Conclusion

p. 315-319


Texte intégral

1Les sourds et les aveugles sont-ils des « populations d’État » ? La formule, réductrice, pourra choquer ; on ose espérer au terme de ce livre qu’elle invitera plutôt à la réflexion sur la manière dont l’État construit le monde social. Populations d’État, d’abord, parce qu’elles ont été saisies (ensemble) par l’État dès la période révolutionnaire en raison de leur éducabilité propre, définie ici comme la capacité à bénéficier de l’instruction. Ce sont en effet quelques élèves boursiers et leurs instituteurs qui, à l’été 1791, sont l’objet de la protection accordée par l’Assemblée ; mieux, c’est le caractère universel de l’éducabilité des sourds et des aveugles, découverte par l’Épée et Haüy à l’époque des Lumières, qui rend légitime sa protection par la Nation. Le rôle de l’État français tout au long du XIXe siècle est majeur, peut-être décisif, dans l’établissement pérenne de l’éducation des sourds et des aveugles comme activité sociale spécifique – dans son institutionnalisation. Populations d’État, ensuite, parce que c’est l’État qui les a inscrites dans une seule et même catégorie de classement, sur la base précisément de leur commensurabilité du point de vue de l’éducation, et qui en a fait une catégorie sociale et cognitive, en associant successivement, par cercles de plus en plus larges, les œuvres éducatives et leurs inventeurs, les écoles, les élèves, la population potentiellement scolarisable, enfin les « groupes » entiers. La catégorie de déficient ou handicapé sensoriel fait aujourd’hui sens socialement parce que depuis deux siècles est instituée l’activité d’éducation spéciale en faveur des enfants sourds et aveugles : au-delà de son domaine d’application, le champ de l’éducation, elle s’appuie sur l’enfant éducable comme prototype ; le « vrai » handicapé sensoriel n’est pas la personne âgée devenue sourde ou le travailleur aveugle, mais bien l’enfant (pauvre) accueilli dans une Institution éducative. Populations d’État, enfin, parce que c’est depuis l’État qu’ont été définis leurs attributs identitaires et en son sein que sont apparues les premières mobilisations collectives. Il n’y a rien de très surprenant à ce que les causes respectives (et différenciées) des sourds-muets et des aveugles comme groupes sociaux aient été l’affaire des professeurs des grandes Institutions d’État. Formant une (petite) noblesse d’État consacrée par l’institution scolaire la plus reconnue, tôt installés dans un emploi (relativement) sûr et cumulant un grand nombre d’avantages (renommée historique, garantie étatique, puissance financière, prétention), les professeurs de Paris étaient en position d’agir pour les intérêts de leurs « frères d’infortune », à condition que les contextes soient favorables ou incitent à l’action (situation de répression incitant à la réaction, contraintes ordinaires de travail, processus de transformation de l’État, etc.), ce qui est le cas pour les sourds dès les années 1830.

2Si l’enquête a examiné de manière approfondie le rôle de l’État dans la « construction sociale » des sourds, des aveugles et des handicapés sensoriels, elle a tenté dans le même temps et indissociablement d’interroger ce que « l’État » signifiait en pratique au cours de ce long et instable XIXe siècle, de la Révolution française aux premières années de la Troisième république. En montrant que « l’État » a pu instituer et garantir une catégorie commune de vision et de division du monde social comme celle de « sourds et aveugles », à la fois « objective » (une catégorie de classement) et « subjective » (un schème de perception), la recherche s’est inscrite dans une approche sociologique qui définit l’État comme le groupement qui revendique avec succès, sur un territoire déterminé et sur la population correspondante, non seulement le monopole de la violence physique légitime (définition classique de Max Weber), mais aussi le monopole de la violence symbolique légitime (définition donnée par Pierre Bourdieu) : la « vérité fondamentale de l’État » est bien de disposer de ce pouvoir symbolique exorbitant1. Sur le plan analytique, l’enquête a considéré de facto l’État non pas comme une puissance législatrice armée d’une administration aux ordres (selon la perspective durkheimienne qui oppose le gouvernement « organe de réflexion » et l’administration « organes secondaires2 »), mais comme un groupement, historiquement élaboré, organisé et légitimé, dont les frontières externes et les relations internes constituent des enjeux sans cesse redéfinis par les différents acteurs et institutions qui entendent parler en son nom. Plusieurs enseignements peuvent êtres tirés du livre quant à l’étendue et la forme de l’État, son processus historique de formation, ou son mode d’action.

3Les apports de la sociologie de l’action publique semblent aujourd’hui indispensables pour éclairer le fonctionnement de l’État au passé, y compris dans le passé « lointain » (pour un politiste) du premier XIXe siècle. Il est donc possible de faire jouer les paradigmes et les concepts de l’analyse sociologique (on l’a fait avec celui de problème public). Il est surtout nécessaire, pour saisir l’État dans ses pratiques concrètes, de multiplier les modes d’analyse (prosopographie, analyse législative, organigrammes…), les perspectives (depuis l’administration, en son sein, ou de l’extérieur…), les échelles (de la législation la plus générale aux rapports et circulaires les plus ordinaires), les temporalités (des transformations structurelles à certains événements significatifs), enfin les lieux mêmes. On a essayé par conséquent de déplacer le regard socio-historique vers l’observation des tâches sinon ordinaires, du moins routinières, des « acteurs de l’État », qu’ils se trouvent dans les bureaux de l’administration, dans les services d’inspection, dans les commissions parlementaires ou dans les établissements « publics ». Les sources l’ont permis parfois, de manière bien sûr indirecte : les rapports, la correspondance, ou les procès-verbaux de réunion rendent compte inégalement des pratiques et peuvent fonder un regard de type ethnographique sur l’objet. Le déplacement le plus heuristique dans cet ouvrage a peutêtre consisté à reposer la question des frontières de l’État (et du secteur public) par rapport à la société (et au secteur privé), à partir d’une analyse de l’historicité des grandes Institutions d’État, ces Institutions « protégées par l’État » à partir de 1791. Historicité triple de leur statut juridique, de leurs relations avec l’administration centrale, et de leur place dans leur champ d’activité spécifique, dont l’examen permet de montrer à la fois la diversité des représentations institutionnelles de l’État et la dynamique de leurs transformations, et peut servir de point de repère pour comprendre les évolutions les plus récentes de l’État, qui, sous couvert de le rendre plus efficace et plus économe, en redéploient la puissance dans de nouvelles entités étroitement dépendantes (agences, autorités administratives, conseils consultatifs, administrations décentralisées)3.

4Diversité des représentations institutionnelles et dynamique de leur transformation ? L’enjeu au cœur de l’ouvrage est en effet celui de la représentation en acte des Institutions, ici de l’État : comment se distribue historiquement la capacité de revendiquer avec succès le fait de parler et d’agir au nom de l’État, donc de le faire parler et agir ? En matière d’éducation des sourds et des aveugles, qui incarne l’État entre 1789 et 1885 ? Parce que l’activité n’intéresse qu’exceptionnellement les élites politiques stricto sensu, deux types d’acteurs sont ici en lutte : les notables philanthropes d’abord, qui s’imposent, quand ils ont accès au pouvoir central (1791) ou périphérique (années 1820 et 1830) ; les fonctionnaires ou bureaucrates ensuite, personnel d’administration centrale ou services d’inspection, qui reprennent le flambeau au milieu du siècle (années 1840) grâce au processus de « rationalisation » qui affecte l’État (et lui seul). Un troisième type, les « professionnels » ou praticiens de l’éducation, éventuellement eux-mêmes sourds ou aveugles, parvient à représenter l’État dans certains contextes. Mais par défaut précisément de professionnalisation, les enseignants demeurent tout au long du siècle dépendants des notables ou des fonctionnaires. Le passage des notables philanthropes aux fonctionnaires, lui-même produit par la bureaucratisation progressive de l’État, donc la délimitation de la frontière entre le public et le privé, contribue en retour à structurer le paysage de la bienfaisance, en renvoyant les notables dans le seul secteur privé. Les ambitieux projets réformateurs de la Troisième république favorisent certes, au sein de la nébuleuse réformatrice des années 1890 à 1910, une nouvelle configuration des prétentions à dire l’intérêt général et le monde nouveau, comme ils rendent possible une autonomisation grandissante des « professionnels », acteurs pouvant faire valoir une compétence spécifique. Mais ils ne remettent pas en cause le monopole de représentation de l’État lui-même par les fonctionnaires. Les inspecteurs généraux, et l’activité d’inspection et de contrôle elle-même, sont au nombre de ces acteurs de l’État, dont on doit souhaiter que leur contribution propre à la formation de l’État et à son action, à côté de celle bien (trop ?) connue des juristes, soit reconsidérée dans les recherches à venir. À côté des travaux mobilisant des approches renouvelées d’anthropologie historique du droit et des normes juridiques4, il y a place me semble-t-il pour une socio-histoire des activités de contrôle et de surveillance.

5La démarche socio-historienne défendue ici aura pu sembler étroitement monographique. On préférera parler d’observation intensive tant le souci d’une multiplication contrôlée, car réflexive, des points de vues analytiques sur l’objet l’emporte sur l’obsession illusoire de son traitement exhaustif5. L’enquête menée ici prend pour modèle la recherche « de terrain », qu’elle soit historienne ou ethnographique : elle exige des sources de première main pour accéder à la fois aux trajectoires individuelles, aux situations d’interaction dans les institutions, et aux constructions institutionnelles. Elle rend donc délicate sinon impossible la « grande » comparaison qui, dans la tradition durkheimienne, multiplie les variables dans l’espace (plusieurs pays) et dans le temps (plusieurs décennies) à partir de sources de seconde main. Au demeurant, suivre un objet sur un siècle, c’est aussi le construire contre les périodisations en vigueur dans la communauté historienne6 et se donner les moyens de dresser bien des comparaisons diachroniques. Un autre manque de cette recherche peut être dénoncé dans sa focalisation excessive sur le passé, qui l’amène à négliger l’autre facette de l’analyse des institutions (au sens durkheimien), l’analyse sociologique des pratiques contemporaines dans lesquelles ces institutions s’actualisent7. Mais il s’agit là d’une critique externe, théorique, aux travaux effectivement réalisés, guère plus pertinente que celle qui ironise sur les dangers (le plus souvent imaginés) de la régression génétique à l’infini (remonter toujours plus loin dans la quête des origines), ou que celle qui sommerait toute recherche sociologique sur le présent d’en faire en préalable l’analyse socio-génétique. Prolonger une recherche jusqu’aux pratiques du présent, et plus généralement, en étendre les données empiriques dans le temps et l’espace, est toujours possible8, mais il faut reconnaître qu’il s’agit là d’un problème matériel, dont la résolution repose sur le temps et les moyens dont on dispose et que l’on se donne pour récolter et interpréter des éléments empiriques. Il nous semble que l’enjeu des travaux de socio-histoire, dans ce livre comme dans d’autres, est ailleurs : observer et éclairer les relations historiquement et socialement situées entre les individus et les institutions sociales par la construction d’un objet de recherche qui respecte la double exigence d’une récolte empirique des faits et d’une réflexivité dans l’usage des catégories indigènes comme des catégories savantes – catégories dont « l’État » n’est certes pas la moindre.

Notes de bas de page

1 Weber M., Économie et société, op. cit ; Bourdieu P., « Esprits d’État », art. cit.

2 Durkheim E., Textes, Paris Minuit, 1975, t. 3, chap. 2, p. 155-220.

3 On se permet de renvoyer ici à nos recherches en cours sur la surveillance épidémiologique comme savoir de gouvernement (Buton F., « De l’expertise scientifique à l’intelligence épidémiologique : l’activité de veille sanitaire », Genèses, 65, 2006, p. 71-79).

4 Par exemple, tout récemment, Saada E., Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte 2007.

5 Cf. « L’observation historique du travail administratif », Genèses no 72, 2008.

6 Quelques historiens malmènent heureusement les périodisations officielles : par exemple Charle C., La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Angleterre, 1900-1940, Paris, Seuil, 2001.

7 Corcuff P., Les nouvelles sociologies, Paris, Armand Colin, 2007, p 79 ; Laborier P., « Historicité et sociologie de l’action publique », dans Laborier P. et Trom D., Historicités de l’action publique, Paris, PUF, 2003, p. 419-462 (ici p. 433-435).

8 Un exemple probant : Mariot N., Bains de foule. Les voyages présidentiels en province 1888-2002, Paris, Belin, 2006.


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