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Les chemins de la mer

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Gilbert Buti

Première partie. Insularité tropézienne

Chapitre I. Saint-Tropez, frontière de mer

Texte intégral

  • 1 Braudel F., La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1979, 4e é (...)
  • 2 Sion J., La France méditerranéenne, Paris, 1934, p. 110.

1Si divers soient-ils, les regards portés sur la position péninsulaire de Saint-Tropez s’accordent sur trois points étroitement mêlés : isolement, autonomie et vocation maritime. Ce dernier thème présente une réelle ambiguïté. La vocation maritime résulte-t-elle d’aptitudes fondamentales pour les choses de la mer ou apparaît-elle au contraire comme le fruit d’un ensemble de contraintes ? Autrement dit, et paraphrasant un vieux débat : « la géographie a-t-elle inventé Saint-Tropez ? » N’est-ce pas là, à des degrés différents, le lot commun de la majorité des bourgs jalonnant le littoral provençal ? La réponse semble claire à Cassis où les habitants accusent, au XVIe siècle, la pauvreté du milieu de les pousser à « trafiquer sur mer et à pêcher du poisson ». Saint-Tropez figure-t-il parmi ces « cent villages de la côte méditerranéenne nés de la misère d’un arrière-pays dénudé, presque toujours montagneux1 » ? « Exiguïté de bonnes terres » et « articulations littorales » conduisent-elles, comme que le suggérait Jules Sion, « à vivre en Barbaresques2 » ?

2En fait, un jeu complexe de facteurs s’établit entre les éléments naturels et la volonté des hommes. Si le dosage reste délicat à évaluer et une hiérarchie plus difficile encore à proposer, il convient d’en dégager quelques aspects majeurs. Sans parler de déterminisme il paraît nécessaire de prendre la mesure du rôle joué par la géographie dans l’histoire de Saint-Tropez.

3Cité antique, Saint-Tropez n’en demeure pas moins une ville relativement nouvelle à la fin de l’Ancien Régime dans la mesure où, après avoir été plusieurs fois « saccagée », elle renaît définitivement à la fin du XVe siècle. Cette renaissance, définie et organisée par des hommes venus d’ailleurs, assigne à Saint-Tropez une mission militaire de premier plan, sans parvenir à en faire un « bouclier maritime » pour assurer la protection du reste de la Province.

4Néanmoins, la refondation s’effectue en délégant aux nouvelles autorités un ensemble de privilèges forgeant les bases d’un particularisme local, sinon d’une réelle autonomie qui se heurte très vite en un combat vraiment inégal à l’affirmation de l’État royal. Par la mise en place de structures nouvelles et la réduction méthodique des libertés locales, le pouvoir central s’efforce, au long du XVIIe siècle, d’intégrer au royaume cette parcelle de littoral, ce fragment de « frontière de mer ».

Entre mer et montagne : le pays de Saint-Tropez

La presqu’île de Saint-Tropez

5À une soixantaine de kilomètres à l’est de Toulon, Saint-Tropez se situe sur la rive nord d’une presqu’île qui porte son nom, face au golfe de Grimaud – aujourd’hui golfe de Saint-Tropez. La presqu’île, qui forme « le pays de Saint-Tropez », possède une individualité géographique très marquée.

Carte 1. – Les Maures et le pays de Saint-Tropez.

Carte 1. – Les Maures et le pays de Saint-Tropez.
  • 3 Ayrouard, Ports de la Méditerranée. Recueil de plusieurs plans des ports et rades et de quelques c (...)

6Au nord, sur dix kilomètres, elle s’étend de la Foux, au fond du golfe de Grimaud, au cap de Saint-Tropez ou de La Moutte. De celui-ci au cap Lardier, la partie orientale s’ouvre, sur près de quinze kilomètres, sur le grand large. Du cap Lardier à celui de Cavalaire, en un peu moins de dix kilomètres, la baie de Cavalaire en constitue la limite méridionale. Entre le golfe de Grimaud au nord et la baie de Cavalaire au sud, le pincement le plus étroit de la presqu’île mesure environ huit kilomètres. Cet ensemble assez massif est quelque peu éloigné du Plan du golfe et des caps de Saint-Tropez « levé et dessiné par le sieur Ayrouard, pilote réal des Galères du Roy dans les voyages qu’il a fait à la visite des côtes (1732-1746) » où la presqu’île apparaît exagérément longue et étroite, rappelant, la proche presqu’île de Giens3. Destinée aux navigateurs cette représentation privilégie, il est vrai, la localisation des écueils, des amers et met en évidence des repères dans le cadre montagneux général.

7La presqu’île, dont la chaîne des Moulins de Paillas (322 m) forme l’ossature, offre un cadre naturel accidenté, hérissé de petits sommets – Signal des Pradels, Signal du Bisquart – et entaillé de vallées abritées. Elle s’incline doucement à l’est et au nord, vers le golfe de Grimaud. Une série de baies ou d’anses – Canebiers, Pampelonne, Bonporteau, Briande, Cavalaire – occupées par de courtes plages, hormis le long ruban sableux de Pampelonne – plus de cinq kilomètres –, séparées par de nombreux caps ou pointes – Pinet, Camarat, Taillat – découpent le contour de la presqu’île. Sur ce liseré escarpé et assez peu hospitalier, Saint-Tropez forme, à la fin de l’Ancien Régime, la seule communauté d’habitants de quelque importance. Les autres localités apparaissent à la fois plus modestes et plus éloignées du littoral : Ramatuelle et Gassin, perchés sur des hauteurs au centre de la presqu’île, Cogolin et Grimaud dans les basses terres à l’extrémité du golfe.

8Si Saint-Tropez rassemble le plus fort noyau de peuplement de cet espace il convient de souligner dès à présent un élément qui méritera un examen approfondi à savoir l’exiguïté de son terroir. Dans la mesure où la superficie qui dépend de la communauté d’habitants a peu varié aux XVIIe et XVIIIe siècles, les données chiffrées fournies par l’Annuaire statistique du Var au début du XIXe siècle et par le cadastre de 1808 peuvent être retenues. Le terroir tropézien couvre alors 1 117 hectares 62 ares sur un ensemble de plus de 11 000 hectares pour la presqu’île, soit à peine plus de 10 % de la totalité. Avec respectivement 3 554 hectares et 6 357 hectares Ramatuelle et Gassin, six à neuf fois moins peuplées disposent de 32,2 % et 57,7 % de la superficie générale.

9Terroir tropézien « borné » mais également « ingrat », « aride », « aux sols secs et acides » qui ne fournissent, aux dires de certains observateurs, que de médiocres ressources : la conjugaison de ces deux paramètres conduit donc les Tropéziens à puiser hors de leur base les éléments indispensables pour répondre à leurs besoins, mais l’arrière-pays immédiat peut-il compenser la modestie des ressources locales ? Résultant d’une lointaine occupation marine et prolongeant la nappe d’eau du golfe de Saint-Tropez, la proche plaine de Cogolin couvre en partie, mais en partie seulement, les demandes de la population tropézienne.

10À la modestie des productions locales il convient d’ajouter les contraintes rencontrées pour accéder à cette petite zone agricole – malgré sa relative proximité – et plus encore la dépasser.

L’insularité tropézienne

11La plaine de Cogolin est parcourue par la rivière de la Foux grossie – en automne et en hiver après la sécheresse estivale qui définit le monde méditerranéen – par les cours d’eau de la Môle, de la Giscle et de la Garde. Les eaux de ces rivières modestes mais au régime capricieux forment une vaste zone marécageuse, qui gêne la circulation par la seule route carrossable reliant Cogolin à Saint-Tropez. Dans son Histoire naturelle de la Provence, le médecin et naturaliste Michel Darluc (1717-1783) se montre préoccupé par cette situation. Natif de Grimaud, il est peut-être plus sensible au phénomène décrit de manière parfois dramatique :

  • 4 Darluc M., Histoire naturelle de la Provence, 3 volumes, Avignon, 1784-1786, t. 3, p. 283.

« Toutes les eaux qui viennent des montagnes qui ceignent ce golfe, se précipitent dans la plaine, pendant les pluies d’automne ; les orages y charrient une quantité d’arbustes, de plantes et du gravier, dont ils dépouillent les montagnes, et la plaine en est exhaussée d’une façon manifeste. […] Les eaux des rivières et des torrents […] ont creusé encore des mares et des gouffres, connus sous le nom de Garonnes, dans la plaine ; plusieurs personnes y ont péri. Il est étonnant qu’on n’ait pas encore pourvu à cet inconvénient et que les communautés voisines ne se soient point cotisées pour combler ces espèces d’abymes. […] les Garonnes existent encore et le malheureux voyageur y est quelquefois englouti pendant la nuit4. »

12Aussi, à diverses reprises les responsables des localités du golfe et l’économe de la Chartreuse de la Verne dénoncèrent le mauvais état des chemins ; en 1730 ils se dressèrent contre l’emploi exclusif de la route que tentaient de leur imposer les employés de la Ferme :

  • 5 AM La Garde-Freinet. HH.

« La route occasionne, aux plus proches de la mer, un tiers de plus de frais de voiture de leurs denrées ; en outre il y a par terre, pour le moins une heure de plus de chemin. Aux chefs de la Chartreuse et de la Garde-Freinet, qui sont les endroits les plus éloignés, elle les met dans l’impossibilité de pouvoir, le plus souvent, faire dans un jour le voyage, lors de la voiture de leurs châtaignes, qui, étant un fruit d’hiver, ne peut être faite que pendant les mois d’octobre, novembre et décembre, et par conséquent dans les plus petits jours et lorsque les chemins sont, dans le golfe, les plus impraticables et dangereux5. »

  • 6 Ibid.

13De ce fait, ces autorités réclament avec force de pouvoir « embarquer sans le moindre trouble, ni empêchement, les denrées sur des bateaux au rivage de la mer, à la plage de Bertaud, et, de là, les porter à Saint-Tropez6 ».

  • 7 AM Saint-Tropez. Non coté. Mémoire sur la situation actuelle de la communauté de Saint-Tropez (174 (...)

14Ces simples éléments révèlent à la fois les limites de ce modeste axe de communication, le rôle de la mer pour les liaisons de proximité et l’isolement relatif de Saint-Tropez. Par ailleurs seuls de médiocres sentiers et des « chemins inégaux » (Darluc) permettent de circuler dans le reste de la presqu’île. Les responsables de la cité reconnaissent d’ailleurs sans détour cet état de fait. À la question : « Les chemins publics sont-ils en bon état ? », posée à la communauté de Saint-Tropez en 1749 par le pouvoir central, les consuls en charge répondent clairement : « La communauté entretient en bon état les chemins de son terroir, mais hors iceluy, toutes les avenues sont impraticables et dangereuses7. »

  • 8 S’il paraît établi que les termes de Maure ou Maures étaient utilisés pour désigner des bois commu (...)

15L’isolement de Saint-Tropez prend plus de force encore lorsqu’on porte le regard au-delà de la proche et déjà peu accessible plaine de Cogolin. En effet, la presqu’île constitue un court bastion en Méditerranée du massif des Maures dont l’échine cristalline s’étire d’Hyères à Fréjus. Fortement érodé, le vieux massif forme à lui seul un véritable « système » (E. Reclus) dont l’originalité géologique l’oppose, avec l’Estérel voisin, au reste de la Provence calcaire. Séparé des montagnes environnantes par de larges vallées, il semble comme « un îlot montagneux de gneiss, de schistes, de porphyre et de granit au milieu des calcaires ». Le « système des Maures », dont l’altitude moyenne ne dépasse pas 400 mètres, présente une chaîne principale et des chaînons latéraux, des vallons abrupts et des gorges encaissées, des torrents et des ruisseaux. Les cols apparaissent certes peu élevés mais les passages restent malaisés, les pentes raides, les dénivelés forts. La végétation dense, où se mêlent pins d’Alep et chênes-lièges, châtaigniers et chênes-kermès, mimosas et arbousiers, cistes et lentisques, cactus et genêts épineux, bref, les essences du maquis, n’en facilite guère la traversée. Pour les Provençaux d’autrefois « la » Maure ou « les » Maures définissaient d’abord un pays boisé8. Le massif demeure isolé mais protège et isole à son tour en se dressant tel une barrière naturelle ou un puissant écran. Aussi, le Freinet – « pays de Grimaud-Saint-Tropez » – est à l’écart des grands axes de circulation. Seul un chemin de viguerie empierré, « très tortueux », qui serpente entre Cogolin et La Garde-Freinet et emprunte treize ponts, permet en une trentaine de kilomètres d’atteindre Le Luc situé dans la dépression périphérique permienne ou « grande vallée » et par là les chemins de première catégorie. Toutefois, au début du XIXe siècle encore, l’Annuaire statistique du Var (1805) signale que cette voie « est à reconstruire dans sa totalité ». Le préfet Fauchet qui fait dresser le tableau des routes du département n’hésite pas à présenter la liaison Le Luc-Saint-Tropez, à travers les Maures, comme un tracé surtout théorique, qu’il faudrait « terminer ou reconstruire ». Ainsi que l’établit avec netteté la carte des principaux axes terrestres au XVIIIe siècle Saint-Tropez est la plus isolée des communautés littorales situées entre Martigues et Antibes.

Carte 2. – Les grandes voies de communication en Provence au XVIIIe siècle.

Carte 2. – Les grandes voies de communication en Provence au XVIIIe siècle.

16Cet état ne résulte pas d’une brutale dégradation du réseau, mais reflète une très ancienne carence. Écrivant d’Avignon à son parent Balthazar Martin, de Saint-Tropez, Louis Bayol note, en janvier 1679 :

  • 9 AD V. 12 J 10 - Lettre du 12 janvier 1679.

« Il y a longtemps que je suis attendant de vos nouvelles. J’ai établi une correspondance assurée avec Draguignan ; peut-être aurez-vous alors presque toutes les semaines pour Saint-Tropez les voies ordinaires des muletiers et des amis qui vont traiter les affaires audit Draguignan9 ? »

  • 10 AM Saint-Tropez. FF 79. 1782.

17Un siècle plus tard, les liaisons paraissent plus régulières, tout au moins en direction de Fréjus, vers où « la Communauté est forcée de payer un piéton deux fois par semaine pour aller prendre les lettres du courrier10 ».

18Les caprices de la circulation et les difficultés d’accès constituent assurément une permanence fondamentale. Au fil du temps, nombre d’observateurs et de voyageurs aux préoccupations les plus diverses évoquent le poids de cette contrainte. Rédigeant un Mémoire sur le Golfe de Grimaud, Milet de Monville, officier en tournée d’inspection, s’attarde au milieu du XVIIIe siècle sur la médiocrité des liaisons dans les Maures « pays rempli de bois et coupé de ravines […] pays âpre et difficile ». Hormis le « chemin très scabreux » permettant d’atteindre « les Maures du Luc » par La Garde-Freinet, le débouché vers la Chartreuse de la Verne « n’offre aucun passage pour les charrois ». Guidé par des considérations d’ordre stratégique, l’officier conclut au terme de sa visite des places-fortes littorales :

  • 11 Bibliothèque de l’Arsenal. Paris. Ms 6446. Mémoire sur le Golfe de Grimaud et sur les ville et cit (...)

« Par ce chemin, tel qu’il est aujourd’hui, il faut de Saint-Tropez à Hyères, par le château de Bertaud, Cogolin, La Molle et les Campaux, neuf heures de marche au pas du cheval. […] Il n’est donc pas naturel de penser que l’ennemi, en vue de quelque expédition de conséquence en Provence, s’avise de vouloir déboucher par Saint-Tropez11. »

19La difficulté se retrouve, en septembre 1789 avec le voyageur anglais Arthur Young. Ayant atteint Cavalaire par mer, il quitte cette bourgade pour se rendre à Saint-Tropez en effectuant le trajet à pied car « il n’y a en cet endroit ni cheval, ni âne, ni mule ». Après avoir « traversé les montagnes et cheminé par des sentiers inconnus, tortueux et par lits de torrents », il arrive à Saint-Tropez pour constater que :

  • 12 Young A., Voyages en France. 1787-1788-1789. Paris, éd. 1976, vol. 1, p. 431.

« de Cavalaire jusqu’ici le pays est tout en montagnes, et couvert, pour les dix-neuf vingtième, de pins ou de pauvres arbrisseaux toujours verts, désert rocheux et misérable12 ».

20En 1807, Aubin-Louis Millin rejoint dans sa description les impressions d’A. Young :

« Il y a, note-t-il, des endroits que la multitude des rochers, les sillons faits par les torrents et ces pins brûlés et noircis, rendent si âpres et si sauvages, qu’on ne pourrait pas choisir un meilleur site pour peindre l’entrée des enfers. »

  • 13 Millin A. L., Voyage dans les départements du Midi de la France, Paris, 1807, t. 2, p. 457.

21Voyageant dans le Midi, Millin a dû d’ailleurs se rendre à cheval « d’Hyères à Saint-Tropez, car il n’existe point de route qui soit praticable pour les voitures13 ». La situation est vérifiée, quelques années plus tard, en 1814, lorsque pour embarquer Napoléon Bonaparte vers l’île d’Elbe, il fallut renoncer au port de Saint-Tropez – expressément désigné par le traité de Fontainebleau – parce que la route était impraticable et suivre la route jusqu’à Fréjus en contournant le massif des Maures.

  • 14 Ollivier E., Journal, Paris, 1877.

22Au vrai le XIXe siècle ne semble guère apporter de sensible amélioration. Dans un florilège fourni, prélevons simplement deux jugements où l’isolement toujours patent prend cependant une autre saveur. En 1860, recherchant, une « solitude […] pour se dérober aux importunités de la vie publique », Émile Ollivier choisit Saint-Tropez, « où l’on arrivait alors en dix heures de voiture14 ». Vision partagée et fortifiée quelque temps après par Maupassant :

  • 15 Maupassant G. de, Rencontres, Paris, éd. 1957.

« Là-bas, tout au bout de la France, il est un pays désert, mais désert comme les solitudes américaines, ignoré des voyageurs, inexploré, séparé du monde par toute une chaîne de montagnes… Sa vraie capitale est Saint-Tropez plantée à l’extrémité de cette terre perdue, au bord du golfe de Grimaud15. »

23D’aucuns, comme l’inspecteur des Ponts et chaussées Charles Lenthéric, n’hésitaient pas de ce fait à attribuer à cette situation de prochaines et funestes conséquences :

  • 16 Lentheric C., La Provence maritime op. cit., p. 292. À la fin du XIXe siècle l’isolement de Saint- (...)

« Saint-Tropez, perdu au fond de son golfe et séparé du réseau de nos grandes lignes de communication par une chaîne de montagnes, est condamné à une ruine fatale… Il est à peu près certain que le golfe de Grimaud restera dans l’oubli16. »

  • 17 AD V, 2 J 15. Papiers Antiboul, 17 janvier 1687.
  • 18 Arch. privées. Saint-Tropez. Livre d’heures du maçon J.B. Castel, 17 décembre 1801. Le personnage (...)

24À l’obstacle que constitue le franchissement du massif, il convient d’ajouter les dangers que peut représenter sa fréquentation. Ne retenons que deux faits à la lisière seule du massif. En 1687, Jean Ricard, notaire à Cogolin est assassiné dans le bois de Gassin par Joseph Germondy, fils de Jean, notaire à Gassin17. À ce règlement de compte, aux racines locales, fait écho, un siècle plus tard, un méfait d’une autre nature avec l’attaque de quatre voyageurs, sur le chemin de la Môle, par deux brigands « masqués et armés de fusils et pistolets18 ». Peut-être faisait-il partie de la « bande de Gonfaron » tombée, en 1803, dans le piège tendue au cœur du massif, à Collobrières, par les agents de la sûreté de Toulon ?

  • 19 Le désenclavement de la presqu’île de Saint-Tropez reste parmi les priorités du Conseil général du (...)

25Lenteur des liaisons, chemins inondés ou défoncés, brigandage, arrière-pays difficilement accessible, routes de première catégorie lointaines : à l’évidence les Maures font de Saint-Tropez un isolat, en somme presque une île19.

Le chemin de la mer

26Un tel constat n’implique pas, en vertu d’un quelconque automatisme, l’établissement de liens privilégiés et durables avec l’espace maritime. La proche Corse et la plus lointaine Sardaigne rappellent la place limitée que peut tenir la mer dans la formation de l’identité insulaire et simplement dans la vie économique. Toutes les îles n’apparaissent pas, par nature, aussitôt vouées à la mer. Certaines, méfiantes, lui tournent totalement ou partiellement le dos, d’autres s’ouvrent résolument sur le large, d’autres enfin ont pu, au fil des années, connaître les deux attitudes à son égard. Si « l’insularité tropézienne » doit être classée semble-t-il dans la dernière de ces catégories force est de reconnaître que la mer représente une composante essentielle du destin de la cité à l’époque moderne, à la fois porteuse de menaces et source de vie.

27Lorsque, le 26 juillet 1790, le conseil municipal de Saint-Tropez, consulté pour le choix du chef-lieu du département, se prononce pour Toulon, le motif avancé, qui tente peut-être de dissimuler quelques animosités, s’appuie néanmoins sur un fait avéré :

« Il est presque impossible pour le golfe d’accéder à Draguignan par suite des inondations qui coupent à tout instant les routes. »

28Pour les Tropéziens le choix de Toulon repose sur un constat tout aussi clairement énoncé :

  • 20 Cité par Combet J., « La Révolution dans le golfe de Sambracit (1789-1799) », Revue historique de (...)

« Commune littorale, Saint-Tropez a comme chemin la mer20. »

29Pour gagner le port-arsenal, les matelots levés à tour de rôle afin de servir sur les vaisseaux du roi utilisent ce « chemin de la mer ». Surveillance, rapidité et moindre coût donnent assurément la préférence à cette voie familière utilisée au fil des jours et des années par les marins et les pêcheurs.

30D’ailleurs, a contrario, on perçoit combien la route maritime est vitale lorsqu’elle devient impraticable : momentanément, le temps d’un violent coup de vent, plus durablement, le temps d’un conflit. La coupure de la voie maritime constitue une réelle menace pour le commerce, pour la pêche, pour la circulation des hommes et de l’information. Pour en témoigner, notons ce simple début de correspondance, entre le bourgeois tropézien Jacques Magniol et son fils Antoine-Tropez, négociant à Marseille, en date du 20 octobre 1759, soit en pleine guerre de Sept Ans :

  • 21 AD V. 3 E 24 - 168 fos 556-558.

« Je ne sais mon cher fils à quoi penser de votre silence. Je suis dans une inquiétude que je ne saurais vous exprimer. Je n’ai pas manqué de vous écrire plusieurs fois. Ce qui me rassure c’est cette maudite guerre ! Aussi, je vous écris la présente par M. le Juge Martin qui va à Marseille par terre. J’espère qu’elle vous parviendra y ayant du risque par mer d’ici à Marseille. Je vous avais écrit par le capitaine Arnaud mais il fut pris en sortant du port21… »

31Pareil risque n’est en rien exceptionnel car par bien des aspects, Saint-Tropez se définit aussi comme une « frontière de mer ».

Renaissance tropézienne entre Maures et Barbaresques

32Le chemin de la mer a sans nul doute été emprunté par les premiers occupants de la presqu’île, dès le Ve siècle avant notre ère. Il est, bien entendu, hors de propos de détailler, ou même d’esquisser, l’histoire tropézienne dans ses lointaines et obscures origines. Pourtant un temps d’arrêt s’impose à la fin du XVe siècle, en 1470 exactement, soit au moment de la renaissance de la cité, dans la mesure où cet événement se révèle fondateur à plus d’un titre.

La refondation : décision

  • 22 Sauze E., Senac P., Un pays provençal : le Freinet, de l’an mil au milieu du XIIIe siècle, Paris, (...)
  • 23 Mémoire du capucin Jean Baptiste Perou, cité par RosatiJ., op. cit., p. 30.
  • 24 AM Saint-Tropez. FF 79.

33Incursions et installations des Sarrasins, luttes acharnées des seigneurs locaux ont provoqué, ainsi que peut-être la peste signalée à plusieurs reprises sur le littoral provençal entre 1318 et 1416, de fréquentes destructions et un repli des populations loin du rivage. Saint-Tropez appartient alors à une de ces « places assiégées », dont parle Fernand Braudel, observant avec inquiétude la mer, vecteur de tous les dangers. Dans ces conditions, de l’an Mil au milieu du XIIIe siècle, « les habitants du Freinet semblent avoir été alors, avant tout, des hommes de la terre, non des marins22 ». De la conjonction de ces faits résulte, qu’à la fin du XIVe siècle, dans l’État des communautés comprises dans le Val Freinet « San Torpès est dit inhabité23 », « n’offrant plus d’autres vestiges qu’une ancienne tour et les débris d’un port24 ».

34Après un siècle, voire davantage, d’abandon, de ruine et de silence Saint-Tropez renaît en 1470 selon des modalités particulières sinon originales. La renaissance répond à la volonté clairement exprimée par un homme, Jean Cossa, grand sénéchal de Provence. Originaire de Naples, il avait reçu du roi René pour gage de sa fidélité les terres de Grimaud érigées en baronnie (1440-1441) avec leurs dépendances, c’est-à-dire « la Vallée du Freinet et la Tour de Saint-Tropez », tout au moins les restes de celle qui fut construite au XIe siècle à l’initiative de Guillaume Ier, comte de Provence.

  • 25 AM Saint-Tropez. FF 19.

35Conscient de la nécessité d’établir un point fort à l’entrée du golfe afin d’assurer la sécurité des terres de sa baronnie, Jean Cossa accepta l’offre d’un de ses proches, Raphaël de Garezzio de Pornazio. Ce gentilhomme d’origine génoise proposait, sous certaines conditions et avec le soutien d’une soixantaine de familles, « d’habiter cette terre, d’en réparer la tour, d’y creuser un port, d’y bâtir une ville, de l’environner d’un mur, de la fortifier et la défendre25 ».

La refondation : étapes et modalités

  • 26 AM Saint-Tropez AA4. Acte d’habitation, 14 février 1470. Les « pères fondateurs » mentionnés dans (...)

36Le 14 février 1470, au pied de la Tour carrée, le notaire Antoine Pauletti fit lecture solennelle de l’acte d’habitation, en présence de Garezzio et de vingt et un chefs de famille, ainsi que de quelques témoins, comme Jacob Rostagni, patron de barque d’Antibes, qui avait transporté des participants venus de la rivière de Gênes. Si nous disposons de la liste de ces reconstructeurs les renseignements qui les concernent sont minces à commencer par ceux relatifs à Raphaël de Garezzio26.

  • 27 Germondy A., « Géographie historique du Freinet, du Ve au XVIe siècle », Bulletin de la Société de (...)
  • 28 Sénéquier P., Grasse. Notes à la suite de l’inventaire des archives communales, Grasse, éd. 1892.

37La majorité de ces chefs de famille, dont on ignore les liens, semblent, comme Garezzio, d’origine génoise ou piémontaise – Pornassio, Anquetico, Coni, Monte-Grosso. À y regarder de plus près figurent également des descendants de Tropéziens, repliés à l’intérieur des terres – à Gassin et Ramatuelle – aux XIIIe et XIVe siècles, ainsi que d’autres Provençaux27. Semblable mécanisme de repeuplement paraît imité en d’autres points du littoral. En 1492, Jean André de Grimaldi n’a-t-il pas installé de la sorte vingt-cinq familles de la rivière de Gênes à Auribeau28 ? Tout comme à La Ciotat également.

  • 29 AM Saint-Tropez – BB 7. Acte d’inféodation, 15 octobre 1470.

38L’acte tropézien d’habitation lu au pied de la tour énonce un ensemble de clauses qui lient pour dix ans le seigneur aux familles refondatrices. En échange d’un tribut annuel de cent florins, le seigneur de Saint-Tropez abandonne un ensemble de droits aux familles en présence – pâturages, herbages, chasse, pêche –, renonce à l’affouagement et au cens sur les maisons bâties ; par ailleurs, promesse est faite d’obtenir, de la part du roi, la suppression des tailles et subsides. Cependant, les familles ne peuvent ni aliéner terres et maisons, ni quitter les lieux sans l’agrément du seigneur. Le 15 octobre 1470 Jean Cossa, baron de Grimaud, ratifie l’acte d’habitation et investit Garezzio de la seigneurie de Saint-Tropez, sous réserve d’hommage, d’une cense annuelle de quarante florins, de droits sur les bris de naufrage et la juridiction sur les nouveaux venus à Saint-Tropez29.

39Ultime étape, le 18 février 1472, par lettres patentes, le roi René, duc d’Anjou et comte de Provence, ratifie l’acte d’inféodation de Saint-Tropez à Raphaël de Garezzio et accorde :

  • 30 Ibid.

« … perpétuelle immunité et entière exemption, en faveur des habitants du dit lieu, de tous dons, subsides, charges réelles et personnelles, ordinaires, extraordinaires et mixtes, tailles et impositions, de toutes autres charges imposées et à imposer à l’avenir de quelque manière que ce soit, de toute fourniture, paiement et contribution. Il défend de vexer, inquiéter ou molester les habitants sous peine d’encourir l’indignation du roi et de cent marcs d’argent : il enjoint aux maîtres rationaux de ne point comprendre le lieu dans l’affouagement et l’allivrement de la province30 ».

40Bien que rattachée à la viguerie de Draguignan la ville devient « terre de convention et de privilèges ». Enfin, en 1479, alors que quelques familles supplémentaires sont venues rejoindre la nouvelle communauté, l’acte d’habitation est quelque peu modifié. Le tribut annuel, versé au seigneur, passe à cent soixante dix florins en échange de l’abandon de terres réservées et autres droits – ramassage de bois, établissement de taxes, comme des octrois ou « rêves »… – au profit de la communauté qui doit cependant assurer et financer la défense des lieux : garde, guet, achat de pièces d’artillerie et de munitions.

La refondation : résultats

41Cet épisode, brossé à grands traits, marque la renaissance de Saint-Tropez, la véritable naissance de Saint-Tropez « moderne ». Dans le cadre d’une étroite filiation de la cité avec la proche rivière génoise, il pose des éléments fondamentaux structurant l’identité tropézienne.

42Il s’agit, d’une part, de la proclamation et de la reconnaissance d’une somme de privilèges émancipant Saint-Tropez, ou tout au moins atténuant le poids des autorités de tutelle. Après l’intégration de la Provence au royaume de France, les souverains par lettres patentes, confirmèrent régulièrement ces privilèges jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Des franchises complémentaires, obtenues ultérieurement, tant dans le domaine de l’administration municipale que dans celui de l’organisation de la protection de la cité, tendirent à faire de Saint-Tropez, à l’image de la puissante métropole de Ligurie, une petite république maritime.

43La refondation marque, d’autre part, la détermination de créer et d’aménager un véritable port et de protéger, à partir de celui-ci et d’un système de murailles, le nouvel habitat et le « pays de Saint-Tropez ». La fonction militaire assignée au port, gardien du golfe de Grimaud, est le souci majeur du projet de Jean Cossa ; les opérations conduites par Garezzio contre des galères et galiotes barbaresques, dès les années 1474-1475, le démontrent de manière éclatante. Cette mission s’affirme dans les décennies suivantes. Saint-Tropez constitue bien un poste avancé dans la lutte contre les Barbaresques et demeure une « place assiégée ». Néanmoins, l’exploitation des fonds marins et les échanges commerciaux constituent très vite des impératifs pour assurer l’approvisionnement du lieu. Ainsi que le rappelle un Mémoire de la fin du XVIIIe siècle :

  • 31 AM Saint-Tropez. FF 79.

« … la petite colonie d’habitants de la Rivière de Gênes appelée pour peupler cette contrée, fut attirée par les franchises et les immunités promises, jointes aux ressources qu’ils crurent trouver sur le rivage. Le territoire, resserré et aride qui leur fut réparti, ne leur présentait pas grands avantages. Ils fondèrent alors toutes leurs espérances sur cet élément où il n’y a point de droits de propriété et qui est commun à toutes les nations : la mer. C’est ainsi que se forma ce lieu dans le XVe siècle : il s’est accru par les ressources que la mer procurait aux habitants31 ».

44L’ampleur de la déception et la force des contraintes participent donc à la fameuse « vocation maritime » de Saint-Tropez.

45Enfin, inscrites dans un autre registre, les conditions dans lesquelles la renaissance tropézienne, qui fait suite à des temps d’extrême violence, a pu s’opérer, constituent désormais un thème récurrent de première importance. L’événement refondateur devient la référence majeure et s’écrit en des termes qui favorisent la construction d’une mémoire collective glorifiant les héroïques rebâtisseurs et rappellent le fondement des privilèges acquis, surtout lorsque ceux-ci subissent de rudes assauts.

46Les procès où la communauté est impliquée sont des occasions pour effectuer de tels rappels, émaillés de formules teintées d’un sens certain de la rhétorique. En guise d’échantillon, rapportons cet extrait d’un Mémoire, en date de 1787, rédigé pour la défense du droit de chasse « originel » :

  • 32 AM Saint-Tropez. FF 19.

« La ville de Saint-Tropez avait été deux fois saccagée et rasée vers le commencement du VIIIe siècle par les Sarrasins, et vers le milieu du XIVe par les Barbaresques. Les habitants avaient été égorgés ou dispersés par la fuite, leurs femmes et leurs enfants presque tous enlevés. Cette malheureuse contrée n’offrait plus alors qu’un spectacle d’horreur. Cet état de désolation et de dévastation dura jusqu’au milieu du XVe siècle que le souverain de Provence, touché de tous ces malheurs, et sentant la nécessité de rétablir une ville qui avait toujours fait la sûreté du golfe et servi de bouclier au reste de la Province, promit les plus grands privilèges à ceux qui voudraient habiter cette terre ; mais ce fut inutilement. Le souvenir encore présent des malheurs passés, la crainte trop bien fondée d’en essuyer de nouveaux, l’emportèrent sur ces promesses flatteuses. Les esprits étaient tellement effrayés que personne n’osait entreprendre de relever les ruines d’une ville dont il ne restait plus que le nom et l’emplacement et qui n’offrait partout que l’empreinte de la barbarie. Ce fut dans ces tristes circonstances que Raphaël de Garezzio, gentilhomme génois, se présenta à la tête d’une petite colonie qu’il avait amenée de la Rivière de Gênes32. »

47Une partie des réflexions d’Eugène Sue, observant La Salamandre, se placent dans le droit fil de cette mémoire et paraissent déjà moins surprenantes, moins extraordinaires.

  • 33 Lentheric C., op. cit., p. 293.

48La nouvelle donne, ainsi définie et lourde de conséquences, amorce une période de réel renouveau. Peut-on toutefois accepter l’affirmation selon laquelle « l’époque de la plus grande prospérité de Saint-Tropez a été le quinzième et le seizième siècles33 » ? Un âge d’or affirmé pour mieux noircir la décadence du XIXe siècle ? Il est difficile en effet de suivre ce jugement, tout au moins pour un XVe siècle à peine vécu localement, même si là se situe la renaissance urbaine. Y-a-t-il eu un « beau XVIe siècle » grâce, en partie, aux bases nouvelles jetées par les reconstructeurs ? Versons simplement quelques indices au dossier.

  • 34 Garcin E., Dictionnaire historique et topographique de la Provence ancienne et moderne, Draguignan (...)

49Aménagements urbains, pour une population en augmentation, fortifications, travaux portuaires traduisent un réel dynamisme que l’on entrevoit également dans les activités maritimes. À côté de la pêche et de la pratique d’un petit cabotage d’aucuns n’hésitent pas à évoquer « un commerce considérable fait, dès le seizième siècle, avec toute la côte de la Toscane et de la Ligurie, avec la Sardaigne et la Corse34 ».

50À coup sûr les horizons tropéziens commencent à s’élargir dès les premières décennies du XVIe siècle. L’absence de données solides et d’études suffisantes ne permettent pas, pour l’heure, de saisir si se forgent, comme en d’autres organismes portuaires, les instruments des réussites ultérieures. Il semble en revanche possible de cerner les principales étapes et les modalités de l’avancée du pouvoir monarchique qui se manifeste alors sur cette portion de rivage comme sur la majorité des littoraux du royaume.

Frontière de mer sous le contrôle de l’État royal

51La mainmise progressive de l’État royal sur les franges maritimes s’effectue lentement mais fermement, depuis le début du XVIIe siècle, à partir des structures militaires, du cadre institutionnel et de l’appareil administratif, en agissant pour ce faire sur des leviers existants ou créés pour répondre au projet de la monarchie. Par là, l’ingérence de l’État ne pouvait que rencontrer, comme en d’autres localités, la détermination des populations pour préserver, sinon fortifier, les privilèges confirmés depuis la renaissance du petit port méditerranéen.

Présence militaire

52L’autorité royale se traduit sur le terrain même de la communauté par la présence d’une citadelle qui domine la ville.

  • 35 Couillault Laurence, La citadelle de Saint-Tropez, Cogolin, 1998, p. 10.
  • 36 AM Saint-Tropez. BB6. 26 avril 1596.

53Un premier édifice, ou « retranchement en forme de citadelle », avait été élevé à la fin du XVIe siècle, par le duc d’Épernon, gouverneur général de la Provence, sur la colline des Moulins à vent35. Au terme des troubles consécutifs à la révolte du duc contre Henri IV, la citadelle, qui avait servi de point d’appui au gouverneur rebelle, fut détruite. En 1596 la communauté de Saint-Tropez, peu favorable à cette présence, leva une taille et emprunta auprès de Génois afin de réunir la somme nécessaire pour réaliser le « rasement de la citadelle et remettre l’état tel que ne puisse être connu qui y ait eu citadelle par le passé36 ».

  • 37 AM Saint-Tropez. BB6. 1602.

54De fait, il ne reste pas trace, aujourd’hui, de cet édifice primitif. Au début du XVIIe siècle, dans le cadre d’une politique de construction de places-fortes sur le littoral provençal, entre Martigues et Antibes, des ingénieurs du roi se rendirent à Saint-Tropez pour édifier « fortifications et forteresses37 ». Malgré les craintes exprimées par les Tropéziens devant cet empiétement de leur autonomie, des soldats prirent place dans le nouveau fort dès 1604 ; la tour polygonale centrale n’étant achevée que trois ans plus tard.

  • 38 Le Petit Atlas maritime. Recueil de cartes et plans des quatre parties du Monde, vol. 5, Paris, 17 (...)

Plan 1. – La citadelle et la ville de Saint Tropez au XVIIIe siècle38.

Plan 1. – La citadelle et la ville de Saint Tropez au XVIIIe siècle38.
  • 39 AM Saint-Tropez, AA2 juillet 1648.

55Mais une fois encore la citadelle servit de point de résistance à l’autorité royale et une fois encore sans la complicité de la population locale. En effet, pendant la Fronde, le commandant Ardenty, fidèle au comte d’Alais, refusa de livrer la place au duc de Mercœur, nouveau gouverneur. Les Tropéziens se rangèrent volontiers derrière les soldats du régiment d’Antraigues détaché par Mercœur pour prendre d’assaut la citadelle et la « réduire en l’obéissance du roi39 », espérant secrètement qu’une nouvelle destruction de l’édifice s’en suivrait. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire. Louis xiv utilisa la forteresse en y plaçant des troupes et resta sourd aux demandes tropéziennes, comme le firent ses successeurs.

56Néanmoins, l’efficacité de ce dispositif militaire paraît, à de multiples occasions pour le moins limitée. « Le prince Eugène en 1707, l’armée de la reine de Hongrie quarante ans après, ne la jugèrent d’aucune conséquence quand ils pénétrèrent en Provence » faisaient observer les responsables de la cité à la veille de la réunion des États généraux. Le jugement ne paraît guère éloigné de celui des responsables de la forteresse. En juin 1742, des vaisseaux anglais vinrent incendier dans le port plusieurs galères espagnoles sous le regard de la citadelle. De l’aveu même de Borelly, commandant de la place :

  • 40 AN, B3-411. Récit du commandant Borrely à Villeblanche, intendant de la marine à Toulon, 4 juillet (...)

« La citadelle, assez éloignée n’était guère en état de leur donner secours, ne pouvant les défendre d’une incursion avec quatre canons et cinquante soldats invalides, presque tous hors d’état de pouvoir agir, et encore moins pour l’artillerie n’ayant point de canonniers établis et manquant d’ustensiles, surtout des palans, nécessaires dans un donjon40. »

57Les témoignages d’autres acteurs prouveraient que l’insuffisance avouée de l’équipement et des effectifs n’était pas un prétexte diplomatique pour justifier l’absence d’intervention. Pourtant, si peu redoutable soit-elle la citadelle semble insupportable aux Tropéziens. Sa médiocre valeur militaire, le coût de son entretien, la possible surveillance de la cité que sa présence symbolise, sans oublier l’attitude de certains officiers à commencer par le commandant représentant du gouverneur de Provence, expliquent le rejet de l’édifice.

58Dans ces conditions ne soyons pas étonnés de trouver en bonne place parmi les doléances de 1789 :

« La suppression de la citadelle qui, située sur une presqu’île très éloignée de toute communication intérieure, n’est d’aucune utilité au Roi, est à la charge de la ville […] et qui, loin de protéger les habitants et loin d’être fidèle au Roi, s’est constamment rangée du parti des rebelles. »

59En fait, l’attitude de Louis XIV et des autres souverains à l’égard de la modeste forteresse prenait place dans un mouvement de contrôle des frontières et de réduction des libertés locales. À ce double titre Saint-Tropez ne pouvait pas être épargné.

Réduction des libertés tropéziennes

60Certes, comme le firent tous les monarques, après l’intégration de la Provence au royaume (1481), Louis XIV adressa, en 1654, aux consuls de Saint-Tropez, ses lettres patentes confirmant les franchises et privilèges accordés par le roi René. Ces lettres, qui constituaient un lien de fidélité entre le souverain et la ville, établissaient une relation directe et personnelle dont s’enorgueillissaient les Tropéziens. D’ailleurs, la loyauté de ces derniers envers la monarchie n’avait fait preuve d’aucune faille lors de la Fronde, à l’inverse de l’attitude des responsables de la citadelle.

  • 41 Zysberg A., « La soumission du rivage aux volontés de l’État royal », Acerra M., Poussou J.-P., Ve (...)

61Pourtant les lettres royales de 1654 parvenaient à un moment où les libertés tropéziennes se trouvaient sérieusement ébréchées, en une « période essentielle au cours de laquelle l’État royal s’appropriait le domaine maritime, transformant une souveraineté nominale en une tutelle effective portant sur l’espace, les hommes, les navires et les ports41 ».

62Déjà, en 1633, lors de sa tournée d’inspection sur les côtes de Provence, Henri de Séguiran, au service du cardinal de Richelieu, exprimait nettement cette volonté à propos de Saint-Tropez « qui n’est qu’à douze lieues de l’État du Duc de Savoie et entre Toulon et Fréjus ». Pour lui, étant donné cette situation frontalière :

  • 42 Séguiran nomme ainsi le port de Saint-Tropez et la rade voisine des Canebiers.
  • 43 Correspondance d’Henri d’Escoubleau de Sourdis, éditée par Eugène Sue, 3 vol., Paris, 1834, t. 3, (...)

« … il semblerait à propos, suivant le dessein du feu roi Henri-le-Grand, de réunir cette place au domaine, la tirant des mains dudit seigneur particulier qui la possède, de la fortifier, comme il avait fait de la citadelle, sous la relation qu’on lui avait fait qu’elle se rendrait bonne, soit à cause de ses deux ports42, qui sont fort fréquentés par les régnicoles et les étrangers, soit par le commerce qu’y pourraient introduire les habitants, qui n’ont point d’autre profession plus naturelle que celle de la navigation43 ».

  • 44 Ibid., p. 287.

63Le manque de bonnes places sur le littoral provençal où l’on ne compte « que la Tour de Bouc, Toulon et Antibes », alors que le port de Saint-Tropez déjà aménagé « par le travail des habitants » offre une citadelle, constitue pour Séguiran des arguments fondamentaux qui mêlent aspects géostratégiques et financiers. Qui plus est, ce port placé entre les îles d’Hyères et le cap Roux, près de Fréjus, est au cœur de la zone la plus fréquentée par les corsaires. Dans ces conditions : « Il serait aisé, note Séguiran, de les dénicher en sortant de Saint-Tropez44. »

  • 45 AM Saint-Tropez. BB 1 à BB 10.

64La course, et plus précisément la course barbaresque, constante au long du premier XVIIe siècle et le poids de la guerre contre l’Espagne (1635-1649), accentuant la pression de l’État sur le rivage, portèrent indirectement un sérieux coup au splendide isolement tropézien. S’il convient de ne pas voir des Barbaresques partout – comme auparavant des Sarrasins – la crainte figure parmi les inquiétudes majeures des populations locales. La place accordée à ce thème dans les comptes-rendus des délibérations du conseil de ville le démontre clairement. Sur 90 mentions extraites de cette seule source pour la période 1480-1680, un quart se situe avant 1580 ; il s’agit qui plus est, pour plus de la moitié, de simples allusions au fait barbaresque, maure ou turc. En revanche, deux-tiers des mentions repérées se placent après 1580 et, pour près de 60 % des cas ce sont de réels actes de piraterie45.

65Dans ce contexte général, en assimilant en 1641 Saint-Tropez aux Terres adjacentes, la monarchie l’oblige à contribuer à la levée d’un impôt extraordinaire destiné à la défense du littoral. Les Tropéziens protestèrent, brandirent les privilèges accordés depuis 1470 et rappelèrent les dépenses engagées pour assurer la protection du golfe : armement de bâtiments en guerre, fourniture de bâtiments armés à Marseille, fortifications, achats de munitions. Les autorités locales s’adressèrent au comte d’Alais, gouverneur de Provence, pour intervenir auprès du roi, afin d’obtenir l’exemption de la contribution. En vain. Le seul résultat accordé fut la permission d’affecter la charge de la communauté – 1 800 livres-tournois – à la réparation d’une tour. Là comme sur les autres franges bordières s’affirme le passage sous la tutelle de la monarchie administrative.

  • 46 AM Saint-Tropez, BB 9. 1671-1672.

66En 1667, les consuls se virent imposer une nouvelle cotisation – 2 300 livres – « pour subvenir aux immenses dépenses que S. M. veut continuer pour purger les mers du Levant de tous les corsaires qui l’infestent et leur faire une guerre perpétuelle ». Malgré diverses « injonctions, députations et déclarations portant que le territoire de Saint-Tropez est possédé en franc », un arrêt du Conseil du Roi, en date du 20 juillet 1672, classe résolument la cité portuaire parmi les Terres adjacentes46. Deux siècles après sa renaissance, Saint-Tropez cesse donc, par décision royale, d’être « terre de convention et de privilège ».

67Le contrôle de l’État royal se précisa, de manière forte et symbolique cinq ans plus tard lorsque le souverain réclama aux Tropéziens « les cinq pièces d’artillerie de fonte verte » qui armaient les tours de la cité, pour les « voiturer dans la citadelle de Marseille ». Les consuls se rangèrent à la requête royale non sans manifester leur mécontentement :

  • 47 AM Saint-Tropez, BB 10. Mars 1677.

« … attendu que le lieu est frontière de mer, sujet aux invasions et attaques ennemies, et que les habitants, pour se garantir ont acheté de leurs propres deniers, pour leur défense, les dites pièces d’artillerie47… »

  • 48 Pour l’origine des Terres adjacentes on consultera Derlange M., Les Communautés d’habitants en Pro (...)

68Les autorités municipales renoncèrent à toute résistance espérant recevoir en contrepartie de leur soumission « le prix d’icelles (pièces d’artillerie), ainsi qu’il plaira à S. M. d’en ordonner ». La requête resta lettre morte. Faisant partie désormais des Terres adjacentes, la petite ville portuaire présente une double originalité48. Avec l’abbé Expilly retenons que :

  • 49 Expilly, abbé, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules – Paris, 1770, t. 5. (...)

« Quoique ces Terres fussent situées en Provence, elles ne seraient point réputées de la Province, ne seraient pas des états de Provence, ni soumises à la direction des procureurs du Pays qui sont les consuls de la ville d’Aix. Ces consuls peuvent paraître avec les ornements de leur charge dans toute l’étendue de la Province, mais non dans les Terres adjacentes. Ces Terres n’en sont pas moins sous l’autorité du Parlement et sous les ordres du gouverneur et de l’intendant de la Province49. »

  • 50 Officiellement mentionné pour la première fois à Saint-Tropez en 1728 en la personne de Joseph Tol (...)

69Les Terres adjacentes, composées d’éléments très hétérogènes – aussi bien la puissante cité portuaire de Marseille que quatorze communautés d’habitants de la Provence rhodanienne ou la modeste ville de Saint-Tropez… – sont directement rattachées à l’Intendant représenté sur place par un subdélégué50. Par ailleurs, ainsi que le précise l’abbé de Coriolis, l’appartenance à ce groupe implique des spécificités sur le plan fiscal :

  • 51 Coriolis, abbé de, Traité de l’administration du Comté de Provence, Aix-en-Provence, 1786, t. 1, p (...)

« … sous le nom de Terres adjacentes, nous comprenons les villes de Marseille, Arles et autres communautés de Provence, qui n’ont point entrée dans nos assemblées provinciales […] elles versent leur portion d’impositions entre les mains du Receveur Général des Finances en Provence, qui lui-même verse au Trésor Royal. Il est de principe que les Terres adjacentes doivent contribuer aux charges du Pays qui regardent l’utilité commune […] la quotité de leur contribution paraît, aujourd’hui, irrévocablement fixée au tiers51 ».

70Avec le rattachement direct à l’Intendant, la dimension fiscale constitue la seconde caractéristique majeure de ces territoires. C’est là le changement le plus perceptible à Saint-Tropez qui n’accepte pas facilement de participer aux « charges qui regardent l’utilité commune » – entretien des ponts et des chemins –, qui essaie de faire supporter à la Province certains travaux – aménagements portuaires – et réclame, régulièrement, modération et délai pour le paiement de taxes car :

  • 52 AM Saint-Tropez. BB 10. Janvier 1684.

« Notre lieu est frontière de la mer et fait des frais extraordinaires pour sa conservation au service de Sa Majesté52. »

  • 53 Derlange M., op. cit., p. 35.

71Si le glissement de la cité parmi les Terres adjacentes marque, d’une certaine manière, son intégration au royaume, il ne brise pas pour autant son isolement. Certes, la ville conserve un statut différent de celui des autres localités environnantes, mais d’une manière plus large on a pu souligner « l’isolement de ces communautés perdues […] privées du concours de l’appareil du Pays […] délaissées par les procureurs […] ne pouvant faire entendre leur voix qu’auprès d’un Intendant respectueux des statuts provençaux et sensibilisé uniquement aux seuls problèmes nationaux53 ». Par là se perçoit l’étroite dépendance de ces localités envers le bon vouloir de l’Intendant et le dévouement des subdélégués.

72Pourtant, une telle situation ne semble pas avoir été lourde à supporter localement, au contraire même, si l’on en juge par les craintes exprimées au moment d’une possible réforme de ce statut particulier. En effet, en conclusion des cahiers de doléances de 1789 :

  • 54 Extraits des cahiers de doléances reproduits par Mireur F., États Généraux de 1789. Cahiers de dol (...)

« La communauté de Saint Tropez ose espérer que la présente convocation ne pourra point nuire et préjudicier aux droits, privilèges, libertés propres au régime constitutionnel des petites Terres Adjacentes qui, ne faisant point corps avec la Provence, ne doivent point contribuer aux charges relatives à cette province, leur réunion étant d’autant moins admissible que la Province leur ferait partager les emprunts qu’elle a fait par le passé, sans avoir participer à ses secours54. »

73L’inquiétude déclarée, teintée d’hostilité devant un éventuel changement, repose avant tout sur les menaces financières redoutées qu’il semblerait alors provoquer.

Siège d’amirauté et chef-lieu de quartier maritime

74Au moment où se produisait l’adhésion forcée de la cité aux Terres adjacentes, la surveillance de l’État s’exprimait également par la mise en place dans la ville portuaire d’un siège d’amirauté. Aux six sièges que comptait la Provence – sièges établis en 1555 mais pourvus seulement en 1612 – un édit de 1649 en ajoutait deux autres : celui de La Ciotat, aux dépens de Toulon, et celui de Saint-Tropez, aux dépens de Fréjus. Ce dernier est, en fait, un dédoublement de celui de Fréjus. L’office de lieutenant-général de l’amirauté de Fréjus avait été acquis, dès sa mise en place en 1612, par le Tropézien Jean Antiboul, mais étant donné l’absence de port à Fréjus, il obtint, par lettre du roi en date du 19 mai 1614, l’autorisation de se fixer à Saint-Tropez où les activités maritimes étaient plus développées :

  • 55 AD BdR, B 3344.

« Fréjus n’ayant pas de port mais seulement une plage, il ne s’y fait pas de trafic maritime et par suite il n’intervient que peu de procès avec les habitants. Saint-Tropez, au contraire, possède un beau port fréquenté par de nombreux navires et le négoce qui s’y pratique occasionne de multiples procès, obligeant le lieutenant de l’amirauté de Fréjus à de fréquents déplacements pour venir y siéger55. »

  • 56 Agay F. d’, « L’Amirauté de Fréjus (1555-1791) », Annales du Sud-Est varois, t. XVI, 1991, p. 7-24

75Aussi, des raisons financières aidant, l’État créa, en mars 1649, un siège à Saint-Tropez sans faire disparaître pour autant celui de Fréjus. François Hugollen, qui acheta la nouvelle charge, choisit Saint-Tropez pour résidence mais prit en même temps l’office de Fréjus que résignait alors l’ancien détenteur Jean Antiboul. Il adopta de ce fait le titre de « lieutenant en l’amirauté de Fréjus, ports de Saint-Tropez et Saint-Raphaël ». Finalement, en 1665, à la mort de F. Hugollen les offices furent vendus séparément et les deux amirautés installées distinctement à Saint-Tropez et à Fréjus. Ajoutant toutefois un temps à la confusion, mais révélant par là une certaine amertume, l’officier en charge de Fréjus conserva encore le titre de « lieutenant-général des amirautés de Fréjus et de Saint-Tropez56 ».

76L’amirauté de Saint-Tropez était limitée par le cap de Cavalaire – jusqu’où s’étendait la juridiction de Toulon – et le cap des Issambres – où commençait la circonscription de Fréjus. Les limites n’ayant cependant pas étaient fixées avec précision les contestations furent nombreuses entre les différents sièges. En 1785 encore, le lieutenant de l’amirauté de Saint-Tropez faisait remarquer au commissaire départi en tournée d’inspection :

  • 57 David J.-M., L’Amirauté de Provence et des mers du Levant, thèse de Droit, Aix-en-Provence, 1942, (...)

« La juridiction du lieutenant de Toulon se prolongeant jusqu’à Cavalaire, cet officier ne pourrait avoir eu connaissance d’un naufrage, survenu dans ces parages, que plusieurs jours après, d’où l’utilité qu’il y aurait à étendre le district de Saint-Tropez jusqu’à Bormes57. »

  • 58 Ibid., p. 134.

77Toutefois les contestations les plus fréquentes et les plus vives se produisirent avec l’amirauté de Fréjus, notamment pour la domination du cap des Issambres58.

78La mise en place avec l’ordonnance de 1668 du système des classes, pour organiser la levée des gens de mer destinés au service sur les vaisseaux du roi, constitue un ultime palier dans l’intégration de Saint-Tropez aux mécanismes de contrôle élaborés par l’État royal. L’application de ce système, à partir de 1670 pour la Provence, entraîne un découpage administratif du littoral en circonscriptions nouvelles.

  • 59 SHDM T, 4P 1, 2 octobre 1725.

79Les trois grandes bases navales – Brest, Rochefort et Toulon – ainsi que Dunkerque et Bordeaux, sont à la tête de zones de recrutement découpées en départements. Dans chaque port-arsenal un commissaire général veille au bon déroulement des inscriptions et des levées pour le service, rendant compte de sa tâche à l’intendant général des classes, voire au secrétaire d’État à la Marine. Ainsi que le rappelle l’ordonnance du 2 octobre 1725 : « l’intendance de Toulon est divisée en six départements tant sur les côtes de Provence que sur celles du Haut-Languedoc59 ». Dans chaque département – Antibes, Toulon, Marseille, Arles, Agde et Narbonne – un commissaire ordinaire coordonne le travail du service des classes. Les six départements, en dehors de ceux d’Arles et de Narbonne, sont découpés en trois quartiers maritimes. Saint-Tropez, Cannes et Antibes constituent les trois chefs-lieux des quartiers maritimes du département d’Antibes, divisés à leur tour en syndicats. Le quartier maritime de Saint-Tropez comprend, toujours selon la même ordonnance : Saint-Tropez, Fréjus, Roquebrune, Saint-Raphaël, Ramatuelle, Gassin, Cogolin, Grimaud, La Garde-Freinet et Plan de la Tour, et Sainte-Maxime.

  • 60 Saint-Tropez apparaît à la tête d’un arrondissement au début du XVIIIe siècle.

80Les gens de plume de la marine royale occupent, à partir de 1680, les fonctions de chefs de quartier maritime, fonctions transformées en 1704 en offices vendus sous le titre de commissaire des classes. Les puissantes familles de la place – Laborel, Ganteaume – se retrouvent aussitôt parmi ces nouveaux représentants du pouvoir royal60. De ce fait la cité portuaire apparaît, comme beaucoup d’autres, prise progressivement dans les mailles d’un réseau établi par le pouvoir central, afin de soumettre les communautés littorales par l’intermédiaire d’agents dévoués.

  • 61 AM Saint-Tropez, GG 58, 6 septembre 1736.
  • 62 SHDM T, 1A1-208, 1756, f° 261.

81Au vrai, ce nouveau quadrillage s’inscrit dans une perspective plus ample. Il permet aux responsables du système des classes, et à travers eux au secrétaire d’État à la Marine, de se glisser dans les rouages du fonctionnement des sièges d’amirauté pour y confisquer une partie de ses attributions administratives et surveiller, avec de nouvelles structures d’intervention, les gens de mer et les navires. Au sein des petites communautés littorales l’appartenance des représentants de ces instances à la même sphère sociale en favorise le rapprochement. Les voies de ce dernier peuvent être diverses, à commencer par celles de l’alliance matrimoniale. Ainsi en septembre 1736, Jean Capel « commissaire des classes en ce département de Saint-Tropez », fils de Charles, ancien commissaire des classes, et d’Anne Ganteaume, épouse Ursule Anne Tolon, Tropézienne, fille de Joseph, Lieutenant de l’amirauté61. Au reste, des liens sont également noués avec d’autres places maritimes : Charles André Capel, fils de Jean, est destiné, par décision ministérielle en date du 31 juillet 1756, à « servir à Agde en qualité de commissaire ordinaire des classes et trésorier des Invalides à la place du sieur Carrié (nommé à Cette)62 ». En quittant Saint-Tropez, en septembre 1756, Capel remet à son cousin Jean-François Ganteaume, avocat, « le détail des classes de Saint-Tropez ». Pour couvrir les frais occasionnés par cette transplantation une somme de 600 livres lui est octroyée, car « c’est un bon sujet qui a, à sa charge, une mère et trois sœurs, et qui, en quittant sa patrie, abandonne le peu de bien qu’il y possédait ».

82Malgré diverses formes de résistance pour contrer cette ingérence de l’État, un nouveau seuil semble franchi dans la réduction des libertés locales.

83La vocation maritime de Saint-Tropez se révèle donc complexe. La cité se tourne vers la mer pour répondre à la modicité des ressources d’un minuscule terroir et pour contourner en partie les obstacles naturels qui la privent de véritable arrière-pays, empruntant pour cela le chemin de la mer plus accessible que celui de la terre, mais non moins dangereux et aléatoire. Par ailleurs, la cité est également poussée vers la mer par la volonté des hommes désireux à la fois d’en écarter les menaces et d’en exploiter les ressources.

84En même temps que s’affirme cette vocation, la ville portuaire, prise dans les mailles serrées des dispositifs de surveillance que jette l’État sur les littoraux, doit renoncer aux privilèges de sa renaissance et se plier aux volontés du pouvoir central. L’intégration au royaume, dans laquelle le fait militaire a joué et joue encore au XVIIIe siècle une place déterminante, ébrèche dans une large mesure l’isolement de la petite ville.

85Certes l’insularité et quelques velléités d’autonomie restent un trait dominant de l’identité tropézienne à la fin de l’Ancien Régime mais l’ouverture de la cité se précise et s’effectue dans de multiples directions. Par bien des aspects ces changements se perçoivent déjà dans l’espace même du petit port.

Notes

1 Braudel F., La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1979, 4e éd., p. 133.

2 Sion J., La France méditerranéenne, Paris, 1934, p. 110.

3 Ayrouard, Ports de la Méditerranée. Recueil de plusieurs plans des ports et rades et de quelques cartes particulières de la mer Méditerranée, Paris, 1732-1746.

4 Darluc M., Histoire naturelle de la Provence, 3 volumes, Avignon, 1784-1786, t. 3, p. 283.

5 AM La Garde-Freinet. HH.

6 Ibid.

7 AM Saint-Tropez. Non coté. Mémoire sur la situation actuelle de la communauté de Saint-Tropez (1749).

8 S’il paraît établi que les termes de Maure ou Maures étaient utilisés pour désigner des bois communaux, et ce même au-delà des limites du massif, l’étymologie du nom reste controversée : souvenir de l’occupation sarrasine pour les uns, aspect sombre de la couverture végétale pour les autres.

9 AD V. 12 J 10 - Lettre du 12 janvier 1679.

10 AM Saint-Tropez. FF 79. 1782.

11 Bibliothèque de l’Arsenal. Paris. Ms 6446. Mémoire sur le Golfe de Grimaud et sur les ville et citadelle de Saint-Tropez, par Milet de Monville, Toulon, 9 août 1752. C’est néanmoins sur cette portion du littoral, avec des considérations géo-stratégiques et une logistique autres, qu’eut lieu le débarquement des Alliés en Provence le 15 août 1944.

12 Young A., Voyages en France. 1787-1788-1789. Paris, éd. 1976, vol. 1, p. 431.

13 Millin A. L., Voyage dans les départements du Midi de la France, Paris, 1807, t. 2, p. 457.

14 Ollivier E., Journal, Paris, 1877.

15 Maupassant G. de, Rencontres, Paris, éd. 1957.

16 Lentheric C., La Provence maritime op. cit., p. 292. À la fin du XIXe siècle l’isolement de Saint-Tropez est quelque peu atténué. Alors que l’abbé Papon, dans son Voyage littéraire de Provence (1780) et Girault de Saint-Fargeau dans son Guide pittoresque du voyageur en France (1838) ne mentionnent pas Saint-Tropez, le Guide de Paul Joanne (1884 et surtout 1903) fait apparaître Saint-Tropez parmi les principales stations proposées aux touristes. Mais il est vrai que Paul Joanne distribue les localités en fonction du réseau du PLM. Voir : Chamboredon J.-Cl. et Méjean A., « Récits de voyage et perception du territoire. La Provence (XVIII-XXe siècle) », Territoires, no 2, 1985, p. 1-105.

17 AD V, 2 J 15. Papiers Antiboul, 17 janvier 1687.

18 Arch. privées. Saint-Tropez. Livre d’heures du maçon J.B. Castel, 17 décembre 1801. Le personnage de Maurin des Maures, créé en 1908 par le Toulonnais Jean Aicard (1848-1921), à mi-chemin de Raboliot et de Gaspard de Besse s’inscrit dans cette tradition. Dans ce roman, Maurin, marin tropézien, quitte le rivage pour braconner dans la proche montagne des Maures ; le nom même de Maurin, mélange de marin et de Maures, ne marque-t-il pas cette imbrication locale entre mer et montagne ?

19 Le désenclavement de la presqu’île de Saint-Tropez reste parmi les priorités du Conseil général du Var.

20 Cité par Combet J., « La Révolution dans le golfe de Sambracit (1789-1799) », Revue historique de la Révolution française et de l’Empire, 1919, p. 18-19.

21 AD V. 3 E 24 - 168 fos 556-558.

22 Sauze E., Senac P., Un pays provençal : le Freinet, de l’an mil au milieu du XIIIe siècle, Paris, 1986, p. 50.

23 Mémoire du capucin Jean Baptiste Perou, cité par RosatiJ., op. cit., p. 30.

24 AM Saint-Tropez. FF 79.

25 AM Saint-Tropez. FF 19.

26 AM Saint-Tropez AA4. Acte d’habitation, 14 février 1470. Les « pères fondateurs » mentionnés dans l’acte sont les suivants : Egregius Paulus – Romeus Thomasi de Montegrosso – Joannès Calvi – Joannès Martin-Valentinus Barberi – Dominicus Riquelmi – Petrus Barberi – Paulus Raimondi – Romeus Roubie – Guillemus Bertholo – Antonius Massa – Trenquerius de Trenquerio – Dominicus Millo – Albertus Brugogne – Philippus Augery – Joannès Lamberti – Bartholomeus de Pornassio – Antonius Leoni – Francus Coste – Liade di Loro – Bartholomeus Molinari de Augusta.

27 Germondy A., « Géographie historique du Freinet, du Ve au XVIe siècle », Bulletin de la Société des Sciences, Belles Lettres et Arts du Var, 1865, p. 274-275.

28 Sénéquier P., Grasse. Notes à la suite de l’inventaire des archives communales, Grasse, éd. 1892.

29 AM Saint-Tropez – BB 7. Acte d’inféodation, 15 octobre 1470.

30 Ibid.

31 AM Saint-Tropez. FF 79.

32 AM Saint-Tropez. FF 19.

33 Lentheric C., op. cit., p. 293.

34 Garcin E., Dictionnaire historique et topographique de la Provence ancienne et moderne, Draguignan, 1835, p. 530.

35 Couillault Laurence, La citadelle de Saint-Tropez, Cogolin, 1998, p. 10.

36 AM Saint-Tropez. BB6. 26 avril 1596.

37 AM Saint-Tropez. BB6. 1602.

38 Le Petit Atlas maritime. Recueil de cartes et plans des quatre parties du Monde, vol. 5, Paris, 1764.

39 AM Saint-Tropez, AA2 juillet 1648.

40 AN, B3-411. Récit du commandant Borrely à Villeblanche, intendant de la marine à Toulon, 4 juillet 1742.

41 Zysberg A., « La soumission du rivage aux volontés de l’État royal », Acerra M., Poussou J.-P., Vergé-Franceschi M., Zysberg A. (dir.), État, Marine et Société – Mélanges en l’honneur de Jean Meyer, Paris, 1995, p. 442.

42 Séguiran nomme ainsi le port de Saint-Tropez et la rade voisine des Canebiers.

43 Correspondance d’Henri d’Escoubleau de Sourdis, éditée par Eugène Sue, 3 vol., Paris, 1834, t. 3, p. 286.

44 Ibid., p. 287.

45 AM Saint-Tropez. BB 1 à BB 10.

46 AM Saint-Tropez, BB 9. 1671-1672.

47 AM Saint-Tropez, BB 10. Mars 1677.

48 Pour l’origine des Terres adjacentes on consultera Derlange M., Les Communautés d’habitants en Provence au dernier siècle de l’Ancien Régime, Toulouse, 1987, p. 32-33.

49 Expilly, abbé, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules – Paris, 1770, t. 5. La Provence. p. 972.

50 Officiellement mentionné pour la première fois à Saint-Tropez en 1728 en la personne de Joseph Tolon. AM Saint-Tropez, BB 11, 16 mai 1728.

51 Coriolis, abbé de, Traité de l’administration du Comté de Provence, Aix-en-Provence, 1786, t. 1, p. 109-110.

52 AM Saint-Tropez. BB 10. Janvier 1684.

53 Derlange M., op. cit., p. 35.

54 Extraits des cahiers de doléances reproduits par Mireur F., États Généraux de 1789. Cahiers de doléances des communautés de la sénéchaussée de Draguignan, Draguignan, 1889, p. 398-406.

55 AD BdR, B 3344.

56 Agay F. d’, « L’Amirauté de Fréjus (1555-1791) », Annales du Sud-Est varois, t. XVI, 1991, p. 7-24.

57 David J.-M., L’Amirauté de Provence et des mers du Levant, thèse de Droit, Aix-en-Provence, 1942, p. 133.

58 Ibid., p. 134.

59 SHDM T, 4P 1, 2 octobre 1725.

60 Saint-Tropez apparaît à la tête d’un arrondissement au début du XVIIIe siècle.

61 AM Saint-Tropez, GG 58, 6 septembre 1736.

62 SHDM T, 1A1-208, 1756, f° 261.

Table des illustrations

Titre Carte 1. – Les Maures et le pays de Saint-Tropez.
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Fichier image/jpeg, 107k
Titre Carte 2. – Les grandes voies de communication en Provence au XVIIIe siècle.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100458/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 148k
Titre Plan 1. – La citadelle et la ville de Saint Tropez au XVIIIe siècle38.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/100458/img-3.jpg
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