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Chapitre IV. Public/privé. Bureaucratisation des institutions d’État et structuration de la bienfaisance
p. 145-181
Texte intégral
1Le 25 octobre 1838, le directeur de l’Institution des sourds-muets de Paris, Désiré Ordinaire est « admis d’office » à la retraite sur décision du comte de Montalivet, ministre de l’Intérieur, lequel nomme pour lui succéder, contre l’avis des administrateurs, Adolphe de Lanneau, directeur du Collège de Sainte-Barbe. S’il fallait trouver un tournant dans l’histoire des Institutions d’État, et si l’opération même consistant à trouver des « moments décisifs » faisait vraiment sens1, on devrait sans doute mettre en valeur cette date du 25 octobre 1838. La décision de Montalivet est intéressante en elle-même : pour la première fois, le ministre (ou son administration centrale) impose une nomination aux administrateurs des Institutions d’État, rompant avec la pratique qui depuis les années 1820 leur réservait de facto le choix des directeurs. La décision ministérielle est encore intéressante par ses répercussions immédiates. Elle entraîne plusieurs actes de protestation des membres du conseil d’administration. Le duc de Doudeauville, le duc de Choiseul-Praslin, le baron Bastard de l’Estang, le baron Rendu, Guéneau de Mussy et Camille Périer refusent d’assister à l’installation de Lanneau dans ses fonctions ; ils multiplient les entraves à l’exercice de ses prérogatives, par exemple en lui interdisant l’accès à la salle des Archives et à la salle des séances du Conseil. Combatif, Lanneau met en valeur sa loyauté à l’égard du régime dans une lettre au ministre : peu lui importe que les « carlistes » du conseil d’administration (i. e. les légitimistes) s’opposent à lui, « révolutionnaire de Juillet », il n’est pas moins déterminé à mettre un terme au « système vicieux » en vigueur dans l’établissement. Le propos est sévère, il est aussi prolixe : le conseil d’administration est décrit par Lanneau comme une « autorité collective sans responsabilité, sans unité, sans force, tenant à s’isoler dans ses actes de l’autorité ministérielle, affichant dans le choix ou la rémunération des fonctionnaires de tout rang le favoritisme le plus exclusif, au mépris des services et des titres les respectables, ne résidant pas dans la maison, n’y paraissant qu’à de rares intervalles, impuissante dès lors à faire le bien, toute puissante à faire le mal, sous l’influence d’une foule de petite coteries ». Favoritisme, indépendance, incompétence, malfaisance, incohérence, la liste est longue des critiques que l’orléaniste Lanneau adresse aux administrateurs. Mais elles peuvent mobiliser de multiples indices de l’omnipotence du conseil d’administration dans l’Institution au cours des années 1820 et 1830.
2La nomination de Lanneau est enfin importante en tant que fait inaugurant une nouvelle série de décisions politiques et administratives qui, sur la base du constat précédent, modifient considérablement la place des Institutions d’État dans la configuration étatique en les engageant dans un processus de bureaucratisation qui les place sous l’autorité de l’administration centrale. Ces décisions, dont la plus visible sur le plan juridique est l’ordonnance royale déjà citée qui en 1841 leur confère le statut d’« Établissements généraux de bienfaisance », affectent aussi le rôle qu’elles peuvent prétendre jouer au sein de leur activité. Comme on le montrera en effet dans ce chapitre, la bureaucratisation des Institutions d’État, qu’on ne peut réduire à la seule rationalisation de leur activité ayant pour objectif de répondre aux problèmes soulevés par Lanneau ou d’autres acteurs, entraîne un amoindrissement des « puissants éléments de prépondérance » identifiés par Auguste Bébian. Progressivement soumises au contrôle de l’administration centrale, les Institutions d’État sont de moins en moins en position objective d’intervenir sur leur espace institutionnel respectif. Concentrés sur les enjeux du fonctionnement interne des établissements, préoccupés au mieux par l’obligation d’excellence qui leur est faite, leurs dirigeants sont de moins en moins intéressés (subjectivement) par l’évolution de l’activité générale d’éducation des sourds et des aveugles. Les Institutions d’État ne sont plus (ou sont de moins en moins) centrales dans un espace d’activité mal différencié du point de vue de ses acteurs ; elles participent d’un « secteur public » de la bienfaisance de mieux en mieux délimité, auquel s’oppose un « secteur privé » constitué dans un second temps, par défaut de ce qui fait le « secteur public », à savoir l’exercice d’une surveillance administrative formalisée (centralisée, exercée par un corps spécialisé, régulière, etc.). En d’autres termes, la production de la frontière entre un secteur public et un secteur privé de la bienfaisance n’est pas le résultat d’une différenciation progressive du public par rapport au privé, mais du processus inverse. Tout se passe comme si l’État (le « public ») ne se construisait pas ici en s’autonomisant par rapport à la société (le « privé »), mais en se saisissant d’institutions qui lui sont déjà « liées » (pour des raisons variées) pour former le secteur « public », et en délaissant toutes les autres, constituées par défaut, et dans un second temps, en secteur « privé ». C’est en quelque sorte la « Société » qui s’autonomise par rapport l’État. La frontière entre l’État et la société est ainsi le fruit de processus de production strictement étatique, c’est-à-dire interne à la configuration étatique. C’est ce processus qu’on voudrait décrire maintenant, non sans avoir préalablement présenté le texte et les contextes de la réforme de 1841, et souligner l’importance dans cette évolution de l’intervention de nouveaux acteurs d’État, les inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance, qui pour construire leur propre rôle doivent bureaucratiser les (vastes) domaines de l’État.
Genèse d’une transformation : la bureaucratisation des Institutions d’État
3Concrétisée juridiquement par l’ordonnance royale de 1841, la transformation des Institutions d’État en institutions proprement administratives, à la fois soumises à une réglementation précise, édictée et révisable par l’État central, et inscrites dans un ordre administratif spécifique, est préparée dans les années 1837-1840. Si le rôle joué par certains acteurs des établissements eux-mêmes n’est pas négligeable, ce sont principalement des agents liés à l’État central qui contribuent à la bureaucratisation des Institutions d’État. Le processus de bureaucratisation traduit ainsi avant tout la reprise en main d’Institutions (très) « périphériques » de la bienfaisance publique par l’administration centrale. Impulsée par l’objectif de plusieurs ministres de l’intérieur de « rationaliser » le dispositif de la bienfaisance publique et l’organisation du ministère, la réforme est menée à bien conformément aux prescriptions fournies par les inspecteurs des établissements de bienfaisance, fonctionnaires d’un type nouveau dans le domaine, qui défendent d’autant plus l’accroissement et l’intensification des pratiques de contrôle administratif qu’ils en sont les premiers bénéficiaires.
Les mesures de 1841 : réglementation et centralisation
4Le 21 février 1841, une ordonnance royale, sur rapport du ministre de l’Intérieur, établit une nouveau statut en faveur de cinq établissements : l’Hospice royal des Quinze-Vingts, la Maison royale de Charenton, les Institutions royales des sourds-muets de Paris et Bordeaux, et l’Institution royale des jeunes aveugles. Ces établissements, régis par des dispositions juridiques propres à chacun d’eux, fournissent des prestations diverses (éducation, assistance, traitement moral) à des populations différentes (enfants aveugles, aveugles adultes, enfants sourds-muets, aliénés). Mais ils relèvent des attributions du même bureau ministériel depuis la période du Directoire, et sont pareillement identifiés tour à tour dans les organigrammes administratifs comme « établissements de bienfaisance », « établissements d’utilité publique » (1829), puis « établissements généraux de bienfaisance » (fin des années 1830). L’ordonnance de février 1841 synthétise ces appellations successives par le titre, désormais spécifique, d’« Établissements généraux de bienfaisance et d’utilité publique2 ». Surtout, elle transforme considérablement leur mode d’organisation et d’administration en renforçant les contraintes réglementaires qui leur sont applicables et en centralisant leur mode de direction. L’ordonnance procède en effet à ce qu’on pourrait appeler une « administrativisation » de ces établissements : une opération qui, dans un ordre administratif donné, accroît en vertu de dispositions légales le contrôle exercé sur une entité par une autre. Ce faisant, l’ordonnance met un terme, au moins juridiquement, à l’autonomie relative dont les Institutions d’État avaient pu bénéficier au cours des décennies précédentes, et que leurs dirigeants avaient mis à profit pour leur donner les moyens d’agir comme des quasi-autorités publiques dans leurs domaines d’activité respectifs. Ce texte juridique, en bref, fait entrer ces établissements dans l’ère de l’administration bureaucratique. Plutôt que d’administrativisation, on préférera parler de bureaucratisation des Institutions d’État.
5La bureaucratisation se traduit d’abord par le renforcement des contraintes réglementaires exercées sur les Institutions. Les dispositions de l’ordonnance redéfinissent les fonctions des employés des établissements, désormais soumis à des règles invariables et dictées par l’administration centrale. D’une part, la réglementation déjà en vigueur pour les établissements de bienfaisance communaux leur est désormais applicable : les agents comptables, par exemple, sont désormais tenus de réorganiser la comptabilité et le régime économique. D’autre part, des règlements particuliers de l’administration centrale sont prévus pour fixer les fonctions et les traitements des « divers fonctionnaires et employés » des établissements, déterminer les principes de « l’administration intérieure » des Institutions, et préciser les missions de leurs différentes composantes, notamment les « commissions consultatives » appelées à remplacer les conseils d’administration. Du point de vue des établissements, la production réglementaire est ainsi hétéronome, maîtrisée par l’administration centrale. Formellement, l’opération vise à mettre un terme aux pratiques de favoritisme, par le patronage individuel voire le népotisme, qui caractérisaient jusqu’alors le recrutement des professeurs par les administrateurs : fixer réglementairement les fonctions et les conditions de recrutement, d’avancement et de rémunération du personnel des établissements, c’est déposséder les instances dirigeantes du pouvoir discrétionnaire dont elles disposaient.
6Mais l’ordonnance modifie aussi radicalement le mode de direction de ces établissements en le concentrant dans les mains d’un directeur directement responsable devant l’administration centrale. La bureaucratisation des Institutions d’État se traduit ainsi par la centralisation de la direction, désormais clairement subordonnée au ministère de l’Intérieur, redéfini comme instance hiérarchiquement supérieure. L’article premier de l’ordonnance stipule en effet que les établissements « seront administrés sous l’autorité [du] ministre de l’Intérieur et sous la surveillance d’un conseil supérieur, par des directeurs responsables assistés de commissions consultatives ». La modification est profonde pour les Institutions royales. Le directeur est seul maître à bord : il est mis fin au système de la double direction, qui réservait la partie pédagogique au directeur et la partie administrative et économique au conseil d’administration. Comme n’importe quel autre fonctionnaire nommé et révocable, il ne doit rendre des comptes qu’au seul ministre de l’Intérieur. Les conseils d’administration sont remplacés par des commissions consultatives chargées « d’assister » le directeur, lequel siège en leur sein avec voix délibérative. La marge de manœuvre des membres des commissions consultative est enfin limitée dans le temps : nommés par le ministre pour quatre ans (à raison d’un renouvellement par an), ils ne peuvent plus s’approprier des charges d’administrateur comme les notables philanthropes (Gérando a siégé 27 ans à l’Institution des sourds-muets de Paris). Un arrêté ministériel complémentaire, pris le 22 juin 1841, encadre en sus l’activité des commissions consultatives (rédaction d’un rapport annuel, présence obligatoire aux réunions)3. Il y a loin sans doute du texte à la pratique : la limitation réglementaire de la durée d’un mandat n’interdit pas le renouvellement du mandat, et il n’est guère surprenant dès lors que certains « conseillers » siègent plus de 20 ans au cours du demi-siècle suivant l’ordonnance4. Mais l’intention des auteurs de l’ordonnance n’en est pas moins de resserrer le lien entre la direction des Institutions d’État et le ministre de l’Intérieur, au détriment des notables du conseil d’administration.
7Le sort réservé aux anciens membres des conseils confirme cette analyse. Parue le même jour, une deuxième ordonnance nomme en effet une partie d’entre eux dans un nouveau « Conseil supérieur des établissements de bienfaisance », organe consultatif dépendant du ministre5. Créé sur le modèle bien éprouvé des Conseils supérieurs (pour les prisons, pour les hospices), la nouvelle instance confère officiellement à ses membres un rôle prestigieux de conseillers du ministre. Mais leur nomination vaut aussi éviction des nouvelles commissions consultatives et éloignement de toute responsabilité directe dans la gestion des établissements. L’un des principaux effets de la réforme réside bien dans la rupture de la relation philanthropique que les grands notables des conseils d’administration entretenaient avec les « infortunés » placés dans « leurs » établissements. La relation philanthropique, qui implique idéalement le contrôle direct de l’assisté par le bienfaiteur, est tout bonnement annulée par l’éloignement. Le mouvement philanthropique avait déjà connu un certain déclin au cours des années 1830, et les derniers administrateurs nommés dans les Institutions d’État étaient moins liés aux sociétés philanthropiques que dans les années 1820. La disparition des conseils d’administration organisée par l’ordonnance de 1841 signe la fin définitive de l’expérience de gestion philanthropique des établissements sous protection de l’État.
8Quelques rares sources font état d’interprétations ultérieures concordantes avec cette analyse. Les spécialistes du droit administratif du second XIXe siècle soutiennent en général que l’ordonnance a mis fin « à une situation confuse et non contrôlée » dans laquelle les attributions des différentes instances dirigeantes n’étaient « pas très nettement définies6 ». La Valette, ministre de l’Intérieur sous le Second Empire, tout en mettant en valeur l’uniformisation réalisée par l’ordonnance, souligne rétrospectivement combien la création d’un Conseil supérieur a pu facilité la transition des administrateurs bénévoles (« gratuits ») aux fonctionnaires « rétribués et nommés par le ministre » : la nomination au Conseil supérieur a permis de « ménager une situation convenable aux administrateurs gratuits, qui devaient être remplacés par des directeurs rétribués, et nommés par le ministre », de « prévenir les froissements d’amour-propre et de conserver aux établissements le concours éclairé de leurs anciens administrateurs, que l’on ne pouvait faire entrer dans des commissions consultatives7 ». C’est bien d’un changement de régime administratif dont il s’agit. Structure de circonstance, le Conseil supérieur semble, au demeurant, en l’état des sources disponibles, n’avoir joué aucun rôle avant sa suppression en 1847.
Contextes de la réforme
9La réforme de 1841 s’inscrit dans trois contextes interdépendants : les conflits internes aux établissements ; la politique de rationalisation administrative propre au ministère de l’Intérieur ; la reprise en main de la bienfaisance publique par le même ministère. L’ordonnance de 1841 résulte d’abord d’évolutions propres aux établissements qu’elle prend pour cibles. On l’a vu en introduction de ce chapitre, les nouveaux directeurs nommés à la fin des années 1830 ont été choisis par l’administration centrale malgré les réticences, voire l’opposition, des administrateurs. Rien d’étonnant à ce qu’ils demandent assez tôt au ministère d’intervenir en leur faveur et de modifier les règles de fonctionnement des Institutions. Mais les nominations forcées des directeurs participent aussi d’un mouvement plus général, porté par des ministres réformateurs, de bureaucratisation du ministère de l’Intérieur lui-même. Si cette évolution concourt elle aussi à une décision comme celle de 1841, le catalyseur réside surtout dans les intérêts croisés de différents acteurs – ministres, mais aussi un nouveaux corps d’inspecteurs – à une clarification de la politique de bienfaisance.
10Les Institutions royales de Paris et Bordeaux se voient attribuer de nouveaux directeurs en 1838. L’année où Lanneau est nommé à la tête de l’Institution de Paris, c’est un professeur de Paris, Jean-Jacques Valade-Gabel, qui prend la direction de l’Institution de Bordeaux. En 1840, le premier instituteur de l’Institution des jeunes aveugles, Pierre-Armand Dufau, prend la place de Pignier comme directeur. Dans les établissements parisiens, ces nominations sont très mal ressenties par les administrateurs. Lanneau, on l’a dit, est ignoré par le conseil de la rue Saint-Jacques au moment de son « installation », et soumis à différentes humiliations. La promotion de Dufau est interprétée par les administrateurs de l’Institution des jeunes aveugles comme un complot ourdi par l’instituteur, dont l’hostilité envers Pignier est notoire. Informé du « coup » dont Pignier est menacé, les administrateurs se seraient d’ailleurs rendus « en corps » devant le ministre pour protester ; l’un d’entre eux aurait même envisagé de porter l’affaire de la Chambre des pairs8.
11Les prises de position de Dufau et Lanneau ne laissent aucun doute sur leur sentiment à l’égard de l’ordonnance de 1841 : dans la mesure où elle augmente considérablement leurs pouvoirs, ils sont directement intéressés par son succès. Plus précisément, ils approuvent le principe de la concentration des pouvoirs dans les mains d’un directeur responsable au détriment des administrateurs. Lanneau et Dufau sont des partisans résolus du remplacement des notables par des fonctionnaires spécialisés, modalité fondamentale du processus de construction de l’État bureaucratique. Ils dénoncent cependant moins l’incompétence des notables siégeant dans les conseils d’administration que leur défaut de spécialisation. Les administrateurs membres des grands corps de l’État bénéficient en effet d’un préjugé favorable sur le plan de leur légitimité à siéger dans les conseils d’administration. Mais hommes importants « absorbés par leurs devoirs », « résidant hors de la maison », ils « ne [s’assemblent] qu’à de rares intervalles » et n’ont « que peu de temps à consacrer à [la] gestion » de l’établissement ». Manière de dire que les responsabilités d’une direction d’Institution royale exige que la fonction constitue l’unique occupation de son titulaire9.
12Dufau écrit ainsi en 1850 :
« L’Institution avait été [jusqu’en 1841] gérée par un conseil d’administration, composé de personnages pour la plupart fonctionnaires d’un ordre élevé qui, absorbés par leurs devoirs, n’avaient que peu de temps à donner à cette gestion ; en fait, elle reposait tout entière sur le directeur, qui n’était pourtant pas responsable. Il résultait de là que la responsabilité se combinait avec l’autorité nominale, et l’irresponsabilité avec l’autorité effective […]. Depuis 1841, l’Institution est administrée par un directeur responsable, assisté d’une commission consultative, qui émet simplement son avis sur les actes du directeur, et éclaire ainsi les décisions du ministre de l’Intérieur, dans les attributions duquel est l’établissement10. »
13Dans une lettre adressée au ministre de l’Intérieur peu après l’ordonnance royale, le point de vue de Lanneau est encore plus précis sur les vices de l’ancien système et les vertus (attendues) du nouveau. L’ordonnance aurait « consacré en faveur des établissements de bienfaisance le principe d’unité et de centralisation qui seul peut en assurer désormais la bonne administration. Votre Excellence en proposant au Roi cette salutaire mesure a compris que l’un de ses premiers devoirs était de replacer sous sa tutelle immédiate et directe […] les intérêts de tant d’infortunés ». Mieux, Lanneau impute l’état d’« anarchie morale » de l’établissement non seulement au « vice radical » du règlement, mais aussi et surtout aux prétentions des administrateurs : « Quel bien en effet peut-on attendre d’une autorité partagée entre sept personnes résidant hors de la maison, ne s’assemblant qu’à de rares intervalles et investis cependant des pleins pouvoirs non seulement de l’administration mais aussi de la direction, d’une autorité qui veut présider à tout, peser sur tout, et qu’on ne trouve nulle part11 ? »
14Si la réforme de 1841 est souhaitée par les directeurs récemment nommés contre l’avis des administrateurs à la tête des Institutions d’État, d’autres éléments ont contribué en interne à sa mise sur agenda. Ainsi des oppositions de type politique : Dufau se présente comme « libéral », Lanneau fait profession de foi orléaniste. Ainsi encore des luttes en matière pédagogique : les professeurs sourds-muets ne sont pas les derniers à se féliciter du remplacement des administrateurs qui, avec Ordinaire, avaient œuvré en faveur de la généralisation de l’usage des procédés d’oralisation ! Mais l’ordonnance royale de 1841 n’est pas seulement le produit des oppositions internes aux Institutions d’État. L’intervention de l’administration centrale dans la nomination des directeurs à partir de 1838 voire dans l’activité même des Institutions12, qui annonce la réforme de 1841, s’inscrit dans une politique générale de réforme du ministère de l’Intérieur menée par le ministre Tanneguy-Duchâtel à cette époque.
15La monarchie de Juillet est souvent présentée comme le régime au cours duquel, sous l’effet d’une politisation croissante de la haute fonction publique (plus du tiers des « hauts fonctionnaires » sont députés, et la moitié des députés sont fonctionnaires en 183813), les pratiques préexistantes de patronage, de népotisme et de corruption se sont généralisées. Les services rendus par la famille ou la parentèle, la situation de fortune ou les hautes relations constituent des ressources déterminantes pour accéder aux grands corps de l’État et à la haute fonction publique14. Le concours constitue une procédure de recrutement exceptionnelle, essentiellement réservée aux grands corps techniques, cependant que l’avancement dépend autant, sinon davantage, du choix des supérieurs hiérarchiques que de l’ancienneté dans la place. Investie par le politique, l’administration des monarchies parlementaires est en bref dominée par les notables15.
16Reste que l’administration est aussi – déjà, à cette époque – davantage un ensemble de différents ministères qu’une seule et même « administration ». Or, des mesures ponctuelles ont été prises sous la Monarchie de Juillet au niveau ministériel afin de réglementer les procédures de recrutement et d’avancement des fonctionnaires. L’enquête de W. M. Reddy montre ainsi que Duchâtel s’efforce de mettre en place une « politique cohérente et équitable du personnel » entre 1839 et 184516. Dans un contexte politique exceptionnellement stable (Duchâtel est ministre de 1839 à 184817), le ministère de l’Intérieur connaît non seulement une période faste en termes d’avancement et d’augmentation des traitements, mais aussi un programme de réformes aux dispositions « radicales ». En effet, alors que « les notions de protection, de famille et d’honneur […] dominaient les habitudes mentales de tous les membres de l’administration » et fondaient les pratiques de recrutement et l’avancement dans la carrière18, Duchâtel instaure en 1839 un examen pour le recrutement des surnuméraires et défend la promotion interne de grade en grade pour l’avancement de l’ensemble des employés du ministère. Certes, les règlements bénéficient surtout aux chef de bureaux et de section, postes intermédiaires auxquels accèdent des « hommes du sérail19 ». Mais l’intention de réglementation des carrières est tout à fait équivalente (toutes choses étant différentes par ailleurs) à celle qui nourrit l’ordonnance royale de 1841. Celle-ci s’inscrit dans la série de mesures de rationalisation qui, à la fin des années 1830 affectent la réorganisation des bureaux et des services d’inspection, ou la production de la jurisprudence administrative20. Un exemple : l’arrêté du 19 mars 1839 invitant les directeurs et chefs de division à prendre, « chacun en ce qui le concerne, les mesures nécessaires pour que chaque bureau fasse extraire de sa correspondance et du travail journalier, ainsi que des arrêts du Conseil d’État et de la Cour de Cassation, toutes les décisions propres à fixer la jurisprudence administrative », est inédit dans l’histoire du ministère. Il s’agit d’une injonction typiquement bureaucratique : établir une jurisprudence administrative, c’est en effet produire des normes et standards généraux de l’activité (administrative) afin de la doter d’une stabilité et d’une prédictibilité accrues, sinon de lui garantir la reproductibilité de ses actes. La production d’une « jurisprudence » s’apparente à un « investissement de forme », c’est-à-dire à l’établissement coûteux (le temps de la constituer) de relations stables et générales (pouvant servir d’équivalence lors de sa consultation) à des objets (ici les domaines de l’action administrative)21.
17La réforme des services d’inspection affectés aux établissements pénitentiaires et aux établissements de bienfaisance procède du même principe. Elle modifie la législation en vigueur en unifiant et rehaussant le prestige de ces services, en les dotant d’effectifs plus importants, et en étendant leur mission à l’ensemble du territoire22. La « création » de l’inspection générale des établissements de bienfaisance en 1838 procède en fait à l’amélioration de l’« inspection des hospices, des bureaux de bienfaisance et des enfants trouvés » formée dès 1828, supprimée après juillet 1830, puis réapparue en 1833 comme « inspection permanente des établissements de bienfaisance23 ». Cette dernière était dotée d’une organisation peu formalisée, qui laissait le nombre d’inspecteurs, leurs traitements ou encore le déroulement de leurs missions à la discrétion du ministre. Au contraire, l’arrêté de 1838, complété l’année suivante par un arrêté de 32 articles établissant « les attributions et les devoirs » des inspecteurs, se caractérise par la précision de ses dispositions réglementaires, censée renforcer l’autorité d’une inspection désormais « générale ». Forte de sept membres répartis en deux classes et rémunérés par des traitements fixes, l’inspection est désormais placée sous la responsabilité immédiate du ministre, appelé à diriger régulièrement un « Conseil des inspecteurs ». Agissant au nom du ministre, les inspecteurs peuvent être chargés de « missions exceptionnelles », qu’ils effectuent avec le concours actif de l’administration préfectorale. L’objet de leur activité de contrôle est étendu à l’ensemble des établissements composant la bienfaisance publique : hospices, hôpitaux, dépôts de mendicité, bureaux de bienfaisance, asiles publics d’aliénés, monts de piété, maisons de refuge, service des enfants trouvés ; ils sont de surcroît invités à « prendre des informations sur toutes les associations charitables fondées ou entretenues, sous différents titres, par des particuliers24 ».
18On le voit, les réformes du ministère de l’Intérieur à la fin des années 1830 ne concernent pas uniquement l’administration centrale, et les inspections ne sont pas seulement les cibles, certes exemplaires, de l’esprit réformateur et rationalisateur des rouages administratifs. Ils en sont aussi des acteurs clefs, tout particulièrement dans le domaine de la bienfaisance publique, elle aussi soumise à un processus de rationalisation.
19C’est un rapport au Roi en 1837 du comte de Gasparin, ministre de l’Intérieur, qui peut être considéré comme l’acte fondateur de la politique de réforme du dispositif institutionnel de la bienfaisance publique. L’intention de reprendre en main la politique de la bienfaisance publique (« hôpitaux, hospices et services de bienfaisance ») se traduit alors par la détermination d’un objectif précis, l’instauration d’un contrôle centralisé des institutions de bienfaisance au moyen d’un outil inédit dans ce domaine d’activité, les services d’inspection du ministère. Gasparin part d’un constat critique : les sommes consacrées aux hospices sont cinq fois supérieures à celles consacrées aux secours à domicile, pourtant préférables à ses yeux parce qu’ils respectent et renforcent « l’unité » des familles. Or, cette répartition des fonds n’est absolument pas maîtrisée par l’État : elle « ne tient à aucune combinaison méditée par l’administration supérieure », laquelle « a laissé partout les habitudes locales suivre leur cours, et, pas plus que la législation elle-même, […] n’a pris jusqu’ici de parti déterminé sur la question importante de savoir auquel des deux systèmes de secours il convenait de donner la préférence25 ». Coupable d’inaction, l’État est considéré comme le principal responsable de la situation. Au nom d’une « supériorité » que souligne l’expression d’« administration supérieure » (d’usage courant au XIXe siècle), c’est à l’État central, garant de l’intérêt général, qu’il appartient de contrôler les actions locales afin de mettre fin aux abus. C’est ainsi moins dans l’intérêt des individus secourus que dans celui de l’administration, dont l’argent est dilapidé et les « prescriptions légales » transgressées, que l’État (se) doit (d’)agir.
20Le ministre s’indigne sans doute que des parents profitent des institutions charitables pour abandonner provisoirement leurs enfants : selon le rapport, près de la moitié des enfants placés en institution seraient moins « abandonnés » que confiés abusivement, de manière transitoire, par leur parents26. La préférence accordée par Gasparin aux secours à domicile par rapport au placement hospitalier constitue un tournant dans la « police des familles » (Donzelot) en cela qu’elle ouvre la voie à une politique d’investigation administrative de la situation des mères27. Mais le ministre met surtout l’accent sur le fait que les institutions de bienfaisance ne respectent pas les règles établies par l’État : en pratique, elles n’ont ni règlement ni inventaire, ne possèdent pas d’économe, ont souvent un personnel pléthorique, et, dans tous les cas, sont beaucoup trop dépensières28. Il dresse dès lors un constat de faillite de l’encadrement des institutions de bienfaisance : les notables locaux qui siègent dans les commissions administratives sont pris dans des jeux d’intérêts particuliers qui les empêchent d’exercer une « surveillance toujours active et permanente », cependant que les préfets, à la tête de l’administration déconcentrée, ont délégué de manière inconsidérée leur mission de contrôle à des subalternes incompétents. Le recours aux inspecteurs généraux de bienfaisance, directement dépendants de l’administration « supérieure », apparaît comme une troisième voie d’autant plus intéressante qu’elle va dans le sens de la centralisation. S’affirme ainsi progressivement, de manière inédite dans le champ de la bienfaisance, une administration « ambulatoire », l’inspection qui, parce qu’elle fait office d’œil pour le compte de l’administration centrale ou « supérieure », lui paraît préférable à l’administration déconcentrée confiée aux préfets et à l’administration déléguée aux notables.
21Le rapport de Gasparin est finalement remarquable pour son point de vue centralisateur. La spécialisation dans les tâches d’inspection suffit à garantir l’uniformité de la surveillance dans la correction des insuffisances et dans la promotion des « exemples utiles » ; elle doit fonder à elle seule l’uniformisation des pratiques par la remontée des informations à la tête de l’État.
« La mission des inspecteurs, dont j’attends les meilleurs résultats, n’aurait qu’une utilité très-secondaire si elle se bornait à découvrir les plaies sans rien faire pour les guérir : leur action sera plus salutaire. En même temps qu’ils signalent à l’attention du gouvernement, les infractions à la loi, les habitudes vicieuses, les entraînements dangereux, ils recueillent avec soin dans les localités les exemples utiles, les pratiques d’une charité bien entendue, des méthodes d’ordre intérieur qui sont appréciées par leur comparaison, et que le gouvernement s’empresse ensuite de propager. De cette manière, il s’établit une sorte de communauté de vues, d’où résulte une unité de direction qui est un des bienfaits de la centralisation29. »
22De manière cohérente avec ce programme d’action, les missions des inspecteurs de bienfaisance sont modifiées en 1838 et 1839 de manière à les affranchir de l’autorité des préfets en les plaçant sous la responsabilité du ministre, auquel ils rendent rapport, tout en les dotant de la possibilité, non contraignante mais adossée à la puissance ministérielle, de « conseiller » les dirigeants des Institutions30. Cette nouvelle définition de l’inspection est stabilisée dès la première édition du Dictionnaire général d’administration (1846), dirigé par Alfred Blanche, lui-même inspecteur général des établissements de bienfaisance :
« L’inspection a pour but de former sur les différentes parties d’un service la surveillance directe, les yeux de l’administration placée à la tête de ce service ; l’inspection n’est autre chose qu’une administration ambulatoire. En même temps que l’inspecteur a pour mission principale de constater la situation de toutes les parties du service, le zèle ou la négligence des agents qui y sont préposés, la façon dont s’y appliquent les lois ou ordonnances, dont s’y exécutent les instructions de l’autorité supérieure, il n’a pas pour moindre devoir de répandre les notions d’une bonne gestion, de faire pénétrer les enseignements, les lumières de l’administration supérieure aux différents degrés de l’organisation administrative31. »
L’inspection, vecteur de bureaucratisation
23La connaissance du passé ne se réduit pas à la qualité des sources disponibles, mais dépend d’abord des questions qui leur sont posées. La recherche (socio-) historique n’en dépend pas moins des traces sur lesquelles elle peut s’appuyer. En l’état actuel des fonds versés aux Archives nationales, l’inspection générale des établissements de bienfaisance a laissé de nombreuses traces : on dispose des dossiers de carrière des personnels des inspecteurs, de registres consignant leur activité, des rapports rendus à l’issue dans leurs missions dans les asiles et hospices, de publications issues de certains de ses rapports32. Cependant, ces sources s’avèrent assez pauvres pour l’histoire des Institutions d’éducation des sourds-muets et des aveugles. Les registres attestent que, dans les années 1880, les inspecteurs se rendent régulièrement dans les établissements généraux : mais ils ne font que signaler la fréquence et la place relative d’une activité, dont ils ne disent rien de précis. Les rapports publiés sur les établissements de sourds-muets en 1861 ou l’ensemble des « Établissements généraux » en 1866 offrent des renseignements précieux sur la situation des Institutions sous le Second Empire, à une époque où ils sont censés être visités annuellement33 ; mais le passage à la publication officielle fait disparaître tout élément relatif à la pratique de l’inspection. Les dossiers personnels, enfin, informent sur la carrière des inspecteurs et, parfois, sur les réseaux de patronage dans lesquels ils s’insèrent ; mais ils ne disent rien des Établissements généraux, sauf quand, de manière tout à fait exceptionnelle, une lettre ou une instruction glissée parmi les formulaires administratifs fait état de l’existence de missions extraordinaires d’inspection34. Si l’on en croit le ministère lui-même, les établissements généraux ont été visités de manière très irrégulière par les inspecteurs généraux au cours des années 1840-185035 ; il est presque certain qu’ils n’ont en revanche pas été inspectés dans les années 1830. Les Archives nationales possèdent une série, et une seule, de rapports de l’inspection générale sur les Institutions d’État pour la période 1840-1890, décrits par leurs auteurs comme « sans précédent ». Ces rapports, qui concernent les quatre établissements pour sourds-muets (Institutions de Paris et Bordeaux) et aveugles (Institution des jeunes aveugles et Hospice des Quinze-Vingts), ont été rédigés en 1840, et tout indique qu’ils ont inspiré l’ordonnance royale de 1841.
24La chronologie, en premier lieu, rend l’interprétation plausible : publiés au cours de l’année 1840, tous les rapports, relatifs à l’Institution royale des jeunes aveugles (deux en février, un troisième en mai), aux Institutions royales des sourds-muets de Paris (en février) et de Bordeaux (en octobre) et à l’Hospice royal des Quinze-Vingts (en mars), sont antérieurs à la promulgation de l’ordonnance. En second lieu, tous dressent un même bilan de l’état des établissements, dont l’administration désastreuse doit être entièrement réorganisée. Ils ont donc pu contribuer à placer la réforme des établissements sur l’agenda du ministre de l’Intérieur, et à accélérer la décision politique (prise par le Roi sur proposition de son ministre), même si celle-ci était peut-être en germe dans la commande même des missions d’inspection. En troisième lieu, les rapports proposent les mesures mêmes de l’ordonnance royale, c’est-à-dire la réglementation du mode de fonctionnement et la centralisation du mode de direction. Rien ne certifie sans doute que les rapports aient pesé de manière significative sur l’ordonnance, d’autant que les dispositions proposées dans les premiers comme celles finalement arrêtées dans la seconde sont par ailleurs tout à fait conformes à la politique réformatrice adoptée de manière générale par le ministère à cette période. Tout au moins leurs similitudes témoignent de la parfaite cohésion entre les constats des inspecteurs et la politique à l’œuvre. Les inspecteurs ont en fait directement intérêt à la réorganisation des établissements : s’ils se font les porte-parole zélés de la reprise en main des Institutions d’État par le pouvoir central, c’est aussi que cette reprise en main légitime et renforce leur propre fonction en cours d’institutionnalisation.
25Les rapports peuvent être lus et compris de deux points de vue (au moins) : comme sources décrivant une « réalité », et même plusieurs ; mais aussi comme objets, donnant à voir ce qu’est l’inspection comme activité administrative en train de s’inventer. En analysant le contenu des énoncés, ce qu’ils disent des Institutions et ce qu’ils proposent en leur faveur, on peut montrer que les solutions soutenues par les inspecteurs consistent dans la bureaucratisation des établissements, c’est-à-dire leur inscription dans l’ordre administratif dominé hiérarchiquement par l’administration centrale et leur soumission à la réglementation que celle-ci édicte. En étudiant les énoncés en lien avec l’activité d’inspection, et en s’attachant aux modes mêmes de l’énonciation et aux instruments d’évaluation utilisés par les inspecteurs, on peut montrer que, si l’inspection est une activité qui se présente sous les traits propres à la bureaucratie « froide », impersonnelle et spécialisée, elle est également définie par les inspecteurs comme une position spécifique et incontournable d’exercice du contrôle administratif, en raison de la proximité qu’autorise la relation de face-à-face avec les individus inspectés.
La dimension bureaucratique de l’inspection
26En son sens premier, « inspection » signifie « contrôle de quelque chose dont on a la surveillance36 ». On peut plus précisément dire du contrôle exercé par les inspecteurs généraux sur les Institutions d’État qu’il est de type « bureaucratique » en cela que, dans le cadre d’une relation de domination légalement établie, il s’appuie sur une grille d’interprétation uniforme et « objectivée », un ensemble de normes et règles codifiées, pour mener principalement des opérations de vérification de conformité des pratiques à ces règles et normes.
27Le premier trait de la dimension bureaucratique est le cadre de la domination légale. Les inspecteurs agissent « au nom du » ministre de l’Intérieur, lequel est aussi le supérieur hiérarchique des établissements généraux (placés sous son « autorité immédiate et directe ») ; leur mission, indiquée par « lettre spéciale » du ministre, consiste à « faire une vérification approfondie » des Institutions inspectées37 en s’appuyant sur un ordre institutionnel organisé selon une distribution juridiquement ordonnée des compétences. L’inspecteur est donc bien un instrument de « centralisation » (Gasparin), instrument de et pour l’administration centrale (utilisé par elle et à son service). Il ne dispose cependant d’aucun pouvoir de décision, mais est autorisé à prendre des mesures « conservatoires », devant être sanctionnées ultérieurement par le détenteur de l’autorité. L’inspecteur fait ainsi seulement « figure d’autorité ». Au service d’un pouvoir hiérarchique auquel il ne participe pas, il représente une autorité dont il ne dispose pas. Il est donc à la fois « au-dessus et en-dehors des services inspectés38 » : au-dessus par l’autorité qu’il représente, en-dehors par celle qu’il ne possède pas. Cette condition paradoxale constitue une ressource autant qu’une contrainte. L’inspecteur bénéficie d’un pouvoir étendu d’investigation, mais il ne maîtrise pas les suites des résultats de son investigation. Combinée avec la jeunesse de sa fonction, cette « impuissance » légale incite les inspecteurs à ne pas se contenter de valoriser, dans leurs rapports, la possession d’un savoir spécifique. Il faut souligner en effet combien la légitimité des inspecteurs et de l’inspection est récente et incertaine. En tant que service, l’inspection est, on l’a dit, récente : elle n’est « générale » que depuis 1838, et son histoire chaotique la place dans une situation d’incertitude d’autant plus grande qu’elle est placée sous la responsabilité directe d’un ministère qui a fait preuve d’une grande instabilité dans la seconde moitié des années 1830. S’ils anticipent l’avenir à partir de l’histoire récente du ministère, les inspecteurs sont en effet loin de pouvoir imaginer que le second mandat ministériel de Duchâtel, à partir d’octobre 1840, durera huit années39.
28La situation personnelle des deux inspecteurs de « première classe » qui ont rédigé les rapports sur les institutions parisiennes, n’est guère plus établie : statutairement, Adolphe de Watteville et Gabriel de Lurieu sont nommés par le ministre en poste et révocables par lui ; leur recrutement est assez voire très récent (1833 pour Watteville 1838 pour Lurieu). Gabriel de Lurieu, né en 1800, effectue toute sa carrière dans l’administration, d’abord en tant que commis rédacteur au ministère des finances (1821-1823), puis comme percepteur à Louviers (1823-1829), comme maître des requêtes au Conseil d’État. Nommé inspecteur général en 1838, il y poursuit sa carrière jusqu’en 1871. Adolphe de Watteville du Grabe, né en 1802, est licencié en droit. Il n’occupe aucun emploi connu lorsqu’il est recruté, le premier, comme inspecteur des établissements de bienfaisance en 1833, où il effectue toute sa carrière, acquiérant une certaine notoriété grâce à plusieurs publications sur l’administration de la bienfaisance publique. Dans un courrier au ministre de l’Intérieur en 1848, il se targue d’avoir lui-même « organisé » les services d’inspection et établi le contrôle de la « comptabilité-matières ». On peut supposer chez lui des penchants fortement conservateurs : il est révoqué en 1848 (mais réintégré en 1850) ; la correspondance contenue dans son dossier donne l’image d’une homme très favorable au régime du second empire ; ses deux fils (dont l’un est également inspecteur général des établissements de bienfaisance) sont révoqués par le pouvoir républicain en 187940.
29La « vérification approfondie » en laquelle consiste l’inspection s’appuie sur deux types de documents : une série de quatre formulaires standards portent sur l’administration, le personnel, la « comptabilité-espèces » et la « comptabilité-matières » ; des rapports écrits, propres à chaque mission. Les formulaires se présentent sous la forme de tableaux dans lesquels des « renseignements » (« faits constatés par la vérification » ou « observations ») répondent à une liste finie de questions. Ils présentent l’inspection comme une action de contrôle « objectif » : la tabulation des formulaires, qui autorise des comparaisons et des recoupements systématiques entre les informations recueillies et un travail de synthèse et d’uniformisation des résultats par l’administration centrale, est significative de la recherche de l’efficacité par l’uniformité du questionnement est au principe de l’action de vérification ; elle s’apparente à la production d’un « registre tenu en double par rapport auquel on apprécie la conformité du rôle vérifié, et qui en constitue la norme41 ».
30De fait, les questions proposent une évaluation des pratiques à l’aune de normes à première vue dépourvues d’originalité : comme on l’a montré au chapitre précédent, les administrateurs dans les années 1820 et 1830 se montraient eux aussi soucieux de la « décence » des mœurs, de l’« ordre » et de la « discipline » du mode d’administration, de la « surveillance » des élèves, de la « salubrité » et la « dignité » des bâtiments, ou de la « prospérité » des établissements. La vraie nouveauté réside dans l’importance acquise par une nouvelle norme, celle de la « conformité » des pratiques des établissements – significativement désignés comme « établissements de l’État » par Watteville42 – aux règles juridiques et comptables édictées par l’administration centrale. La liste est longue des termes et expressions qui inscrivent le questionnement dans le champ lexical de la conformité (« exact », « exactement », « conforme », « conformément », « approuvé par l’autorité compétente », « ainsi qu’il a été prescrit par la loi »), donc à celui de l’abus et de la déviation (« dépasse », « excède », « trop considérable », « en rapport avec les besoins »)43. Dans leurs dimensions matérielle (les tableaux) et cognitive (les normes), les formulaires imposés aux inspecteurs induisent une évaluation légale et uniforme des établissements.
31Si le contrôle est conçu dans les formulaires comme la mesure de la conformité des pratiques à des normes et, surtout, des règles juridiques, il comporte aussi des éléments « subjectifs », faisant explicitement appel à l’opinion des inspecteurs. Le formulaire sur l’« administration » des établissements, par exemple, permet de déployer un questionnement riche et varié : près de cinquante questions renvoient au règlement en vigueur, au type de population admise, au personnel, aux modalités de circulation dans les bâtiments, au régime sanitaire et alimentaire, au service religieux, aux fournitures et au mobilier, aux modalités d’engagement de dépenses, etc. À l’intérieur de chaque thème, les renseignement recueillis sont tantôt « objectifs » tantôt « subjectifs » : après le recueil de « faits » supposés indépendants de l’inspecteur, l’appréciation de ce dernier est expressément sollicitée.
32Le thème du règlement comporte ainsi quatre questions : les premières sont relatives au règlement lui-même (existence ou non, date de son adoption, nom de l’institution qui l’a autorisé), alors que les dernières visent à vérifier si « aucune disposition contraire aux lois ou aux nouveaux principes d’administration et de comptabilité » (respect de la règle), et si les conditions prescrites sont « effectivement observées » ; l’inspecteur dispose à l’évidence d’une certaine latitude dans l’appréciation du degré d’exécution (d’« effectivité ») d’une règle, qui dépend de nombreux paramètres (ne serait-ce que le temps passé à observer les pratiques…). La quasi-totalité des thèmes sont organisés sur ce modèle : les inspecteurs doivent par exemple indiquer si les traitements du personnel ne sont pas « trop considérables » ou si les visites des médecins ont lieu « régulièrement ».
33C’est ce champ lexical de la convenance, beaucoup moins strictement délimité que celui de la conformité (et de l’abus ou la déviation), qui donne la possibilité aux inspecteurs de se rendre incontournable auprès du ministre et de l’administration centrale, destinataires de leurs rapports.
Connaître par corps : les inspecteurs, intermédiaires incontournables
34Observée depuis les formulaires, la mission de « vérification approfondie » des établissements se présente donc comme une activité de contrôle de la conformité des pratiques aux normes (juridiques et comptables) en vigueur, confiée à des fonctionnaires hiérarchiquement situés qui la réalisent le plus « objectivement » possible, tout en étant invités à donner leur appréciation personnelle sur la convenance des pratiques. Le second support de présentation de l’inspection, le rapport, est organisé en deux temps qui semblent respecter la même logique que le formulaire : au moment du bilan (évaluation des pratiques à l’aune de normes et règles) succède le moment des propositions d’amélioration du fonctionnement (engageant l’appréciation personnelle de l’inspecteur). En décrivant son rapport du 26 février 1840 sur l’Institution des jeunes aveugles à la fois comme « le tableau de l’administration intérieure » de l’établissement et comme un « triste récit », Watteville rend explicite une caractéristique de l’ensemble des rapports : le balancement entre un tableau, un exposé des faits fondé sur la mobilisation d’un savoir spécifique en matière réglementaire et comptable, et un récit, une interprétation plus subjective des mêmes faits fondée notamment sur l’interaction de face-à-face et la connaissance des hommes.
35Si l’on prend au mot la mission qui leur est confiée, les inspecteurs généraux semblent ici préfigurer « l’expert » de la fin du XXe siècle, spécialiste légitimé par son savoir (ici, la connaissance des règles administra-tives), mais invité à le dépasser dans son activité d’expertise (en proposant des recommandations). Encadrés par des contraintes de mise en forme (comme la longueur, une vingtaine de pages au plus), les rapports favorisent une forme narrative et descriptive, l’usage de la première personne du singulier, le recours à procédés de dramatisation de la mission et mise en scène de soi. Les inspecteurs ne se contentent pas de mettre en évidence leur connaissance de la réglementation administrative et comptable ; ils présentent longuement les relations qu’ils ont établies et entretenues avec le personnel des établissements, et tentent d’influencer le ministre-destinataire à la fois en valorisant leur propre rôle et en cherchant à « émettre leur réception », à encadrer la réception de leurs rapports44. Le savoir-faire dont ils ont su faire preuve dans les relations de face-à-face avec les inspectés est ainsi fréquemment mis en valeur : les inspecteurs se félicitent eux-mêmes d’avoir su persuader le personnel des institutions des bienfaits de l’inspection et de l’intérêt des solutions envisagées, et/ou garantissent leur avoir transmis l’assurance de la bienveillance du pouvoir politique à leur égard. Sans dépasser les limites inhérentes à leur position subordonnée, ils tâchent de convaincre le ministre du bien-fondé de leurs propositions, dans certains cas déjà appliquées à titre provisoire : le récit, en bref, peut être « triste ». Ainsi, en analysant les rapports des inspecteurs généraux comme des formes de « présentation de soi », on peut montrer que la position qu’ils veulent se voir reconnaître est celle de médiateurs incontournables, d’intermédiaires obligés entre l’administration centrale et les institutions confiées à sa surveillance.
36La maîtrise de la réglementation administrative et comptable est largement mise en avant dans les rapports. Les inspecteurs sont tenus de connaître les textes législatifs relatifs aux différents thèmes de l’inspection (des traitements du personnel aux procédures d’adjudication), textes parfois anciens (par exemple l’arrêté du 19 vendémiaire an XII ordonnant la surveillance des domaines appartenant aux établissements), parfois très récents (par exemple, les ordonnances des 17 avril et 23 mai 1839 sur les traitements des receveurs). Armés de ce savoir juridique, ils relèvent et déplorent les pratiques déviantes, par exemple l’absence de rédaction d’un « compte moral annuel » ou d’établissement des budgets « primitifs » et « supplémentaires » par les conseils d’administration des Institutions de Paris. Ils soulignent et stigmatisent aussi l’incompétence ou l’ignorance des employés et fonctionnaires des établissements : le comptable de l’Institution des jeunes aveugles « ignore quelle est sa responsabilité et quels sont ses devoirs » quant à la surveillance des domaines appartenant à l’établissement ; le directeur Pignier est « très ignorant en administration et ne connaît aucune des règles de la comptabilité publique ». La dénonciation des écarts aux règlements permet évidemment aux inspecteurs de valoriser aux yeux du ministre, et à un moindre coût, leur propre compétence, et de se présenter en gardiens de la jurisprudence légale et administrative.
37Mais les inspecteurs revendiquent aussi une autre forme de compétence que la possession d’un savoir juridique spécialisé : une compréhension intuitive et de bon sens des situations et des individus. Cette compétence est, on l’a vu, en partie sollicitée par les formulaire, par exemple quand il s’agit d’évaluer ou de « vérifier » la « capacité », le « soin » et l’« exactitude » des directeurs d’Institutions (« agents vérifiés », selon les termes exacts de la question) dans l’exercice de leurs fonctions45. Là encore, le flou des principes d’évaluation donne l’occasion aux inspecteurs de multiplier les preuves de leur discernement et de leur sagacité : ce sont ainsi le « mérite », la « probité » ou le « désir de bien faire » des principaux employés qui sont le plus souvent vantés ; au contraire, c’est le défaut d’« autorité » des directeurs qui est désigné, dans tous les rapports, comme le principal facteur des difficultés rencontrées par les établissements. À l’Institution des jeunes aveugles, par exemple, l’économe est décrit comme un « honnête homme », « rempli de zèle et de bonne volonté » ; ces qualités ne suffisent pourtant pas à en « faire » un directeur, car « il n’a ni la capacité nécessaire ni l’énergie suffisante pour remplir de semblables fonctions ». Pignier, de son côté, est décrit (entre autres, comme on le verra) comme « un homme de caractère difficile, inquiet, et qui souvent dégénère en un sorte de despotisme qui ne lui permet pas de traiter avec un seul de ses subordonnés » ; les « désordres » de l’Institution sont entièrement imputables à son « défaut de surveillance », à sa « faiblesse » et sa « pusillanimité46 ».
38La mise en cause des individus pointe donc autant l’incapacité en matière administrative ou comptable que l’indignité morale, qu’elle soit générale (comme la probité) ou particulière au poste évalué (comme l’autorité pour le directeur). Mais parce que, sauf cas de faute grave et avérée, la mise en cause de l’indignité morale ne peut prendre appui sur des règles écrites, les inspecteurs ont soin de mettre en scène leur mission, de la décrire, de manière à la fois à conforter le bien-fondé de leur verdict et de leurs propositions, et à leur conférer une position d’intermédiaires obligés dans le réseau qui lie l’administration aux Institutions d’État, réseau que, en tant qu’acteurs à la fois respectueux (de l’autorité ministérielle) et respectés (des individus inspectés), ils contribuent à hiérarchiser.
39Les inspecteurs rappellent en effet avec insistance que leur activité, loin d’être une activité impersonnelle, les engage au contraire par corps : l’inspection est une activité incarnée, une forme de contrôle médiatisée par la présence de l’inspecteur sur les lieux de l’inspection, par le face-à-face nécessaire et productif avec les individus inspectés. Le rapport de Lurieu sur l’Institution de Bordeaux fournit une illustration exemplaire de la mise en scène de leur présence physique par les inspecteurs. Lurieu y rappelle sans cesse combien, au cours de sa « visite », il « observe » et « examine » l’état des lieux avec une « attention sévère » et « avec rigueur ». Présence qui ne se réduit pas au seul regard : l’inspecteur prête également une oreille attentive aux explications des inspectés : « Un autre jour, j’ai trouvé quelques élèves, à la porte d’entrée regardant ce qui se passait dans la rue ; ils se préparaient, m’a-t-on dit, à servir la messe ou à disposer la chapelle47. » La multiplication des observations et des propos rapportés contribuent à accréditer l’idée que la mission a bien fait le tour du problème ; elle fonde l’inspecteur à faire état des « certitudes » qu’il a obtenues, et lui permet de clamer que son « opinion » a été « consciencieusement établie ».
40Pour emporter la conviction du ministre, Lurieu et Watteville recourent enfin à différents procédés rhétoriques. Lurieu, par exemple, fait acte d’allégeance au ministre (sinon montre de flagornerie à son égard), affirmant ici que seule l’« administration supérieure » est capable d’établir des « limites invariablement tracées », rapportant là avoir assuré à la Sœur Supérieure, qui craignait pour l’emploi des Sœurs de son ordre, que « l’administration supérieure jugeait de haut et ne descendait pas à de pareils moyens ». Il (ab) use du procédé de l’aveu contrit afin de noircir le tableau et d’éclairer la justesse de son diagnostic et de ses propositions : « Je dois vous le dire, Monsieur le Ministre, toutes ces garanties de succès [établies par lui] sont frappées de nullité par la mésintelligence qui règne entre les trois fonctionnaires [les dirigeants de l’Institution]. J’ai acquis heureusement la certitude que l’harmonie peut être rétablie sans trop de difficultés ; je vais expliquer à Votre Excellence d’où vient ce défaut d’union. » Il manie l’ambiguïté : les « changements » qu’il appelle de ses vœux ou qu’il a déjà engagés sont toujours à la fois « nécessaires » et « proposés » au ministre. Ainsi l’Institution de Bordeaux, « aujourd’hui sans force pour le bien », « ne pourra rendre d’utiles services à l’humanité que lorsque les divers changements que j’ai l’honneur de vous proposer seront opérés […] ; à ces changements sont indubitablement attachés l’ordre et la prospérité de cet établissement ». Comme le montre l’anecdote impliquant la Sœur supérieure, la mise en scène de soi offre aussi à Lurieu l’occasion de montrer que l’inspecteur représente dignement et efficacement l’administration centrale auprès des fonctionnaires et employés inspectés. Lurieu décrit avec force détails le soin qu’il a mis à expliquer dans l’établissement de Bordeaux les principes de sa mission et les propositions qu’il a élaborées. Il se félicite d’avoir reçu des membres du conseil d’administration un « avis favorable » à la nouvelle organisation qu’il projette, et des principaux employés (le directeur, la Sœur supérieure, l’agent comptable) « l’assurance du concours le plus complet, de l’exécution la plus stricte et la plus consciencieuse du règlement, de la soumission la plus entière aux ordres de Votre Excellence ». L’inspection n’est pas seulement l’instrument du contrôle de l’administration centrale sur les Institutions d’État, mais l’instrument de la mise en valeur de l’État, et l’inspecteur se fait le messager de la (bonne) parole de l’État, dans une relation paternaliste qui fait écho à l’attitude des notables philanthropes : pédagogue qui explique les changements aux inspectés, il sait obtenir compréhension et obéissance de leur part. Rendant compte de son intérim à la tête de l’Institution des jeunes aveugles à la suite du renvoi de Pignier en mai 1840, Lurieu précise ainsi que, après avoir écouté les protestations des répétiteurs aveugles au sujet de l’interdiction de lire le soir au lit, il leur a expliqué qu’ils devaient « s’occuper exclusivement de leurs classes et se soumettre au mode d’enseignement et aux travaux prescrits par le règlement », avant d’ajouter avec mansuétude qu’ils « ont bien compris mes observations à ce sujet, et ont montré une pleine disposition à suivre la ligne complette de leurs devoirs. Je me plais à leur rendre ici cette justice48 ».
41Au travers de leurs missions dans les Institutions d’État en 1840, les inspecteurs généraux contribuent à définir leur propre rôle. Définis légalement comme de purs instruments, ils utilisent à plein les possibilités que leur offrent les instruments matériels à disposition et la situation concrète d’inspection pour juger moralement les individus inspectés et valoriser toutes les dimensions de leur fonction. Garants de la législation en tant qu’agents d’évaluation de la conformité des pratiques aux règles, ils se conçoivent, et souhaitent être perçus (et le sont peut-être), comme des acteurs incontournables de circulation des informations entre le ministère et les établissements. Répondant aux vœux de Gasparin, ils se présentent notamment comme les seuls capables de faire connaître au ministère avec précision, d’après les orientations données par lui, les dysfonctionnements des établissements, tout en justifiant efficacement devant les établissements, en sens inverse, la nécessité d’y remédier.
Vers une bureaucratisation des Institutions d’État
42Le bilan de la tournée d’inspection de 1840 est, on l’aura compris, très sombre : la situation des institutions de bienfaisance est très préoccupante pour Lurieu et Watteville. L’Institution des sourds-muets de Paris est dans un « état d’anarchie » ; « tout se trouve abandonné au caprice » ; y règnent « un désordre sans nom, une dilapidation excessive des revenus de l’Etablissements, et enfin, une incurie très grande de l’éducation des enfants auxquels cet asyle est consacré » ; par conséquent, « l’administration est à réorganiser complètement » (rapport du 10 février 1840). L’Institution des jeunes aveugles est dans un « état plus désastreux que les Sourds-muets » ; ce « malheureux établissement », « épouvantable cloaque », est en outre « le réceptacle d’abus révoltants et souvent même de vices honteux » ; bref, « tout ici est à faire » (rapport du 26 février 1840). De même, « il n’y a pas d’administration » dans l’Hospice des Quinze-Vingts : « Tout est à réorganiser, attendu que la régularité, l’ordre ni le contrôle ne préside à aucune des opérations » (rapport du 11 mars 1840). Seule finalement l’Institution des sourds-muets de Bordeaux échappe à la critique : si « des désordres considérables » ont eu lieu, « l’Institution, telle qu’elle existe aujourd’hui, renferme de grands élémens de prospérité » – à condition d’y introduire les améliorations que préconise l’inspecteur Lurieu (rapport 28 octobre 1840).
43Les deux inspecteurs identifient deux causes principales aux désordres et dysfonctionnements constatés : l’inobservation des règles en matière administrative et comptable, que traduit notamment l’imperfection des règlements ; l’incapacité, l’indignité morale ou l’esprit d’indépendance des dirigeants. La première cause n’étonne guère. Par position, les inspecteurs généraux ne sont-ils pas attachés aux règles administratives, dont l’existence fonde leur activité de contrôle (de la conformité des pratiques) ? Mais la seconde ne devrait pas davantage susciter l’étonnement. L’activité du contrôle n’est en effet possible qu’à condition que les agents inspectés se présentent non seulement comme dotés des compétences (administratives, précisément) soumises à évaluation, mais aussi comme consentants à l’égard du contrôle lui-même, parce que soumis à l’ordre hiérarchique qui doit caractériser la bureaucratie d’État. Or, parmi l’ensemble des aspects à réformer, la cible principale des inspecteurs généraux est bel et bien l’esprit d’indépendance des administrateurs.
44Pour les inspecteurs généraux, le défaut de réglementation dans les Institutions d’État est rendu manifeste par les insuffisances des règlements intérieurs, par l’importance des irrégularités en matière administrative et comptable, et par le niveau des dépenses abusives. Les remarques de Watteville et Lurieu sur les insuffisances des règlements sont sans doute les plus significatives, car elles montrent une véritable obsession des inspecteurs pour ce qu’ils appellent la « définition des attributions » des employés, et qu’on pourrait désigner, en termes sociologiques, comme une distribution des fonctions explicitant à la fois l’identification des « devoirs objectifs » qui leur sont attachés et la hiérarchie qui les organise, autant de traits « rationnels » en cela qu’ils garantissent la prévisibilité de l’action49.
45Ainsi, le règlement de l’Institution des jeunes aveugles « n’offre qu’une suite d’articles incohérans, sans déterminer d’une manière explicite les attributions de chacun des employés de la maison ; c’est un document si mal établi qu’il est la cause la plus directe de la désorganisation actuelle de l’établissement ». À Bordeaux, les grandes qualités des fonctionnaires (directeur, sœur supérieure et agent-comptable), qui auraient dû constituer autant de « garanties de succès » pour l’établissement, sont « frappées de nullité » par la « mésintelligence » qui règne entre eux : « Comme aucun règlement ne déterminait strictement les attributions de chacun, une lutte s’établit entre le pouvoir nouveau [le directeur récemment nommé] et le pouvoir expirant [la sœur supérieure] » ; pour Lurieu, il ne peut être mis fin à cette lutte qu’à condition de répartir formellement les fonctions de chacun dans une stricte hiérarchie. Dans le même ordre d’idées, le règlement de l’Institution des sourds-muets « très mal fait […], ne peut rien prévenir, rien empêcher ; les attributions des divers employés sont si mal définies que l’anarchie la plus effroyable règne, chacun ignorant ses droits et ses devoirs ». Comme Lurieu à Bordeaux, Watteville se montre particulièrement sensible à l’absence de hiérarchie claire dans l’école de la rue Saint-Jacques : l’« incurie très grande de l’éducation des enfants auxquels cet asyle est consacré » résulte directement, selon lui, de la « grande animosité » qui oppose le directeur Lanneau et le conseil d’administration, ce dernier ayant été « froissé de voir nommé un directeur sans sa participation ».
46Les rapports abondent également en relevés d’irrégularités en matière administrative et comptable. En infraction avec les instructions ministérielles, la comptabilité-matières, par exemple, est ignorée, « nulle » dans l’Institution des jeunes aveugles, où le comptable enregistre les entrées des objets d’approvisionnement sans indiquer leur devenir, très critiquable dans l’Institution des sourds-muets, où la surveillante en chef procède à la façon d’une « ménagère » (Watteville parle aussi de « comptabilité de famille »). Les mêmes critiques portent sur le respect de la comptabilité-espèces (l’économe des aveugles est « d’une ignorance profonde sur les devoirs qu’il a à remplir comme comptable public »), ou la tenue des nombreux registres (d’entrée et sortie dans l’établissement, de consultation du médecin, etc.). L’inspecteur relève aussi que l’Institution des jeunes aveugles fait preuve d’une grave irrégularité en maintenant d’anciens élèves en qualité de répétiteurs sans demander l’autorisation préalable de l’administration « supérieure ». La litanie des irrégularités, dont la dénonciation s’appuie sur des instruments « objectifs » (registres, budgets financiers), rend légitime l’appel à un contrôle continu, routinisé, des Institutions d’État par l’inspection générale.
47Les rapports témoignent enfin d’une attention minutieuse pour un dernier type de dysfonctionnement ou problème, celui, classique (« comme partout », dit Watteville), des dépenses abusives. Les petites dépenses infondées et les maigres manques à gagner sont soigneusement décrits. Watteville s’offusque par exemple que les employés de l’Institution des sourds-muets n’occupent pas tous le logement qui leur est réservé dans l’établissement, que les fruits et légumes du jardin soient partagés par les seuls principaux fonctionnaires, ou qu’on paye des ouvrières pour raccommoder le linge alors que 64 jeunes filles, « dont la plus jeune a 14 ans » sont éduquées dans l’établissement ! Mais la dénonciation des abus porte surtout sur le nombre « trop considérable » ou « excessif » des employés, dont les traitements représentent le tiers du budget des établissements (il y aurait alors dans les établissements parisiens 37 employés pour 110 élèves aveugles et 24 employés pour 174 élèves sourds-muets).
48L’insistance sur les dépenses abusives doit finir de convaincre l’administration supérieure de procéder à des mesures radicales à l’égard des dirigeants des Institutions. Sans doute, écrit par exemple Watteville, les bâtiments de l’Institution des jeunes aveugles – un « cloaque » – sont-ils sont « vieux » et « mal appropriés » ; mais c’est « en grande partie » la « mauvaise gestion du directeur » qu’il faut incriminer : « la maison est au pillage » parce qu’on ne prend la peine d’y mettre « un peu d’ordre et de surveillance », mieux « on dirait qu’on se fait un malin plaisir de la dégrader ». De même, si le comptable de l’Institution fait des dépenses non autorisées, c’est parce que le conseil d’administration « ne veut se soumettre à aucune règle ». Imposer le respect de prescriptions légales ne saurait dès lors suffire à rétablir la situation dégradée des établissements : il faut aussi remédier aux carences des dirigeants, mettre surtout un terme à leur « esprit d’indépendance » vis-à-vis de l’administration centrale, réorganiser finalement le mode de direction des Institutions en marginalisant les membres des conseils d’administration. Les administrateurs sont sans doute critiqués pour leur dilettantisme, mais c’est surtout leur tendance à suivre leur « bon plaisir » qui paraît intolérable aux inspecteurs généraux, agents mandatés par l’État pour contrôler le respect de règles « objectives », extérieures aux individus. Le conseil de l’Institution des jeunes aveugles est « composé d’hommes honorables et qui ont certainement le désir de remplir convenablement la mission qu’ils ont acceptée » ; « mais ils sont Pairs de France, Députés, étant surchargés de fonctions publiques, il en résulte que leur tems est presque absorbé par leurs travaux habituels et qu’ils ne peuvent s’occuper des détails de l’Administration confiée à leurs soins, Administration dont ils ignorent du reste la législation et dans laquelle ils ne se rendent qu’une fois par mois ». Si l’inspecteur général manifeste encore un certain respect des puissants, il met en question la qualité de l’engagement des administrateurs dans l’exercice de leur fonction : « Ce conseil se réunit une fois par mois ; de 8 à 10 heures du soir, heure peu commode pour voir la Maison. Rarement il est complet ; en sorte que chaque membre ne vient pas neuf fois par an dans l’Établissement, c’est-à-dire qu’il consacre 18 heures par an, pour l’administration d’une aussi vaste Institution. Est-il possible d’espérer quelque chose de bon d’un pareil état de choses ? » La même critique s’adresse au conseil de l’Institution des sourds-muets, lequel « s’occupe fort peu de remplir ses fonctions avec zèle et dans l’intérêt de l’établissement confié à ses soins. Il s’assemble tous les 15 jours, presque toujours en nombre insuffisant et jamais un de ses membres ne vient surveiller la gestion des employés soumis à sa juridiction » ; du coup, les délibérations manquent d’« homogénéité » et de « suite ». Jugeant que l’opposition du conseil au nouveau directeur relève « exclusivement » de « questions de vanité et d’amour-propre », l’inspecteur général conclue son réquisitoire par une formule lapidaire : « Il serait temps de changer ses attributions. »
49Dilettantes, les administrateurs sont surtout attachés à une certaine indépendance. Comme le précise Watteville dans son rapport sur l’Hospice des Quinze-Vingts, il faut « surtout se garder de donner au Conseil une influence telle que son bon plaisir soit la souveraine loi ». Le fait que les administrateurs ne soient pas des fonctionnaires ne devrait ni les soustraire au contrôle de l’administration centrale « supérieure », ni les exempter des obligations réglementées et strictes (quant à l’assiduité par exemple). Dans l’organisation bureaucratique que souhaitent les inspecteurs, il n’est pas de place pour des instances dirigeantes composées de philanthropes éclairés. La même critique vise d’ailleurs les directeurs des Institutions au moment des inspections. S’ils sont accusés d’accusations parfois graves (sur le plan de la moralité), Lanneau et Pignier sont aussi mis en cause pour leur prétention à l’indépendance vis-à-vis du ministère de l’Intérieur.
50Les critiques portent là encore sur les qualités morales et les compétences techniques des directeurs. Nommé pour « régénérer » l’Institution des sourds-muets en 1838, Adolphe de Lanneau ne convient guère à l’inspecteur Adolphe de Watteville : il ne « parait pas en état de remplir [sa] mission ». Bien qu’il possède « toutes les vertus domestiques d’un bon père de famille » et puisse être tenu pour un « homme d’honneur », Lanneau souffre d’un « esprit peu élevé », d’un caractère « très vaniteux », préoccupé par de « petites choses » sans importance. Malgré son passé de directeur d’établissement (le Collège Sainte-Barbe à Paris), les principales « connaissances administratives » lui font défaut. Mais les accusations portées contre Pignier sont autrement plus graves, puisqu’elles justifient selon Watteville « de le chasser immédiatement et ignominieusement de l’Institution ». Au-delà de ses tares de caractère – « difficile, pusillanime, inquiet, et qui souvent dégénère en une sorte de despotisme qui ne lui permet pas de bien vivre avec un seul de ses subordonnés » –, Pignier est accusé « d’attouchements » sur quatre élèves. Dans une enquête dont le compte-rendu, strictement confidentiel, est joint au rapport officiel, Watteville décrit une procédure d’instruction du dossier soigneuse et complète (recueil de témoignages, plaintes des victimes, confrontation avec l’accusé) qui, quelle que soit la vérité de l’affaire, entraîne la révocation immédiate de Pignier, en mai 1840 et l’exercice d’un intérim par l’inspecteur Lurieu (qui avait déjà fait office de directeur par intérim à Bordeaux). Que les inspecteurs puissent, ne serait-ce qu’à titre provisoire, prendre la direction des Institutions d’État est significatif de la position subordonnée que la direction doit désormais occuper non seulement à leurs yeux mais aussi à ceux des responsables ministériels. C’est bien pour cette raison que Watteville juge inacceptable que Lanneau soit à la fois directeur de l’Institution des sourds-muets et maire du 12e arrondissement, fonction qui l’« enorgueillit » et « le trompe sur la situation envers l’autorité supérieure dont il pense être l’égal ». C’est bien contre toute prétention à l’indépendance du directeur Lanneau que Watteville propose au ministre de trancher : « Peut-être conviendrait-il, dans l’intérêt de l’Établissement, de ne pas conserver à M. Delanneau son titre de maire. »
51Les rapports des missions d’inspection effectuées par Lurieu et Watteville en 1840 ne constituent pas l’« origine » de l’ordonnance royale de 1841. Il est possible qu’ils aient été rédigés après que les inspecteurs aient eu connaissance d’un projet de transformation des Institutions d’État, qu’ils n’auraient fait que reprendre opportunément. Mais la convergence des vues présentées dans les rapports et l’ordonnance n’en est pas moins frappante. En plaidant pour une administration de bienfaisance plus bureaucratique, l’inspection des établissements de bienfaisance, jeune structure administrative destinée au contrôle, contribue à se construire un champ d’intervention. On pourrait ainsi reprendre l’analyse de P. Bourdieu sur la « noblesse de robes » formée par les juristes et les légistes, et dire de l’inspection qu’« elle s’est créé [e] en créant l’État [et] pour se construire, a dû construire l’État ». L’analogie entre les juristes et les inspecteurs connaît cependant une limite importante. Si la contribution de la noblesse de robe à la production de l’État réside dans la légitimation d’une « philosophie politique du “service public”50 », celle des inspecteurs réside dans la promotion et la mise en œuvre des nouvelles normes bureaucratiques. Elle ne relève pas d’un point de vue sur l’État que des acteurs imposeraient pour s’imposer, mais des pratiques concrètes par lesquelles ils se rendent indispensables. Comprendre l’État suppose de ne pas se contenter d’observer les juristes et légistes, producteurs de règles et acteurs parmi les plus visibles, mais d’aller voir également ceux qui en contrôlent l’effectivité, parmi lesquels les inspecteurs occupent une place de choix.
Bureaucratisation et frontière public/privé
52Liée aux processus généraux de bureaucratisation de l’administration centrale et de rationalisation des institutions de bienfaisance, la reprise en main des Institutions d’État par l’administration centrale ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le fonctionnement de ces Institutions et sur leur place dans l’espace institutionnel de l’éducation des sourds-muets et des aveugles. L’ordonnance de 1841 marque de fait une rupture dans l’histoire des Institutions de sourds-muets et d’aveugles de Paris. L’idée même de rupture doit bien sûr être relativisée, afin de ne pas tomber dans une vision étroitement juridique qui oublierait que le respect d’une règle juridique n’est « qu’une modalité parmi d’autres dans l’ensemble de ses usages éventuels51 ». L’ordonnance de 1841 ne transforme pas immédiatement, par sa seule force, les Institutions d’État en structures bureaucratiques soumises à l’administration centrale, pas plus qu’elle ne met fin à la mainmise des philanthropes sur les Institutions d’État, mainmise déjà entamée par la nomination de Lanneau à la tête de l’Institution des sourds-muets (en 1838) et par les missions inédites d’inspection confiées aux inspecteurs généraux (en 1840). Mais elle fait date en rendant possible dans la seconde moitié du XIXe siècle à la fois le processus de transformation des Institutions d’État, désormais « établissements généraux de bienfaisance », et le processus de développement des autres établissements à destination des sourds ou des aveugles.
53D’un côté, l’ordonnance est au principe de la bureaucratisation effective des établissements généraux, qui se traduit par le renforcement du contrôle exercé par l’administration centrale et l’inspection générale, la modification des règlements qui encadrent leur activité, ou la fonctionnarisation de leur personnel (d’abord des directeurs). Le processus de bureaucratisation tend à les placer dans une position de subordination hiérarchique vis-à-vis de l’administration centrale. Sans cautionner la fiction juridique de la tutelle administrative, force est de reconnaître que l’ordonnance de 1841 porte en germe la transformation des Institutions d’État en établissements « publics », en un « secteur public » de prise en charge des sourds-muets et des aveugles, donc aussi de la constitution de tous les autres établissements de prise en charge de ces populations en « secteur privé », défini en creux, comme la partie de l’activité qui échappe au contrôle et à la surveillance de l’État.
54Tel est, d’un autre côté, l’effet concret du processus de construction d’une administration bureaucratique : la production d’une frontière tangible entre un secteur public et un secteur privé dans la bienfaisance. La protection de l’État, acquise par la loi et renforcée par le travail de leurs dirigeants au cours des années 1820 et 1830, faisait certes déjà des Institutions royales des établissements plus grands, plus riches, plus connus et plus puissants que leurs concurrents. Mais en les transformant en établissements généraux, le processus de bureaucratisation mobilise une pratique de contrôle par l’administration centrale qui fait office de critère absolu de différenciation entre eux et les autres. Fonction latente du ministère de l’Intérieur depuis la période révolutionnaire, la « surveillance » des Institutions d’État est effectivement réalisée à partir des années 1840, alors que les autres établissements continuent d’échapper à toute réglementation et à toute forme de contrôle. Mieux, ces derniers se voient débarrassés de la tutelle morale exercée par les Institutions royales quand elles s’arrogeaient, avec un succès relatif, le rôle d’autorités centrales dans leur champ d’activité. Le processus général, interne à l’État, de bureaucratisation de l’administration, et de rationalisation de ce qui lui « appartient » (un « secteur public ») contribue ainsi à reconfigurer l’espace institutionnel de l’éducation des sourds-muets et des aveugles, en séparant un secteur public peu important mais soumis à un contrôle strict, et un secteur privé en croissance, mais libre de toutes contraintes.
La formation du secteur public de la bienfaisance
55Affirmer que, dans une période historique comprise entre le début des années 1840 et la fin du Second Empire, les Institutions d’État sont devenus des « établissements publics » pourrait prêter à confusion. La désignation « établissements publics » ne doit pas être considérée dans son acception juridique la plus commune, dont on a vu au chapitre précédent qu’elle était largement illusoire : la règle qui s’applique aux Institutions d’État n’est certainement pas l’autonomie d’une institution sous tutelle, mais, au contraire, la dépendance vis-à-vis d’une structure administrative hiérarchiquement subordonnée. La bureaucratisation de ces établissements entraîne ainsi une dépossession croissante des membres des Institutions quant à la maîtrise de leur avenir, qui se traduit par le renforcement du contrôle exercé par l’administration centrale et de la réglementation, éventuellement spécifique, qui encadre son action, et par la fonctionnarisation de son personnel.
56L’institutionnalisation du corps d’inspection des établissements de bienfaisance constitue le premier facteur du renforcement du contrôle exercé sur les Institutions d’État. Élevé en 1848 au rang d’« inspection générale », doté de règles fixes de recrutement, d’avancement et d’exercice des missions, le corps des inspecteurs s’étoffe dans les années 1850 et 186052. Fixée réglementairement dans les conditions de recrutement et de révocation, la dépendance des inspecteurs généraux à l’égard des plus hauts responsables du ministère (ministre, secrétaire d’État, secrétaire général) explique le renouvellement erratique de ses effectifs. L’institutionnalisation du corps n’en autorise pas moins des carrières longues de plusieurs décennies : les deux inspecteurs de 1840, Watteville et Lurieu, demeurent en poste respectivement de 1833 à 1862 et de 1838 à 1871 ; plusieurs de collègues survivent aux changements de régime pour des carrières longues de trois décennies, comme Martin d’Oisy (en poste de 1841 à 1870), Hyppolite Romand (de 1843 à 1865) ou Paul Bucquet (de 1851 à 1883)53. La stabilité du corps et la longévité de certains inspecteurs rendent possible la mise sur pied de grandes enquêtes, notamment une série remarquable de rapports publiés entre 1849 et 1861 sous le titre général de Statistique des établissements de bienfaisance, qui décrivent l’ensemble des institutions de la bienfaisance publique. Les Institutions de sourds et d’aveugles font bien sûr partie des attributions des inspecteurs généraux. À la suite du patronage officiel offert aux établissements généraux par l’impératrice Eugénie en 1865, elles deviennent même l’objet d’une surveillance particulièrement étroite, privilégiées sous certains aspects (par exemple, le régime des pensions de retraites accordées aux employés), mais aussi condamnées à l’excellence54.
57Un indicateur probant de la bureaucratisation des Institutions d’État concerne le profil de leurs directeurs. Dans un premier temps, aux protégés des administrateurs de la période philanthropique (Pignier ou Ordinaire) succèdent de véritables « spécialistes », professeurs bénéficiant d’une promotion interne ou directeurs ayant exercé dans d’autres établissements d’éducation et/ou de bienfaisance. Exemplaires de la première catégorie sont Dufau, promu directeur de l’Institution des jeunes aveugles de 1840 à 1852 après y avoir été recruté comme instituteur en 1815, ou les directeurs de l’Institution de Bordeaux Valade-Gabel (1838-1850) et Morel (1850-1858), qui ont fait toute leur carrière de professeurs dans l’Institution de Paris. Lanneau, dans l’Institution des sourds-muets de Paris (1838-1858) et Boué de Verdier, dans celle des jeunes aveugles (1852-1864) ressortissent de la seconde catégorie : Lanneau dirigeait le Collège Sainte-Barbe, Boué de Verdier un asile d’aliénés55. Dans un second temps, du début des années 1860 à 1914 (au moins), les directeurs sont, à de rares exceptions près, des hauts fonctionnaires d’État, des bureaux du ministère de l’Intérieur, de l’inspection générale ou (sous la Troisième) de l’administration préfectorale. Dans l’Institution des sourds-muets de Paris, par exemple, Vaïsse (1865-1872) et Peyron (1880-1884) présentent des profils exceptionnels : Vaïsse est le dernier professeur promu directeur ; médecin otologiste, Peyron doit sa nomination à ses convictions oralistes (comme on le verra au chapitre vii). Les autres directeurs sont tous issus de l’État : de Col (1858-1865) a été sous-préfet, puis chef de bureau au ministère de l’Intérieur ; Etcheverry (1872-1880) sous-chef de bureau au ministère de l’Intérieur puis directeur de l’Institution de Bordeaux (1867-1972) ; Javal (1884-1895) sous-préfet puis inspecteur général des prisons ; et ainsi de suite56.
58Le cas de l’Institution des jeunes aveugles permet de saisir les principes de cette transformation structurelle. Le poste est d’abord monopolisé par les inspecteurs généraux entre 1864 et 1883 : à Watteville (le plus ancien des inspecteurs en fonction, né en 1802, nommé en 1864, décédé en 1865) succèdent Romand (né en 1808, médecin de formation, recruté comme inspecteur en 1843, nommé en 1865) et Piras (corse né en 1821, bénéficiant de hautes protections, commissaire de police de l’imprimerie et de la presse en 1850, chef du bureau de la presse en 1863, recruté comme inspecteur en 1865, nommé en 1876)57. D’après E. Guilbeau, professeur qui s’est fait historien de l’établissement au début du XXe siècle, ces nominations en série déplaisent profondément aux professeurs de l’Institution qui y voient le signe d’une méprise sur la finalité de l’établissement, sinon le symptôme d’un mépris à son endroit. Du point de vue des professeurs, le fait d’avoir inspecté plusieurs fois l’Institution ne rend pas Watteville plus compétent en matière pédagogique. À sa mort, « le personnel de l’Institution pétitionna pour avoir Guadet [le censeur des études en poste] comme directeur ; au lieu du grand typhlophile [i. e. bienfaiteur des aveugles], on envoya encore un inspecteur général des établissements de bienfaisance, montrant que dans les hautes sphères du Ministère, on considérait toujours l’Institution comme un asile plutôt que comme une école ». Le poste ne fut pour son successeur Romand qu’une « douce retraite ». Quant à Piras, admiré pour son érudition, il était comme ses prédécesseurs dépourvu de connaissances en matière d’éducation des aveugles58. Mais les sources disponibles dans les dossiers de carrière des directeurs effectivement nommés permettent de comprendre pourquoi les mises en cause pour incompétence pédagogique n’avaient guère de chance d’être entendues par l’administration centrale. Ce sont en effet des logiques administratives générales qui pèsent sur le choix des directeurs, dont on attend avant tout qu’ils possèdent un savoir-faire proprement administratif, non des connaissances en matière d’éducation des sourds et des aveugles.
59Les conditions de la nomination de Jules Piras en 1876 sont ainsi bien documentées dans son dossier de carrière, dont la constitution même obéit à une logique archivistique doublement « magique » aux yeux de l’historien, à la fois bien peu rationnelle en finalité et productrice d’enchantement. Outre diverses pièces administratives relatives à la carrière de Piras, le dossier comprend les lettres de candidatures des autres postulants, tous anciens préfets, au poste de directeur de l’Institution, ainsi que les rapports que Normand, le directeur du secrétariat au ministère, présente au ministre pour l’aider à prendre la décision de nomination. Deux types de contraintes semblent pris en compte par l’administration centrale dans le recrutement d’un directeur d’Établissement général. Les qualités individuelles et le dévouement, voire les protections, ne peuvent pas ne pas compter. Selon Normand, Piras aurait ainsi « donné des preuves de son intelligence, de connaissances générales, de ses notions particulières en matière d’administration charitable, de son sens pratique », tout en se montrant « dévoué à ses fonctions ». Mais une autre qualité plaide en sa faveur : « De plus, il a des aptitudes à la musique, qualité précieuse chez le directeur d’un établissement où l’on dirige les élèves surtout vers les professions musicales. » Argument négligeable ? On doit remarquer qu’un autre candidat est jugé inapte au poste parce qu’il « est atteint d’une surdité assez prononcée59 »… Mais le directeur recruté ne doit pas non plus coûter trop cher à l’Institution, en salaire et surtout en future pension de retraite. Le directeur du Secrétariat souligne en effet que le recrutement d’un ancien préfet aurait de fortes chances d’offrir à l’heureux élu le montant maximum de la pension prévue par la Caisse de l’Institution (soit 6 000 francs annuels), ce qui grèverait considérablement, à terme, le budget de l’établissement (qui verse déjà 14 000 francs de pensions annuellement).
60L’argument semble avoir porté en défaveur des préfets candidats au poste, et en faveur de l’inspecteur Piras. Reste que l’intérêt manifesté par les préfets pour ces postes de direction des Établissements généraux, en nette hausse sous la Troisième république, n’est sans doute pas sans lien avec les rétributions (financières) rendues possibles par le décret de 1862 sur les retraites, dont, d’après Normand, « MM. les Préfets profitent quoiqu’il ne les ait pas eus en vue » tant il leur est « très avantageux ». La législation n’ayant pas été modifiée par la suite, le jugement du haut fonctionnaire selon lequel « c’est pour cette raison que MM. les Préfets demandent avec tant d’instances leur nomination comme Directeurs d’Établissements de bienfaisance » a toutes les chances d’être valable au-delà du contexte particulier de 1876.
61Ces contraintes – qualités et coût des candidats – prises en compte, c’est avant tout la capacité à bien administrer les établissements qui constitue le principal critère de recrutement aux yeux de Normand. Sur ce plan, les inspecteurs généraux expérimentés comptent parmi les candidats les plus légitimes : par fonction, ils connaissent nécessairement l’abondante réglementation administrative et comptable applicable aux établissements. Ce savoir-faire exigé des directeurs d’établissements, qui consiste par exemple à produire chaque année pas moins d’une vingtaine de pièces et renseignements administratifs complémentaires au rapport au ministre, est valable pour n’importe quel établissement de bienfaisance. Il forme le principe en vertu duquel, du point de vue de l’administration centrale, la candidature d’un ancien directeur d’asile est aussi légitime que celle d’un ancien directeur d’école : si les finalités des établissements sont différentes, leur administration est identique. C’est que la bureaucratisation des établissements a aussi affecté leur mode de direction : les directeurs peuvent d’autant plus être de « simples » administrateurs que la spécialisation des tâches a confié la direction des études à des « censeurs des études », recrutés systématiquement parmi les professeurs, pour lesquels ces postes constituent désormais la perspective la plus haute d’avancement dans la carrière. Chef d’établissement, le directeur délègue ainsi l’essentiel du travail pédagogique au censeur, subordonné chargé notamment de la rédaction du rapport annuel sur l’activité pédagogique, et de la formation des aspirants-professeurs (après 1865). Reste une énigme : l’apparition des censeurs a t-elle favorisé le recrutement de directeurs au profil d’administrateur, ou est-ce au contraire le recrutement de fonctionnaires comme directeurs qui a rendu nécessaire la création de postes de censeurs ? La coïncidence historique (au cas particulier de Bébian en 1819-1921 près, les censeurs apparaissent quand la direction est confiée à des non-professeurs) et une « Note » de Valade-Gabel feraient pencher en faveur de la seconde hypothèse60. L’essentiel demeure que, à partir des années 1860, la direction des Institutions d’État n’est plus attribuée à d’anciens professeurs, mais à des administrateurs ayant occupé de hautes fonctions dans l’État (chefs de bureaux, inspecteurs, préfets), expérimentés et en fin de carrière, qui se voient ainsi récompensés par l’administration centrale par l’octroi de positions non seulement honorables mais aussi bien rétribuées. On ne s’étonnera pas que ces nouveaux directeurs contribuent à la bureaucratisation des Institutions, notamment au respect du principe de subordination hiérarchique à l’égard du ministère.
62Un dernier indicateur de la transformation des Institutions d’État en établissements soumis à la logique hiérarchique propre à l’administration bureaucratique réside dans la perte de maîtrise de leur propre avenir. S’ils jouissent, comme on le verra, d’une marge de manœuvre dans leur politique pédagogique, les établissements généraux sont en position de complète hétéronomie quant aux projets de réforme qui les concernent eux-mêmes, et de marginalisation quant aux projets plus généraux de transformation de l’éducation des aveugles et des sourds-muets. La réforme de 1859 constitue à cet égard un épisode significatif. Un décret impérial en date du 11 septembre 1859 met brutalement fin à la mixité qui caractérisait depuis leur création les Institutions de sourds-muets : Paris est chargé d’accueillir dorénavant les garçons sourds-muets, Bordeaux les jeunes filles sourdes-muettes. Cette décision n’est pas seulement importante sur le plan symbolique, mais aussi pédagogique et institutionnel, dans la mesure où elle provoque le déplacement du personnel enseignant, ce qui n’est pas sans effets sur l’accès à la carrière d’enseignant et sur les méthodes d’éducation suivies : l’arrivée à Paris des professeurs masculins en poste de Bordeaux, tous formés par Valade-Gabel, contribue presque mécaniquement à la fois à faire de la méthode de ce dernier la norme en matière pédagogique, et à bloquer les chances de promotion des répétiteurs en poste à Paris. La réforme est pourtant décidée sans consultation du personnel, dirigeant ou enseignant, des Institutions, sur la proposition d’une commission typiquement bureaucratique, dite « de réorganisation et de réformes », dans laquelle les Institutions ne sont représentées que par un membre de la Commission consultative de l’Institution de Paris, et l’administration centrale par le chef et le sous-chef du bureau en charge des établissements au ministère et deux inspecteurs généraux (dont Watteville).
63En outre, les « experts » auxquels le ministère s’adresse pour réfléchir à l’activité d’éducation ne se recrutent pas au sein des établissements, mais en dehors. Ainsi, c’est seulement une fois admis à la retraite en 1852 que Jean-Jacques Valade-Gabel devient le conseiller officieux des directeurs d’administration et des inspecteurs généraux, pour le compte desquels il rédige des notes dans les années 1850 (il est d’ailleurs consulté en 185961). De même, ce sont les savants de l’Institut que le ministère de l’Intérieur mobilise quand il souhaite évaluer, en 1860, la meilleure méthode d’enseignement des sourds-muets pratiquée en France. Dans ce dernier cas, le ministère a d’ailleurs renoncé, après l’avoir envisagé, au choix des professeurs de Paris comme « experts ». Dans les années 1860, la configuration précédente (années 1830), dans laquelle les Institutions d’État pouvaient se comporter comme des autorités publiques de l’éducation des sourds-muets (et des aveugles) a donc considérablement changé : les Institutions du « secteur public » de l’éducation des sourds et des aveugles sont désormais soumises au pouvoir de l’administration centrale conseillée par des savants quand les décisions doivent concerner les questions pédagogiques. Le point mérite d’être souligné : sous le Second Empire, l’administration centrale et les inspecteurs généraux ne se mêlent pas des enjeux pédagogiques. Pas encore : comme on le verra aux chapitres vi et vii, la limite de l’autonomie pédagogique sera franchie au cours des années 1870.
La production de la frontière public/privé
64La transformation des Institutions d’État en institutions administratives, ou des établissements de bienfaisance publique en secteur public de la bienfaisance, infléchit également le sens des initiatives de l’administration centrale en matière d’éducation des sourds-muets et des aveugles. On l’a montré, le ministère de l’Intérieur prend à partir des années 1840 les Institutions d’État pour objet exclusif de sa pratique de contrôle, négligeant du même coup tous les autres établissements de France. La « politique » du ministère consiste pour l’essentiel, répétons-le, à solliciter l’ouverture de bourses départementales dans « ses » Institutions. Elle s’accompagne d’une (véritable, pour le coup) politique de promotion en faveur des Institutions, particulièrement marquée en période impériale, mais aussi dans les années 1870. Le ministère de l’Intérieur présente ainsi 1866 les Institutions impériales comme des « établissements modèles » auxquels aucun autre ne peut être comparé, et reprend l’idée ancienne, déjà soutenue à la Révolution, selon laquelle les meilleurs élèves des écoles des départements doivent être admis dans les Institutions d’État, seules à même de leur donner l’éducation complète qu’ils méritent. L’organisation à Paris de l’Exposition universelle en 1878 permet au ministère de l’Intérieur de présenter la contribution des « services de bienfaisance placés sous la surveillance » aux « progrès de l’hygiène et de la science hospitalière et charitable » : les Institutions (désormais) nationales de sourds-muets et d’aveugles y figurent en bonne place, et comptent parmi les mieux récompensés par les médailles spécialement créées par le ministère (comme palliatifs aux prix de l’Exposition elle-même ?). Les Institutions de Paris et l’Institution de Bordeaux reçoivent chacune un « diplôme d’honneur », de même que trois ateliers de l’Institution des jeunes aveugles, quatre ateliers et trois classes de l’Institution des sourds-muets de Paris, et deux classes de l’Institution des sourds-muets de Bordeaux. Les directeurs, les censeurs des études, plusieurs professeurs et anciens élèves sont en outre distingués à titre individuel par des médailles62.
65Si elle illustre avant tout l’attention du ministère de l’Intérieur pour « ses » prestigieuses Institutions nationales, l’Exposition de 1878 marque aussi une transformation du rapport du ministère aux autres institutions – qu’il appelle alors en général « écoles des départements ». À quelques mois de l’ouverture de l’Exposition, le ministère se préoccupe soudain de l’existence des multiples institutions privées. Le 25 mars 1878, le conseiller d’État de Crisenoy, directeur de l’administration départementale et communale, adresse aux préfets une circulaire relative à ces « infirmes dignes d’intérêts » que sont « les sourds-muets et les aveugles », et aux établissements qui « préparent ces infirmes à la vie commune » en se consacrant à leur éducation63. Averti par ses bureaux de leur existence, le directeur d’administration a « pensé qu’il serait opportun de comprendre dans les services du ministère de l’Intérieur qui figureront à l’Exposition universelle de 1878, la nomenclature des établissements voués à l’enseignement des sourds-muets et des aveugles, ainsi que le chiffre de l’effectif de leurs élèves ». Aussi demande-t-il aux préfets de faire parvenir aux directeurs des établissements des tableauxtypes susceptibles de les faire mieux connaître, et de les renvoyer dans les plus brefs délais à son administration. La circulaire du 25 mars 1878 trahit la perception administrative de l’éducation des sourds et des aveugles, (populations strictement équivalentes, notons-le au passage) : il existe d’un côté des Institutions nationales qui forment un secteur public précisément connu et sous contrôle, de l’autre un ensemble d’établissements dont il ne sait quasiment rien, et qui bénéficie de ce fait d’une grande liberté.
66Or, ce grand partage entre institutions « publiques » et établissements « privés » (mais rarement nommés comme tels) est le résultat indirect du processus de bureaucratisation des Institutions d’État. Processus de « rationalisation » du périmètre de l’État, des seules institutions de la « bienfaisance publique », liées à l’État, le processus de bureaucratisation de « l’État » a en effet mis un terme aux formes de contrôle qu’elles exerçaient sur leurs concurrentes sans les remplacer par une procédure réglée par l’administration centrale. Libres de toutes contraintes et libérés de la tutelle morale des Institutions d’État, les établissements « privés » connaissent, on l’a dit, une très forte croissance au cours des années 1850-1870, sous l’impulsion, principalement, des congrégations catholiques. Autrement dit, le processus de bureaucratisation est à la fois au principe de la différenciation entre un « secteur public » et un « secteur privé » de la bienfaisance selon le critère de la surveillance effective des bureaux ministériels et des services d’inspection, et à l’origine du rapport de force très inégal, à l’aube de la Troisième république, entre ces deux secteurs, entre l’État et l’Église catholique pour le dire vite. Valable dans le cas de l’éducation des sourds-muets et des aveugles, l’énoncé vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la bienfaisance publique : si, pour reprendre l’expression déjà citée de C. Bec, le secteur public « fait figure de parent pauvre » face à un secteur privé (et religieux) « proliférant » dans les années 1870, c’est parce que l’État s’est progressivement désintéressé de tout ce qui ne relevait pas de sa responsabilité directe (notamment financière), et a laissé une totale liberté aux initiatives bienfaisantes des autres acteurs, et, pour l’essentiel, l’Église catholique, la plus puissante des institutions françaises.
67« L’État », ici comme ailleurs, doit être compris comme une configuration institutionnelle faite de pratiques et de représentations, de règles et d’acteurs (individuels et collectifs). Dans le cas de l’éducation des sourds-muets (et, dans une mesure moindre, de celle des aveugles), les acteurs les mieux placés pour représenter l’État et agir en son nom changent au cours du siècle : avant 1840, ce sont les dirigeants et professeurs des Institutions d’État ; après 1840 les fonctionnaires de l’administration centrale. Or, autant les premiers ont pesé intentionnellement, et plus ou moins efficacement, sur l’activité d’éducation des sourds et des aveugles en général, autant les seconds se désintéressent complètement de la question. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les hauts fonctionnaires du ministère ne prennent aucune initiative en direction des institutions autres que celles légalement confiées à leur surveillance. Leur situation est pourtant jugée avec sévérité. Le prédécesseur de Crisenoy en 1862, Thuillier, déplore par exemple que les établissements des départements « ne suffisent pas à leur tâche », « restent encore asservis à des méthodes surannées que la science et l’expérience condamnent également », et que « l’enseignement abandonné aux inspirations individuelles des maîtres […] présente le triste spectacle de l’impuissance, ou tout au moins de la plus affligeante diversité64 ». J.-J. Valade-Gabel lui fait écho en 1868 : « La liberté illimitée dont les institutions de sourds-muets ont joui jusqu’à ces derniers temps a facilité la création d’un grand nombre d’établissements qui […] ne répondent pas entièrement aux légitimes exigences de l’administration. » Mais la réprobation reste de l’ordre du discours.
68Quant au personnel des Institutions d’État, il abandonne progressivement les ambitions des années 1830. Les fonctionnaires placés à leur tête, directeurs ou membres des commissions consultatives, se consacrent uniquement aux tâches d’administration de leurs propres établissements, et aucunement à ces interventions de portée générale (publication de Circulaires, visites des établissements privés, propositions de mesures à l’administration centrale) auxquels leurs prédécesseurs tenaient tant. Les professeurs eux-mêmes se consacrent essentiellement à leur fonction d’enseignant : ils publient moins d’ouvrages sur l’enseignement que les générations précédentes, ne fondent aucune société ou revue, et ne semblent guère avoir de contacts avec les instituteurs des autres établissements. La trajectoire d’Édouard Morel illustre cette transformation des pratiques des professeurs, bien sûr liée à la modification de l’éventail des possibles. Protégé du baron de Gérando dont il est le neveu, Morel a repris le flambeau des Circulaires de l’Institution en créant en 1844 la revue généraliste des Annales de l’éducation des sourds-muets et des aveugles, mais il met un terme à l’entreprise une fois nommé directeur de l’Institution de Bordeaux, en 1850. On peut supposer que les fonctions de directeur laissent peu de loisir pour diriger une revue ; on doit constater qu’aucun professeur ne prend le relais avant… le milieu des années 1880 (après, donc, la révolution oraliste étudiée aux chapitres vi et vii). Les collègues de la génération de Morel et Valade-Gabel sont en fin de carrière ; les plus jeunes ne semblent guère disposés, ni sans doute incités, à l’aventure collective. Les années 1850-1870 forment ainsi une sorte de parenthèse dans l’histoire des publications spécialisées dans la surdité, du point de vue des sourds-muets comme du point de vue des entendants.
69Les savoirs circulent bien sûr, peut-être d’ailleurs de manière plus profitable aux établissements et aux élèves que le point de vue administratif ne veut bien l’indiquer. L’investissement de quelques congrégations religieuses comme les Frères de Saint-Gabriel, qui explique l’essentiel de la croissance de l’éducation des sourds-muets et des aveugles dans la période 1840-1880, suppose d’ailleurs des formes de mutualisation des savoirs et des méthodes. Mais cette circulation opère désormais indépendamment de l’État et de « ses » Institutions modèles. Les écoles, créées pour la plupart sans autorisation du gouvernement, sont fondées par des congrégations, et à partir des années 1870, par quelques laïcs, qui trouvent dans l’éducation des sourds-muets ou des aveugles un terrain dépourvu de règles et de surveillance, propice à leur mission charitable : une terre vierge où chacun peut élaborer ses principes et ses méthodes d’enseignement. En modifiant la place des Institutions d’État dans la configuration étatique qu’est la « bienfaisance publique », le processus de bureaucratisation de l’État a produit la frontière entre des « établissements publics » en nombre stable et repliés sur leur fonctionnement interne, et des « établissements privés » en nombre croissant, libres de toute entrave, où peuvent s’élaborer des projets (prétendument) novateurs en faveur des aveugles et des sourds-muets. Cette structuration de l’éducation des sourds-muets et des aveugles ne sera pas sans effets au moment de la réforme en faveur des méthodes orales.
Notes de bas de page
1 Sur cette illusion, Dobry M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses Sciences Po, 1986.
2 Ordonnance du Roi concernant les Établissements généraux de bienfaisance et d’utilité publique, 21 février 1841, no 9227, Bulletin des lois no 800, p. 509-513. Sauf mention contraire, les citations des pages suivantes sont extraites des dispositions de l’ordonnance.
3 L’arrêté exige que trois membres sur quatre soient présents à chaque séance.
4 Entre 1841 et 1891, cinq membres siègent plus de vingt ans à l’Institution des sourds-muets. Le record de longévité appartient à un haut fonctionnaire nommé Goupil, qui siège de 1847 à 1878.
5 Parmi les nommés on trouve Schonen, Gérando, Rendu, Dehaussy de Robécourt, Bastard de l’Estang et Acloque, ainsi que d’anciens administrateurs (Jussieu, Breteuil, Cochin). Le Conseil ne peut se réunir que sur convocation du ministre pour émettre des avis sur un nombre limité de points.
6 Béquet L., op. cit., p. 40 ; Dictionnaire général d’administration, op. cit. (1re éd.), p. 1212.
7 « Tous les établissements généraux […] sont organisés et administrés d’une manière uniforme. Ils sont soumis aux dispositions de la législation charitable ; les formes précises de la comptabilité publique leur sont appliquées ; une responsabilité sérieuse pèse sur les directeurs comme sur les comptables. » Cf. Les établissements généraux de bienfaisance placés sous le patronage de l’impératrice, op. cit., p. 3.
8 Lettre recopiée par Pignier, INJA.
9 Lanneau toutefois conserve son poste de maire du 12e arrondissement.
10 Dufau P.-A., Des aveugles, op. cit., p. 225-226.
11 Cf. le brouillon d’une lettre adressée à Duchâtel, ministre de l’Intérieur, datée seulement 1841 (dossier Lanneau », INJS).
12 D’autres interventions créent des précédents. Ainsi le ministère ordonne en août 1839 aux administrateurs de l’Institution des sourds-muets de rendre compte désormais par un « rapport détaillé » de la cérémonie de distribution des prix organisée en fin d’année scolaire. INJS.
13 Charle C., Les hauts fonctionnaires en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, 1980, chap. 9.
14 Sur les directeurs d’administration, cf. Vidalenc J., « Les directeurs de ministère sous la Restauration », et Tudesq A.-J., « Les directeurs d’administration sous la Monarchie de juillet », dans Les directeurs de ministère en France XIXe-XXe, Genève, Droz, 1976, p. 14-26 ; sur les grands corps, Charle C., op. cit., chap. 7.
15 Pour une présentation synthétique de l’administration sous les monarchies parlementaires : Thomas Y., Histoire de l’administration, Paris, La découverte, 1995, p. 40-51 ; Tulard J. et Thuillier G., Histoire de l’administration française, Paris, PUF, 1994 (chap. 3).
16 Reddy W. M., « “Mériter votre bienveillance” : les employés du ministère de l’Intérieur en France de 1814 à 1848 », Le mouvement social, no 170, janvier-mars 1995, p. 7-38 (ici p. 9 et 35-36).
17 À l’exception des six mois du ministère Thiers (mai-octobre 1840).
18 Reddy W. M., art. cit., p. 40.
19 Ibid., 36. Mais une fois en poste, ils se conforment aux usages établis, qui leur donnent un grand pouvoir sur les services dont ils ont la charge.
20 Les arrêtés du ministère de l’Intérieur sont rassemblés dans AN F 1b I 101 à 1012, et pour les années 1837 à 1841, F 1b I 106 et 107. Modifier la répartition des bureaux et/ou leurs attributions n’a rien d’exceptionnel dans le cas du ministère de l’Intérieur, régulièrement amputé de pans entiers de ses nombreuses et variées attributions, au profit de nouveaux départements ministériels à part entière (instruction publique, commerce et des travaux publics). La réorganisation de décembre 1839 se distingue cependant par son ampleur.
21 Thévenot L., « Les investissements de forme », Conventions économiques, Cahiers du CEE, no 29, p. 21-71, 1986.
22 Arrêtés des 10 novembre 1839 et 28 août 1838 (AN, F 1b I 106). Voir Milloz P., Les inspections générales ministérielles dans l’administration française, Paris, Economica, 1983, p. 69-71. A la fin de la monarchie de Juillet, il existait des inspections générales dans le domaine des finances, des armées, des forêts, de la marine, des ponts et chaussées, des mines, de l’enregistrement et des domaines, des postes, des contributions directes ou indirectes, des haras, des beaux-arts (Dictionnaire général d’administration, op. cit. [1re éd.], p. 1116).
23 Circulaire no 48 du 20 juillet 1828, Archives de l’assistance publique, cote 708 26 3. Ainsi que Petit R., « L’inspection générale de l’administration de Necker à nos jours », Administration, no 133, mars 1986, p. 1 ; voir aussi l’arrêté du ministre du commerce et des travaux publics du 25 décembre 1833, in Recueil…, op. cit., t. II, p. 136-141.
24 Article 10 de l’arrêté du 28 août, et les articles 1 et 8 de l’arrêté du 30 juin 1839.
25 Gasparin E.-P., Rapport au roi sur les hôpitaux, les hospices et les services de bienfaisance, Paris, Imp. royale, 1837, p. 15.
26 C’est en transférant les enfants abandonnés d’une structure d’assistance à une autre, que l’administration s’est aperçue de l’ampleur de ces pratiques abusives : sur les 36 000 enfants transférés, 16 000 ont été aussitôt repris par leurs familles « inconnues ».
27 Donzelot J., La police des familles, Paris, Minuit, 1977, p. 32-33.
28 Gasparin E.P., op. cit., p. 81 et suiv.
29 Ibid., p. 91.
30 On comparera les arrêtés de 1828 et 1833 d’un côté, 1838 et 1839 de l’autre.
31 Dictionnaire général d’administration, op. cit. (1re éd.), p. 1116.
32 Les dossiers personnels sont classés dans la série AN, F 1b I, les registres des années 1980, dans la série 1N F1b I * 556 et 557 ; la série F 15 possède plusieurs cartons sur les inspections dans les asiles et hospices.
33 Cf. les rapports précités de Watteville et La Vallette. Un arrêté ministériel de 1866 stipule que les établissements généraux seront désormais inspectés une fois par an. Arrêté ministériel du 13 juillet 1866, BOMI, 1866, p. 298-299.
34 Le dossier personnel de Adolphe de Watteville contient une lettre dans laquelle il affirme avoir été chargé d’une mission extraordinaire dans la Maison royale de Charenton en 1848. Lettre du 20 novembre 1849 adressée au ministre de l’Intérieur, dossier Watteville, AN, F 1b I 283-286.
35 L’arrêté ministériel de 1866 regrette de manière significative que certains sont restés « plusieurs années consécutives sans être visités ». Arrêté ministériel du 13 juillet 1866, BOMI, 1866, p. 298-299.
36 Le Dictionnaire historique de la langue française (t. 1, p. 1033) atteste l’existence de ce sens dès 1611.
37 Rapport sur l’Institution royale des sourds-muets de Bordeaux, Gabriel de Lurieu, 28 octobre 1840 (AN F 15 3865-3866).
38 L’expression est de Mescheriakoff A.S., Recherches sur le contrôle juridictionnel de l’administration, Thèse Droit public Strasbourg III, cité dans Marcou G., « Rapport général. Les inspections générales et le contrôle de l’administration », dans Le contrôle de l’administration par elle-même, CNRS-IFSA Université Lille II, Centre régional de publications de Paris, 1983, p. 26.
39 Même fondée sur les cinq décennies précédentes (depuis 1789), l’anticipation du mandat de Duchâtel par les inspecteurs est hautement improbable : le mandat de Duchâtel bat nettement le record de longévité détenu par le comte Corbières, ministre durant un peu plus de six ans sous la Restauration (décembre 1821-janvier 1828), mandat lui-même exceptionnel ; seul l’Empire connaît des mandats d’une durée de trois ans.
40 Cf. leurs dossiers, AN, F 1b I 272-7 (pour Lurieu) et 283-286 (pour Watteville). Les cotes de la série renvoie à un classement alphabétique. Pour Watteville, cf. aussi le Dictionnaire historique de la France, éd. par Ludovic Lalanne, 2e éd., Paris, Lib. Hachette, 1877, p. 1819.
41 Cf. la définition étymologique exposée dans la contribution précitée de Marcou G. (p. 15).
42 L’expression d’« établissements de l’État » est employée par Watteville dans son Rapport du 26 février 1840 sur l’Institution des jeunes aveugles (AN F 15 3865-3866).
43 Pour la conformité, voir les questions 16, 17, 21, 26, 41, 46, 48 et 49 du formulaire sur l’administration ; pour les abus, voir les questions 8, 11, 12 et 24 (ibid.).
44 Sur cette notion centrale de la sociologie de la réception, cf. Le Grignou B. et Neveu E., « Émettre sa réception. Préméditations et réceptions de la politique télévisée », Réseaux, no 32, octobre 1988, p. 67-107.
45 Question 30 du formulaire personnel (AN F 15 3865-3866).
46 Il s’agit des commentaires aux questions 10 et 30 du formulaire « personnel », rapport du 26 février 1840 (ibid.).
47 Rapport sur l’Institution des sourds-muets de Bordeaux, 28 octobre 1840 (ibid.).
48 Rapport sur la mission d’intérim à l’Institution des jeunes aveugles, 31 mai 1840 (ibid.).
49 Weber M., Économie et société, Paris, Agora-Pocket, 1995 (Plon, 1971 ; 1re éd. 1921), p. 226.
50 Bourdieu P., La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, p. 544.
51 Pour reprendre l’expression de Lacroix B. (« Le politiste et l’analyse des institutions. Comment parler de la présidence de la République ? », dans Lacroix B. et Lagroye J., Le président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses FNSP, 1992, p. 14.)
52 Le décret du 25 novembre 1848, pris par le général Cavaignac, chef du gouvernement provisoire, fixait le nombre des inspecteurs (répartis en trois sections : prisons, établissements de bienfaisance, asiles d’aliénés), les répartissait en trois classes, réglait les conditions de candidature, de recrutement et d’avancement, et déterminait leurs attributions. Il sera l’objet de modifications, plus (décret du 5 janvier 1852, décret du 28 février 1863) ou moins (décret du 15 janvier 1852, arrêté du 12 août 1856, arrêté du 10 avril 1861) amples.
53 Données issues des dossiers personnels, systématiquement dépouillés.
54 Le personnel des établissements généraux bénéficie par exemple en 1862 d’une nouvelle législation en matière de retraites (décret du 19 mars 1862, BOMI, 1862, p. 142).
55 Selon Guilbeau, Boué de Verdier n’avait « aucune connaissance technique » en la matière. Cf. Guilbeau E., op. cit., p. 94.
56 A. Debax (1895-1898) et V. Collignon (1903-1921) sont préfets ; D. Giraud (1898-1903), attaché de cabinet, chef de bureau, secrétaire du Conseil supérieur de l’assistance publique. D’après les registres de l’INJS.
57 Les dossiers de Romand et Piras sont disponibles dans la série AN F1b I (2783 et 2761). Piras est le protégé de la famille Abbatucci, dont un membre est le garde des Sceaux de Napoléon III.
58 Guilbeau E., op. cit., p. 97-98. Le terme de « typhlophile », d’usage courant à la fin du XIXe siècle, désigne un bienfaiteur ou ami des aveugles.
59 Sur les qualités de Piras, cf. le rapport final de Normand en date du 30 novembre 1876 ; sur l’autre candidat, cf. Note de Normand en date du 26 juillet 1876, dossier Piras.
60 Le poste est créé au début des années 1850 à l’Institution des jeunes aveugles (occupé par Jules Guadet), après la nomination de Boué de Verdier comme directeur, et en 1859 à l’Institution des sourds-muets de Paris (occupé par Léon Vaïsse, puis par Valade-Rémi), après la nomination de Col comme directeur. Valade-Gabel soutient explicitement la création d’un poste de « censeur des études » (qu’il a déjà mis en place à Bordeaux) pour assurer une direction pédagogique que Col, « administrateur distingué », ne peut assurer. Valade-Gabel J.-J., « Fonctions du censeur des études (notes demandées par le baron de Watteville, 12 juin 1859) », dans Lettres, notes et rapports, op. cit., p. 411-419.
61 Valade-Gabel J.-J., « Quels sont, au point de vue de l’enseignement, de l’administration et de l’insuffisance des bâtiments actuels, les avantages qui résulteraient de l’affectation exclusive d’une institution impériale aux sourds-muets de chaque sexe (note au ministre de l’Intérieur, 25 juillet 1859) », ibid., p. 419-428.
62 Les documents relatifs à la participation des Institutions à l’Exposition universelle sont réunis dans un dossier de préparation par le ministère de l’Intérieur, AN F 1a 635.
63 Circulaire du 25 mars 1878 (BOMI, 1878), p. 236.
64 Rapport et circulaire précités du 30 juin 1862.
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- Schlicht, Laurens. (2021) Connaître et éduquer l’« idiot ». Revue d'histoire des sciences humaines. DOI: 10.4000/rhsh.5943
- Baudot, Pierre-Yves. Borelle, Céline. Revillard, Anne. (2013) Politiques du handicap. Terrains & travaux, N° 23. DOI: 10.3917/tt.023.0005
- Buchter, Lisa. (2020) Tell Me Your Story: How Recruitment Practices Implementing Affirmative Action Laws May Undermine the Laws’ Goals. Law & Social Inquiry, 45. DOI: 10.1017/lsi.2019.79
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