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Chapitre VII. Naissance de l’éducation spéciale. L’administration française contre le droit à l’instruction
p. 269-313
Texte intégral
1Le procès fait aux signes lors du Congrès Milan est un événement traumatique central dans la mémoire collective des sourds-muets, en France et au-delà, tout particulièrement depuis les années 1960 : faut-il rappeler qu’on a parlé de « génocide » contre les sourds ? « Lieu de mémoire » politiquement construit, le Congrès de Milan est aussi un événement historique important, mais qui s’inscrit dans un processus historique plus long et plus complexe. Le terme de processus fait particulièrement sens dans la démarche socio-historique adoptée ici : il indique l’importance de la contextualisation des événements historiques, c’est-à-dire tout à la fois de leur mise en série, de leur insertion analytique dans le champ du probable et du possible, de leur encastrement dans des mondes sociaux objectivables, de leur incertitude intrinsèque enfin. On a montré au chapitre précédent que ce Congrès était un parmi d’autres, et, en systématisant l’analyse de la série des Congrès, qu’il ne marquait pas seulement le triomphe de l’oralisme, mais aussi l’entrée en scène des représentants de l’État. On veut maintenant mieux décrire ce qui se joue dans la réforme de l’éducation des sourds-muets dans les années 1870 et 1880, en saisir toutes les implications. La mémoire des sourds pourrait s’attacher autant aux initiatives de l’inspecteur général Oscar Claveau et à l’arrêté de 1884 instaurant les certificats d’aptitude à l’enseignement qu’aux cris du Congrès de Milan : « l’amélioration » de leur « sort » s’est joué aussi dans les bureaux du ministère de l’Intérieur.
2On reviendra d’abord sur quelques-unes des leçons qu’une analyse plus systématique des six Congrès de 1878 à 1885 permet de tirer, ou plutôt sur quelques-unes des pistes qu’elle ouvre à l’enquête. L’analyse sociologique des acteurs du processus réformateur met en évidence une opposition entre administrateurs et praticiens de l’éducation : dominants grâce au principe électoral du suffrage universel, les acteurs traditionnels, représentants de l’État et de l’Église, sont pour l’essentiel des administrateurs, alors que les outsiders du réseau Péreire sont des praticiens de l’éducation des sourds-muets. Les Congrès sont pris après Milan par différents enjeux qui tournent tous autour de la question de la spécificité de l’éducation des sourds-muets : se dégage l’idée d’une activité rendue « spéciale » par la méthode orale, mais aussi par l’enseignement professionnel dû aux élèves. L’analyse de la réforme de l’éducation des sourds-muets montre que le processus réformateur est une politique réformatrice menée par l’État contre, ou malgré, le pouvoir politique. Le ministère de l’Intérieur s’approprie en effet le tournant oraliste des méthodes dès l’été 1879, et son combat en faveur de l’imposition de ces méthodes va de pair avec le renforcement de la spécificité de l’éducation. Alors que la République reconnaît en 1882 le droit à l’instruction de tous les sourds-muets, les fonctionnaires de l’administration centrale la consolident en tant qu’activité de bienfaisance, pourvoyeuse d’un secours conçu comme une faveur rendue à des enfants infirmes et indigents. Les ressorts du pouvoir dont ces fonctionnaires centraux disposent au travers de la politique réformatrice supposent la passivité ou l’inefficacité d’autres acteurs, collègues du ministère de l’Instruction publique, professeurs et praticiens de l’enseignement, personnel politique ; ce « pouvoir » repose à la fois sur la division des compétences administratives héritée de l’histoire (de l’État), sur la bureaucratisation accomplie du secteur public de la bienfaisance, et sur la tradition politique de délégation de la gestion de cette activité.
Les leçons des Congrès
3Les publications sur les Congrès (comptes-rendus, rapports, ouvrages, articles) sont des sources d’une grande richesse pour comprendre ce qui se joue dans les années 1875-1885. Elles présentent certes des biais : bien des acteurs, comme les enseignants sourds-muets, n’y apparaissent pas ; les débats publics sont mieux rapportés que les conversations privées ou les événements organisés en dehors des séances plénières. Mais aucune autre manifestation ou institution ne donne l’occasion de voir autant d’acteurs de l’éducation des sourds-muets prendre position sur leur activité. Il est donc utile de les lire indépendamment de l’épisode milanais, pour mieux comprendre la distribution des rôles au sein des trois groupes d’acteurs (outsiders oralistes, « établis » catholiques et « établis » du public), et mieux saisir les enjeux de la réforme.
Les enseignants et les administrateurs
4Au fur et à mesure des manifestations, les outsiders du réseau Péreire sont de moins en moins en position de peser sur les débats et sur les votes. Alors qu’ils réunissaient deux congressistes français sur trois (inscrits) à Paris en 1878, ils n’en représentent plus qu’un sur cinq à Milan comme Bruxelles en 18831 ; au troisième Congrès national organisé à Paris en 1885, ils sont moins d’une dizaine à défendre le projet réformateur oraliste et laïc, alors que 43 congressistes représentent les intérêts des Institutions nationales et 56 les établissements catholiques2. Les acteurs traditionnels bénéficient donc de la majorité des votes dans les Congrès nationaux organisés dans les Institutions nationales de Bordeaux (1881) et Paris (1885). Ils bénéficient aussi du poids relatif le plus important au sein des délégations françaises dans les Congrès internationaux, qui se déroulent par ailleurs dans des pays catholiques (Italie et Belgique) où l’éducation des sourds-muets est principalement donnée par les congrégations, alliées fidèles des congrégations françaises dans les débats. Les acteurs eux-mêmes ont pleinement conscience de l’importance du nombre des voix dans les Congrès. Magnat le remarquait et s’en attristait dès le premier Congrès de Paris. Constatant que son point de vue contre la séparation des enfants des deux sexes dans les établissements était très minoritaire, il observait que l’issue des débats était faussée par le fait qu’une « même école » (la congrégation de Saint-Gabriel) était représentée par 5 congressistes, et que lui-même aurait pu avoir « cinq voix de plus » s’il avait emmené les professeurs de son école (ce qu’il fera à Bruxelles)3. Une ironie amère semble colorer les comptes-rendus de E. La Rochelle, « secrétaire » de la Société Péreire. Dans son Examen critique du Congrès de 1885, La Rochelle se gausse des congréganistes qui votent les résolutions « avec l’ensemble et la docilité qui les distinguent », et raille la procédure du vote secret choisie pour des résolutions à peine discutées, ou le temps passé au dépouillement de résultats acquis d’avance (le tiers d’une séance)4. Mais il met aussi au jour des collusions étonnantes, notamment en qualifiant une tournée d’inspection de O. Claveau et T. Denis entre mai et juillet 1885 de « tournée électorale » en vue du Congrès prévu en août. En distribuant généreusement, comme on le verra, des « certificats d’aptitude » à l’enseignement, les fonctionnaires s’assureraient ainsi les suffrages des instituteurs catholiques. De fait, lors du Congrès de Paris, Claveau bénéficie des suffrages de ce que La Rochelle appelle les « troupes » congréganistes, « embrigadées » sous les ordres de leur « patron » Claveau, fonctionnaire aux « opinions ultra cléricales5 ».
5Les membres de ce qu’on a appelé le « réseau Péreire », porteurs d’une réforme oraliste et laïque, initiateurs des Congrès, ne s’accordent certes pas sur tout, mais ils font preuve d’une grande solidarité les uns avec les autres jusqu’en 1885. La distribution objective des rôles, dans l’ensemble des Congrès, valorise avant tout Magnat, Houdin et Hugentobler : les trois directeurs d’établissements siégent dans les comités d’organisation, rédigent les rapports introductifs généraux aux Congrès ou à certaines questions particulières, et multiplient les interventions sur tous les sujets. Eugène Péreire, bien que toujours inscrit, n’intervient jamais, cependant que d’autres ont pour tâche de rédiger les compte-rendus sous la forme de rapports officiels (Hément) ou d’ouvrages publiés (La Rochelle). Magnat, surtout, est omniprésent : principal orateur aux Congrès internationaux – à Paris en 1878 (45 interventions, dont 6 rapports, loin devant Hugentobler, 31 interventions), Milan et Bruxelles –, il intervient systématiquement, quelle que soit la question abordée, et avec pugnacité. Parce qu’ils sont des instituteurs, des praticiens de l’enseignement, les porte-parole des réformateurs oralistes mettent l’accent sur les compétences nécessaires à l’activité d’éducation des sourds-muets. À partir du Congrès de Lyon, les établissements catholiques, notamment congréganistes, envoient également beaucoup d’instituteurs dans les Congrès, mais très peu s’y font entendre. Si l’abbé Guérin (directeur de l’Institution de Marseille) joue un rôle important à Milan, et si Frère Hubert (« frère-inspecteur » des établissements des Frères de Saint-Gabriel) intervient régulièrement à chaque Congrès, c’est le chanoine Bourse (directeur de l’Institution de Soissons) qui est le principal porte-parole des instituteurs catholiques. Résolument opposé au projet de transfert de l’éducation des sourds-muets dans les attributions du ministère de l’Instruction publique, il dresse régulièrement les louanges de Claveau et de son action à l’intérieur. Les Institutions nationales, enfin, sont fortement représentées à partir du Congrès de Bordeaux de 1881. Mais ce sont les administrateurs, directeurs ou fonctionnaires du ministère, et non les enseignants, qui portent la parole du secteur public. Les contributeurs les plus actifs sont l’inspecteur général des établissements de bienfaisance Oscar Claveau, le savant Adolphe Franck, le directeur de l’Institution de Paris Louis Peyron, et le chef du bureau en charge des établissements de sourds-muets, Théophile Denis. Tous défendent à la fois la méthode orale pure et le maintien des établissements d’éducation des sourds-muets dans le giron du ministère de l’Intérieur.
6La discrétion des professeurs des Institutions nationales peut étonner quand on se souvient de l’ambition de la génération des années 1820 (Berthier, Lenoir, Valade-Gabel, Morel, Vaïsse, etc.). La décision ministérielle d’appliquer la méthode orale pure après le Congrès de Milan a cependant considérablement modifié la donne. À Paris, les quatre professeurs sourds-muets (Tessières, Théobald, Dusuzeau, Orsoni) doivent se contenter d’achever le cours d’instruction des élèves entrés à l’Institution avant 1880 selon la méthode ancienne, et de manière strictement séparée des autres classes. La méthode orale pure exigeant plus de professeurs (les effectifs ne doivent pas dépasser 15 élèves par classe), les entendants déjà en place (Alard, Coldefy et Comte) sont épaulés par de nouvelles recrues, pour la plupart âgés de moins de 30 ans, entrés dans l’Institution en tant qu’aspirants à la fin des années 1870 (c’est le cas de sept sur neuf)6. Cette génération présente des caractéristiques comparables à celle des années 1820. Elle est très rapidement promue : tous les aspirants soutiennent une thèse entre 1880 et 1885 sur la méthode orale, certains après avoir visité les établissements italiens pendant les congés d’été, et sont nommés professeurs dans la foulée. Elle est aussi durablement installée : tous ou presque demeurent dans l’Institution jusqu’à la fin des années 1910, et servent fidèlement la cause de la méthode orale pure. Elle est donc tout aussi peu légitime à donner son avis sur les enjeux pédagogiques lors des Congrès des années 1881-1885 que la génération des Berthier et Valade-Gabel l’était dans les années 1827-1831. Pourtant, ces derniers n’ont pas manqué de lutter pour la définition légitime de l’éducation des sourds-muets, y compris contre les administrateurs qui les avaient recrutés. C’est en fait la position subordonnée des enseignants dans l’ordre administratif, plutôt que leur inexpérience, qui constitue le principal facteur explicatif de la (relative) discrétion dont ils font preuve.
7Du côté de l’État, l’inspecteur général Oscar Claveau joue incontestablement le rôle le plus important. Né en 1826, Claveau a connu une carrière administrative très rapide. Fils d’un magistrat de Châteauroux, il étudie dans un établissement catholique de Bourges puis à la faculté de droit de Paris, avant d’intégrer l’école d’administration du Collège de France. Recommandé par le conseiller d’État Boulatignier, Claveau occupe la fonction de secrétaire de cabinet des ministres Dumas et Bonjean (à l’Agriculture) et Faucher (à l’intérieur) entre juillet 1849 et juillet 1851 ; c’est ce dernier qui, au moment de quitter son poste ministériel, le nomme inspecteur général adjoint des établissements de bienfaisance, le 10 juillet 1851. Ce type d’emploi est alors à la discrétion des ministres, et la précocité de Claveau, inspecteur adjoint à 25 ans, est rare mais pas exceptionnelle (la même année, Paul Bucquet, né en 1826 et secrétaire de cabinet ministériel, est également nommé inspecteur général adjoint). Sous le Second Empire et dans les années 1870, Claveau poursuit sa carrière jusqu’au grade d’inspecteur général de première classe, siégeant ès qualité dans différents conseils consultatifs. Admis à la retraite en 1885, il est nommé inspecteur général honoraire « chargé de l’inspection de l’enseignement dans les institutions de sourds-muets et d’aveugles ». C’est donc un fonctionnaire de longue expérience, dont la mainmise sur la parole d’État en matière d’éducation des sourds-muets ressort très nettement des Congrès. Auteur de l’un des rapports sur le Congrès de Milan qui ont entraîné l’application immédiate de la méthode orale pure dans les Institutions nationales, il joue un rôle prépondérant dans les trois Congrès de Bordeaux, Bruxelles et Paris, par ses interventions et son influence sur les votes (ce qu’il propose est systématiquement retenu). Ironique ou non, la description de Claveau en « apôtre du ministère l’intérieur » indique bien le combat permanent qu’il mène contre le transfert de l’éducation des sourds-muets vers le ministère de l’Instruction publique. Catholique notoire, proche des établissements congréganistes, Claveau est aussi un conservateur sur le plan politique si l’on en croit le seul discours dans lequel il sort de la neutralité et de la prudence liées à sa fonction. La distribution des prix de l’Institution nationale de Paris de 1877 le voit en effet, en pleine campagne électorale, inviter élèves et professeurs à se montrer, dans l’exercice de leurs devoirs, à la hauteur de leur « chef illustre » – c’est-à-dire le maréchal Mac Mahon, président de la République7.
8La contribution d’Adolphe Franck (né en 1809), titulaire de la chaire de droit de la nature au Collège de France et membre très actif de la commission consultative de l’Institution de Paris, est celle de l’autorité du savant, capable de reconnaître quand il se trompe : c’est ainsi sa « lucidité merveilleuse » qui l’amène à renier son jugement passé quand de nouveaux faits viennent le contredire8. Auteur d’un rapport fameux de l’Institut en 1861 qui reconnaît la méthode intuitive de Valade-Gabel, donc la nécessité des signes dans le cours de l’instruction, il s’est converti à Milan à la méthode orale pure, officiellement et avec fracas, clôturant le Congrès par une allégorie osée (« on raconte que Mahomet, lorsqu’il prêcha à la Mecque, le culte d’un dieu unique, parcourut, un marteau à la main, le temple peuplé d’idoles, et s’arrêtant devant chacune d’elles, il la frappait à la tête en s’écriant : Disparaissez, simulacres trompeurs ! le vrai Dieu s’est révélé. Nous en disons autant aux signes : Hors d’ici, et place à la parole9 »). Son rapport au ministre de l’Intérieur sur le Congrès de Milan confirme le compterendu pro oralisme de Claveau. Ses interventions dans les trois Congrès de 1881 à 1885 le montrent toujours aussi convaincu de la supériorité de la méthode orale pure et attaché au statu quo en matière institutionnelle.
9Médecin otologiste, Louis Peyron (né en 1836) entre en administration lorsqu’il est nommé directeur de l’Institution nationale de Paris en août 1880 à la place de Martin Etcheverry, farouche opposant à la méthode orale pure. C’est un républicain, gambettiste fervent, maire de Marines (Seine-et-Oise) en 1876 (révoqué en 1877, réélu en 1878), puis conseiller général (de 1883 à 1904). Il quitte l’Institution des sourds-muets pour le poste prestigieux de directeur de l’administration générale de l’assistance publique de la Seine en 1884 (poste qu’il occupe jusqu’en 1895)10. Nommé au lendemain d’une distribution des prix qui a vu le sous-secrétaire d’État à l’intérieur, Armand Fallières, dire sa conviction dans la supériorité de la méthode orale sur la méthode mimique, Peyron est intégré à la délégation officielle du ministère au Congrès de Milan avant même d’entrer en fonction : autant dire que sa mission n’a rien de secret. Apparemment convaincu par la méthode orale à son retour de Lombardie, il fait preuve d’un grand zèle en faveur de sa mise en œuvre dans l’Institution de Paris, en même temps qu’il se fait un défenseur de sa propagation dans les Congrès. C’est en particulier à son initiative que la première question du Congrès de Bruxelles, relative à la formation des professeurs de sourds-muets et à ce titre critique à l’égard du monopole du ministère de l’Intérieur sur l’éducation des sourds-muets, est retirée de l’ordre du jour. Peyron se rendra également avec plusieurs professeurs de l’Institution au Congrès dissident organisé en 1884 à Paris par le réseau Péreire, et y défendra avec vigueur la position de son Institution et du ministère dont elle dépend contre les critiques formulées par Magnat et Hément11. Ces interventions publiques distinguent nettement Peyron de son successeur, Ernest Javal, ou du directeur de l’Institution de Bordeaux, Gustave Huriot, au profil de « purs » administrateurs12.
10Les hauts fonctionnaires à la tête de la Direction du secrétariat et de la comptabilité, Normand (jusqu’en 1879) et Rousseau (de 1880 à 1886), ont appuyé le choix de la méthode orale pure en payant de leur personne (Rousseau se rend au Congrès de Bruxelles et aux distributions des prix de l’Institution nationale de 1880 à 1886). Le fonctionnaire le plus actif est cependant Théophile Denis, sous-chef puis chef du bureau des établissements généraux de bienfaisance. Né en 1829, Denis est publiciste à l’Indépendant de Douai avant d’entrer au ministère de l’Intérieur en 1865 comme rédacteur à la Direction de la presse. Républicain, attaché au cabinet de Gambetta en 1870 et 1871, il intègre le bureau des établissements généraux de bienfaisance en 1872 en tant que sous-chef. Sans beaucoup intervenir, Denis assiste à tous les Congrès des années 1880, et publie plusieurs longs articles dans la Revue générale d’administration afin de défendre le ministère de l’Intérieur contre les attaques dont il est l’objet, et lui attribuer tout le mérite de la réforme pédagogique. Il transformera la Galerie historique de l’Institution de Paris imaginée par Etcheverry en 1875 en un « Musée universel des sourds-muets » à la gloire de l’éducation spéciale13.
11Le débat entre réformateurs du réseau Péreire et représentants du secteur public oppose ainsi des enseignants (Magnat, Houdin, Hugentobler) à des administrateurs, bureaucrates de formation (Claveau, Denis) ou non (le juriste Franck, le médecin Peyron). Il porte sur les méthodes, en partie (puisque les réformateurs ne sont pas des oralistes purs), mais surtout sur l’encadrement institutionnel de l’éducation des sourds-muets. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la question de la compétence soit constituée par les réformateurs en enjeu dans les Congrès. Ces derniers s’offusquent à plusieurs reprises que leurs capacités ne soient pas reconnues. Hément s’étonne qu’à Bordeaux la question sur les moyens d’enseigner la langue française par la méthode orale ait été posée dans la mesure où Magnat lui a déjà consacré plusieurs ouvrages : « Les auteurs de méthode sont prêts ; le congrès seul ne l’était pas. Il aurait fallu au moins désigner les membres de ce comité et les choisir parmi les maîtres les plus compétents. » Ils dénient toute compétence aux majorités catholiques et aux fonctionnaires. Hément disqualifie la « majorité » du Congrès de Bruxelles comme « l’ennemie des innovations », cependant que La Rochelle ne se lasse pas de moquer, outre son cléricalisme, l’incompétence et la suffisance de Claveau (il « ne peut supporter l’idée de se voir adjoindre des hommes dont la compétence l’inquiète »). Son ire n’épargne pas les Institutions nationales : les membres des commissions consultatives se caractérisent par leur « parfaite incompétence » en matière pédagogique, cependant que la direction, confiée à « n’importe qui », se présente « moins comme une fonction à remplir que comme une retraite destinée aux invalides de l’administration14 ».
12La critique, au principe de la mise en cause du cadre institutionnel, n’est pas nouvelle. Le Congrès de 1878 avait déjà longuement abordé l’examen des « causes qui, jusqu’ici, ont empêché d’obtenir des résultats satisfaisants des sourds-muets ». La résolution adoptée dénonçait de manière très critique pour le ministère de l’Intérieur « l’instruction, en général insuffisante, du personnel enseignant », l’absence d’une école normale, et le défaut de contrôle compétent. Elle demandait en conséquence le transfert du « service public de l’éducation des sourds-muets » au ministère de l’Instruction publique. Il est peu vraisemblable que les représentants des établissements catholiques présents au Congrès aient souhaité que l’éducation des sourds-muets lui soit transférée. La difficulté du projet des oralistes et de leur critique en incompétence réside en effet dans la contradiction entre leur revendication laïque et leur cible catholique, contradiction de plus en plus flagrante au fur et à mesure que se dessine la politique républicaine en matière d’instruction publique : comment convaincre ecclésiastiques et congréganistes que l’éducation des sourds-muets, qui vise les mêmes objectifs que l’instruction primaire, doit être encadrée par la seule administration compétente en matière pédagogique ? Les grands thèmes débattus dans les Congrès après 1880 indiquent clairement que la réponse ministérielle à la critique consiste à faire de l’éducation des sourds-muets une activité irréductible à l’enseignement ordinaire, non seulement par la méthode (orale pure), mais aussi par sa destination (différente de l’instruction).
L’éducation des sourds-muets, une activité spéciale
13Les Congrès de Bordeaux, Bruxelles et Paris portent d’abord sur les conditions pratiques de mise en œuvre de la méthode orale pure. Mais ils consacrent aussi une partie importante de leurs débats à trois thèmes qui ne sont pas aussi divergents qu’ils peuvent le sembler : l’enseignement professionnel, le problème des sourds-muets « arriérés » ou « idiots », et la formation des professeurs. Les deux premiers distinguent l’éducation des sourds-muets de l’éducation ordinaire et justifient les (non) arbitrages quant au troisième.
14La réflexion sur l’enseignement professionnel permet aux acteurs traditionnels de souligner la spécificité irréductible de l’éducation des sourds-muets. Celle-ci ne consiste pas seulement à donner aux enfants la parole et l’instruction primaire, comme le soutiennent les réformateurs, mais aussi à leur donner un métier, et leur permettre ainsi de se rendre utile à la société et de ne pas rester à la charge de leur famille. À Bordeaux, les congressistes examinent les « états » possibles pour les sourds-muets en fonction des particularités de l’industrie locale, tout élève étant censé revenir auprès de sa famille une fois l’instruction terminée. Les « ateliers-ouvroirs », « asiles agricoles » et « comités de patronage » pour les anciens élèves sont également envisagées comme des institutions utiles. Au Congrès international de Bruxelles (1883), le thème, retraduit en « instruction industrielle », est l’objet principal des débats (occupant la moitié des questions inscrites au programme), et un objet de controverse. Les réformateurs (Hugentobler) proposent de confier ce type d’enseignement à des institutions extrascolaires, destinées aux élèves déjà formés à la parole ; les représentants du secteur public (Claveau, Denis, Peyron, et Ladreit de Lacharrière, médecin de l’Institution de Paris) soutiennent au contraire que l’enseignement professionnel doit être exercé au sein des écoles chaque fois que c’est possible (i. e. dans les grands établissements). Le congrès tranche évidemment en faveur de la seconde proposition, faisant de l’instruction industrielle un élément intrinsèque, et non un supplément, de l’éducation des sourds-muets.
15Le troisième Congrès national (Paris, 1885) met également au programme la question des professions manuelles les plus « adaptées » aux différentes catégories d’enfants sourds-muets. Même si elle n’est pas traitée faute de temps, la question confirme l’importance, pour les représentants du secteur public qui « tiennent » le Congrès, de l’enseignement professionnel dans la définition de l’activité. L’éducation des sourds-muets n’est pas l’instruction publique ordinaire mais une œuvre de bienfaisance, qui doit rendre ses élèves à la société par la parole et la formation à un métier, bien davantage que par l’instruction élémentaire. C’est d’ailleurs à l’issue du Congrès que, sur proposition de Rousseau, Directeur du secrétariat et de la comptabilité, un arrêté ministériel crée dans l’Institution de Paris un « Conseil de perfectionnement » chargé d’étudier les améliorations à apporter dans l’enseignement professionnel afin « d’assurer dans une plus large mesure l’avenir des sourds-muets ». Le conseil est dirigé par deux sénateurs de la Seine, le radical Henri Tolain, ouvrier ciseleur et co-fondateur de l’Association internationale des travailleurs, et le catholique libéral Anthime Corbon, ouvrier ayant fondé les revues L’atelier et L’enseignement professionnel15. Dans le rapport qui propose la création de cette instance, Rousseau présente l’enseignement professionnel comme le « troisième pilier » de l’éducation, à côté de l’acquisition des « procédés de communication avec les entendants » (c’est-à-dire la parole « vue et articulée ») et l’instruction primaire, ou plutôt l’acquisition de « quelques connaissances limitées au programme d’une instruction élémentaire16 ».
16On aura remarqué que la question posée à l’examen des congressistes de Paris présuppose que l’enseignement professionnel peut être donné à certaines catégories d’enfants, en fonction de leur état de santé et de leur intelligence. Les « compétences intellectuelles » des enfants sourds-muets, pour user d’un anachronisme, n’ont cessé de faire l’objet de discussions et de catégorisations depuis que leur éducation a été considérée comme possible. Mais elles sont tout particulièrement mises en cause par les méthodes orales. Leurs partisans ont en effet tendance à considérer comme intellectuellement déficients les élèves qui ne parviennent pas à progresser avec ces méthodes : on se souvient par exemple qu’au tournant des années 1830, les élèves jugés inaptes à l’articulation artificielle dans
17l’Institution de Paris avaient été confiés à Berthier, lequel avait obtenu au moyen des signes de bons résultats, de l’aveu même des administrateurs. La conception des réformateurs, notamment de Magnat et Houdin, est du même ordre. Ils exposent au Congrès de 1878 que la méthode orale ne peut convenir aux « sujets dont la culture intellectuelle a été négligée ou complètement délaissée », et que les méthodes mimiques, malgré leurs imperfections, pouvaient alors être utilisées pour « développer [les] facultés [de ces enfants] dans la mesure du possible ». La formule est alambiquée, mais l’idée simple : acquérir la parole suppose chez le sourd-muet l’entière possession de ses facultés intellectuelles. Une autre résolution du Congrès de Paris de 1878 précise que « le sourd-muet non atteint d’idiotisme possède initialement les mêmes facultés intellectuelles et morales que l’enfant entendant-parlant, et en conséquence a droit à une éducation analogue et équivalente par des moyens et des méthodes appropriés ». L’apprentissage de la parole sépare les « idiots » des autres comme l’ivraie du bon grain. À Bordeaux, les acteurs traditionnels majoritaires ratifient l’opposition, en nommant « arriérés » les enfants d’un « degré de faiblesse intellectuelle » tel qu’ils ne peuvent bénéficier de la méthode orale. Il va de soi que l’arriération dépend d’une « infirmité » supplémentaire, et non du type de surdité. Les enfants « arriérés » sont des infirmes qui doivent être accueillis dans des hospices ou dans des classes à part ; il importe peu qu’avec eux on utilise ou non les signes. Si les conclusions sont nettes, les débats sont marqués par la confusion des nomenclatures, les différentes notions (« idiots », « imbéciles », « arriérés », « attardés ») étant employées sans explicitation de leurs principes de constitution.
18L’enjeu des enfants arriérés est à la fois plus disputé et plus confus au Congrès de 1885. Il est plus disputé parce que les instituteurs disposent d’un recul conséquent de plusieurs années en matière de mise en œuvre de la méthode orale. Un professeur de l’Institution de Paris estime ainsi que les institutions françaises comprennent environ 10 % d’enfants à l’infirmité incurable, à nouveau baptisés « idiots », et 20 % enfants « ayant une intelligence peu développée ». Tous les orateurs – dont beaucoup sont professeurs à Paris – s’accordent pour considérer que la place des « idiots » n’est pas à l’école spéciale. En revanche, la question des « arriérés » nourrit un débat controversé. Certains pensent qu’ils sont identifiables à leur « état végétatif », à leur soumission à leurs « instincts », ou à leur incapacité à effectuer correctement les exercices respiratoires au début de l’instruction. Ils sont en bref atteints d’une incapacité : d’une intelligence « ordinaire et paresseuse », ils ne peuvent être éduqués au moyen de la méthode orale pure, et doivent être accueillis dans des structures différentes afin de ne pas freiner l’instruction des autres enfants. Pour d’autres, les « arriérés » sont repérables à leur attitude à l’égard de la méthode orale pure : ils font preuve de mauvaise volonté. Un professeur de Paris (Dubranle) considère ainsi qu’« on ne pourra pas leur enseigner la parole parce qu’ils sont rebelles à l’articulation et à la lecture sur les lèvres » ; il faut dès lors utiliser en leur faveur la méthode mixte, donc le langage des signes, en prenant soin de les réunir dans des classes nettement séparées des classes « normales ». Un troisième groupe d’orateurs – dont Hugentobler – refuse de lier l’arriération à la capacité ou à la volonté d’apprendre par la méthode orale pure : certains arriérés parlent convenablement, d’autres ont conservé des restes auditifs. Cette position est minoritaire. Sous l’impulsion de Franck, le Congrès vote finalement une résolution favorable aux « classes séparées » en faveur des enfants « arriérés », enfants « en situation de retard scolaire du fait d’une intelligence inférieure », sans se prononcer sur les méthodes à utiliser.
19La distinction idiots/arriérés est assez comparable à l’opposition entre anormaux d’asile et anormaux d’écoles que la psychologie expérimentale de Binet élaborera dans les années 1900. Elle propose la même solution : si quelques enfants sont inaptes à l’enseignement (idiots ou anormaux d’asile), d’autres, plus nombreux, peuvent être éduqués dans les écoles, à condition d’être placés dans des classes particulières (arriérés ou anormaux d’école). Elle sert la même cause, l’institution elle-même, puisqu’elle affirme que ce n’est pas l’institution (l’instruction publique ou l’éducation des sourds-muets) qui est mal conçue, mais l’intelligence de l’enfant qui est insuffisante. Dans la version « volontaire » de l’arriération enfin, elle est fondée sur la même condamnation implicite de la différence sociale : l’enfant anormal, tel que le mesure Binet, est aussi celui qui ne peut maîtriser ses pulsions, qui n’est pas « civilisé17 ».
20La préoccupation des instituteurs de sourds-muets pour les élèves « arriérés » ne cessera de croître (c’est un sujet majeur dans les années 1900). Sans examiner en détail cette question, on peut signaler que son importance tient en partie aux coûts croissants de l’éducation des sourds-muets. La méthode orale exigeant de petits effectifs en classe, donc davantage d’enseignants, l’éducation coûte plus cher, trop cher au goût de l’administration centrale ; l’éducation des arriérés n’est pas forcément intéressante sur le plan comptable. Au-delà des enjeux financiers, la question demeure d’actualité en raison des difficultés, sinon des échecs, de la méthode orale pure. L’usage exclusif de procédés oraux, inégalement accessibles aux enfants en fonction de leur surdité (complète ou non, précoce ou tardive) augmente la proportion des élèves incapables de suivre le cours d’instruction, donc la propension des instituteurs à s’en plaindre. La méthode orale pure entraîne presque mécaniquement une sélection non plus seulement sur les critères d’ordre physique (vaccination, absence d’infirmités, aptitude aux « travaux dont les sourds-muets sont capables »), mais aussi d’ordre « intellectuel ». Dès 1882, soit deux ans après l’instauration de la méthode orale dans les Institutions nationales, l’administration se plaint du niveau intellectuel insuffisant des boursiers envoyés dans les Institutions nationales de sourds-muets : l’« état d’infériorité intellectuelle » de certains élèves ayant contraint à leur renvoi, le ministre rappelle par circulaire au préfet qu’il est « d’une importance évidente que dans ces établissements, où le nombre de places n’est que trop restreint, aucune ne soit occupée par un sujet incapable, au détriment d’un autre mieux doué sous le rapport de l’intelligence18 ». L’appel au bon sens sélectif des préfets n’est pas nouveau, mais c’est la première fois qu’il est à ce point indexé sur « l’intelligence » des élèves boursiers. L’administration centrale précisera par la suite que les Institutions nationales ne sont pas des hospices, et que les postulants à une bourse doivent établir par certificat médical dûment légalisé qu’ils « jouissent de la plénitude de leurs facultés intellectuelles19 ». Ce n’est finalement pas un hasard si les Congrès des années 1881-1885 se penchent sur la question du sort éducatif des élèves arriérés. Il s’agit bien d’un enjeu propre à l’éducation des sourds-muets – du moins jusqu’à ce que le même problème se pose massivement aux maîtres d’écoles de l’instruction publique…
21Au contraire des questions de l’enseignement professionnel et des élèves « arriérés », la formation des professeurs, troisième thème de prédilection des Congrès, est l’objet de désaccords profonds dès le Congrès de Bordeaux de 1881. Pour les réformateurs, le point est crucial, à défaut du changement de tutelle qu’ils réclament avec une conviction de plus en plus faible. Pour le dire dans les termes de Magnat, « la question d’éducation réside tout entière dans l’instituteur », l’élève n’est qu’un « champ d’expérience20 ». Le rapport de Hément sur le Congrès de Bordeaux de 1881 (le premier dont la préparation a échappé à ses amis du réseau Péreire) traite encore de la question générale de l’organisation de l’éducation. Le rapport est négatif de bout en bout : « impréparation », « inexpérience », « incompétence » des organisateurs ; assistance en « petit nombre », dominée par les congréganistes ; programme consacré à des questions « secondaires », de « détail », « point faites pour passionner le débat ». Hément insiste sur la résolution du Congrès en faveur du maintien de l’éducation des sourds-muets dans le giron du ministère de l’Intérieur, et sur l’hommage appuyé de Guérin à Claveau formant le « vœu que les établissements de sourds-muets soient toujours inspectés par des hommes de [sa] compétence21 ». Il oppose à ce plaidoyer le réquisitoire habituel des réformateurs, dont un volet concerne la formation des instituteurs. Les sourds-muets ne devraient pas bénéficier d’une éducation conçue comme un « secours » octroyé dans des « quasi-hospices » par des bienfaiteurs dont le « dévouement » est la principale qualité, sinon la seule ; ils méritent au contraire une réelle instruction, donnée dans de véritables écoles, par un personnel compétent. L’État doit donc disposer de garanties sur les institutions et les personnels :
« Tandis que le législateur a reconnu, avec raison, la nécessité de certaines formalités à remplir pour l’ouverture d’une école primaire libre ; qu’il a imposé à l’instituteur certaines conditions de capacité et de moralité ; qu’il a exigé pour la maison d’école des conditions relatives à hygiène ; que, l’établissement une fois ouvert, il l’a soumis à une inspection ; aucune de ces mesures protectrices n’existe pour les sourds-muets, qui doivent pourtant être l’objet d’une protection particulière ; aucun de ces gages de sécurité n’existe pour leurs familles22. »
22Au passage, Hément critique durement les fonctionnaires en charge de l’éducation des sourds-muets eux-mêmes :
« Des administrateurs qui peuvent exercer une surveillance efficace sur la tenue et la propreté des établissements, sur le bon emploi des fonds, mais qui ne sauraient juger en connaissance de cause les méthodes et les procédés d’enseignement, apprécier les aptitudes des maîtres, les résultats obtenus, etc. ; car ils n’ont pas nécessairement fait partie du corps enseignant, ni justifié de grades universitaires, ni fait preuve d’aptitudes ou d’expérience pédagogique. Ils peuvent même ignorer les méthodes d’enseignement des sourds-muets. […] Comment, dès lors, s’étonner de la stagnation de cet enseignement, des changements subits de méthodes, lorsque aucune direction n’est imprimée aux études, lorsque aucun contrôle n’est exercé sur les moyens d’enseignement, lorsque aucune appréciation n’est faite des résultats obtenus ; en un mot, lorsque manque tout cet ensemble de mesures propres à rendre l’enseignement fécond et progressif23 ? »
23Deux ans plus tard, dans son rapport sur le Congrès de Bruxelles (1883), Hément centre son propos sur la mise en place d’une « inspection pédagogique » et d’écoles normales. Il propose la création d’un brevet de capacité et d’un stage en école primaire, et l’organisation du cours d’instruction autour de trois thèmes (pédagogie spéciale, anatomie, pratique dans une classe annexée à l’école normale). En effet, les réformateurs ont bien réessayé de faire reconnaître cet enjeu par les autres acteurs français présents à Bruxelles. Quatre des six journées du Congrès sont consacrées à l’examen d’une question formulée par Magnat : « De la nécessité d’organiser des cours normaux ou une école normale avec école-annexe, comme champ d’expérience pour former des instituteurs de sourds-muets ? » Dans un premier temps, le débat se déroule sereinement. Des mémoires sont présentés qui examinent les mesures concrètes de mise en place des écoles normales, depuis le statut de ces établissements ou les titres à exiger des candidats, jusqu’à l’étendue des programmes ou la durée des études. Les congressistes belges font état des mêmes désaccords que leurs collègues français entre une minorité laïque, favorable à l’alignement de l’éducation des sourds-muets sur l’instruction publique, et une majorité catholique et congréganiste, favorable au statu quo. Dans une longue intervention, Magnat propose alors la création d’une école normale « d’où tous les élèves-maîtres sortent imbus des mêmes idées, inspirés de la même méthode, des mêmes procédés, de manière à ce qu’il y ait dans l’enseignement de toutes les écoles de sourds-muets, cette unité qui fait absolument défaut aujourd’hui et qui doit être l’âme de l’enseignement ». Il plaide en conclusion pour l’accroissement des moyens de contrôle aux mains des gouvernements, notamment par le biais de la nomination d’« inspecteurs chargés de tout ce qui se rapporte à la partie pédagogique ».
24Très curieusement, ce long discours ne soulève aucune réaction de la part des acteurs traditionnels français, notamment du secteur public. L’opportunité leur en est fournie par l’orateur suivant, un instituteur catholique de Turin nommé Fornari qui, dans une intervention très confuse, se déclare tout à la fois favorable à la tutelle du ministère de l’Instruction publique (en vigueur en Italie) et opposé à la création d’écoles normales et à l’instruction obligatoire. Alors que la question de l’obligation de l’instruction, instaurée en France en 1882, a été soigneusement évitée dans les débats, Fornari se lance dans une violente diatribe contre les prétentions des États. S’il conçoit qu’un gouvernement « finance l’instruction », qu’il « la surveille », et même qu’il ait « ses instituts, ses programmes d’enseignement, ses exigences et son contrôle », il s’oppose à ce que « l’enseignement lui-même soit entièrement entre les mains du gouvernement : ce serait soumettre à une administration jusqu’à la pensée, jusqu’au sentiment ; ce serait renoncer à toute liberté ». Alors même qu’ils partagent entièrement cette position concernant l’éducation des sourds-muets, les représentants officiels de la France ne peuvent pas ne pas la contester au nom des principes républicains consacrés l’année précédente en matière d’instruction publique : le républicain Peyron demande la question préalable au motif que « M. Fornari fait de la politique en plein. Il blesse nos sentiments ». Le débat est dès lors condamné. Malgré les protestations conjointes des oralistes français et des congressistes allemands et anglais (qui n’ont pas encore présenté leurs propres contributions !), les représentants du ministère de l’Intérieur obtiennent l’ajournement sur ce « terrain brûlant », au nom de la « conciliation » (Peyron). Ils sont appuyés par les instituteurs congréganistes belges et français, pour qui, sous des apparences pédagogiques, la question des écoles normales « est en réalité à la fois politique et religieuse, surtout pour les pays catholiques » (La Rochelle décrira « le délégué du ministère de l’Intérieur en France, M. Claveau, [en train de] faire voter avec un admirable ensemble contre la création des cours normaux les instituteurs ecclésiastiques et congréganistes auxquels l’unissaient d’étroits liens de conviction ou d’intérêts »). Il s’agit de savoir s’il sera encore permis aux religieux et aux religieuses de se vouer à l’enseignement des sourds-muets. 72 congressistes sur 106 votent l’ajournement de la première question. Pour la minorité, le Congrès comme institution s’est suicidé (de fait, le prochain Congrès international aura lieu en 1900)24.
25Le troisième Congrès national, qui se tient en 1885 dans les locaux de l’Institution nationale à Paris, est organisé de façon à proclamer la réussite de la réforme de l’éducation des sourds-muets, donc la fin des réflexions réformatrices. Le choix, en fin de Congrès, de la date de la manifestation suivante, est très significatif : alors que les réformateurs oralistes proposent 1886, afin d’adopter un rythme annuel, que d’autres préfèrent 1889 afin de commémorer le centenaire de la mort de l’Épée, c’est finalement 1893, année proposée par Frère Narcisse, inspecteur des Frères de Saint-Gabriel, qui est retenue (mais non réalisée, on vient de le dire). Choisir d’attendre huit ans revient clairement à considérer que la réforme est finie et que les Congrès d’instituteurs n’ont plus de raison d’être.
26Largement dominé, encore une fois, par les Institutions nationales (45 congressistes sur 135 inscrits) et les instituteurs catholiques et congréganistes (40 congressistes), le Congrès est introduit par Claveau. L’inspecteur général déclare que « le problème [de l’éducation des sourds-muets] est presque entièrement résolu », qu’il n’y a plus matière à « donner des directions », que les questions de méthode sont désormais du « domaine du simple récit des faits accomplis ». En bref, l’on est proche en France de la « limite désirable d’unité », grâce aux « certificats d’aptitude pour l’enseignement des sourds-muets » créés par le ministère de l’Intérieur en 1884 et à l’inspection générale, « lieu commun » de l’éducation des sourds-muets. Sans surprise, Magnat soutient dans son intervention la thèse exactement inverse : la réforme est loin d’être parfaitement réalisée, des réticences persistent, certaines incompétences empêchent sa mise en œuvre, les moyens financiers sont insuffisants, et enfin, manque le « couronnement » des améliorations, la création « auprès du pouvoir central », d’une « direction supérieure jouissant d’une autorité incontestée qui puisse gouverner de haut tout l’enseignement des sourds-muets ». L’opposition entre Claveau et Magnat est systématique tout au long des débats. Toutes les propositions de Magnat sont repoussées, qu’elles portent sur l’organisation de cours normaux, la création d’une commission spécialement attachée à l’élaboration des programmes, l’abaissement à six ans de l’âge d’entrée des enfants (conformément à la loi sur l’instruction primaire…). Les interventions de Claveau, au contraire, sont pour la plupart approuvées voire adoptées. Les vœux du Congrès de Paris quant aux « moyens à mettre en œuvre pour arriver à l’unité de méthode » sont ainsi introduits par un considérant selon lequel « la méthode orale pure, après avoir été admise en principe au Congrès de Milan, est pratiquée en fait depuis quatre ans dans la généralité des Institutions de France ». Des recommandations portent sur la rédaction de programmes d’enseignement et d’ouvrages élémentaires et, surtout, sur le développement des cours normaux prévus par l’arrêté de 188425. Si le Congrès ne suit pas Claveau qui lui demande d’approuver l’arrêté lui-même26, il lui reconnaît l’essentiel, le monopole de la distribution des autorisations d’enseigner en dehors d’une école normale au sens de l’instruction publique, qui aurait supposer des candidats qu’ils aient obtenu le brevet de l’enseignement élémentaire.
27Porteurs en eux-mêmes du projet réformateur, les « Congrès sur l’amélioration du sort des sourds-muets » permettent finalement l’énoncé et la discussion de projets de réforme de l’activité d’éducation des sourds-muets, donc la mise en cause ou la légitimation des méthodes mais aussi de l’activité elle-même. En raison des rapports de force existants, les réformateurs, outsiders minoritaires, voient la forme institutionnelle Congrès leur échapper dès Milan en 1880, et les acteurs traditionnels en user comme d’un outil de légitimation de l’espace institutionnel tel qu’il préexistait dans les années 1870. L’éducation est un espace structuré autour de deux pôles principaux, les Institutions d’État et les établissements catholiques ; inscrite dans le cadre général des pratiques de bienfaisance, elle est surveillée par l’administration du ministère de l’Intérieur. L’échec de Magnat et de ses amis est en fait programmé : sous l’apparence démocratique du suffrage universel (un congressiste, une voix), le Congrès est une forme institutionnelle où le nombre fait la loi, où les acteurs dominants peuvent à loisir escamoter les débats, monopoliser la distribution des temps de parole, et faire voter les résolutions les plus conformes à leurs intérêts. On peut d’ailleurs être surpris de l’obstination des membres du réseau Péreire à se rendre aux Congrès pour y présenter des propositions qui n’ont aucune chance d’être retenues. La conversion générale à « leur » méthode orale leur a t-elle fourni un motif d’espérer obtenir la même réussite pour le volet institutionnel de leur projet ? Ont-ils cru que les jeunes professeurs des Institutions nationales se mobiliseraient pour la création de cours normaux, l’instauration de diplômes d’État, l’obligation de l’instruction et qu’ils s’opposeraient à leur administration de tutelle ? Ont-ils parié sur un réflexe républicain des fonctionnaires de l’État français ? Ou, conscients dès Milan de leur condition de minoritaire, s’en sont-ils simplement tenus à une stratégie de dénonciation, dans les Congrès et par l’intermédiaire des publications et rapports, des faux-semblants, coups tordus et impostures de la majorité conservatrice, au double sens du terme ?
28Il faut observer que le déplacement du pouvoir sur les Congrès des réformateurs vers les acteurs traditionnels en entraîne un autre, qui mène des instituteurs de sourds-muets vers les administrateurs, des praticiens de l’enseignement vers ceux qui le surveillent ou l’inspectent. La bureaucratie intermédiaire du ministère de l’Intérieur, notamment, joue un rôle croissant dans les Congrès, marqués par ce qui ressemble à une alliance durable bien plus qu’à une coalition de circonstance entre les congrégations catholiques et le ministère de l’Intérieur. Ensemble, fonctionnaires et ecclésiastiques contribuent à renforcer la spécificité de l’éducation des sourds-muets : une activité qui suppose bien sûr l’usage des méthodes orales, ce symbole du progrès, mais aussi une instruction industrielle ; une activité qui doit admettre, en son sein quoique de manière séparée, un certain nombre d’arriérés, aptes au travail manuel à défaut de pouvoir parler ; une activité qui, profondément réformée, est suffisamment consistante pour être confirmée dans ses cadres institutionnels, et distinguée de l’instruction publique qu’on donne à tous les enfants « ordinaires ».
29Reste à se demander dans quelle mesure le sort des réformes se joue dans les Congrès. L’obstination des réformateurs du réseau Péreire peut aussi tenir au fait qu’ils sont conscients des limites d’un Congrès et de ses effets, et que la vraie bataille se situe ailleurs. De même, la force des administrateurs n’est pas le produit des Congrès, mais leur est acquise dès la première fois qu’ils s’y rendent, à Milan. Source exceptionnelle pour l’historien, outils d’institutionnalisation et de légitimation pour les acteurs, les Congrès ne « font » pas pour autant l’histoire. Les acteurs ne s’y trompent d’ailleurs pas dans leur version de l’histoire de la réforme des méthodes, version bien sûr différente (chaque camp s’en attribue la paternité) : les Congrès mettent en scènes des forces qui se situent ailleurs. Pour la Société Péreire, Magnat, Péreire est au principe de la proclamation de la supériorité de la méthode orale à Milan, et partant, de la généralisation de son usage dans les établissements français. « Il y a dix ans, l’enseignement des sourds-muets se traînait dans la voie stérile de la mimique […]. Depuis, une grande révolution s’est accomplie […]. Il y aujourd’hui, en France, peu d’écoles de sourds-muets où la méthode orale n’ait pas prévalu. » La grande révolution « inoffensive et bienfaisante » doit tout à l’« initiative individuelle » de Eugène Péreire et de Marius Magnat, organisateurs du Congrès universel de 1878. Absent de ce Congrès mais « averti » de son « succès », le ministère de l’Intérieur « voulut participer au second [Congrès international] », au cours duquel il se rallia au projet réformateur27.
30Dans un ouvrage en forme de bilan de la réforme, paru en 1886, le chef de bureau T. Denis regrette pour sa part que « le ministère de l’Intérieur, qui l’a entreprise avec prudence, qui la dirige avec sagesse, qui en a désormais assuré le plein succès, ne proclame pas le bien qu’il fait ». Il est pourtant « de l’intérêt général que l’on sache l’importance que le ministère de l’Intérieur attache à l’extension des bienfaits dus à son initiative, sa résolution d’imprimer à la réforme qu’il a décidée toute l’impulsion dont elle est susceptible, son souci constant de surveiller, de soutenir et d’encourager des institutions qui, avec une spontanéité méritoire et une foi absolue dans l’infaillibilité de sa décision, l’ont courageusement suivi dans sa voie de transformation et de progrès. Un peu de publicité [lui] paraît donc chose utile28 ». De fait, la version officielle désigne l’administration comme seule responsable de la réforme (« une des plus admirables et des plus démocratiques de la fin du siècle ») : Claveau et Denis eux-mêmes ont importé la méthode orale pure de l’étranger. Après une mission dans les établissements allemands, belges, hollandais et suisses en août 1879, ils auraient obtenu l’expérimentation de la méthode orale à Bordeaux, véritable « point de départ » de la réforme ; après le Congrès de Milan et la visite des établissements italiens, ils auraient convaincu le ministère de la nécessité de généraliser la méthode orale dans sa version « pure ».
31Les initiatives de la Société Péreire et des autres réformateurs oralistes, « efforts méritoires mais trop localisés », sont très en deçà des expériences étrangères, et n’ont rien de très neuf : l’abbé de l’Épée déjà aurait obtenu des résultats « magnifiques » avec la méthode orale, à laquelle il a renoncé parce qu’il avait trop d’élèves ; de même, les Institutions d’État ont privilégié les méthodes mimiques, parce que, en vertu du « noble sentiment d’égalité », elles entendaient instruire tous les sourds. Mais la méthode orale n’a jamais été complètement abandonnée, dans les établissements congréganistes comme dans les « Institutions de l’État ».
32Surtout, la réforme vient de l’étranger, de l’Allemagne et des pays limitrophes, où Claveau reconnaît en passant qu’elle a « ses plus profondes racines », mais aussi, dans la période la plus récente, de l’Italie. En août 1879, Claveau et Denis visitent en trois semaines treize établissements allemands, belges, hollandais et suisses où la méthode orale est en vigueur. Cette mission est l’objet d’un premier rapport, dans lequel Claveau, malgré de nombreuses réserves, préconise l’instauration de cette méthode à titre d’essai dans l’Institution des sourdes-muettes de Bordeaux, et souligne que « l’administration aurait tout particulièrement à s’éclairer par l’expérience de ce qui s’est fait à cet égard dans les grandes écoles d’Italie ». « Le point de départ [de la réforme] opérée aujourd’hui dans presque toutes les institutions françaises, a été certainement l’exemple donné par votre administration lorsque, dès le début de l’année scolaire 1879-1880, la méthode orale pure a été exclusivement appliquée à l’instruction de toutes les jeunes filles admises […] à Bordeaux. » Le second tournant est le second rapport de Claveau, publié en 1881, qui préconise l’usage de la méthode orale pure dans les établissements français, à partir des résultats du Congrès de Milan, et des visites effectuées dans onze établissements italiens avant le Congrès29.
33Enfin, la réforme est effective en raison de la décision des responsables politiques : c’est la « résolution » du ministre, « avec le prestige de son caractère officiel », qui « a produit immédiatement ce merveilleux résultat, qu’elle a entraîné dans la même voie toutes les institutions françaises qui conservaient pour base de leur enseignement le langage des signes30 ».
34C’est cette version de l’histoire qu’il faut maintenant examiner.
L’État contre la politique : l’administration dans la réforme
35Une fois constituée en enjeu par le réseau Péreire, la réforme de l’éducation des sourds-muets – normalisation par la méthode orale et prolongation de la spécificité institutionnelle – est conduite par les agents du ministère de l’Intérieur, malgré les réticences des professeurs de l’Institution nationale de Paris. La mission de Claveau et Denis à l’étranger et l’expérimentation de la méthode orale à Bordeaux mènent le ministère à décider la généralisation de la méthode avant même le Congrès de Milan, explicitement conçu comme une « dernière mise à l’épreuve » de cette méthode. Quant au volet institutionnel, la pérennisation de la mainmise du ministère de l’Intérieur est validée dans l’arène parlementaire en même temps qu’elle est confirmée dans les Congrès : au nom de la spécificité de l’activité, le pouvoir républicain renonce à faire appliquer le droit à l’instruction reconnu aux sourds-muets. C’est finalement en créant un diplôme d’État et en s’arrogeant le pouvoir d’en user que le ministère de l’Intérieur consolide « définitivement » l’éducation des sourds-muets comme éducation « spéciale ».
Le ministère et la méthode orale pure
36L’inspecteur général Claveau semble convaincu de l’intérêt de la méthode orale dès l’été 1879. Le rapport qu’il écrit sur l’enseignement de la parole à l’étranger, à la suite de sa visite des établissements suisses, allemands, belges et hollandais, préfigure en effet sur bien des points la position officielle du ministère de l’Intérieur au début des années 1880. Claveau s’y montre très critique envers le langage des signes (qu’il ne pratique évidemment pas), jugé non seulement imprécis mais aussi d’une faible utilité sociale. L’inspecteur envisage en effet les moyens de communication comme des monnaies de valeur d’usage plus ou moins grande. De ce point de vue, le langage des signes place le sourd-muet « dans une situation d’infériorité à l’égard du reste des hommes », alors que la « parole » est universelle, accessible à tous. Fort logiquement, Claveau ne discrédite pas seulement les signes, mais aussi le dessin et l’écriture, lesquels ont tous « entre autres inconvénients, celui de laisser le sourd-muet en dehors de toute relation possible, soit avec les personnes illettrées, s’il veut recourir à l’écriture, soit avec les personnes auxquelles le langage des signes est étranger, c’est-à-dire l’immense majorité des entendants, s’il veut employer la mimique pour traduire une pensée quelque peu compliquée ». La valeur d’échange inférieure de l’écriture permet à Claveau de réfuter la critique selon laquelle l’acquisition de la parole, lente et difficile, nuirait à l’instruction proprement dite. En effet, « les idées à transmettre par la parole représentent, pour le sourd-parlant, un capital réalisé en espèces ayant cours partout, facilement et utilement échangeable à tout instant ; […] les idées dont la transmission est assujettie à l’emploi de l’écriture sont, au contraires, assimilables à des valeurs plus précieuses peut-être, mais dont l’échange ne s’opère pas d’une manière courante. Or dans maintes circonstances, de telles valeurs peuvent offrir moins de ressources qu’un capital plus faible en espèces ayant cours31 ». Claveau se montre cependant sceptique sur les méthodes en vigueur dans les États visités. Il propose donc que la méthode orale soit introduite à titre expérimental à Bordeaux, et suggère de se tourner plutôt vers « ce qui s’est fait dans les grandes écoles d’Italie32 » pour dénicher la meilleure méthode. Il est tout à fait vraisemblable que Claveau minimise les performances des méthodes orales en vigueur en Allemagne par nationalisme ; mais le choix de l’Italie peut aussi tenir à l’influence de l’abbé Balestra qui, depuis 1875, fait le siège des autorités françaises pour introduire sa méthode dans les institutions de l’Hexagone.
37Au cours des années 1870, les membres du réseau Péreire ne sont en effet pas les seuls défenseurs de la méthode orale : l’abbé Séraphino Balestra, directeur de l’Institution de Côme, tente de convaincre directement le ministère de l’Intérieur français des bienfaits de la méthode « phonique » italienne. D’après Théophile Denis, c’est sous l’influence de Balestra que le ministère aurait décidé d’envoyer une mission, confiée à Claveau et lui-même, dans certains établissements oralistes à l’étranger au cours de l’été 187933. Présent à Paris dès 1875, membre particulièrement actif du Congrès de 1878 (orateur prolixe, il intervient à tout propos), Balestra a obtenu du ministre de l’Intérieur l’autorisation de mener une expérience d’oralisation dans l’Institution de Paris à la rentrée scolaire de septembre 1878. Les lettres que l’instituteur italien adresse au ministre de l’Intérieur ou à Etcheverry, directeur de l’Institution, témoignent d’un prosélytisme intense.
38Affirmant « prêcher » en faveur de sa méthode depuis 1873, Balestra déclare avoir refusé la direction de l’Institution de Rome « pour consacrer tous [ses] forces aux sourds-muets de la France et à leurs zélés professeurs, pour faciliter parmi eux l’introduction du langage articulé ». Les avantages de sa méthode sont divers et parfois incongrus (elle faciliterait la « circulation du sang », elle serait parfaitement adaptée à la langue française si « claire » et « précise »)34. Balestra fait même parvenir au ministre de l’Intérieur, en juin 1879, un projet de décret qui, précédé de plusieurs considérants, rend « l’enseignement de la parole par la parole […] obligatoire dans toutes les écoles de l’État », et proscrit complètement l’usage des procédés mimiques comme méthode d’enseignement (mais les tolérant « dans le commencement de l’instruction comme moyen de se mettre en communication avec les élèves ») ainsi que celui de la dactylologie (alphabet manuel). Les considérants du projet correspondent assez exactement avec les arguments de Claveau : « La parole est le moyen naturel et voulu par la Providence pour la communication des idées entre les hommes » ; « le langage des signes et la dactylologie ne sont pas compris de la plupart des hommes » et « les sourds-muets qui n’ont que ces ressources pour s’exprimer restent forcément isolés dans la société ». Balestra ajoute que la parole présente des avantages indiscutables « au physique et au moral » des sourds-muets, et que « tous les sourds-muets même de naissance sont capables de lire la parole sur les lèvres d’autrui et de parler eux-mêmes35 ».
39Le projet de Balestra n’est pas retenu, et son essai parisien semble avoir été un échec. Alors qu’il prétendait pouvoir enseigner la parole aux enfants sourds-muets en une semaine, le séjour de Balestra dans les locaux de l’Institution pendant l’année scolaire 1878-1879 n’a pas convaincu les dirigeants de l’établissement. La tâche était sans doute insurmontable. Des propos tenus au sein de la commission consultative aux discours officiels prononcés lors des distributions annuelles des prix en passant par les sujets des thèses soutenues par les aspirants professeurs, tout atteste que l’Institution de Paris défend la méthode intuitive, « sa » méthode d’enseignement, dans les années 1870. La composition du personnel – et notamment du personnel dirigeant – de l’Institution explique une telle cohérence. Lorsqu’en 1875 le réseau oraliste accentue sa mobilisation (création de la Société Péreire et de l’École Péreire à Paris), l’Institution de Paris dispose d’un personnel relativement homogène du point de vue de l’expérience pédagogique : le directeur Martin Etcheverry, le censeur Valade-Rémi (frère de Valade-Gabel), et cinq professeurs sur neuf sont passés par l’Institution de Bordeaux, et pratiquent la méthode intuitive36. Les directeurs Léon Vaïsse (1867-1872) et Martin Etcheverry (1872-1880) se montrent très conservateurs en matière pédagogique. Dans l’histoire de l’Institution, Vaïsse est le seul professeur de l’établissement devenu directeur ; intéressé par les cours d’articulation (il rejoindra les réformateurs oralistes), le directeur Vaïsse est pourtant attentif à la conservation de la méthode intuitive et à l’amélioration du langage des signes, « seconde langue maternelle » de l’enfant sourd-muet37. En 1865, il écrit ainsi que « les signes naturels, que le sourd-muet trouve sans maître, ont repris la place des signes méthodiques […] », que la « méthode intuitive » est une « précieuse ressource [ajoutée] à celle qu’offre la mimique », et que la parole et la lecture sur les lèvres, souvent « trop surestimées ou trop rabaissées », ont dans l’Institution « la place que [leur] assignent les résultats qui peuvent en être obtenus38 ». La mutité découle selon lui de la surdité, et ne saurait être palliée par la vue : contrairement aux aveugles, pour lesquels le toucher supplée la vue, les sourds-muets ne peuvent profiter de la « compensation des sens39 ».
40Etcheverry (né en 1814) a fait carrière dans les bureaux du ministère de l’Intérieur : entré comme surnuméraire en 1841 (recommandé par Lamartine), il devient expéditionnaire, rédacteur (1850), commis principal (1858), sous-chef de bureau (1860) au Secrétariat du ministre. Dévoué et sûr, chargé de missions confidentielles au plus haut niveau ministériel, il est promu à la tête de l’Institution de Bordeaux en 1867, puis de Paris en 187240. Lorsqu’il succède à Vaïsse, Etcheverry dispose ainsi d’une expérience d’administrateur dont on peut penser qu’elle l’incite au légalisme et à l’orthodoxie : placé pendant trente ans à des postes pour lesquels le respect de la hiérarchie est la principale qualité, Etcheverry est enclin à défendre une méthode qu’il a pu observer de près à Bordeaux. Avec une constance sans faille, il se montre critique envers l’articulation, qui ne profite qu’aux demi-sourds ou aux sourds tardifs, est difficile à enseigner, car lente à acquérir, et inadaptée à l’Institution nationale, établissement de grande dimension. Il s’efforce en revanche de consolider le langage des signes comme instrument général de l’enseignement, notamment en rétablissant le cours de langage mimique au profit des nouveaux répétiteurs entendants, pour qu’ils puissent « se mettre en communication directe et fructueuse avec leurs élèves41 ».
41Etcheverry se montre inflexible face à la publicité croissante des thèses oralistes qu’il ne peut pas ne pas connaître – Houdin (en 1872 et 1873) et Péreire lui-même (en 1875) assistent aux distribution des prix de l’Institution. Au sein de la commission consultative, il dénonce d’ailleurs promptement les principes défendus par Magnat dans son Cours d’articulation, lui reprochant tout à la fois d’exagérer l’homogénéité des méthodes employées en Allemagne, de caricaturer les méthodes en usage à Paris, et de reprendre les termes surannés de la querelle entre Heinicke et l’Épée. Mieux, il pourfend l’idée de la supériorité de la parole sur l’écriture et le langage des signes comme moyen d’enseignement. Il réaffirme la distinction classique entre la parole comme « moyen de communication désirable » (comme but parmi d’autres de l’enseignement), et la parole comme « instrument général d’éducation » (comme moyen de l’enseignement) ; en héritier de l’abbé de l’Épée, il présente le langage des signes comme la langue maternelle des sourds-muets, et la langue française (écrite ou parlée) comme une langue étrangère aux sourds-muets ; en défenseur de la méthode intuitive, il confirme la supériorité de l’écriture sur la parole comme instrument de l’enseignement, pour sa dimension pratique (son usage n’est pas « individuel » comme l’est celui de la parole), mais aussi en vertu de ses propriétés intrinsèques (« l’écriture offre plus de fixité et plus de précision à la pensée ») ; il récuse enfin jusqu’à la possibilité d’utiliser la parole comme instrument de pensée, déclarant qu’« il n’y aura jamais de parole véritable pour le sourd-muet. Il fera parvenir des sons à son interlocuteur, mais sa parole sera morte pour lui42 ». Tous les éléments disponibles concordent en faveur de la centralité du langage des signes dans l’institution. Deux exemples : en 1872, on refuse la création d’un atelier d’horlogerie parce que le maître horloger ne connaît pas les signes ; en 1875, au contraire, le chef cordonnier est félicité par la commission consultative autant pour les résultats de ses élèves que pour sa connaissance des signes43.
42Le corps enseignant se montre en accord complet avec la direction quant à la pertinence de la méthode et à la nécessité du langage des signes. Le langage des signes, en effet, est le langage des enfants sourds-muets : dans son discours lors de la distribution des prix de 1872, le professeur Comte déclare que « le langage des signes est indispensable aux professeurs de sourds-muets, il fait partie des savoirs que ceux-ci doivent impérativement posséder ». Un professeur ajoute : il importe de « comprendre parfaitement notre élève ; pour y parvenir, nous nous priverons de l’usage de la parole, nous converserons et nous penserons en signes mimiques : nous nous ferons sourds-et-muets. Langage pour langage, le jeune sourd-muet préfère le sien à celui des parlants. Si nous ne savions nous servir habilement des signes, l’élève nous considérerait comme inférieur à lui : il se fait si bien comprendre de ses camarades » ! Mais il convient d’abandonner progressivement ce langage au profit de l’écriture, de manière à consolider la maîtrise de la langue par l’élève, but premier de l’enseignement : comme le rappelle André Valade-Gabel dans son discours lors d’une autre distribution des prix, celle de 1879, devant Claveau et le secrétaire d’État Fallières, il est impératif de suivre la formule du philosophe italien Jérôme Cardan selon laquelle le but de l’instituteur des sourds-muets est de les mettre en état d’entendre, en lisant, et de parler, en écrivant. L’Institution compte d’ailleurs pas moins de quatre professeurs sourds-muets, les deux derniers postes vacants ayant été attribués à deux anciens élèves, Nicolas Théobald (en 1872) et Ernest Dusuzeau (1879). Nés dans les années 1840, ils forment la sixième (et dernière) génération de professeurs de sourds-muets de Paris depuis Massieu. Dusuzeau illustre à lui seul la réussite du système de l’enseignement mutuel hérité de l’Épée : moniteur à 17 ans, répétiteur à 19 ans, il obtient le baccalauréat es sciences, puis l’agrégation de l’Institution à 25 ans ; il est nommé professeur titulaire à 28 ans44.
43Lorsque, dans son rapport sur le Congrès de Milan, Claveau décrit l’expérimentation bordelaise comme une grande réussite, son propos relève à l’évidence de la parole performative. On imagine mal en effet ses supérieurs hiérarchiques être convaincus par le fait qu’une enfant demi-sourde soit capable de prononcer le mot « vache » après un an d’exercices, pour reprendre un exemple donné par l’inspecteur général. Néanmoins, le fait est que, sur la base de cette expérimentation, le ministère décide d’envoyer une délégation officielle à Milan et de remplacer Etcheverry par Peyron à la tête de l’Institution de Paris dans le mois précédent le Congrès. Le discours tenu le 10 août 1880 par le sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur A. Fallières lors de la distribution des prix de l’Institution de Paris est sans ambiguïtés quant à l’intention du pouvoir politique. Tout en faisant l’éloge des « succès » rencontrés par l’école de la rue Saint-Jacques, Fallières déclare que l’inspecteur général Claveau et lui-même sont désormais « convaincus » de la nécessité de la mise en place de la méthode orale et présente le Congrès de Milan comme « une dernière épreuve nécessaire ». Il se dit également certain qu’Adolphe Franck, délégué officiel du ministère à Milan dont l’opposition ancienne aux procédés d’oralisation est connue, saura « changer d’avis devant des efforts couronnés d’un succès général et durable45 ». De retour de Milan, le changement est immédiat à Paris (et probablement dans les Institutions de Bordeaux et Chambéry) : les anciens élèves sont strictement séparés des nouveaux et confiés aux professeurs sourds-muets le temps de terminer leur instruction ; les répétiteurs suivent une formation accélérée à la méthode orale pour pouvoir enseigner aux nouveaux élèves. Quant aux instituteurs catholiques, on a vu que leurs représentants, après avoir affirmé leur attachement aux signes lors du Congrès de Lyon en 1879, avaient vécu un an plus tard l’expérience milanaise comme une « conversion ». La diffusion de la méthode orale a vraisemblablement été rapide au moins dans les établissements représentés à Milan, et sa diffusion d’autant plus massive que les congrégations converties sont puissantes.
L’éducation spéciale et le droit à l’instruction
44À défaut d’être immédiate, la généralisation est favorisée par l’alliance que nouent les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et les instituteurs catholiques à partir du Congrès de Bordeaux. L’intérêt commun qui fonde cette alliance réside bien sûr dans la pérennisation de l’éducation des sourds-muets comme activité de bienfaisance, différente de l’instruction primaire, contre le projet des réformateurs du réseau Péreire. Intérêt latent encore en 1880, finalement construit de manière publique sous la contrainte de la politisation du projet oraliste (i. e. de son entrée dans la politique parlementaire), et surtout de la politique de sécularisation de l’instruction publique menée par les gouvernements républicains.
45Les réformateurs peuvent en effet faire valoir quelques soutiens parmi les parlementaires. À partir de 1877, le député républicain Émile Beaussire profite chaque année de l’examen du budget des Institutions nationales en commission pour déposer symboliquement (sans le défendre) un amendement en faveur de leur transfert dans les attributions du ministère de l’Instruction publique. Fils d’un négociant vendéen, Beaussire (1824-1889) est ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie (classé deuxième, derrière Ernest Renan, en 1848), docteur ès lettres, collaborateur régulier de la Revue des deux mondes ; député de la Vendée en 1871, réélu en 1876, il s’est spécialisé dans les questions d’enseignement46. En 1881, il défend pour la dernière fois son amendement, lequel, sur rapport du député Henri Liouvillle, est repoussé : le ministère de l’Instruction publique n’exprime aucun souhait, le ministère de l’Intérieur tient à conserver ses prérogatives. Président de la distribution des prix de l’Institution de Paris de 1881, quelques semaines avant le Congrès de Bordeaux le même Liouville y fait l’éloge de la « parole vue et articulée », de la réforme, et d’Oscar Claveau, dans les termes mêmes de certains écrits de… Claveau47.
46La politisation de la revendication des réformateurs franchit un palier avec l’interpellation en séance publique du député Sévériano de Hérédia lors de l’examen du budget du ministère de l’Intérieur par la Chambre des députés, le 23 novembre 1882, à laquelle le gouvernement répond aussitôt. Riche planteur né à Cuba, naturalisé français en 1871, Sévériano de Hérédia (1836-1901) est élu radical du conseil municipal de Paris en 1873, où ses intérêts le portent vers l’enseignement populaire et les questions scolaires. Après un premier échec en 1876, il est élu député de Paris en 1881 dans l’arrondissement d’Eugène Péreire. Il soutient la politique opportuniste au cours de la législature, mais se présente au sein de la liste radicale en 188548. Plus encore que Beaussire, Hérédia s’investit durablement dans l’éducation des sourds-muets : il fonde notamment avec Hément la Société nationale pour l’étude des questions intéressant les sourds-muets, qui met sur pied à Paris le Congrès contestataire de 1884. Hérédia reprend plusieurs arguments des réformateurs. Il souligne que l’éducation des sourds-muets poursuit un objectif d’instruction, non de bienfaisance, et doit être rattachée au ministère de l’Instruction publique, invoquant à l’appui une circulaire dudit ministère selon laquelle « tous les établissements, quelle que soit leur dénomination, où des élèves reçoivent avec l’enseignement professionnel tout ou partie des connaissances formant le programme de l’instruction primaire, sont de véritables écoles ». Il critique également « l’insuffisance de la direction pédagogique » au ministère de l’Intérieur : en tant qu’écoles, les institutions de sourds-muets méritent mieux que d’être placées sous l’autorité d’un personnel administratif qui, pour contrôler les « haras » et les « lavoirs publics », n’en est pas moins ignorant en matière pédagogique ; Hérédia déplore enfin que les établissements « libres » échappent à toute surveillance. Mais en mettant la Chambre en garde contre « l’influence du clergé sur les enfants sourds-muets », le député renouvelle également le débat dans les termes de la question religieuse. Sous les protestations de la droite, il déclare que les congréganistes des établissements de sourds-muets sont ouvertement « en guerre » contre le projet gouvernemental de sécularisation de l’instruction, et qu’à l’occasion du Congrès de Bordeaux, les « membres du clergé » sont revenus sur leurs prises de position antérieures, favorables au transfert, en raison même des avancées de la législation en matière d’instruction publique49. Dans sa réponse, le ministre de l’Intérieur, Armand Fallières, s’en tient aux arguments classiques : l’éducation des sourds-muets est une œuvre de bienfaisance ou (première apparition du terme) « d’assistance publique », destinée à donner un métier à des enfants infirmes de milieu indigent ; la compétence de son administration ne saurait être mise en doute au vu de l’importante réforme pédagogique qu’elle vient de mener.
47Le débat du 23 novembre 1882 à la Chambre se déroule en effet sur un arrière-plan juridique essentiel : la « grande » loi sur l’instruction primaire obligatoire, votée au printemps, précisait dans le dernier alinéa de son article 4 qu’« un règlement particulier [déterminerait] les conditions d’application du principe de l’obligation aux enfants sourds-muets et aux enfants aveugles ». Au cours du débat, Hérédia interpelle directement le gouvernement (« que faites-vous de votre loi ? »). Fallières lui répond qu’une « commission interministérielle » a été nommée. L’immixtion du ministère de l’Instruction publique, haut lieu de la laïcité et de l’obligation scolaire, dans le domaine de l’éducation des sourds-muets, à majorité catholique et charitable, est ainsi de l’ordre du possible, sinon du probable. On dispose de peu de sources sur la commission en question, nommée le 19 juin 1882 et composée de deux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, le Directeur Rousseau et Claveau, et de quatre fonctionnaires du ministère de l’Instruction publique, dont le Directeur de l’enseignement primaire Ferdinand Buisson. On ne sait pas si elle s’est seulement réunie, mais il est presque certain qu’elle n’a finalement produit aucun document administratif50. Dans tous les cas, même si aucun élément empirique ne confirme que l’opposition à la politique scolaire républicaine constitue le motif du soutien apporté par les congréganistes, l’intervention du député Hérédia a le mérite de rappeler que la question scolaire informe considérablement le contexte du Congrès de Bordeaux, donc l’horizon d’attente des instituteurs catholiques et des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur dans les années 1881-1882. La reconnaissance légale du « droit à l’instruction » des sourds-muets et des aveugles constitue pour eux une menace latente : l’obligation de l’instruction peut être utilisée à tout moment en faveur de l’alignement de cette activité sur les principes en vigueur en matière d’instruction publique. Dans l’éducation des sourds-muets, l’intérêt conjoint de l’Église et de l’État est au concordat.
48Pour conserver la maîtrise de l’éducation des sourds-muets, les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur recourent à deux stratagèmes. Ils tentent de faire croire que l’obligation scolaire est déjà réalisée, la quasi-totalité des sourds-muets étant déjà admis dans les institutions d’éducation. Ils garantissent la compétence des instituteurs en poste dans les institutions de sourds-muets en leur octroyant un nouveau diplôme officiel. Le premier stratagème n’est pas sans rappeler les élucubrations statistiques de la révolution : malgré le siècle d’intervalle, les progrès sont minces, et les estimations tout aussi grotesques. Pour Claveau et Denis, le droit est superflu car le régime de la faveur permet d’atteindre presque tous les enfants ; il suffit de demander aux départements de voter des bourses supplémentaires pour atteindre l’objectif de l’instruction pour tous. Les estimations des enfants encore à scolariser, présentées par Claveau et Denis la même année (1886) mais dans des publications séparées, différent sensiblement pour une raison qui donne la mesure du sérieux du travail effectué. À partir des mêmes données pour le moins précises – 3 655 enfants seraient déjà scolarités, et 3 699 scolarisables – Denis évalue à 200 le nombre d’enfants non scolarisés, et Claveau à 341, simplement parce que le premier a arrondi les chiffres à la centaine selon sa convenance (de 3 996 à 3 900 et de 3 655 à 3 700)… L’estimation des enfants scolarisables est aussi très discutable : Denis et Claveau la construisent par approximation à partir de la tranche d’âge des 8-15 ans, alors que la tranche d’âge potentiellement scolarisable est celle des 8-20 ans (un enfant sourd-muet peut être admis jusqu’à l’âge de 12 ans)51. Les données statistiques (et chiffrées) étant bien faites pour faire oublier les conditions de leur production, les estimations de Claveau ou de Denis font encore autorité à la fin des années 1890 auprès des acteurs de l’éducation des sourds-muets52.
49Si le premier stratagème ne sert guère les intérêts des enfants sourds-muets, le second profite pleinement aux instituteurs catholiques, qu’il convient d’établir officiellement dans leur activité. Une telle rupture avec l’indifférence séculaire de l’État à l’égard du « secteur privé » confessionnel était en germe dès le Congrès de Milan. Dans les dernières pages de son rapport, Claveau proposait déjà que « la sollicitude de l’Administration supérieure » se porte « avant tout » sur les moyens de former des professeurs spéciaux « dans les écoles spéciales de sourds-muets » (et non dans les écoles normales)53. Elle se précise sans doute à l’issue du Congrès de Bruxelles de 1883, au cours duquel les oralistes, on l’a dit, présentent des revendications de plus en plus précises en présence d’une délégation importante du ministère conduite par les directeurs d’administration Le Guay et Rousseau. C’est de fait sur rapport officiel de Le Guay que, le 3 septembre 1884, Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur, prend un arrêté « instituant des certificats d’aptitude pour les personnes qui se destinent ou sont employées à l’enseignement des sourds-muets », ou plus précisément des élèves-boursiers des départements ou des communes (l’arrêté ne concerne donc pas les professeurs des Institutions nationales, dont les conditions particulières de recrutement sont expressément conservées). La Rochelle soutient que Claveau en est l’auteur, avec l’accord de Rousseau et Le Guay54. L’arrêté n’a aucun caractère d’obligation : c’est aux candidats de faire connaître à l’administration « leur intention de subir les épreuves ». Il précise en détail les conditions de candidature, la nature des épreuves et leurs modalités d’organisation. Deux certificats sont créés : celui « du premier degré » reconnaît l’aptitude à exercer le professorat ; celui du degré « supérieur », qui suppose la possession du premier, l’aptitude à « former des aspirants professeurs ». Les candidats doivent avoir participé à l’enseignement et suivi des cours normaux pendant deux ans, mais en l’absence de cours normaux, une disposition prévoit que, jusqu’en 1888, les candidats devront satisfaire seulement aux conditions de participation ou de direction de l’enseignement55. Cette mesure transitoire est l’une des plus importantes, en tous cas la plus utile à court terme, puisqu’elle offre la possibilité d’octroyer les certificats sans épreuve. Or, la tâche en est confiée aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur eux-mêmes : composé de « deux membres choisis par le Ministre de l’intérieur, et d’un membre du conseil général désigné par le préfet », le jury doit se transporter dans les établissements même où exercent les candidats, où il pourra dans le même temps évaluer les candidats dans leurs classes, et procéder à « l’inspection de l’établissement ». Implicitement, l’arrêté indiqué qu’un membre du jury au moins est un inspecteur général, fonctionnaire habilité au contrôle des établissements de bienfaisance.
50L’arrêté de 1884 instaure ainsi une procédure de reconnaissance de la capacité à enseigner aux sourds-muets que l’on peut qualifier de « générale », puisque presque tous les établissements, en tout cas ceux tenus par les congrégations catholiques ou par des ecclésiastiques, bénéficient de bourses des conseils généraux (et, dans une moindre mesure, des communes). Il légitime l’action passée du ministère et lui donne de nouveaux pouvoirs. Le ministère de l’Intérieur se décrit en effet comme le responsable de la réforme des méthodes d’enseignement : selon les termes de la circulaire qui accompagne l’arrêté, « l’initiative prise par le ministère de l’Intérieur [dans les Institutions nationales] [n’a] pas tardé à exciter l’émulation et à provoquer les recherches de beaucoup de maîtres et d’institutrices appartenant à des institutions autres que les Institutions nationales de sourds-muets, et déjà initiés d’ailleurs à l’enseignement de la parole ». D’autre part, les « inspections » effectuées sur ordre du ministre avaient constaté que « le succès avait été généralement à la hauteur d’une bonne volonté qui n’est pas douteuse ». Les nouveaux certificats d’aptitude sont censés rassurer les conseils généraux sur « la valeur des procédés d’enseignement mis en œuvre dans l’Institution qui reçoit les élèves boursiers », et sur « l’aptitude des maîtres ou institutrices à diriger les élèves dans une voie en partie nouvelle, et à former, tant par l’exemple que par le conseil, de nouveaux professeurs pour le classes à venir56 ». En réservant à ses propres agents le monopole de cette reconnaissance, l’arrêté a encore pour effet de consolider la mainmise du ministère sur l’éducation des sourds-muets. Deux fonctionnaires du ministère disposent du pouvoir de sanctionner la capacité à enseigner de tous les prétendants à cette activité.
51Or, ce pouvoir est immédiatement et généreusement mis à profit par Claveau et Denis eux-mêmes : nommés membres du jury le 5 mai 1885, les deux fonctionnaires effectuent de mai à juillet une tournée d’examens dans toute la France, et délivrent à cette occasion 63 certificats de degré supérieur, et 105 certificats du premier degré – on ne sait pas si des candidats ont été recalés57. Pour La Rochelle, l’arrêté, en apparence « juste et démocratique », est une « arme à double tranchant » qui donne à Claveau le pouvoir de distribuer des diplômes d’État de manière discrétionnaire58. De fait, la proportion des candidats « aptes » est très importante, sans doute de l’ordre de la moitié des instituteurs en exercice (il existe environ 60 établissements et 410 enseignants, chefs d’ateliers compris, en 188559). Si, comme on l’a déjà rapporté, La Rochelle dénonce cette tournée d’inspection comme une « campagne électorale » en vue du Congrès de Paris, Claveau tient au contraire un discours évidemment triomphal. La réforme oraliste est un succès : « sauf quelques rares exceptions qui s’expliquent par des situations individuelles, la parole vivante a prévalu partout », la lecture sur les lèvres a fait de « remarquables progrès », les réponses des maîtres et des élèves « ont dépassé les espérances ». De surcroît, Claveau ne déroge pas au discours inspectoral en soulignant combien les vertus mêmes de la tournée d’inspection ont contribué à la réforme en propageant les perfectionnements et en mettant en valeur les défauts à corriger.
52Au bout du compte, « tout est spécial » dans l’éducation des sourds-muets, selon la formule du directeur d’administration Rousseau : les besoins des élèves, la dénomination des établissements, les méthodes et procédés employés, les connaissances des instituteurs60. L’année 1885 marque bien la fin d’un processus réformateur qui a conduit à l’innovation dans la méthode mais à la conservation dans l’organisation institutionnelle. Pause dans l’organisation des Congrès jusqu’en 1900 (la forme institutionnelle est en revanche investie en 1889 par de nouveaux outsiders, les associations de sourds-muets « silencieux ») ; création de la Revue internationale de l’enseignement des sourds-muets patronnée par Franck, Peyron et Péreire, afin de favoriser les échanges entre les « professeurs spéciaux » ; admission de Claveau à la retraite en novembre, et nomination en tant qu’« inspecteur général honoraire des établissements de sourds-muets », deux décennies après le professeur Valade-Gabel : autant de faits significatifs de ce qui s’est joué cette année là, le triomphe oraliste, bien sûr, mais aussi, par conséquent, la naissance de l’éducation « spéciale » en marge de l’instruction publique comme activité dominée par l’alliance de l’État et de l’Église, au moment même de leur affrontement sur la question scolaire. Reste une énigme : comment un inspecteur général des établissements de bienfaisance, conservateur, catholique, en poste depuis presque trente ans sans avoir rien publié en matière d’éducation des sourds-muets, est-il parvenu à orienter pendant plusieurs années une réforme majeure ?
Le pouvoir des fonctionnaires
53La capacité avec laquelle les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur se sont appropriés un projet de réforme qui dénonçait explicitement leur incompétence apparaît rétrospectivement assez remarquable. Tout se passe comme si, en reprenant à leur compte la dimension méthodologique du projet, les agents du ministère de l’Intérieur s’étaient octroyés un surcroît de légitimité. Leur ardeur réformatrice invalide les critiques qui les taxaient d’immobilisme et d’incompétence, et repousse l’examen des revendications institutionnelles, qu’ils sont ensuite en mesure d’endiguer au nom de la réforme – tout à la fois symbole de progrès (des connaissances), indicateur de compétence (du ministère) et facteur de spécialisation (de l’éducation des sourds-muets) – et de rendre vaines en donnant un cadre légal à une activité qui en était jusque là dépourvue. L’enquête a montré que cette capacité d’appropriation renvoie à une grande autonomie des ces hauts fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions. Non seulement toutes leurs propositions des fonctionnaires sont acceptées et transmuées en décisions juridiques par les détenteurs successifs des postes ministériels, mais ils sont en mesure de faire comme si la législation en matière scolaire n’avait pas reconnu le droit à l’instruction des sourds-muets, et de ne montrer aucun empressement à établir le règlement exigé par la loi du 28 mars 1882 et satisfaire l’obligation d’instruction. Autrement dit, l’administration de l’Intérieur poursuit une politique de réforme indépendamment, et en contradiction avec, l’une des plus importantes législations votées par le nouveau pouvoir politique républicain.
54L’histoire de la réforme de l’éducation des sourds-muets semble valider certaines propositions d’un modèle précis d’analyse des politiques publiques, le « néo-institutionnalisme historique », pour lequel l’histoire passée et institutionnalisée constitue le facteur le plus déterminant des politiques sectorielles61. Le rôle décisif joué par les représentants du ministère de l’Intérieur tout au long de ce processus révèle en effet tout à la fois leur capacité à s’approprier un projet défendu par des acteurs privés et à l’orienter en fonction de leurs intérêts propres, et l’autonomie dont ils disposent au sein de l’État pour imposer leur point de vue sur la réforme, alors même que celui-ci est incompatible avec la législation élaborée par le pouvoir politique. Les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur jouissent en fait d’un quasi monopole de la parole d’État légitime sur l’éducation des sourds-muets, qui repose sur trois dimensions : l’héritage institutionnel de la répartition des compétences entre les ministères, établie sous la Révolution et confirmée depuis ; la subordination de type hiérarchique des Institutions d’État vis-à-vis de l’administration centrale, produit du processus de bureaucratisation de l’administration engagé dans les années 1840 ; la délégation de la gestion de l’activité d’éducation des sourds-muets par le pouvoir politique, elle aussi traditionnelle mais aussi fort opportune dans les premiers temps de la République.
Le ministère de l’Intérieur et sa juridiction
55On aurait tort de voir dans la politique de réforme de l’éducation des sourds-muets menée par le ministère de l’Intérieur la simple illustration de la « force » spécifique de « l’État » français, centralisé et bureaucratisé, sur « la société62 ». L’éducation des sourds-muets est une activité dominée par l’Église catholique et délaissée par l’État depuis le milieu du XIXe siècle : à tout prendre, l’État devrait plutôt être décrit comme « faible » dans ce domaine, et la réussite de la politique du ministère de l’Intérieur repose d’ailleurs largement sur le soutien des dirigeants catholiques. Plutôt qu’une qualité de l’État en général, c’est la structure interne de l’État qui explique la capacité d’action des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Dans l’État des années 1875-1885, ces derniers bénéficient d’un monopole historiquement établi en matière d’éducation des sourds-muets : un siècle de prise en charge fait de cette activité leur juridiction, leur domaine (réservé) de compétence.
56L’argument du poids du passé peut sembler relever du truisme, mais la division du travail administratif est tout sauf un élément anodin. Plutôt que reprendre tous les plaidoyers pro domo des fonctionnaires de l’intérieur, on peut l’analyser en creux, à partir de l’inaction du ministère de l’Instruction publique. L’absence de suites données aux propositions de Hément, Beaussire et Hérédia ne devraient pas plus étonner que l’abandon (l’enterrement ?) des travaux de la commission interministérielle de 1882. Les responsables du ministère de l’Instruction publique sont traditionnellement indifférents au sort de l’activité d’éducation des sourds-muets. Si elle a pu ponctuellement s’inquiéter de l’existence d’un espace institutionnel parallèle au sien et libre de toute contrainte, l’administration de l’instruction publique n’a en effet jamais réclamé durablement un droit de regard sur l’activité d’éducation des sourds-muets. Elle a même tout fait, sous le Second Empire, pour décourager les expériences d’accueil des enfants sourds-muets en milieu scolaire, ou la formation des instituteurs de sourds-muets dans les écoles normales départementales placées sous son autorité : même dans les périodes d’attention plus importantes, les pesanteurs bureaucratiques demeurent les plus fortes. Faut-il rappeler que, des années 1840 aux années 1860, les sourds-muets eux aussi ont réclamé en vain que leur éducation soit ennoblie par un transfert de sa tutelle au profit de l’instruction publique ?
57Or, le début des années 1880 ne constitue à l’évidence pas une période de forte attention pour l’administration de l’instruction publique. La direction de l’enseignement primaire est mobilisée par l’objectif, prioritaire pour le régime républicain, de l’instruction laïque, gratuite et obligatoire pour les enfants de 6 à 12 ans. Ajouté par amendement dans la discussion parlementaire, l’alinéa consacré aux « enfants sourds-muets et aveugles » dans la moi du 28 mars 1882, témoigne d’ailleurs que cette catégorie est bien exclue du domaine de « l’instruction publique », malgré une certaine proximité avec l’enseignement primaire quant aux matières enseignées et aux objectifs assignés. C’est là aussi l’opinion commune des instituteurs primaires, pour qui la désignation « enfants anormaux » renvoie à l’époque précisément aux sourds-muets et aveugles, en tant qu’ils peuvent certes recevoir une éducation, mais en dehors de l’école primaire63. Le projet de transfert formulé par les réformateurs oralistes s’est d’abord heurté à une répartition ministérielle des domaines de compétence fortement institutionnalisée, à la fois objectivée dans une législation, des classifications et des structures (les bureaux, les corps d’inspection, les écoles normales), et intériorisée, acceptée sur le mode de l’évidence, par la quasi-totalité des agents du ministère de l’Instruction publique. L’inspecteur départemental Félix Hément n’avait guère d’interlocuteurs convaincus de l’intérêt de son projet parmi ses collègues.
L’administration centrale au-dessus des Institutions
58L’incapacité des réformateurs à mobiliser le ministère de l’Instruction publique ne doit pas masquer les efforts des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur pour contrarier la réalisation d’un éventuel transfert. La conjoncture politique favorise là encore la capacité d’action de ces fonctionnaires, qu’ils soient « hauts » comme les directeurs d’administration Rousseau ou Le Guay, ou plus « moyens » comme le chef de bureau Denis et l’inspecteur général Claveau. Ils peuvent d’autant plus facilement innover en matière de bienfaisance que le pouvoir politique ne s’est pas encore préoccupé de définir une politique générale sur la question. La réforme de l’éducation des sourds-muets intervient en effet plusieurs années avant la réorganisation de l’administration en charge de la bienfaisance et la mise en chantiers de projets ambitieux en faveur de la reconnaissance de droits à l’assistance : la direction de l’assistance publique est instaurée en 1886, la première grande loi républicaine d’assistance profite aux « enfants moralement abandonnés » en 1889, année de création du Conseil supérieur de l’assistance publique et de l’organisation du premier Congrès international d’assistance publique64.
59Conservatrice, la réforme est à l’image de son principal inspirateur, l’inspecteur Claveau. On peut s’étonner qu’un fonctionnaire conservateur ait réussi à faire valider ses propositions par une administration républicaine. Mais Claveau pouvait faire valoir sa grande expérience (il est en poste depuis 1851), et avait la chance d’appartenir à un corps largement épargné par l’épuration qui touche alors la haute administration (les directions d’administration, l’administration préfectorale, le Conseil d’État et la magistrature)65. Les inspecteurs généraux nommés après 1879 sont certes des républicains déclarés, mais le seul inspecteur général renvoyé pour ses opinions politiques est Olivier de Watteville, fils d’Adolphe de Watteville, congédié d’office avec retenue en février 1879 par le ministre Lepère pour avoir tenu des propos antirépublicains dans plusieurs des établissements pénitentiaires qu’il inspectait66. Les nombreux textes relatifs à l’inspection générale témoignent des hésitations du ministère dans les années 1880 quant au degré d’autonomie à accorder aux inspecteurs : faut-il les placer sous la dépendance directe du ministre ou les attacher à une direction administrative ? Jusqu’en 1885, les dispositions penchent plutôt en faveur de la première solution : les inspecteurs généraux sont placés dans un bureau qui n’a pas de service soumis à leur inspection, et ne doivent remettre leurs rapports qu’au ministre67. Soutenus par les Directeurs et dans les bureaux concernés, les projets de Claveau ont finalement toutes les chances d’être approuvés par les responsables en poste : non seulement l’éducation des sourds-muets n’est pas un enjeu majeur, mais la réforme semble aller dans le sens du progrès.
60Enjeu majeur ou mineur, l’éducation des sourds-muets est dans tous les cas clairement du ressort de l’administration centrale avant d’être l’affaire des grandes Institutions nationale. Elle est de la responsabilité des administrateurs plutôt que de la compétence des enseignants. Le monopole étatique de la parole légitime sur le sujet dont jouissent les fonctionnaires centraux résulte du processus de bureaucratisation qui, depuis les années 1840, affecte les Institutions nationales : en renforçant les moyens de contrôle de l’administration centrale sur les Institutions d’État, l’ordonnance royale de 1841 a engagé un processus de dépossession des spécialistes de l’éducation des sourds-muets sur la maîtrise de leur activité. La mise en regard de la réforme des années 1880 avec la tentative des années 1830 est sur ce point éclairante. Sous la Monarchie de juillet, le conflit autour des méthodes avait pour arène l’Institution de Paris et elle seule ; l’opposition des professeurs (sourds-muets et entendants), spécialistes reconnus en matière d’enseignement, avait suffi à faire échouer le projet du directeur Ordinaire et des notables du Conseil d’administration, en l’absence d’intervention du ministère de l’Intérieur. Le Second Empire constitue une phase de transition : l’administration centrale et l’inspection générale se réservent les questions d’ordre administratif et financier, et laissent la position d’expertise en matière pédagogique à Valade-Gabel. En effet, les importantes responsabilités occupées par la génération de ce dernier – celle des enseignants entrés dans la carrière dans les années 1820 (Morel, Vaïsse) – ne doivent pas faire croire à un pouvoir croissant des enseignants : les générations suivantes ne reçoivent pas les mêmes honneurs. Au contraire, ce sont des préfets ou des chefs de bureaux qui sont nommés à la tête des Institutions nationales ou dans les commissions spécialement créées pour statuer sur les transformations à faire dans les Institutions. La réforme des années 1880 parachève cette évolution défavorable aux enseignants : les fonctionnaires de l’administration centrale statuent sur des questions purement pédagogiques, sans que la direction ou les professeurs des Institutions nationales puissent faire entendre leur opinion (Etcheverry en 1880 puis les professeurs sourds-muets en 1887 sont renvoyés). Le tournant est bien la mission confiée en 1879 par Lepère, ministre de l’Intérieur, à Claveau et Denis, dans la mesure où, dans l’histoire des « expertises » pédagogiques, elle constitue la première occurrence d’une mise à l’écart des praticiens de l’enseignement des sourds-muets au profit d’un inspecteur général. Sans doute mère Angélique Camau, supérieure et première institutrice de l’Institution nationale des sourdes-muettes de Bordeaux, accompagne t-elle Claveau et Denis, qui valorisent d’ailleurs sa présence à leurs côtés ; le moins qu’on puisse dire est cependant que sa présence est d’une grande discrétion. Sans doute encore, Claveau mobilise-t-il en toutes circonstances le point de vue « éclairé » du savant A. Franck ; mais on comprend que des voix se soient élevées contre la légitimité de Claveau à évaluer des méthodes qu’il ne pratique pas et sanctionner un langage qu’il ne connaît pas.
L’approbation politique entre délégation et validation républicaine
61À première vue, l’attitude complaisante des ministres républicains à l’égard des propositions des fonctionnaires s’inscrit dans une longue tradition : on a montré que le personnel politique n’a jamais jugé utile de prendre des mesures spécifiques en faveur des sourds-muets tout au long du XIXe siècle, et s’est contenté d’entériner les initiatives de l’administration centrale. Les années 1879-1885 constituent cependant une période de transition, au cours de laquelle un nouveau personnel politique, porteur d’un projet général de transformation de la société, se montre très entreprenant à l’égard de l’administration centrale. Les républicains opportunistes exigent à la fois des hauts fonctionnaires qu’ils servent le nouveau régime (« républicanisation » des élites administratives) et qu’ils renoncent aux activités politiques (« différenciation » des rôles administratifs et politiques)68. Dès lors, aussi marginale soit-elle, la réforme proposée par les fonctionnaires de l’intérieur ne peut être mise en œuvre sans l’assentiment explicite des ministres républicains. De fait, plusieurs prises de position publiques du personnel politique républicain – notamment des ministres – témoignent de son approbation officielle de l’entreprise réformatrice.
62Les discours des parlementaires et ministres qui président les distributions des prix de l’Institution nationale de Paris entre 1879 et 1884 sont riches d’enseignement sur ce point. La majorité d’entre eux sont des républicains opportunistes, plus (Eugène Spuller, Henri Liouville) ou moins (René Goblet) proches de Gambetta. Résolument anticléricaux lorsqu’ils sont dans l’opposition parlementaire ou au pouvoir dans les années 1879-1882 (notamment les ministres Charles Lepère et Jean Constans), ils sauront par la suite preuve de pragmatisme vis-à-vis de l’Église catholique dans la conduite des affaires (Armand Fallières, ou Eugène Spuller). Au-delà des figures imposées (hommage à « l’illustre abbé de l’Épée », affirmation du soutien infaillible de la République à l’œuvre immense accomplie, éloge du personnel, de son dévouement et de son zèle), les orateurs ne se départissent pas de la pose et du ton du panégyriste quand ils abordent la question des méthodes, dont ils approuvent sans réserve la réforme. Le contexte incite certes aux discours enflammés, mais l’approbation mobilise également deux arguments principaux, la confiance dans la compétence des fonctionnaires du ministère et la compatibilité présumée de la finalité de la réforme avec les valeurs républicaines.
63L’hommage rendu aux fonctionnaires, figure de style imposée par les circonstances, est facilité par la division du travail politico-administratif qui sépare l’expertise de la décision : l’approbation des responsables politiques ne peut pas ne pas valoir reconnaissance de l’autorité d’un Oscar Claveau ou d’un Adolphe Franck. Les parlementaires, ministres ou non, ne cherchent pas à cacher leur complète ignorance des méthodes d’enseignement des sourds-muets, et sont donc contraints de valoriser la sagesse de l’administration (qui agit après enquête, expérimentation, etc.) et la science de ses responsables. Comme l’explique le ministre René Goblet en juillet 1882 :
« Mais ce n’est pas à moi qu’il convient de me prononcer sur ces questions techniques. Elles appartiennent aux hommes savants et charitables qui ont voué leur vie à l’étude de ces difficiles problèmes. Le devoir du Gouvernement, dans des matières aussi spéciales, est de consulter les grandes autorités de la pratique et de la science, de soumettre à une enquête approfondie les innovations proposées et de n’abandonner les anciens procédés consacrés par l’expérience, qu’après avoir acquis la certitude de trouver dans les nouveaux un progrès véritable. Ce devoir, mes prédécesseurs l’ont rempli. Les congrès de Paris, Lyon et de Bordeaux, les missions confiées à M. l’inspecteur général Claveau dans les principaux pays d’Europe, à l’éminent M. Franck, si attaché à votre maison, lors du congrès de Milan, ont marqué les diverses phases de cette longue et consciencieuse information69. »
64Il n’est pas certain que, dans l’esprit de Goblet, Claveau compte parmi les « hommes savants et charitables » ou les « grandes autorités de la science » ; mais l’inspecteur a donné des gages de sage administration, comme en attestent la prudence de la démarche et le nombre des références que le ministre peut faire valoir. Il est en revanche tout à fait possible que Goblet ait inclus Claveau au nombre des « grandes autorités de la pratique » dont la consultation est incontournable. L’inspecteur général est en effet l’interlocuteur privilégié des responsables politiques, qui parfois se contentent de répéter mot pour mot sa prose (ainsi Liouville lors de la cérémonie de 1881 ou le ministre Fallières lors du débat parlementaire de 1882). Le crédit accordé à Claveau (et à Franck) va de pair avec une ignorance complète des enseignants. Deux instituteurs en activité seulement sont cités dans les discours prononcés de distribution des prix de 1879 à 1884, sans doute parce qu’ils assistent en personne aux cérémonies : Balestra (dont Fallières loue en 1879 le travail effectué dans l’Institution) et Houdin (salué par Goblet en 1882 comme l’un des « apôtres » de la méthode orale). Parmi les gloires illustres de l’éducation des sourds-muets, seuls l’abbé de l’Épée, Péreire et Valade-Gabel sont cités, et mobilisés comme caution à la réforme oraliste. On apprend par exemple que l’Épée, homme « simple », « bon », et « naïvement fier » d’avoir cru inventé un langage, aurait « applaudi » à la réforme70. Son évocation permet de raviver le souvenir de la grande Révolution, et d’associer la réforme des méthodes d’enseignement à la volonté du gouvernement républicain, fidèle aux idéaux révolutionnaires, d’agir dans le sens du progrès et du renforcement de la solidarité nationale.
65Mais les républicains approuvent aussi la réforme parce qu’elle est compatible avec leurs idéaux d’unité nationale, de solidarité et de fraternité. Son mérite réside à dans la promesse de donner à la nation des ouvriers qui parlent. En soulignant unanimement que donner (ou plutôt « rendre ») la parole aux enfants sourds-muets et les former à un métier constituent les deux fins de cet enseignement très spécial, les responsables politiques confirment la doxa du ministère de l’Intérieur. But prioritaire, l’enseignement de la parole ne suffit pas à améliorer le sort des enfants sourds-muets : activité de bienfaisance, l’éducation des sourds-muets suppose une part d’enseignement professionnel.
66La réforme des méthodes d’enseignement est bien sûr unanimement applaudie : faire des sourds-muets des « sourds-parlants » est rien moins qu’une « œuvre de génie ». Eugène Spuller déclare devant les professeurs de Paris : « Messieurs, vous faites ici tous les jours de véritables miracles : vous faites parler ceux dont les lèvres sont muettes, et vous adressez la parole à ceux qui n’ont point d’oreilles pour entendre. » Les orateurs occultent en général le caractère artificiel de la parole pour les sourds-muets (seul le député Liouville évoque la « parole vue et articulée »). L’essentiel est ailleurs : rendre le sourd-muet « à sa pleine dignité d’être pensant, parlant et agissant, à toutes les fonctions sociales qui sont l’objet légitime de l’ambition de tout homme, de tout citoyen » (Spuller). L’idée même que la parole, « privilège de la race humaine », doit être restituée au sourd-muet, plutôt qu’acquise par lui, montre bien à quel point la parole est naturalisée comme condition de l’humanité, relevant de l’ordre du déjà-là : elle préexiste à l’homme (en général), donc au sourd-muet (en particulier), qui doit se soumettre à sa nécessité. L’appartenance du sourd-muet à l’humanité ne fait sans doute pas question, mais le fait qu’il parle le rend plus humain, puisque la parole est le moyen de communication le plus courant dans la vie sociale, le « moyen naturel d’échange des idées », (Liouville), le « langage de tout le monde » (Goblet), « la langue du père et de la mère, des frères et des sœurs, la langue que parle l’amitié, l’amour, la langue de la patrie, la langue de la France, cet instrument admirable de civilisation » (Spuller). Les parlementaires condamnent ainsi sans surprise le langage des signes comme langage minoritaire ou « fausse parole » qui, parce qu’elle met les sourds seulement en communication entre « infirmes », les exclue de la communauté nationale, les « retranche de la vie commune » (Goblet). La méthode orale remplit, dans les institutions de sourds-muets, la fonction que la langue française réalise dans les écoles primaires : elle se substitue au langage « naturel » de l’enfant (langage des signes ou patois), et l’éveille au sentiment national, sentiment général, voire universel.
67Entre autre vertus, la parole cultive l’intelligence, ouvre à tous les domaines de connaissances, et fournit « un supplément d’habileté professionnelle » (Claveau, repris par Liouville). C’est en effet bien au regard du travail que, pour les parlementaires, la parole l’emporte sur l’écriture, autre moyen universel d’échange et d’accès à la langue française, donc au sentiment national. Liouville explique ainsi que, « dans une foule de cas, le sourd exerçant une profession aura à s’entendre soit avec son patron, soit avec des compagnons d’atelier, soit avec des clients de la maison pour laquelle il travaille, toutes circonstances dans lesquelles l’emploi de la langue écrite serait trop longue ou trop difficile ». L’argument était déjà avancé par Claveau (au travers de la métaphore de la monnaie) ou encore par Rousseau : « Quelque haut prix, en effet, que l’on accorde aux avantages que les sourds-muets peuvent retirer de la faculté de parler, comme ils appartiennent presque tous à des familles indigentes ou peu aisées, il est incontestable que la recherche des moyens les plus propres à assurer plus tard leur existence doit nécessairement rester l’objet principal des préoccupations de ceux qui les élèvent71. » Objectif parmi d’autres de l’enseignement, la maîtrise de l’écriture et de la lecture devient un luxe. À écouter Liouville, le destin social du sourd-muet adulte est tracé : c’est le monde ouvrier qui l’attend, celui des métiers enseignés dans les Institutions nationales (principalement la menuiserie, l’horticulture, l’imprimerie et la cordonnerie), un monde sans doute peuplé d’illettrés puisque l’écriture n’y est d’aucune utilité.
68Partisans de l’oralisme, les responsables politiques sont aussi fermement convaincus du l’importance de la « partie pratique » de l’éducation, l’enseignement professionnel, comme expression du devoir de solidarité de la société envers les classes des déshérités et des pauvres. Liouville avait rapidement conclu son discours de 1881 sur « l’utilité » de l’enseignement professionnel. Le propos des ministres Goblet et Fallières, l’année suivante, est plus tranchant. L’enseignement professionnel est plus qu’utile, il est primordial en raison de l’état d’infériorité du sourd-muet. L’enseignement professionnel, élément clef de l’éducation spéciale, justifie que les « grands établissements » soient placés dans le domaine du ministère de l’Intérieur. Les deux ministres développent la même argumentation : les sourds-muets, condamnés à l’infériorité, ne peuvent pas tirer le même profit de l’instruction que les parlants ; l’apprentissage d’un métier doit donc constituer le but principal de leur éducation, d’autant plus qu’ils sont pour la plupart issus de milieux pauvres. Toute l’histoire institutionnelle de l’éducation des sourds-muets légitime cette conception : la prise en charge d’un groupe social identifié à une catégorie administrative bien établie, fondée sur le triple critère de l’âge (des enfants), de l’infirmité (des sourds-muets) et de la condition sociale (des indigents), relève de la bienfaisance plutôt que de l’instruction. Goblet reconnaît volontiers que, bien sûr, « un ministre ne se dessaisit pas facilement d’une partie de ses attributions ». Mais il insiste sur « l’idée d’assistance » qui oblige la société à l’égard des « malheureux atteints de cette infirmité » : « Nous ne devons pas seulement à ces pauvres infirmes de leur apprendre la parole et de leur inculquer tout ce qu’ils peuvent acquérir d’instruction. Quoi que nous ayons pu faire sous ce rapport, ils ne seront jamais les égaux des autres hommes, et la vie leur sera toujours plus difficile. Comme ils appartiennent le plus souvent à des familles sans ressources, nous ne saurions nous dispenser de leur donner aussi l’enseignement professionnel72. » Quelques mois plus tard, Fallières se montre plus direct à la Chambre, où il est peu vraisemblable qu’un élève (ou un professeur) sourd-muet soit présent : les sourds-muets étant des infirmes, et « presque tous » des indigents, l’enseignement professionnel est le premier devoir à leur égard : on ne doit pas chercher à en faire « des hommes instruits – on ne peut pas y arriver », mais « des ouvriers capables ». À l’évidence, le ministre ne sait pas que des professeurs sourds-muets de l’Institution, depuis près d’un siècle, ont formé des générations d’élèves et écrit des ouvrages.
69Œuvre de bienfaisance ou d’assistance publique, l’action de l’État en faveur des sourds-muets, fidèle à la Révolution, obéit moins à l’impératif chrétien de la charité qu’aux devoirs républicains de la fraternité et de la solidarité : « Héritier des grands principes de la Révolution française, le gouvernement de la République, qui a souci de tous ses enfants, les place dans ses plus chères préoccupations, lui qui, par d’incessants sacrifices, toujours consentis par le Parlement, multiplie ses efforts pour que ces jeunes infortunés prennent tous leur part des progrès, des avantages et des améliorations de la vie sociale moderne dans un grand État civilisé », déclare Liouville. Dans le même registre, Goblet explique que c’est le sentiment de fraternité qui inspire la politique « d’assistance publique » en faveur des sourds-muets, laquelle constitue « la meilleure part du lot » du ministère de l’Intérieur. Spuller, enfin, inscrit la réforme pédagogique parmi les grandes actions de « ce grand parti républicain qui a inscrit la fraternité dans sa glorieuse devise, et qui tient que la solidarité est une forme élevée de la justice ».
70La tradition politique de délégation à l’administration de la gestion de l’éducation des sourds-muets ne peut qu’inciter les ministres républicains, nouveaux venus aux affaires et peu assurés d’occuper longtemps leurs postes, à ratifier purement et simplement les propositions des fonctionnaires. Mais leur approbation résulte aussi d’un travail administratif de redéfinition de l’activité éducative et du rôle de l’administration. Porteurs d’une réforme qui modifie radicalement les moyens et la finalité de l’éducation des sourds-muets, les fonctionnaires parent à toute mise en cause de conservatisme, et transforment en avantage ce qui aurait pu jouer en leur défaveur. Symbole de progrès, le projet réformateur des oralistes vient objectivement à point nommé pour un ministère particulièrement sensible aux changements politiques, et pour Oscar Claveau, fonctionnaire conservateur.
71En tant qu’enjeu (d’une) politique, la langue illustre le poids décisif des spécificités de l’administration centrale dans la réalisation de la réforme de l’éducation des sourds-muets. La comparaison entre l’attitude du ministère de l’Intérieur à l’égard du langage des signes et celle du ministère de l’instruction à l’égard des langages vernaculaires, des patois, est instructive. A.-M. Thiesse et J.-F. Chanet ont montré en étudiant les premières années de la Troisième République, que l’institution scolaire et ses cadres, les instituteurs, loin d’avoir « imposé » la langue française et interdit les patois pour fortifier le sentiment national contre les identités locales, se sont au contraire appuyés sur les patois de manière pragmatique afin d’entrer en communication avec les élèves. Tout en valorisant l’apprentissage de la langue française au nom de sa valeur d’usage, tout en présentant donc sa maîtrise comme la condition nécessaire de toute promotion sociale en République, les instituteurs ont autorisé l’usage du patois dans la vie quotidienne (notamment dans les cours de récréation), et se sont appuyés sur les identités locales pour forger le sentiment national, en valorisant l’histoire ou les coutumes locales et en présentant chaque « petite patrie » (Thiesse) à la fois comme une image en réduction de la France, et comme le symbole de la pluralité et de la diversité de la France, patrie de l’universel. En bref, la construction de l’identité nationale dans les groupes locaux est réalisée pour partie par la valorisation des spécificités de ces groupes73. La politique à l’égard des sourds-muets est radicalement différente. Il n’est pas question d’utiliser le langage propre aux sourds-muets, leur langage « naturel », pour mieux les intégrer dans la société. Au contraire, non content de cesser d’utiliser le langage des signes comme moyen d’entrer en communication avec les enfants et leur apprendre à écrire et lire la langue française, on en interdit formellement tout usage dans les établissements (y compris dans les cours de récréation). La langue française parlée est rendue obligatoire, au nom de la supériorité présumée de la parole sur le langage des signes. Pour intégrer les sourds-muets dans la société nationale, la réforme pédagogique, dans la forme que lui donne le ministère de l’Intérieur, procède en fait à une normalisation autoritaire, indifférente à leurs spécificités. Les sourds, comme tout être humain, sont capables de parler. Les sourds ne peuvent pas être muets.
72La différence entre les deux politiques tient à différents facteurs. Les patois et les signes ne sont évidemment pas des langages exactement comparables. Au contraire des patois, inscrits dans des pratiques et des institutions pluriséculaires, supports d’une vie sociale dans des espaces définis et continus, le langage des signes ne constitue pas un intérêt socialement partagé, mais un procédé d’enseignement et un moyen de communication en usage surtout dans les communautés propres aux établissements, sinon particulière à chacun d’eux. Au sens propre, les signes ne sont presque jamais la langue « maternelle ». En outre, les efforts de la Société centrale n’ont pas suffi à faire des sourds-muets un groupe social reconnu, en état de lutter pour le langage des signes. Mais au-delà des propriétés particulières des objets des politiques, communautés locales ou groupe des sourds-muets, la différence entre les politiques « linguistiques » doit aussi être rapportée aux spécificités des institutions administratives chargées de les mettre en œuvre les politiques. Le ministère de l’Instruction publique est certes fortement hiérarchisé, le message du ministre se diffusant par les rectorats d’académie ou les écoles normales départementales. Mais la politique scolaire ne peut se réduire à des décisions prises au sommet de la hiérarchie. Les instituteurs n’appliquent pas mécaniquement les directives qui leur sont envoyées. L’organisation déconcentrée du ministère, du fait d’un dispositif comptant plusieurs milliers d’écoles primaires, favorise l’émergence de pratiques éducatives (nécessairement) attentives aux contextes particuliers de leur milieu d’intervention. Au contraire, l’administration responsable de l’éducation des sourds-muets au ministère de l’Intérieur est fortement hiérarchisée et centralisée : l’autonomie formelle que le droit administratif attribue aux établissements publics sous « tutelle » de l’État est fort éloignée de la réalité. Dès lors, les instituteurs (ou professeurs) de sourds-muets des trois établissements de sourds-muets ne disposent d’aucun moyen (hormis la démission) pour s’opposer aux directives de l’administration centrale. Ils sont contraints d’appliquer une réforme décidée par des supérieurs hiérarchiques qui ne disposent d’aucune expérience en matière pédagogique. En donnant le pouvoir en matière administrative et pédagogique aux fonctionnaires de l’administration centrale et de l’inspection générale, au détriment des instituteurs, le processus de bureaucratisation des Institutions d’État est aussi au principe de l’interdiction stricte du langage des signes dans ces établissements.
L’éducation spéciale comme faveur
73Au terme du processus réformateur, l’espace de l’éducation des sourds-muets s’est transformé en secteur d’activité spécifique, uniformisé sur le plan des méthodes, reconnu par l’État. L’éducation des sourds-muets, désormais couramment appelée « éducation spéciale », est une activité à vocation partiellement pédagogique et clairement distincte de l’éducation ordinaire. Les Institutions de sourds sont appelées « écoles spéciales ». Tout distingue de fait l’Institution des sourds-muets de l’école primaire « ordinaire ». La finalité : l’enseignement de la parole et la formation professionnelle précèdent l’inculcation des connaissances ; les élèves des Institutions n’ont désormais aucune chance d’obtenir le certificat d’études primaires, encore le baccalauréat (comme l’ex-professeur sourd-muet Dusuzeau). L’organisation de son cursus : l’élève, presque toujours boursier, entre en internat à l’âge de 8 à 12 ans pour une durée de 8 ans (contre 6 auparavant), le temps-d’apprendre à parler. Les méthodes d’éducation, et, par voie de conséquence, la formation des maîtres : la méthode orale implique théoriquement des professeurs qu’ils aient des notions relatives aux mécanismes physiologiques de l’articulation (mais ils n’ont plus à connaître l’alphabet manuel ou le langage des signes). Sur tous ces aspects, l’éducation des sourds-muets était à vrai dire déjà « spéciale » avant la réforme des années 1880 ; mais elle n’était pas officiellement reconnue comme telle. Ce n’est pas céder au fétichisme juridique que de considérer l’arrêté ministériel de 1884 comme l’acte décisif de la réforme, celui qui dote l’éducation d’un cadre qu’elle n’a jamais eu, au-delà du cas particulier des grandes Institutions d’État, et qui entérine un siècle d’histoire de l’éducation.
74L’arrêté de 1884 suit de peu la reconnaissance du droit des sourds-muets (et des aveugles) à l’instruction par la loi du 28 mars 1882. Loi fondamentale, qui semble valider toute l’histoire de l’éducation des sourds-muets et les aveugles, en les définissant (enfin) pour la première fois comme cibles d’une politique. Loi pourtant non appliquée – elle ne l’est toujours pas en 1914. On a essayé de montrer dans ce chapitre que la réforme de l’éducation des sourds-muets, y compris dans sa dimension intellectuelle, ne pouvait pas être comprise indépendamment de la politique scolaire des républicains. Claveau effectue sa première mission en août 1879, année de promulgation (le 9 août…) de la première grande loi scolaire, qui institue deux écoles normales dans chaque département ; il présente son troisième et dernier rapport sur la délivrance des certificats d’aptitude en 1886, année de promulgation (le 30 octobre) de la dernière grande loi scolaire qui prévoit l’achèvement en cinq ans de la laïcisation du personnel des écoles primaires publiques. La double coïncidence est plus qu’amusante : tout semble indiquer que la laïcisation de l’instruction ordinaire rend la revendication institutionnelle des réformateurs difficilement acceptable par une activité majoritairement congréganiste – notamment pour un catholique fervent pour Claveau. En reprenant à son compte la réforme de la méthode, le ministère se pare des vertus d’un projet de progrès, en phase avec les valeurs du nouveau régime républicain, donc acceptable pour des élites politiques peu au fait du détail des enjeux. En insistant sur le fait que l’éducation des sourds-muets est une activité de bienfaisance, il donne l’argument idoine pour la conserver dans ses attributions – ce qui ne peut que satisfaire ses hauts et moins hauts fonctionnaires, à qui les postes dans les Institutions nationales fournissent des opportunités de carrière (à saisir ou offrir), et l’accès à la recommandation pour des places gratuites une ressource pour l’entretien d’un capital social de notabilité.
75On pourrait dire finalement que 1884 s’oppose à 1882 comme la faveur s’oppose au droit, et… le concordat avec l’Église au combat pour la laïcisation. La politique de réforme de l’éducation des sourds-muets préfigure en effet curieusement la politique assistantielle mise en œuvre par les républicains à partir de 1886, sous la pression des milieux médicaux et judiciaires, dans un contexte d’apaisement des relations de l’État avec l’Église après la guerre scolaire. Les analogies sont nombreuses entre les deux politiques et entre leurs contextes : domination du personnel clérical face à un secteur public peu important, ancien, et critiqué pour son archaïsme ; mise à l’écart objective du Parlement (par ailleurs réputé anticlérical), qui remplit au mieux un rôle de certification ; volonté de mettre en place un contrôle souple de l’État, selon une logique de « concordat social » avec les représentants de l’Église, plutôt que d’affrontement ; délégation de la conception des projets à l’administration centrale. Tout se passe comme si les gouvernements républicains avaient atteint, avec l’éducation des sourds-muets, dans la première moitié des années 1880, l’objectif qu’ils donnent à la politique d’assistance dans la seconde moitié des années 1880, à savoir « établir de nouveaux rapports avec le Parlement en lui présentant des projets inscrits dans une politique sociale raisonnée, élaborés par une administration centrale fortement secondée d’une instance consultative dans laquelle les principaux intérêts du champ seront confrontés74 ». L’analogie est bien sûr purement théorique, et il est extrêmement peu probable que la politique de Claveau ait inspiré en quoi que ce soit celle de Henri Monod, autrement plus délicate et plus ample. Mais le fait est que, pendant que la République faisait la guerre à l’Église dans les écoles primaires, son administration s’accordait avec elle pour préfigurer, sur le dos des enfants sourds-muets, les noces de l’assistance publique et de la bienfaisance privée et pour conserver à l’éducation « spéciale » sa qualité séculaire de faveur généreusement accordée à des enfants infirmes plutôt que de la reconnaître comme un droit de tous.
76Il resterait à comprendre la passivité des sourds-muets face à cette réforme, en prenant garde de ne pas succomber au travers classique du « victim blaming » qui consiste à reprocher à la victime… d’en être une ! Il est connu que la réforme a entraîné une très forte réaction chez les sourds-muets adultes qui, sous le nom significatif de « silencieux » (par opposition à « parlants »), ont créé de multiples lieux de socialisation et de revendication (revues, associations, congrès). Réaction tardive, et signe d’impuissance : l’État français n’accède pas aux revendications de reconnaissance des signes formulées dans les Congrès internationaux de Paris (1889, 1900) et Chicago (1893). Il est connu aussi que, à l’exception de Claudius Forestier, encore directeur de son établissement à Lyon, fort peu de sourds se sont exprimés publiquement contre la réforme en cours. Mais il n’est pas anodin que ce soit Forestier, l’ami de Ferdinand Berthier, qui s’exprime, et non les jeunes professeurs de Paris. L’une des clefs de l’impuissance sourde réside en effet, là encore, dans la bureaucratisation des Institutions nationales, qui a dévalué l’expertise des enseignants, seuls postes auxquels les sourds les plus doués peuvent prétendre. Une ultime anecdote aidera à le faire comprendre.
77En 1875, la distribution des prix de l’Institution nationale de Paris a lieu en présence d’Eugène Péreire. Le directeur Etcheverry, notoirement opposé aux méthodes orales, confie le soin d’écrire un discours en hommage à Jacob Péreire à un jeune professeur sourd de l’Institution, recruté trois ans plus tôt parmi les répétiteurs. Devenu sourd tardivement, à la suite d’une fièvre typhoïde, le professeur Nicolas Théobald rédige un texte habilement critique envers le grand instituteur oraliste et l’oralisme en général. Surtout, même s’il a conservé en partie l’usage de la parole, Théobald se juge « incapable d’imposer à sa voix la nuance qui donne leur mesure aux idées » et a demandé à Etcheverry de lire son texte à la tribune. La situation ainsi créée vient ainsi redoubler le discours : même un sourd-muet instruit (un professeur) ayant conservé l’usage de la parole se juge incapable de se faire vraiment entendre (ce que les psychologues Binet et Simon confirmeront dans une étude célèbre parue en 1909 : les enfants éduqués avec la méthode orale ne « parlent » pas, en cela qu’ils ne peuvent pas converser, mais au mieux se faire comprendre par leurs proches75). Subtil, le procédé exprime aussi une forme d’autorité du directeur Etcheverry, pur bureaucrate, sur le professeur sourd Théobald. On peut raisonnablement penser que, toutes choses étant différentes par ailleurs, Berthier, Lenoir ou Forestier n’auraient pas confié au directeur de l’Institution le soin de lire leurs textes, mais auraient choisi le censeur des études ou un collègue entendant-parlant. L’étiolement du mouvement sourd dans les années 1860 et 1870 l’indiquait déjà, l’absence de réaction à la réforme oraliste le confirme : quand, à l’été 1879, le processus réformateur est enclenché, les professeurs sourds de l’Institution de Paris ne sont plus des combattants de la cause sourde, mais juste des professeurs (de l’Institution de Paris), des agents de l’État soumis à leur direction, à l’administration centrale et à l’inspection générale.
Notes de bas de page
1 Précisément : 20 sur 34 à Paris, 12 sur 63 à Milan, et 11 sur 53 à Bruxelles.
2 Comptage établis d’après les comptes-rendus publiés dans Revue internationale de l’enseignement des sourds-muets, 1re année, no 8, novembre 1885, p. 188-195 ; no 9, décembre 1885, p. 222-226.
3 Congrès 1878, p. 428. Seul Hugentobler, marié comme Magnat, le soutient dans l’idée que les établissements peuvent recevoir garçons et filles ensemble (Congrès 1878, p. 419).
4 La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 10-12, p. 20, p. 31.
5 Ibid., p. 21.
6 Ils ont pour noms Dubranle, Bassouls, Bélanger, Raymond, Dupont, Goguillot et André. D’après les registres de l’Institution de Paris, les sept nommés sont nés entre 1853 et 1857, entrés à l’Institution en tant qu’aspirants entre 1877 et 1881, et nommés professeurs entre 1881 et 1884, un an ou deux après avoir soutenu leur thèse. Font exception Carette et Bocquin plus âgés (nés en 1846 et 1842), entrés plus tôt (INJS).
7 La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 8 pour l’expression. Les discours des distributions des prix peuvent être consultés à la bibliothèque de l’INJS.
8 Denis T., Les Institutions nationales de sourds-muets et le ministère de l’Intérieur, Paris, Berger-Levrault et Cie, 1882, p. 16.
9 Congrès 1880, p. 201.
10 Sur Peyron, voir son dossier aux archives de l’INJS, ainsi que sa notice nécrologique par Bélanger A., Revue générale de l’enseignement des sourds-muets, 9e ann., no 9, mars 1908, p. 193-200.
11 Il s’agit du Congrès de Paris de 1885, originellement prévu en 1884. Ce congrès « dissident » a fait l’objet d’une présentation très partiale d’un professeur de l’Institution de Paris : Dupont M., L’Institution nationale au Congrès de Paris (septembre 1884), Imp. G. Pelluard, 1885.
12 Ancien préfet et inspecteur général des établissements pénitentiaires, Javal se consacre exclusivement à sa tâche administrative, et garantit que la réforme est bien mise en œuvre dans l’Institution. Nommé en 1879 sur recommandation du ministre Lepère dont il a été le chef de cabinet, Huriot figure plutôt qu’il ne participe aux Congrès de Milan, Bordeaux, Bruxelles et Paris : inscrit, il n’intervient presque jamais dans les débats.
13 Sur Denis, cf. Revue générale de l’enseignement des sourds-muets, 11e année, no 3, juillet-septembre 1909, p. 49-57.
14 Hément F., Rapport à M. le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts sur le Congrès national réuni à Bordeaux du 8 au 14 août 1881 pour l’amélioration du sort des sourds-muets, Paris, imp. nationale, 1882, p. 11 ; Hément F., Rapport à M. le ministre de l’instruction publique et des beauxarts sur le Congrès international tenu à Bruxelles du 13 au 20 août 1883 pour l’amélioration du sort des sourds-muets, Paris, Gauthier-Villars, 1885, p. 8 ; La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 15, 19 ; La Rochelle E., Le ministère de l’Intérieur et l’éducation des sourds-muets, op. cit., p. 12 et p. 13.
15 Anthime Corbon (1808-1891) commença à travailler à 7 ans chez un tisserand, puis dans l’imprimerie, enfin comme sculpteur sur bois. Séduit par le catholicisme libéral, il participe à la fondation du journal L’atelier, est élu représentant de la Seine et nommé vice-président de l’Assemblée nationale en 1848. Fondateur de la revue L’enseignement professionnel en 1859, il est élu en 1871, puis sénateur inamovible en 1876 (Dictionnaire des parlementaires [1789-1889], t. II, p. 78). Henri Tolain (1828-1897), fils d’un maître de danse, ouvrier-ciseleur, est un des fondateurs de l’Association internationale des Travailleurs (Londres, 1864) ; élu radical de la Seine en 1871, il est sénateur de 1876 à 1897. Il s’occupe notamment des questions relatives à l’enseignement professionnel, au travail, et à l’amélioration du sort des classes laborieuses (ibid., t. V, p. 428, et Dictionnaire des parlementaires [1889-1940], t. V, p. 3103).
16 « Rapport adressé au ministre de l’Intérieur par M. H. Rousseau, suivi d’un arrêté relatif à la création d’un conseil de perfectionnement et portant nomination des membres, 17 novembre 1885 », BOMI 1885, p. 273. Outre Corbon et Tolain, sont nommés Rousseau, Franck, Ducrey (membre de la commission consultative), Peyron (en qualité de directeur de l’administation publique de la Seine), Bourdin (membre du conseil d’administration de l’école Diderot, Javal (directeur de l’Institution), Valade-Gabel (censeur des études), Ladreit de la Charrière (médecin) et Trigant de Beaumont (sous-chef de bureau au ministère).
17 Sur Binet, notamment Pinell P., art. cit., p. 19-35.
18 Circulaire du 15 février 1882, BOMI 1882, p. 30.
19 Circulaire du 19 novembre 1883, BOMI 1883, p. 339-340.
20 Magnat dans Troisième Congrès international pour l’amélioration des sourds-muets, tenu à Bruxelles du 13 au 18 août 1883, Bruxelles, Hayez, 1883 (désormais Congrès 1883), p. 124-127.
21 Hément F., Rapport… sur le Congrès national réuni à Bordeaux…, op. cit., p. 19. L’hommage de Guérin est cité dans Denis T., op. cit., p. 12.
22 Hément F., Rapport… sur le Congrès national réuni à Bordeaux…, op. cit., p. 22.
23 Ibid., p. 23.
24 Congrès 1883, p. 77 ; 116-199 (les désaccords belges), p. 12 et p. 124-127 (Magnat), p. 129 à 139 (le débat sur l’ajournement), et La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 6-7.
25 Congrès 1885, p. 26 (Claveau), 34 (Magnat), 179 (la résolution).
26 C’est Franck, président du Congrès, qui juge non « convenable […] et même inadmissible » qu’une mesure juridique prise par un ministère patronnant le Congrès soit l’objet de débats, donc la cible de critiques éventuelles.
27 La Rochelle E., Le ministère de l’Intérieur…, op. cit., p. 20 ; La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 3-5 et p. 43.
28 Denis T., L’enseignement de la parole aux sourds-muets. Notes sur la réforme introduite, depuis 1879, par le ministère de l’Intérieur, dans les établissements de bienfaisance consacrés à l’éducation et à l’instruction des sourds-muets, Paris, Berger-Levrault & Cie, 1886, p. 4-5.
29 Ibid., p. 4 et 23 ; Denis T., Les Institutions nationales de sourds-muets…, op. cit., p. 21-22 ; Claveau O., op. cit., p. 5-6 et p. 41 ; Claveau O., Rapport au ministre de l’Intérieur sur le résultat des examens pour la délivrance des certificats d’aptitude concernant l’enseignement des sourds-muets élèves boursiers des départements ou des communes et sur l’état de l’enseignement dans les Institutions de Sourds-muets de France, Paris, Imp. des journaux officiels, 1886, p. 4.
30 Denis T., L’enseignement de la parole…, op. cit., p. 4.
31 Ibid., p. 21, p. 12 et p. 38.
32 Ibid., p. 41.
33 Ibid., p. 23 ; repris dans Lane H., op. cit., p. 347.
34 Cf. les lettres de Balestra au ministre de l’Intérieur, 31 mai 1879, et à Etcheverry du 26 octobre 1879 (liasse Balestra, Fonds, Pinart, INJS). Balestra demande à rencontrer le ministre de l’Intérieur Buffet en 1875 pour lui exposer la supériorité de la méthode phonique (lettre d’introduction de Lardy, « chargé d’affaires en Suisse », adressée à Buffet le 3 septembre 1875).
35 Projet de Balestra, daté du 12 juin 1879 (liasse Balestra, Fonds, Pinart, INJS).
36 Le poste de censeur des études est occupé de 1867 à 1879 par Valade-Rémi, frère cadet de Jean-Jacques Valade-Gabel, entré dans la carrière sur sa recommandation en 1828, et qui l’a longtemps secondé à Bordeaux, puis par André Valade-Gabel, fils de J.-J. Valade-Gabel.
37 Expression employée dans la séance du 1er juillet 1868 (Commission consultative, INJS).
38 Vaisse L., Historique et principes de l’art d’instruire les sourds-muets, Paris, Lib Hachette et Cie, 1865, p. 10.
39 Ibid., p. 5.
40 Etcheverry fait preuve d’un dévouement et d’un zèle remarqués dans l’exercice de ces fonctions, ne demandant que deux congés d’une semaine entre 1841 et 1857, et s’acquittant, en tant qu’expéditionnaire, de tâches subalternes sans doute mais aussi stratégiques (notamment le service de l’autographie utilisé pour l’expédition des circulaires et communications confidentielles du Cabinet du ministre, de la Sûreté générale et du Secrétariat en 1848 et 1849). Un rapport de son chef de division, en 1865, le qualifie d’ailleurs de fonctionnaire « parmi les plus méritants », « assidu, actif, intelligent », qui « a pris part en maintes circonstances aux travaux confidentiels de l’administration », et s’est « toujours montré homme sûr et dévoué » (voir son dossier, AN F 1b I 265).
41 Séance du 6 juin 1875 (Commission consultative, INJS).
42 Séance du 7 mai 1875 (Commission consultative, INJS).
43 Séances des 13 novembre 1872 et 7 mai 1875 (Commission consultative, INJS).
44 Âge très précoce, qui le rend comparable dans l’Institution aux seuls Berthier (professeur à 26 ans), Lenoir (professeur à 27 ans) et Allibert (professeur à 28 ans), mais dans un contexte (les années 1870) autrement plus concurrentiel (données du registre).
45 Disponible à la bibliothèque de l’INJS.
46 Il ne se représente pas aux élections de 1881 (Dictionnaire des parlementaires [1789-1889], t. I, p. 228-229).
47 Discours reproduit dans Journal officiel, 12 août 1881, p. 4584-4586 (comparer avec Claveau O., De la parole, op. cit., p. 128).
48 Dictionnaire des parlementaires (1789-1889), t. III, p. 342-343.
49 Cf. l’intervention de Heredia, Journal officiel, 13 décembre 1882. L’évocation des haras, qui provoque « l’hilarité » de la Chambre a eu une postérité surprenante : pour les défenseurs de la langue des signes, la proximité des établissements avec les haras dans l’organigramme administratif est le symbole de l’absurdité du rapport de l’administration à l’éducation des sourds-muets. En fait, comme le soutenait déjà Denis, les établissements de sourds-muets n’ont jamais été placés dans les attributions d’un bureau chargé des « haras ».
50 D’après Monique Vial, et la plupart des témoignages de l’époque, la commission ne s’est pas réunie (Vial M., Les enfants anormaux à l’école. Aux origines de l’éducation spécialisée, Paris, A. Colin, 1990). On trouve cependant, dans un article de la Revue internationale de l’enseignement des sourds-muets la mention suivante : « On nous assure que la commission extra-parlementaire nommée en 1882 pour assurer à tous les sourds-muets les bénéfices de la loi sur l’enseignement primaire a terminé ses travaux et qu’un règlement doit être publié bientôt où seront formulées ses décisions » (1re année, mars 1886, p. 316).
51 Claveau O., Rapport… sur le résultat des examens…, op. cit., p. 11 et suiv. ; Denis T., L’enseignement de la parole aux sourds-muets, op. cit., p. 30 et suiv.
52 À la notable exception de Bertoux, directeur des Annales françaises des sourds-muets (voir Revue Philanthropique, 1re année, no 11, mars 1898, p. 785-786).
53 Claveau O., De la parole, op. cit., p. 128 (souligné par Claveau).
54 La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 22.
55 BOMI 1884, p. 404-406.
56 Ibid.
57 Claveau O., Rapport… sur le résultat des examens…, op. cit., p. 8.
58 La Rochelle E., Examen critique…, op. cit., p. 22.
59 Conseil supérieur de l’assistance publique, Assistance aux sourds-muets et aux aveugles par l’éducation professionnelle, Fascicule no 44, 1894.
60 Rousseau cité par Denis T., L’enseignement de la parole aux sourds-muets, op. cit., p. 18.
61 Voir notamment Skocpol T., « Bringing the State Back In : Strategies of Analysis in Current Research », dans Evans P., Rueschemeyer D. et Skocpol T. (dir.), Bringing the state back in, Cambridge, Cambridge UP, 1985, p. 4-38.
62 Badie B. et Birnbaum P., Sociologie de l’État, op. cit. ; Tilly C., Contraintes et capital dans la formation de l’Europe 990-1990, Paris, Aubier, 1992.
63 Voir les travaux précités de M. Vial.
64 Bec C., Assistance et République. La recherche d’un nouveau contrat social sous la IIIe République, Paris, l’Atelier/Éditions Ouvrières, 1994 ; Renard D., « La Direction de l’Assistance publique au ministère de l’Intérieur (1886-1905) : administration nouvelle, politique nouvelle ? », in Bec C., Duprat C., Luc J.-N., Petit J.-G. (dir.), op. cit.
65 Sur l’épuration : Machelon P., La république contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses FNSP, 1976.
66 Son dossier administratif comporte plusieurs éléments relatifs à son renvoi. (cf. AN F 1bI 283-286). D’après l’Association des inspecteurs généraux et inspecteurs de l’administration, Watteville est le seul inspecteur victime de ses opinions politiques à cette époque (Chronique no 4, conservée aux Archives de l’Asssistance publique de Paris).
67 « Rapport et arrêté du 5 décembre 1879 réorganisant l’inspection générale », BOMI 1879, p. 467-476. Entre 1879 et 1891, on dénombre huit arrêtés, décrets et circulaires qui situent l’inspection générale soit sous la dépendance directe du ministre de l’Intérieur, soit sous celle des directions administratives.
68 Machelon P., op. cit. ; Charle C., « Les élites étatiques en France aux XIXe et XXe siècles », inThéret B. (dir.), L’État, la finance et le social. Souveraineté nationale et construction européenne, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 1995, p. 107-124 ; Charle C., « Légitimités en péril. Éléments pour une histoire comparée des élites et de l’État en France et en Europe occidentale (XIXe-XXe siècles) », Actes de la recherche en sciences sociales, no 116-17, p. 39-52, 1997.
69 Journal officiel, 30 juillet 1882, p. 4098.
70 Discours de Eugène Spuller, Distribution des prix de 1884. Discours de Henri Liouville, Distribution des prix de 1881 (INJS).
71 « Rapport adressé au ministre de l’Intérieur par M. H. Rousseau, suivi d’un arrêté relatif à la création d’un conseil de perfectionnement et portant nomination des membres », 17 novembre 1885, BOMI 1885, p. 273.
72 Discours de Goblet, Distribution des prix de 1882 (INJS).
73 Thiesse A.-M., Ils apprenaient la France : l’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Mission du patrimoine ethnologique, MSH, 1997 ; Chanet J.-F., L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.
74 Bec C., op. cit., p. 69.
75 Binet A. et Simon T. « Peut-on enseigner la parole aux sourds-muets ? », L’année psychologique, 1909.
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L’administration des faveurs
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