaires versés à ces hommes de la maistrance sont relativement stables eu égard l’évolution des prix et de la monnaie au XVIIIe siècle. Comparativement, les salaires des matelots enregistrent une plus nette progression. Toutefois, les salaires des uns et des autres demeurent inférieurs aux gains obtenus sur les bâtiments de commerce : 20 à 24 livres par mois, vers 1765, pour un matelot et 35 à 50 livres pour un officier marinier ; ces revenus fluctuent fortement pour les marins payés à la part, surtout sur les embarcations tropéziennes qui vont au Levant. Aussi, le passage sur les vaisseaux du roi signifie, pour le matelot, un manque à gagner de près d’un quart de son revenu annuel voire un tiers pour une navigation sans longs temps morts. Par ailleurs, les soldes promises, à partir du quatrième puis du sixième mois aux familles des marins absents, parviennent souvent avec retard aux bénéficiaires qui ne manquent pas de manifester leur mécontentement.
87Dans ces conditions, les médiocres compensations financières de ce service et la mortalité des marins sur les vaisseaux du roi ont-elles provoqué, à Saint-Tropez, des réactions hostiles ?
Tropéziens réfractaires à la conscription maritime ?
88Saint-Tropez n’a été le théâtre d’aucune rébellion ou émeute comparable à celles rencontrées à Martigues (1670), Marseille (1675), Arles (1706) ou Antibes (1706)77. Deux mouvements collectifs seulement traduisent un rejet de la conscription. À la fin du XVIIe siècle, les matelots de Saint-Tropez menacent de mort le commis et accrochent des cornes et des entrailles devant sa porte78. « Pour faire dégager les matelots de service » les protestataires trouvent dans cette affaire le soutien du commandant de la citadelle, mais un soutien qui n’obéit pas à la même logique que celle qui anime les matelots car pour le représentant de l’autorité militaire locale c’est l’intrusion de l’administration de la marine royale sur son territoire qui est inquiétante.
89L’autre mouvement de grogne, qui se produit en 1720, dépasse le cadre du système des classes tout en présentant des signes de mutinerie. Des matelots refusent de s’embarquer sur une tartane tropézienne destinée à Marseille craignant d’être arrêtés en route et « employés de force sur les vaisseaux de S. M. allant aux isles de Mississipi79 ». Finalement, le capitaine a réussi à convaincre les matelots de prendre la mer.
90En dehors de ces deux épisodes, les résistances à la conscription demeurent des actes individuels. Durant la guerre de Sept Ans, des matelots réussissent avec de nécessaires complicités locales à accéder au rang de patrons ou capitaines malgré leur surnombre en cette période afin d’obtenir par là une exemption de service. Au terme du conflit treize patrons sont « rétablis à la matricule des matelots pour n’avoir pas navigué, ou seulement au petit cabotage80 ». La remise en cause de l’obligation militaire prend essentiellement la forme de l’absence, de la fuite. Toutefois, le nombre de « fugitifs pour éviter le service » reste réduit. Plus fréquentes sont les mentions de « sans nouvelles », « libertinage » ou « départs furtifs ». Quelques matelots réussissent, en effet, à s’embarquer discrètement à Marseille en répondant favorablement aux propositions d’un capitaine qui cherche à compléter son équipage81. Des marins profitent aussi de longues campagnes en Levant sur des bâtiments de commerce pour échapper à la conscription. Toutefois, les nombreuses désertions indiquées en Levant sur les rôles d’équipage n’obéissent pas vraiment à cette logique82.
91Il en va autrement, dans une plus large proportion, des désertions qui ont pour cadre la proche rivière de Gênes – 79 cas, soit près de 10 % des déserteurs connus – notamment pendant les deux premiers tiers du siècle. Les fréquents échanges avec cet espace familier, où sont établis des parents, amis, affréteurs et capitaines connus, facilitent une installation provisoire ou un embarquement. En 1758, Charron, intendant du port de Toulon, observe « une diminution considérable du nombre de gens de mer depuis la guerre ». Les prisonniers, la maladie et le retard du paiement de la solde ont occasionné, à ses yeux, « une misère dont la suite est la dispersion de ces gens de mer […] vers les villes de la côte d’Italie et surtout Gênes et Livourne qui abondent en matelots français83 ».
92Il reste néanmoins difficile de quantifier avec précision ces réfractaires tropéziens et de considérer tous les libertins comme des marins refusant le service sur les vaisseaux du roi. Par ailleurs, grâces et amnisties sont en général accordées au marin déserteur à condition qu’au retour dans son quartier il soit compris dans la première levée qui sera ordonnée pour les vaisseaux de l’État.
93Finalement, les marins tropéziens ne paraissent pas vraiment se détourner du service exigé. Connus, enracinés dans la petite cité ou les proches paroisses du quartier maritime, ils ont pu redouter le regard du voisinage, les représailles des autorités de l’État, mais cette crainte ne paraît pas avoir été décisive pour rendre compte du comportement général. La vocation militaire assignée à Saint-Tropez, dès sa refondation au XIVe siècle, la présence de la citadelle, les actions engagées tout au long du XVIIe siècle pour repousser les menaces venues de la mer et les armements en course ne sont pas étrangers à cette attitude. Hommes d’une frontière de mer, comme ceux de Cannes et d’Antibes, ils ont répondu, sans forte résistance, à la conscription maritime dont la solde, même versée avec retard, n’est pas négligeable pour des matelots aux revenus incertains.
94La bravade en l’honneur de saint Tropez, sous la direction du capitaine de ville, s’inscrit également dans la « culture guerrière » de la place que signale et ravive, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’attachement au bailli de Suffren, frère du seigneur du lieu. Ainsi, en mars 1781, composant à Brest l’équipage du Héros, Suffren répond à la requête pressante des marins provençaux en choisissant trente-deux représentants du quartier maritime de Saint-Tropez. Parmi ceux-là, six seront blessés et dix trouveront la mort dans les combats de l’océan Indien en 1782-178384.
95Dans les levées effectuées à la demande de l’intendant de la Marine, celle de janvier 1778 suivie en avril de l’état des absents constitue un test intéressant.
Tableau 102. – Officiers mariniers et matelots levés en 1778 dans l’intendance de Toulon85.
nb de marins à lever | nb d’absents | % d’absents | |
quartier de Narbonne | 74 | 31 | 41,9 % |
quartier d’Agde | 82 | 17 | 20,8 % |
quartier de Sète | 118 | 77 | 65,3 % |
quartier d’Arles | 99 | 35 | 35,4 % |
quartier de Martigues | 57 | 14 | 24,6 % |
départ. Marseille | 220 | 45 | 20,5 % |
quartier de La Ciotat | 80 | 3 | 3,8 % |
quartier de St-Tropez | 90 | 5 | 5,5 % |
quartier de Cannes | 44 | 3 | 6,8 % |
quartier d’Antibes | 57 | 3 | 5,3 % |
total | 921 | 233 | 25,3 % |
96Ces données, qui rappellent la forte contribution du quartier maritime de Saint-Tropez – 9,8 % de la levée dont 19,2 % d’officiers mariniers –, tendent à souligner, comme dans toute la Provence orientale, l’extrême faiblesse du refus de la conscription – 2,1 % de l’ensemble.
97À l’ouest de Marseille, les résistances à la volonté de l’État royal, qui ont été vives au moment de la mise en place du service des classes, perdurent un siècle après. Ce constat rejoint la réflexion de cet officier, au moment de la condamnation aux galères d’un matelot du quartier de Sète : « […] il n’y a point de gens de mer plus insubordonnés que ceux du quartier de Cette d’où sont les 5/6 des déserteurs, avec celui d’Arles et des environs des Martigues86 ».
Vaillants corsaires de Saint-Tropez ?
98Activité ambivalente, à la charnière de l’économique et du militaire, la course – pratiquée en temps de guerre – a-t-elle occupée une place si prégnante que Saint-Tropez puisse être qualifiée de « cité corsaire » ?
99Les traces de telles expéditions tropéziennes demeurent clairsemées au dernier siècle de l’Ancien Régime pourtant fertile en conflits maritimes ayant pu favoriser ces armements. La course barbaresque ainsi que les prises « des Mahonais, des Flessinguois, des Espagnols et des corailleurs d’Oneille » sans oublier celles des corsaires anglais, n’ont pas épargné la flotte de Saint-Tropez deux siècles durant. Y-eut-t-il une riposte ? Certainement pas à la mesure des opérations anglaises : les moyens des armateurs de la place ne pouvaient pas le permettre. Pourtant, les marins de Saint-Tropez n’ont pas ignoré la course engagée soit depuis leur cité, soit sur des bâtiments corsaires extérieurs87.
100À partir de Saint-Tropez, la course accompagne surtout le siècle de Louis xiv et particulièrement les guerres de la fin du règne. Cette pratique se situe dans le prolongement d’opérations menées tout au long du XVIIe siècle sinon avant. Des prises de participation sur des bâtiments « allant en course et marchandise » et des répartitions de prises ont été consignées devant notaires88. Quelques règlements judiciaires tardifs attestent de telles opérations. En octobre 1686, les héritiers de Jean Coste, Jacques Martin et Jean Caussemille doivent verser à l’État plus de 60 000 livres provenant de la prise, en 1638, de deux tartanes espagnoles chargées de marchandises, par le patron Honoré Roux, commandant en course. Les hoirs refusent de payer la somme requise car « il s’agissait d’une prise faite par un particulier et à laquelle S. M. n’avait nul droit89 ». La documentation demeure trop fragmentaire pour dégager l’ampleur, l’organisation et les résultats obtenus par ces corsaires de la côte.
101De la guerre de la Ligue d’Augsbourg à celle de Succession d’Espagne, l’activité corsaire des Tropéziens ne fait aucun doute. Est-elle un palliatif à l’atonie du temps ? Les marins de Saint-Tropez participent à la police des mers qui marquent, en Méditerranée, la fin du règne de Louis xiv. Les quelques bâtiments, de la médiocre mais renaissante flotte locale, qui sont « armés en course et commerce » montrent l’implication de mêmes familles dans ces opérations : ainsi, Antoine Pérou (1684), Félix Pérou (1698), Abel Pérou (fils de Félix, 1698), puis Antoine (1698) et Claude Moisson (1709) reçurent des commissions pour équiper leurs bâtiments en course90. Ces actions ont mobilisé de nombreux marins du lieu : 37 hommes, dont 35 Tropéziens, prennent place sur la tartane (28 tx) de Félix Pérou, en 1698. Capitaines, marchands, bourgeois, avocats, copropriétaires des bâtiments se retrouvent dans l’armement de ces corsaires puis dans la répartition des gains après la vente des prises et de leurs effets. Il en est ainsi à la suite de la capture d’une barque catalane en 1698 : la moitié du montant de la prise est versée à l’amirauté, 2 415 livres sont distribuées aux trente-sept marins et 901 livres aux dix armateurs – le capitaine Félix Pérou percevant deux fois plus d’argent que chacun des armateurs91. Procurant de très modestes gains – mais avec quelle fréquence ? –, la course paraît moins fructueuse qu’au début du XVIIe siècle. Ces opérations participent à la lutte contre l’insécurité du moment et favorisent, dans une certaine mesure, le renouveau observé avec des capitaines qui commandent, d’ailleurs, peu après sur la route du Levant. La course tropézienne ne peut ressembler à la grande course d’escadre pratiquée par les marins de Bayonne ou de Saint-Malo92. Par bien des aspects, elle se rapproche davantage de la petite course côtière de marins calaisiens ou dunkerquois. Montés sur des bâtiments de moins de 50 tx, les Tropéziens ne s’éloignent guère du littoral, se dissimulent en certains points stratégiques et interceptent le trafic côtier93.
102Lors des autres conflits du XVIIIe siècle, la course ne mobilise qu’un nombre insignifiant de marins, à l’image de cette chaloupe de quatorze rames, armée en 1758, avec 19 hommes à bord et n’ayant effectué aucune prise94. Les guerres de la période révolutionnaire et les difficultés maritimes, accentuées par le blocus anglais, provoquent un réveil de la course tropézienne. Les marins, rendus disponibles par la médiocrité des armements au commerce, tentent de s’emparer de caboteurs étrangers comme ces deux embarcations génoises chargées de blé qui font route, en septembre 1793, vers Toulon insurgé. Opération patriotique, dirent d’aucuns, mais surtout ravitaillement de la cité en proie à des problèmes alimentaires aigus95. Durant les premières semaines de 1794, cent douze marins participent à cinq autres armements de ce type sans effectuer de prise96.
103Au même moment des Tropéziens s’engagent dans des opérations de plus grande ampleur, à partir de Toulon : ici sur le Petit Patriote, là sur le Républicain, en qualité de capitaines de prise et de matelots, sans plus de réussite. Une fois encore, la course est une activité de substitution en période d’insécurité et de marasme économique.
104Au vrai, les seules opérations de quelque ampleur furent menées, au départ de Marseille, par une minorité de capitaines : Jean-François Cauvin, en 1692, Jean-Baptiste Tropez Martin, la même année et Jean Augier, à partir de 170897. Sans prétendre à l’exemplarité, l’itinéraire de ce dernier présente une trajectoire intéressante à plus d’un titre. En 1708, le capitaine Augier nolise sa barque Saint Alexis, armée au roi, sans effectuer de campagne. En 1709, il obtient un congé pour aller à la traite des blés en Levant, s’emparant sur le chemin du retour d’une barque qu’il remet à l’amirauté de Marseille et pour laquelle prise il reçoit 300 piastres (environ 1 000 livres)98. Nous perdons sa trace jusqu’en 1718, date à laquelle il fait construire, à La Seyne, une grosse barque de 3 500 qx (environ 140 tx) en association, pour six quirats chacun, avec Charles Bruno Martin, François Cauvin, bourgeois de Saint-Tropez, et les frères Salade, marchands de Marseille. Avec ce bâtiment, qu’il a nommé Saint Alexis, il effectue plusieurs voyages au Levant. En 1728, « pour courir sus les Tripolins » il obtient une commission pour armer en course sa barque (14 canons, 24 pierriers et 130 à 140 hommes). La mise de fonds approche les 40 000 livres, dont 3 000 engagées par Augier. Étant donné « l’expérience, la probité et la droiture » du capitaine, désormais établi à Marseille, il reçoit rapidement les participations de nombreux intéressés, à commencer par celles de ses anciens associés, également « habitués » à Marseille, à savoir : les frères Cauvin, Ch. Martin et les frères Salade, avec à leurs côtés, d’autres négociants de la place et non des moindres – G. et N. Sollicoffre, J.-B. H. Roux, J. Bourguignon, B. Lombardon, Bruny fils, J.-L. Kick, L. David, J.-B. Magy… – ainsi que les échevins et députés de la Chambre de commerce de Marseille (6 000 livres)99. La course a-t-elle été profitable ? Le dossier ne le dit pas. La confiance accordée au capitaine corsaire Jean Augier, qui obtient de nouveau en février 1729 une « commission en guerre pour aller trafiquer dans la Méditerranée et l’océan », est peut-être le signe de bonnes prises effectuées lors de précédentes sorties.
105Cette trajectoire isolée offre de nombreux traits observés dans l’exercice du métier. Mais si elle a pu être oubliée des Tropéziens, n’est-ce pas parce qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les actions de ce corsaire ? Il ne répond nullement aux portraits des « intrépides » et anonymes enfants de la cité maritime dont les souvenirs hantent les mémoires. Ces marins pratiquaient la petite course côtière chassant et rançonnant les caboteurs qui passaient à proximité pour des profits réels mais modestes. En renouant avec une pratique intimement liée à la nécessité d’assurer la protection des rivages ces actions ont pu contribuer au réveil de la place à la fin du XVIIe siècle. Qui plus est, la médiocrité des ressources du terroir, a sans doute poussé les Tropéziens à « vivre en Barbaresques », à chasser en mer, sans que la course soit, comme dans les Régences, au cœur de l’économie de la place. Ces opérations en rien spectaculaires ont-elles dégagé de substantiels profits ? L’absence de pièces comptables ne permet pas d’apporter une contribution à une question si souvent soulevée, à savoir celle de la rentabilité de la course en Méditerranée, espace réputé mauvais terrain de chasse. La riche décoration de la discrète et mystérieuse « maison du corsaire », située sur le quai du port, ne semble pas à mettre à l’actif de ce glorieux passé100. Comme André Lespagnol a pu l’écrire pour Saint-Malo, on peut également parler à Saint-Tropez, mais en changeant d’échelle de profits et de pertes, d’une « loterie-corsaire ».
106Au vrai, l’image flamboyante et romantique de la « cité corsaire » est dans une large mesure une création du milieu du XIXe siècle en réponse aux difficultés que traverse alors la cité. Un passé glorieux, sinon mythique, a été en partie convoqué et façonné par les élites – à commencer par le premier magistrat de la ville, Alban Martin de Roquebrune – d’une ville dont les couleurs sont présentées comme celles des cités corsaires alors qu’elles ne reprennent que celles de la cité-mère du XVe siècle, à savoir Gênes. La confusion déclarée et entretenue de la course avec l’obscure caravane maritime – prosaïque activité marchande qui ne fait guère rêver – participe à la construction du passé héroïque de « la cité du bailli », en un temps où la ville doit affronter les mutations économiques et techniques qui portent un coup sévère aux usages de la mer101. Ce processus d’affirmation identitaire – perceptible dans d’autres cités portuaires – n’est pas sans rapport avec les inquiétudes que la ville peut légitimement nourrir quant à la pérennité de sa « vocation » maritime.
107« Appliqués dès leur jeunesse au commerce maritime les habitants de Saint-Tropez forment une pépinière de marins. » Le constat peut difficilement être récusé et la qualité des gens de mer n’est pas usurpée. La totalité de la vie de la cité bat au rythme du port et se trouve imprégnée par la présence des « braves marins » en ses murs. Si les quartiers de la Bourgade, de la Ponche et du Portalet abritent un nombre plus élevé de matelots et de pêcheurs, il n’y a pas dans ce modeste espace urbain de quartier strictement « réservé » aux gens de mer102. La domiciliation des matelots et des capitaines signalée sur les premiers registres matricules montrent leur cohabitation dans les mêmes rues, dans les mêmes maisons103. Toutefois la condition de marin recouvre une grande diversité de situations que les déclamations d’un Antiboul ne peuvent gommer. Le groupe des capitaines constitue assurément une élite, avec forte reproduction professionnelle, un trait d’union entre les couches supérieures de la société locale. Néanmoins si la rudesse du métier n’épargne personne, le poids de la guerre pèse lourdement sur les hommes d’équipage et provoque un constant renouvellement indispensable pour répondre aux diverses activités maritimes.
Notes de bas de page
1 AD V, 2J 12, Papiers Antiboul et D’Agay F., Grands Notables du Premier Empire, Paris, 1988, p. 186-187.
2 Achard C.-F., op. cit., p. 457.
3 Ben F.-J., op. cit., p. 12.
4 Captier J., Etude historique et économique sur l’inscription maritime, Paris, 1907 et Acerra M., Zysberg A., L’essor de marines de guerre européennes (1690-1790), Paris, 1997.
5 SHDM-T, 4P1. Ordonnance du 15 avril 1689.
6 SHDM-T, 1A2-197. Correspondance du commis de Saint-Tropez avec l’ordonnateur de Toulon, Najac, 28 germinal an VI.
7 Acerra M. et Zysberg A., op. cit., p. 159.
8 Paroisses de Saint-Tropez, Ramatuelle, Gassin, Cogolin, Grimaud, La Garde-Freinet, Sainte-Maxime, Fréjus, Saint-Raphaël et Roquebrune.
9 SHDM-T, 4P.
10 Ibid.
11 Cité par Le Goff T.J.A., « Offre et productivité de la main d’œuvre dans les armements français au XVIIIe siècle », Histoire, Économie et Société, no 3, 1983, p. 463.
12 Ibid., p. 460, note 8.
13 SHDM-T, 4P.
14 Idem.
15 AM Saint-Tropez, FF 79. Taille sur les bâtiments de mer.
16 Calcul établi sur un stock de 430 capitaines à la profession du père connue sur 665 inscrits (1690-1820).
17 AD V, 7E. AM Saint-Tropez, GG et SHDM-T, 4P.
18 AD V, 12J 6. Lettre de Caussemille à J. Martin, 1er septembre 1723.
19 SHDM T, 4P.
20 SHDM-T, 4P 58. 1776, no 409.
21 SHDM-T, 4P 38 à 41.
22 Pour cette mobilité voir chapitre vi.
23 SHDM-T, 4P.
24 AD V, 7E et AM Saint-Tropez, GG 51.
25 AD V, 7E 124-1. 27 novembre 1694.
26 AM Saint-Tropez, GG 51.
27 SHDM-T, 4P.
28 SHDM-T, 4P1. Ordonnance du 20 janvier 1730.
29 SHDM-T, 4P.
30 Ibid.
31 SHDM-T, 4P 109.
32 SHDM-T, 4P.
33 Cabantous A., « Apprendre la mer : remarques sur l’apprentissage des mousses à l’époque moderne », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, no 3, 1993, p. 415.
34 SHDM-T, 4P1. Ordonnance royale, 15 août 1732.
35 SHDM-T, Ordonnance du 23 juillet 1745.
36 SHDM-T, 4P 99.
37 AD V, 12J 7. Lettre du 16 octobre 1755.
38 AD V, 12J 6. Lettre du 1er septembre 1723.
39 SHDM T, 4P1. Ordonnance du 23 juillet 1745, art. 12.
40 AD V, 4P 99. 1724.
41 Lespagnol A., « Apprendre la navigation : entre la théorie et la pratique », Croix A., Lespagnol A., Provost G. (dir.), Église, Éducation, Lumières… Histoires culturelles de la France (1500-1830), Mélanges J. Quéniart, Rennes, 1999, p. 171-177.
42 AD V, 3E24-155. 1745.
43 SHDM T, 4P3. Lettre du ministre du 12 juillet 1792.
44 SHDM T, 4P3. 1766-1777.
45 SHDM T, 1A1-221. Lettre, 7 janvier 1769.
46 AN B3. 411. f° 554.
47 SHDM T, 1A1-221. 17 septembre 1769.
48 SHDM T, 4P172. 1757.
49 SHDM-T, 4P96, no 221.
50 SHDM-T, 4P1. Ordonnance du 23 juillet 1745.
51 AM Saint-Tropez, BB7. 1633 f° 1029. AM Cassis, GG33. 1668. Rôle des esclaves provençaux rachetés. On trouve dans cette pièce 7 Tropéziens sur 60 rachats pour 15 localités. Sur cette question on se reportera à Kaiser W. (dir.), Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, XVe-XVIIIe siècle, Rome, 2008.
52 SHDM-T, 4P96. 1728, no 196.
53 SHDM-T, 4P52. 1706.
54 SHDM-T, 1O, 126, no 14611-14612 et 1O 127, no 4498-4499.
55 SHDM-T, 1A1-221. 1769.
56 AM Saint-Tropez, DD33. 1776.
57 Torregrosa M.-G., Destinées violentes à Saint-Tropez. Étude des procédures de la justice de proximité (1750-1850), mémoire de maîtrise, univ. Nice, 1998.
58 AD V, 3E24-151. 1756.
59 SHDM-T, 4P 80, 1748, no 110.
60 SHDM-T, 4P 79 à 81. À titre de comparaison, pour le quartier de Marseille voir : Buti G., « Œil de verre et jambe de bois ? Les invalides de la marine du quartier maritime de Marseille au XVIIIe siècle », Buti G. et Carol A. (dir.), Comportements, croyances et mémoires. Europe méridionale XVe-XXe siècle. Études offertes à Régis Bertrand, Aix-en-Provence, 2007, p. 57-70.
61 SHDM-T, 4P 82, 1787, no 227.
62 Buti G., « Marins provençaux et scorbut. Vaincre la “peste de mer” à Toulon au XVIIIe siècle », Provence historique, tome LV, fascicule 221, juillet-septembre 2005, p. 327-344.
63 SHDM T, 4P163. 1733, no 3.
64 Panzac D., La peste dans l’Empire ottoman (1700-1850), Louvain, 1985.
65 Voir chapitre ix.
66 AD BdR, 200E-626. Dépositions secrètes en cas de décès, maladies ou autres incidents au cours de la navigation.
67 Voir Annexe XV, p. 438.
68 SHDM-T, 4P 36 à 58.
69 Achard C.-F., op. cit., p. 457.
70 Garcin E, op. cit., p. 530.
71 SHDM-T, 4P3.
72 SHDM-T, 4P 36 à 42.
73 SHDM-T, 4P 36 à 59.
74 AD V, 4S 39. Mémoire sur le port et la ville de Saint-Tropez, 25 prairial an XII.
75 SHDM-T 4P36 à 59.
76 Ibid.
77 Pillorget R., « Une émeute de gens de mer (Martigues, 16 août 1670) », 93e Congrès national des Sociétés savantes, Tours, 1968, t. II, p. 313-324.
78 Bromley J. S., « Comment a fonctionné le système des classes maritimes (1689-1713) », Cahiers de Montpellier, VI, 1982, p. 6.
79 AD V, 7B 15. 6 février 1720.
80 SHDM T, 4P 39-40.
81 SHDM T, 4P 58. 1759.
82 Voir ci-dessous chapitre x.
83 SHDM-T, 1A1-208. 17 décembre 1758.
84 SHDM-T, 4P 248. Remises au désarmement et 4P 58, matricules des matelots.
85 SHDM-T, 1A1-48. 1778.
86 SHDM T, 1A1-221. 9 mai 1769.
87 Buti G., « Corsaires de Saint-Tropez », Buti G. (dir.), Corsaires et forbans en Méditerranée, XVe-XXe siècle, Paris, 2009, p. 277-290.
88 Arch. privées, Grimaud. Étude Long. Minutes du notaire B. Félix (1636-1642).
89 AD V 7B3. Acte du 9 octobre 1686.
90 AD V 7B 3 - 7B4.
91 AD V, 3E24-136. 1698.
92 Lespagnol A., La course malouine au temps de Louis XIV, Rennes, 1995, p. 23 à 46.
93 Villiers P., Les corsaires du littoral. Dunkerque, Calais, Boulogne de Philippe II à Louis XIV (1568-1713), Villeneuve-d’Ascq, 2000.
94 SHDM-T, 4P173. 1758.
95 AM Saint-Tropez, BB, 10 septembre 1793.
96 SHDM T, 4P186-1794.
97 AD V, 8B11. 1692-1710.
98 AD BdR, IX-B4, 1710, f° 588.
99 AD BdR, IX-B5, 1728, f° 844.
100 Une étude menée par le Conservatoire régional des Monuments historiques invite à la dater du milieu du XVIIe siècle, et à accorder son qualificatif à une tradition orale basée sur une interprétation erronée de la décoration où figurent Mars et autres détails faits de faisceaux d’armes et de cordages…
101 Buti G., « Saint-Tropez : cité corsaire et patrie de Suffren ? », Cabantous A. (dir.), Mythologies urbaines. Les villes entre histoire et imaginaire, Rennes, 2004, p. 45-66.
102 Sur cette question voir Cabantous A., « Le quartier, espace vécu à l’époque moderne », Histoire, Économie et Société, no 3 « Lectures de la ville (XVe siècle-XXe siècle) », 1994, p. 427-440.
103 Voir Annexe XVI, p. 439.
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