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Chapitre I. Sous la protection de l’État
p. 29-72
Texte intégral
1Les 21 juillet et 28 septembre 1791, l’Assemblée constituante adopte dans ses derniers jours deux décrets en faveur de deux établissements parisiens : l’école des sourds-muets créée par l’abbé Charles-Michel de l’Épée, mort en décembre 1789, et l’école des aveugles-nés de Valentin Haüy. Concrètement, les écoles sont réunies dans une partie du Couvent des Célestins, les pensions des élèves et les traitements du personnel sont réglés sur le Trésor national, et la surveillance revient au directoire du département de Paris. Symboliquement, l’Assemblée accorde la « protection de l’État » à ces établissements exceptionnels. Quatre années plus tard, en 1795 (an III du calendrier thermidorien), la « protection de l’État » est confirmée : les places gratuites pour les élèves sont augmentées, la surveillance confiée à l’administration centrale. L’objet de ce chapitre est d’interroger les processus sociaux et politiques ayant conduit l’État, entre 1791 et 1795, à protéger les établissements des sourds-muets de Paris et Bordeaux et l’établissement des aveugles-nés de Paris. Autrement dit, de poser deux questions. Quels principes et mécanismes ont permis l’adoption de dispositions particulières en faveur d’établissements singuliers ? Pour quelles raisons ces dispositions n’ont-elles pas été étendues à d’autres établissements ?
2La première question pose le problème de l’intervention de l’État, de son principe et de ses modalités. La protection de l’État mérite d’autant plus d’être interrogée qu’elle est le plus souvent ignorée, sinon naturalisée. Selon le catalogue de l’exposition Le pouvoir des signes organisée en 1989, l’Assemblée nationale aurait ainsi créé l’Institution au nom d’un nouveau « mot d’ordre », « tout mettre en œuvre pour que les exclus deviennent des citoyens à part entière » ; lors d’une autre manifestation, l’Institution est décrite comme « le premier établissement public d’instruction pour les sourds1 ». Inscrits dans des opérations visant à produire une mémoire du groupe des sourds-muets et à singulariser l’histoire de l’Institution, ces propos manquent singulièrement de précision historique.
3En effet, prétendre que la Révolution française a fait de l’instruction des sourds-muets une « affaire nationale » pour les transformer en citoyens, c’est prêter au pouvoir politique révolutionnaire, entité réifiée, une préoccupation que, de manière générale, il n’a pas eu ; il est plus juste de dire que quelques acteurs, au sein et en dehors des assemblées législatives, se sont intéressés, dans des conjonctures précises, à la question des sourds-muets. De même, on voit mal en quoi la protection de l’établissement des sourds-muets de Paris serait nécessairement significative d’un intérêt pour la population générale des sourds-muets ; l’analyse montrera au contraire que c’est l’intérêt pour les instituteurs de sourds-muets et pour leur activité, qui mobilise les acteurs politiques et motive l’élaboration du décret du 21 juillet 1791. Enfin, ce décret ne crée pas un établissement « public » : historiquement, c’est moins l’établissement que les instituteurs qui sont l’objet des dispositions du décret ; juridiquement, la catégorie n’existe d’ailleurs pas encore.
4Comprendre la protection de l’État exige donc de renoncer aux réifications, aux simplifications et aux anachronismes qui tendent à faire de la Révolution un quasi-personnage, de la citoyenneté une cause naturelle et suffisante de l’intervention de l’État, et des dispositions législatives le fondement direct et immuable de la situation présente. Il faut, tout au contraire, s’efforcer d’identifier les individus qui d’une part agissent sur les Institutions liées à l’État ou au pouvoir politique, d’autre part agissent au nom de l’État ou du pouvoir politique ; de qualifier leurs actions en les situant dans leurs contextes ; de préciser enfin en quoi consiste exactement la « protection » accordée, dans les textes comme dans la pratique.
5Si les conditions concrètes de l’octroi de la protection par l’État méritent d’être examinées soigneusement, la seconde question posée en introduction de ce chapitre attire l’attention sur les objets de la dite protection. Le problème pourrait paraître superficiel. L’établissement fondé par l’abbé de l’Épée jouit d’une grande notoriété dans les dernières années de l’Ancien régime, celui fondé par Valentin Haüy pour les aveugles est un cas unique : la faveur de l’État ne peut que leur revenir. Mais comment comprendre que l’établissement fondé à Bordeaux par l’abbé Sicard, en 1785, bénéficie aussi en 1793 de la protection d’État, alors que l’école fondée à Angers par une autre disciple de l’Épée, Charlotte Blouin2, quoique ouverte dès 1776, dotée en 1781 d’une vingtaine de bourses gratuites par le Grand conseil de la généralité de Tours, n’a pas eu la même chance ? Comment expliquer que les démarches effectuées à partir de 1795 par les représentants de la commune de Lyon, par des citoyens de Toulouse ou par un instituteur du Mans, aient été repoussées par le ministère de l’Intérieur certes en vertu de la législation établie – le décret de 1795 réserve la protection de l’État à deux établissements de sourds-muets – mais aussi au nom de motifs de circonstance (la dépense supplémentaire ou la localisation des établissements)3 ? Il est raisonnable de supposer que les représentants ou les défenseurs de la cause des établissements de Paris et Bordeaux ont pesé d’un poids particulier dans la protection que « l’État » – quelle que soit la configuration sociale que le mot désigne – leur accorde, si tant est, encore une fois, que les établissements soient bien l’objet de la faveur protectrice.
6Comprendre l’établissement des faveurs accordées aux écoles particulières de l’abbé de l’Épée et Valentin Haüy, exige donc de retracer l’histoire particulière des établissements parisiens de l’abbé de l’Épée et de Valentin Haüy, avant qu’ils ne bénéficient des décrets de juillet et septembre 1791, et d’examiner les processus de production de ces décrets, puis de ceux qui, quatre ans plus tard, en prolongent et en étendent les dispositions. On peut alors montrer que l’Épée, son successeur Sicard, et Haüy inscrivent leur action dans le mouvement philanthropique d’Ancien régime ; que la protection de l’État en 1791 n’est que la transformation des relations préexistantes de patronage dans le cadre philanthropique ; et que ce n’est que dans un second temps, en 1795, que le pouvoir politique donne aux établissements de Paris et Bordeaux l’ambition générale de donner l’éducation à tous les sourds-muets et aveugles de la République.
L’Épée et Haüy, instituteurs et philanthropes
7L’histoire des écoles de l’abbé de l’Épée et de Valentin Haüy est souvent décrite, à juste titre, comme exceptionnelle. La création d’établissements destinées à instruire et éduquer collectivement les sourds-muets et les aveugles distingue ces instituteurs des quelques précepteurs qui les ont précédés ou croisés. Innovants, l’Épée et Haüy le sont encore par leur usage systématique de procédés de communication et d’enseignement conçus à partir des qualités jugées propres aux populations des sourds-muets et des aveugles-nés : l’Épée est le premier instituteur de sourds-muets à privilégier les signes auxquels recourent naturellement les sourds-muets « de naissance », individus atteints dans les premières années de leur vie de surdité, et partant de mutité ; Valentin Haüy organise sa pratique d’instituteur d’aveugles-nés à partir de la mise en relief des matériaux, mots imprimés ou notes de musique, dans lesquels est objectivé le discours, en vertu du postulat de la sensibilité supérieure du tact chez les aveugles-nés, individus atteints de cécité à la naissance ou dans leur prime enfance.
8Une autre caractéristique des deux instituteurs réside dans leur qualité de « bienfaiteurs ». Généralement qualifiés de « bienfaiteurs de l’humanité », c’est-à-dire d’individus dont l’action est censée bénéficier à l’humanité toute entière, ou à l’intégralité d’une de ses parties, ils font preuve l’un et l’autre des vertus de bienfaisance, de dévouement et de générosité dont doit être pourvu l’honnête homme chrétien du XVIIIe siècle : ils contribuent au financement de leurs projets, destinent prioritairement aux enfants pauvres les fruits de leur travaux, voire se fixent pour objectif la lutte contre le fléau de la mendicité. La bienfaisance constitue en bref une dimension constitutive fondamentale de l’action de l’Épée et Haüy. Mais le caractère désintéressé de leurs actes ne doit pas occulter leur appartenance au principal réseau organisé de philanthropes de la fin de l’Ancien régime, la Société philanthropique, et le soutien financier qu’ils en retirent. Cette appartenance constitue une condition essentielle du succès de leurs entreprises, et les distingue très nettement des autres instituteurs de sourds et d’aveugles.
Éduquer collectivement à partir de méthodes adaptées
9S’ils prennent naissance dans des contextes différents et s’adressent à des populations que leur déficience distingue, l’Épée et Haüy ont pour caractéristiques communes le choix original de l’éducation collective – ils fondent les premières écoles – et le recours à des méthodes adaptées aux spécificités de leurs élèves.
10L’abbé de l’Épée n’est pas « le » premier instituteur des sourds-muets, mais les principes en vertu desquels il a conduit son activité le distinguent très nettement de ses prédécesseurs. Dans une historiographie qui s’intéresse très peu au Moyen Âge, on impute généralement au XVIe siècle la naissance de l’« art » d’instruire les sourds-muets4. Le premier instituteur des sourds-muets serait un moine bénédictin espagnol, Pedro Ponce de Leon (1520-1584). Les abbayes bénédictines ont recueilli dès le Moyen Âge des enfants sourds-muets, et développé des dictionnaires de signes. Ponce, pour sa part, apprend aux sourds-muets à parler : les archives de son monastère, dans la province de Burgos, assurent que ses élèves « parlaient, écrivaient, calculaient, priaient à haute voix, servaient la messe, se confessaient, parlaient le grec, le latin, l’italien, et raisonnaient très bien sur la physique et l’astronomie5 ». Dans son enseignement, Ponce utilisait déjà, outre l’écriture, l’alphabet manuel, c’est-à-dire la représentation des lettres de l’alphabet par les configurations de la main6. Le principal vulgarisateur de ce procédé est cependant un philologue espagnol, Juan Bonet (1579-1629), auteur d’un ouvrage réputé, paru en 1620, qui défend à la fois l’alphabet manuel et l’articulation artificielle, c’est-à-dire la prononciation des lettres par la disposition convenable des positions et des mouvements des organes vocaux7.
11Dans les dernières années du XVIIe siècle, le mathématicien John Wallis (1616-1703), en Angleterre, et le médecin Conrad Amman (1669-1724), en Hollande, se lancent à leur tour avec succès dans l’instruction d’enfants sourds-muets à partir des méthodes de Juan Bonet. Wallis utilise surtout l’alphabet manuel et les signes mimiques employés par les sourds-muets, et se donne pour objectif l’apprentissage de la langue parlée et écrite. Amman, au contraire, refuse toute utilisation de quelque signe que ce soit : il ne recourt qu’à l’articulation artificielle et à la lecture labiale (ou alphabet labial), c’est-à-dire la compréhension des mots parlés par la connaissance des mouvements des lèvres. Pour Amman, seul l’apprentissage de la parole importe : considérant que « le souffle de la vie réside dans la voix » « émanation vivante de l’esprit de Dieu », il s’assigne la mission de faire des « infortunés sourds » de véritables êtres humains, c’est-à-dire des « créatures à l’image de Dieu […], capables de parler8 ». En se fondant sur les travaux de Wallis et Amman, Thomas Braidwood (en Angleterre) et Samuel Heinicke (en Prusse) imposent, au XVIIIe siècle, les méthodes dites « orales », selon lesquelles les sourds-muets doivent avant tout apprendre à parler grâce à la prononciation artificielle et à la lecture labiale. La justification de ces méthodes ne changera plus par la suite : la parole est à la fois la fin de l’éducation, et son moyen principal, sinon exclusif.
12En France, après Quelques précurseurs oubliés9, c’est un étranger, juif portugais, Jacob Rodrigues Péreire (1715-1780), qui rend célèbre la question de l’éducation des sourds-muets dans le Royaume10. Réfugié à Bordeaux avec sa famille, Péreire commence par instruire sa sœur sourde-muette à l’aide des ouvrages de Bonet et d’Amman. Son troisième élève, fils d’un négociant prospère de La Rochelle, Azy d’Étavigny, lui apporte la reconnaissance des savants et du pouvoir. Péreire présente son élève, incarnation de l’excellence de sa méthode, devant l’Académie Royale des Lettres de Caen en 1746, l’Académie Royale des Sciences en 1749, puis, au terme d’un rapport favorable de la Commission académique, devant le Roi et sa cour, en janvier 175011. Il bénéficie dès lors de la protection du duc de Chaulnes, l’un des favoris de Louis XVI, président de l’Académie des Sciences, qui lui confie l’éducation de son filleul, Saboureux de Fontenai. Il semble que Péreire n’ait pas exactement « instruit » Saboureux de Fontenai, lequel savait déjà écrire, lire et compter ; mais il lui apprend à parler au moyen d’une méthode qu’il se refusa à divulguer, mais dont on sait qu’elle était fondée sur l’usage de l’articulation artificielle et de l’alphabet manuel, ainsi que de quelques signes. Après le nouveau succès qu’il obtient en présentant Saboureux de Fontenai devant l’Académie des Sciences en janvier 1751, Péreire devient célèbre, donne des leçons dans les salons, fréquente les encyclopédistes et les philosophes. Rémunéré jusqu’alors par les familles qui lui confiaient leurs enfants, Péreire peut désormais vivre de la rente annuelle de 800 livres accordée par Louis XVI.
13Les instituteurs partagent ainsi trois caractéristiques : ce sont des précepteurs, qui enseignent contre rémunération à des enfants de familles aisées, et dont l’enseignement vise l’acquisition de la parole, ou du moins de la capacité à dire des mots à haute voix. Bâtie à partir des exemples d’élèves de Ponce et Bonet, l’hypothèse de Harlan Lane selon laquelle la parole, requise lors du mariage et du testament, était indispensable juridiquement aux aînés de la noblesse espagnole pour conserver leurs titres et biens, pourrait ainsi avoir une validité plus générale12. En droit romain, le Code Justinien n’accordait aucun droit aux sourds-muets de naissance, sauf s’ils étaient capables de « parler13 ». Comme l’indique l’ouvrage de Bonet visant à « éduquer les muets » (« los mudos »), c’est la mutité, non la surdité qui est l’objectif de l’éducation.
14À partir des années 1760, l’abbé Charles-Michel de l’Épée bouleverse radicalement la manière dont est conçue, organisée et pratiquée l’éducation des sourds-muets. La rupture est en effet générale. Avec l’Épée, l’éducation devient collective, et non plus individuelle. Elle vise essentiellement l’alphabétisation, c’est-à-dire l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, la connaissance logique de la langue, plutôt que l’oralisation, l’acquisition de l’instrument mécanique de la parole. Elle utilise les procédés inventés par ses prédécesseurs – alphabet manuel, et dans une moindre mesure articulation artificielle et lecture labiale – mais s’appuie prioritairement sur un langage de signes, les signes dits « méthodiques », sorte de pantomime artificielle par laquelle l’Épée transforme les signes « naturels », utilisés par les sourds-muets pour communiquer, en les ré-agençant en fonction des règles de la grammaire française. En outre, l’Épée rend publique sa méthode, au lieu de la garder secrète, et profite de toutes les opportunités de débattre des avantages et inconvénients des différents procédés d’éducation.
15Tel que l’Épée lui-même le rapporte, son engagement dans l’éducation des sourds-muets résulte d’une conversion motivée par le sentiment de la charité. Fils d’une famille bourgeoise aisée – son père était architecte au service du roi et membre de l’Académie royale d’architecture –, Charles-Michel de l’Épée (1712-1789) a près de 50 ans et une carrière modeste d’ecclésiastique derrière lui (janséniste, il est chanoine honoraire de l’Église Saint-Louis du Louvre depuis dix ans), lorsque le hasard le fait rencontrer, vers 1760, de jeunes jumelles, sourdes-muettes de naissance, dont l’instruction est à peine commencée. « Craignant […] que ces enfans vivraient et mourraient dans l’ignorance de leur religion, si je n’essayais de la leur apprendre, je fus touché de compassion pour elles, et je dis qu’on pouvait me les amener, que j’y ferais tout mon possible14 » : l’intention première de l’Épée est d’assurer le salut des âmes des infortunées sourdes-muettes. Pour ses biographes, cette intention doit être rapportée à l’impossibilité d’exercer son sacerdoce en faveur des entendants dans laquelle il s’était lui-même placé en refusant d’abjurer le jansénisme et en s’interdisant, de ce fait, d’accéder à la prêtrise15. Dans tous les cas, le pari de l’Épée réside dans le fait que, en contradiction avec le dogme catholique selon lequel la foi passe par l’audition (« ex auditu fides », Saint-Paul), il prétend utiliser les signes propres aux deux jumelles et plus généralement aux sourds-muets qu’il prend pour élèves, afin de les instruire religieusement et faire leur éducation. Ce pari est cohérent avec la thèse lockienne de la relation arbitraire existant entre les idées et les sons articulés ou écrits, que l’Épée, janséniste, avait pu connaître en suivant les cours de philosophie au collège des Quatre nations16.
« Tout sourd-muet qu’on nous adresse a déjà un langage qui lui est familier, et ce langage est d’autant plus expressif, que c’est celui de la nature même, et qui est commun à tous les hommes. Il a contracté une grande habitude de s’en servir pour se faire entendre des personnes avec qui il demeure, et il entend lui-même tous ceux qui en font usage. Il manifeste ses besoins, ses désirs, ses inclinations, ses doutes, ses inquiétudes, ses craintes, ses douleurs, ses chagrins, etc., etc., et il ne se trompe pas, lorsque les autres expriment de pareils sentiments. Il reçoit et exécute fidèlement les commissions dont on le charge, et il en rend un compte exact. Ce sont les différentes impressions qu’il a prouvées au-dedans de lui-même, qui lui ont fourni ce langage sans le secours de l’art. Or, ce langage est le langage des signes.
On veut l’instruire ; et pour arriver à ce but, il s’agit de lui apprendre la langue française. Quelle sera la méthode la plus courte, et la plus facile ? Ne sera-ce pas celle qui s’exprimera dans la langue à laquelle il est accoutumé, et dans laquelle on peut dire même que la nécessité l’a rendu expert ? […].
En adoptant sa langue et en l’astreignant aux règles d’une méthode sensible, ne pourra t-on facilement le conduire où l’on voudra17 ? »
16C’est donc au nom du principe du caractère arbitraire de toute langue que l’Épée justifie le fait de fonder sa méthode sur les signes mimiques des sourds-muets. L’instituteur doit apprendre les signes des sourds-muets, leur langage « naturel », et les utiliser pour leur enseigner la langue française de la même manière qu’on enseigne une langue étrangère. Cependant, parce qu’il juge la nomenclature du langage des signes extrêmement limitée et qu’il déplore sa présumée absence de syntaxe, l’Épée entreprend d’inventer un nouveau langage de signes, les « signes méthodiques », intégrant les règles de la grammaire française dans les signes naturels des sourds-muets.
« Les signes méthodiques ont pour caractéristique de complexifier l’expression en signes : par exemple, pour exprimer gestuellement tout substantif, l’Épée proposait d’ajouter au signe de l’objet un signe pour son genre, en portant la main au front (par référence au couvre-chef porté par les hommes) si l’objet était de genre masculin, ou à l’oreille (par référence au bonnet porté par les femmes) si l’objet était de genre féminin ; autre exemple, le seul vocable “donne” dans la phrase “il donne quelque chose à quelqu’un” nécessitait l’usage des cinq signes exprimant le verbe, le présent, la troisième personne, le singulier, et le signifié (le “don”)18. »
17Pour alphabétiser les élèves, l’Épée met en relation mots écrits et signes avec les objets (dessinés ou montrés) qu’ils désignent, recourt volontiers à l’alphabet manuel, et considère l’articulation artificielle et la lecture labiale comme des procédés intéressants, mais secondaires. Sa doctrine à l’égard des procédés d’oralisation, ou méthodes orales, sera souvent répétée par les adversaires de ces procédés au XIXe siècle : « apprendre à des sourds et muets à parler n’est point une œuvre qui demande de grands talents ; elle exige seulement beaucoup de patience19 ». Pour l’Épée, on peut faire parler un sourd-muet (surtout s’il conserve des restes d’audition ou s’il a été atteint de surdité après avoir parlé), mais cette opération d’oralisation, particulièrement longue, doit au mieux compléter, et certainement pas entraver, l’alphabétisation et l’instruction, premiers objectifs de l’éducation20. Les méthodes « mimiques », c’est-à-dire les méthodes qui privilégient l’utilisation de langages de signes (méthodiques ou non), utilisées dans la plupart des établissements d’éducation au XIXe siècle, s’appuieront constamment sur le principe établi par l’Épée selon lequel la priorité doit être donnée à l’acquisition de la langue écrite sur le langage parlé.
18Le recours à des langages de signes permet en outre de donner l’instruction collectivement : alors que la lecture labiale et la prononciation artificielle exigent une proximité – sinon un face-à-face – du maître et de l’élève, les signes présentent l’avantage d’être visibles à distance, donc de manière simultanée par plusieurs élèves. Or, l’Épée entend donner l’instruction au plus grand nombre possible de sourds-muets : en faire profiter non pas les seuls enfants de familles riches, mais tous les enfants, voire, de préférence, les plus pauvres – les « enfants » en question pouvant être des adultes (le terme chez l’Épée désigne moins l’âge que la position relative de ceux dont il se dit le « père »).
« Nous avons parmi nos enfans, des sourds-muets nobles et riches, comme il y en a de pauvres et de la lie du peuple. On voudra bien sans doute que nous donnions aux premiers toutes les espèces de connaissance dont ils peuvent être capables. Eh bien, il faudra souffrir, quoi qu’on en dise, qu’au moins, par concomitance, les autres puissent également les saisir. Cela est d’autant plus juste, que les riches viennent chez moi par tolérance : ce n’est pas à eux que je me suis consacré, c’est aux pauvres ; sans ces derniers, je n’aurais jamais entrepris l’éducation des sourds-muets. Les riches ont le moyen de chercher et de payer quelqu’un pour les instruire21. »
19L’Épée est le premier instituteur de sourds-muets à fonder une école. À partir des années 1760, il accueille chez lui, rue des Moulins à Paris, un nombre croissant d’élèves (une trentaine en 1780, plus de soixante à sa mort, en 1789). Il est imité par certains de ses disciples, comme à Tours ou Bordeaux, ou des concurrents comme l’abbé Deschamps à Orléans22.
20La publicité donnée par l’Épée à son action par le biais de démonstrations, les Exercices publics de sourds et muets, poursuit un double objectif. Recueillir, bien sûr, les dons de spectateurs fortunés dont l’âme avait été émue, afin de pallier l’absence de contribution financière des familles des élèves. Mais élargir, aussi, la cause des sourds-muets en attirant l’attention des spectateurs les plus « puissants », nobles et membres des familles régnantes. Les Exercices se déroulent devant une assistance non seulement nombreuse – les cent places de la salle sont à ce point recherchées qu’il est demandé de ne pas y demeurer plus de deux heures23 – mais particulièrement distinguée, où se pressent « Princes du Sang, Ducs et autres Seigneurs de la Cour, Ambassadeurs de Cours étrangères, Magistrats, Ecclésiastiques24 ».
21C’est ainsi après s’être rendu dans l’école de l’Épée que l’Empereur Joseph II demande à l’abbé Storck de créer une école à Vienne, ou que Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, propose à l’abbé Sicard d’entrer dans la carrière d’instituteur en fondant un établissement dans sa ville25. Ces deux ecclésiastiques comptent parmi tous ceux qui, en France (Charlotte Blouin, l’abbé Salvan) ou à l’étranger (l’abbé romain Silvestri, le zurichois Ulrich, l’amsterdamois Guyot, etc.) ouvrent des écoles après avoir été formés par l’Épée.
22Prosélyte, l’abbé de l’Épée est également un polémiste pugnace, qui s’oppose sans concession aux éducateurs oralistes, Péreire, l’abbé Deschamps, et le prussien Heinicke. Sans entrer dans les détails des arguments, soulignons que le seul fait de publier des ouvrages et de discuter longuement les points de désaccord apporte à l’Épée d’importants profits de reconnaissance. Le poids qu’il attache à l’opinion favorable exprimée par le philosophe Condillac sur sa méthode26, le fait qu’il adresse sa correspondance avec Heinicke aux principales sociétés savantes d’Europe afin de solliciter leur point de vue, sont significatifs d’un habitus savant ajusté à l’espace public éclairé du XVIIIe siècle, car construit par lui27. Au contraire de précepteurs de sourds-muets comme Péreire et Heinicke, l’Épée entend à la fois rendre publics ses travaux plutôt que de les garder secrets, et confier leur jugement à des savants, plutôt qu’à une clientèle d’élites disposées à rémunérer l’éducation de leur progéniture. Ce faisant, il n’apparaît pas seulement comme un savant, mais comme un bienfaiteur, qualité que lui attribuent les philanthropes éclairés : l’Épée incarne le savant désintéressé, dont l’attitude toute entière exprime le dévouement à l’humanité. La comparaison que le célèbre philanthrope Gérando dresse entre Heinicke, Péreire et l’abbé de l’Épée met bien en valeur les profits de reconnaissance spécifiquement attachés à l’attitude désintéressée de l’Épée.
« Heinicke, qui avait établi et qui dirigeait à Leipzig une école de sourds-muets, faisait, comme Péreire, un secret de ses méthodes […]. Il n’était pas dans ses intentions, dit-il, de les enseigner à vil prix. Le souverain devait les lui acheter en argent, à un prix convenable. Il défie tous les casuistes de lui disputer le paiement qu’il a le droit d’en attendre. […] Ainsi, par une singularité très remarquable, pendant que l’abbé de l’Épée communiquait ouvertement tous ses procédés, les publiait, s’efforçait de les répandre ; pendant que l’abbé de l’Épée sacrifiait sa fortune entière au grand bienfait qu’il répandait sur ses élèves, les deux rivaux en présence desquels il se trouva, les deux adversaires contre lesquels il eut à lutter, adoptant également une conduite toute opposée, s’enveloppaient l’un et l’autre d’un mystère absolu, et faisaient l’un et l’autre, de l’éducation des sourds-muets, une spéculation intéressée. C’est un double et noble avantage qu’on ne peut refuser du moins à notre vénérable instituteur28. »
23Le désintéressement ne procure pas seulement des gains symboliques ; il conditionne aussi l’accès à des avantages économiques. Comme on le verra, il permet à l’Épée d’obtenir la protection des philanthropes et des hommes d’État, et de recevoir les subsides que celle-ci suppose.
24Valentin Haüy, pour sa part peut à bon droit être qualifié de « premier » instituteur des « aveugles-nés », individus atteints de cécité complète à la naissance ou dans la petite enfance, à condition de préciser qu’il est le premier instituteur connu des historiens. Depuis la Lettre sur les aveugles-nés de Diderot (1751), l’histoire de l’éducation des aveugles avant Haüy se résume en effet à une galerie de portraits d’aveugles illustres, musiciens, écrivains ou savants, présentés comme des autodidactes dépourvus de maîtres, au mieux accompagnés par d’ingénieux concepteurs d’outils d’aide à la lecture ou à l’écriture29. Au XVIIe siècle se dégage la figure d’Élisabeth-Esther de Waldkirch, genevoise qui maîtrise quatre langues, connaît la théologie et la philosophie, et écrit à l’aide d’un guide-main conçu pour elle par le mathématicien Bernouilli. Au siècle suivant, Maria von Paradis, fille d’un haut fonctionnaire de la Cour de Vienne, est une musicienne célèbre dans l’Europe entière (Mozart lui dédie un Concerto pour piano) ; ayant appris à reconnaître avec les doigts le relief des caractères d’imprimerie, elle écrit au moyen d’une petite presse transportable, conçue spécialement pour elle par Kempellen, l’inventeur du célèbre (pseudo) « automate joueur d’échecs », et recourt aussi à des épingles plantées dans la laine. Dans sa Lettre, Diderot présente longuement le mathématicien anglais Nicolas Saunderson, devenu aveugle à l’âge d’un an, titulaire de la chaire de mathématiques de l’université de Cambridge, spécialiste de la théorie de l’optique30. Dans les Additions à la Lettre qu’il rédige à la fin de sa vie, Diderot décrit également l’habileté à lire et écrire de Mélanie de Salignac (1743-1745), « la plus surprenante » de tous les aveugles, sans jamais nommer ceux qui l’ont aidé. Le seul aveugle illustre dont le précepteur est nommé est celui qu’on appelait au XVIIIe siècle « l’aveugle de Mannheim », Weissenborg, dont on sait qu’un philanthrope dénommé Niesen lui apprit à écrire (d’après la méthode de Mélanie de Salignac) et à compter (d’après la méthode de Saunderson)31. Ce Niesen est le seul prédécesseur identifié de Haüy, et son élève, Weissenborg, le seul aveugle dont on peut dire avec certitude qu’il est l’exception à la règle générale avancée par P. Villey selon laquelle, faute de transmission, les aveugles illustres ne pouvaient profiter du travail de leurs devanciers, et se voyaient, au contraire, contraints de les réinventer sans cesse32. C’est précisément à cette synthèse des inventions des aveugles illustres (et de leurs éventuels précepteurs oubliés) que Valentin Haüy va se consacrer avec succès dans les dernières années de l’Ancien régime.
25Fils d’un tisserand de condition modeste, né en 1745 en Picardie, Haüy a été instruit avec son frère aîné, René, dans un couvent de Prémontrés33. Élèves brillants, les frères Haüy poursuivent leurs études à Paris. René, professeur de collège, découvre la cristallographie et devient un savant renommé, reçu en 1783 à l’Académie des Sciences ; Valentin étudie la calligraphie et les langues étrangères, vit du produit de ses leçons et de ce que lui rapporte les traductions qu’il effectue pour diverses personnalités privées (notaires, négociants, banquiers) et publiques (le Recteur de l’Université, le Lieutenant de Police) ; en 1779, il intègre le Bureau Académique d’Écriture fondé par Louis XVI pour « s’occuper de la perfection des caractères de l’écriture, de la connaissance des anciennes écritures et de leurs abréviations, afin d’en faciliter le déchiffrement ; des opérations de calcul… de la vérification des écritures et signatures ; de la grammaire française relative à l’écriture34… » À l’en croire, le projet d’instruire les aveugles serait né de son indignation (de son « affliction ») devant un spectacle de foire fort prisé, dans lequel des aveugles étaient ridiculisés et insultés. La scène se déroule en septembre 1771, dans un café de la foire Saint-Ovide à Paris35, mais ce n’est qu’en 1784 que Haüy entreprend l’éducation de son premier élève, François Lesueur, un jeune homme de 17 ans qui mendie pour subvenir aux besoins de sa famille. Entre-temps – mais la chronologie est ici imprécise, hors des sentiers balisés de l’hagiographie –, il a lu Diderot, assisté aux Exercices de l’Épée, s’est rendu aux démonstrations de Maria von Paradis36.
26De ces lectures et expériences proviennent la plupart des procédés techniques qu’il utilise pour instruire Lesueur37 ; la seule invention à mettre à son crédit est le procédé consistant à gaufrer le papier en l’imprimant de façon à ce que les caractères, de grande taille, puissent être lus à l’aide des doigts. L’originalité de Haüy ne réside à coup sûr pas dans les procédés techniques qu’il utilise, mais dans l’intention de les mettre en œuvre dans une école spécialement destinée aux aveugles, quel que soit leur milieu d’appartenance. En cela, Haüy marche sur les traces de l’Épée.
27Il suit aussi celles de Péreire, dont il reproduit presque à l’identique, trente ans après, la « carrière académique ». Haüy confère d’emblée à son activité une dimension charitable, en payant de sa poche les leçons qu’il donne à son élève38. L’investissement s’avère profitable, les progrès de Lesueur justifiant sa présentation dans des cercles de plus en plus importants : devant le Bureau académique d’Écriture, d’abord ; devant l’Académie de Sciences dès 1785 (sans doute avec l’appui de son frère), où le philanthrope Larochefoucauld-Liancourt rend un rapport très favorable ; devant la cour du Roi à Versailles, à la Noël de 1786, où divers exercices de dictée, de calcul mathématique et d’explications géographiques sont organisés, et où l’Essai de Haüy, imprimé par ses élèves, est présenté à la famille royale39.
28La rapidité avec laquelle Haüy obtient la reconnaissance des savants et du pouvoir royal tient sans aucun doute à l’intérêt philosophique et médical porté aux aveugles au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle40. La Lettre sur les aveugles témoigne en effet que, depuis l’Essai sur l’entendement humain de Locke (1690), la question des sensations constitue l’un des principaux objets des débats philosophiques. L’adage sensualiste défendu notamment par Locke et Condillac, selon lequel la sensation prime l’idée (« nihil est in intellectu quod non primus in sensu ») est en effet particulièrement discuté – notamment par le biais du célèbre « problème de Molyneux41 ». La Lettre sur les aveugles atteste également que les opérations de la cataracte menées par les chirurgiens Réaumur, Daviel, ou Cheselden étaient suivies par une nombreuse assistance avide d’observer la réponse que l’expérience apporterait au problème de Molyneux42.
29Mais l’enthousiasme pour l’œuvre de Haüy a aussi pour condition de possibilité le développement d’un important mouvement philanthropique. La similitude du projet de Haüy avec celui de l’Épée est en effet frappante : même conception de l’enseignement comme bien collectif, l’école d’Haüy recevant à partir de 1785 un nombre croissant d’élèves (24 en 1786, 30 en 1787, 50 en 1788) ; recours comparable à des moyens de communication adaptés à la population à éduquer (l’écriture en relief chez Haüy) et rendus compatibles avec la langue française (l’alphabet latin) ; dimension philanthropique centrale dans l’activité éducative, les pauvres étant définis comme cible prioritaire.
Œuvres philanthropiques, œuvres de philanthropes ?
30En fait, les projets d’éducation collective de l’Épée et Haüy ne sont pas seulement en situation objectivement accordée avec l’émergence d’un courant philanthropique dans les années 1780 : ils en sont très consciemment partie prenantes. Le succès de leurs entreprises, dans les dernières années de l’Ancien régime, tient aussi aux soutiens concrets qu’ils obtiennent de la part des élites sociales et politiques qui promeuvent une approche nouvelle du traitement de la misère.
31En hommes des Lumières, l’Épée et Haüy travaillent pour l’humanité : ils cherchent à élaborer des méthodes générales, universelles, c’est-à-dire applicables à l’éducation de tous les sourds-muets de naissance et de tous les aveugles-nés. Mais, au contraire de leurs prédécesseurs, l’Épée et Haüy concrétisent cette dimension universelle en accueillant dans leurs écoles le plus grand nombre possible de sourds-muets et d’aveugles-nés sans prendre en considération leur milieu d’appartenance. La majorité des élèves étant de familles indigentes, leur projet se trouve de facto inscrit dans la question générale du traitement de la misère. Le milieu social de l’élève est ainsi une donnée seconde : l’Épée comme Haüy acceptent aussi les élèves de famille aisée. Mais ce n’est pas une donnée secondaire : la majorité des sourds-muets et les aveugles étant pauvre, l’éducation doit être orientée prioritairement à leur profit.
32Les projets de l’Épée et Haüy comportent une dimension « charitable » qu’ils justifient cependant de manière différente. L’Épée prétend se consacrer aux pauvres par principe : c’est grâce à des sourdes-muettes misérables qu’il a découvert sa mission, c’est donc à des sourds-muets pauvres, qui ne peuvent « payer quelqu’un pour les instruire », qu’il entend fournir l’éducation. En enseignant la langue française (écrite), l’éducation met les sourds-muets en état de communiquer avec leurs semblables, elle les rend à la société. Chez Haüy, en revanche, la conception même de l’éducation est autant fondée sur l’instruction que sur la formation à un métier, ou plutôt à une « occupation ». Haüy assigne à son école une utilité sociale directe : transformer les aveugles indigents, voire mendiants, en aveugles capables de travailler.
33Dans son Essai sur l’éducation des aveugles, il défend une conception de la vie sociale fondée sur le travail par opposition à toute forme d’oisiveté. S’il reconnaît que, parmi les aveugles-nés, un « petit nombre de privilégiés ont pu parvenir à une situation enviable grâce à leurs “dispositions” » (mémoire et opiniâtreté, pour l’essentiel), c’est pour ajouter aussitôt que le « reste de leurs frères [d’infortune], livrés à une oisiveté dont ils croyaient ne pouvoir jamais sortir, mouraient à la Société au moment même où ils recevaient leur existence au milieu d’elle43 ». Le travail est l’un des buts principaux de son école, les élèves devant apprendre « diverses occupations relatives aux Arts et aux métiers tels que le filet, le tricot, la brochure, les ouvrages au Boisseau, au Rouet et à la Trame » – c’est-à-dire des travaux de filature –, afin d’« occuper ceux d’entre eux qui vivent dans un état aisé », et d’« arracher à la mendicité ceux qui ne sont pas avantagés des faveurs de la fortune » et « rendre enfin à la société leurs bras ainsi que ceux de leurs conducteurs44 ». De surcroît, son propos se veut réaliste. Jugeant peu probable qu’un aveugle puisse jamais « entrer en concurrence » avec un clairvoyant dans quelque domaine que ce soit, il estime raisonnable de donner aux aveugles des « occupations relatives aux métiers », plutôt que des métiers à part entière45. La musique, par exemple est perçue comme un agrément et le moyen d’attirer les faveurs du public, non comme un métier susceptible d’offrir les moyens de subsistance. La seule activité dont Haüy croit les aveugles capables à l’égal des clairvoyants est l’imprimerie, parce qu’elle présente le double avantage d’être possible (en raison des qualités tactiles attribuées aux aveugles) et profitable (elle leur permet de produire les ouvrages dont ils ont besoin pour leur instruction, économisant ainsi des frais d’autant plus élevés que les ouvrages pour aveugles, composés en gros caractères, sont très volumineux).
34Il est significatif que Condorcet, rejetant les pratiques charitables, « qui pallient le mal et en augmentent sourdement le progrès, qui soulagent la misère, mais produisent l’insouciance et la paresse », ait préconisé la multiplication d’« asiles libres » où les sourds-muets et aveugles apprendraient à travailler selon les méthodes découvertes par Haüy et l’Épée46. La recommandation rejoint le point de vue de ceux qui, dès les années 1770, défendent au nom de la théorie des droits naturels une nouvelle éthique des rapports sociaux fondés sur le travail. Pour Turgot comme pour Quesnay et les physiocrates, « le droit de travailler est la propriété de tout homme », et le droit naturel n’est rien d’autre que le « droit de chacun à ce qu’il peut se procurer par son travail47 ». Le travail, « seul droit moralement légitime », « acquiert les formes de l’obligation », « se fait devoir48 ». La richesse des États étant celle des hommes qui les composent, l’oisiveté des deux pôles de la société que sont la noblesse et la classe des indigents sont également condamnables. Cependant, l’idée selon laquelle le travail est exigible de tout homme – à condition d’être librement organisé49 – connaît des exceptions. G. Proccaci souligne ainsi que, dans la théorie du droit naturel, « seuls les états extrêmes de l’existence, telles l’enfance, la maladie et la vieillesse, peuvent dispenser de travail les individus50 ». Pour les théoriciens de l’utilité sociale du travail, la distinction entre les pauvres incapables et invalides et les pauvres valides demeure valable : les premiers restent redevables d’une « problématique des secours » (une pensée de l’handicapologie pour reprendre Robert Castel)51. On peut comprendre dès lors que Haüy et l’Épée aient attiré l’attention de Condorcet : c’est précisément cette distinction dont ils promettent la redéfinition en rendant à la société des individus en théorie doublement incapables de travailler, en tant qu’enfants (pour la plupart des élèves, même si la définition est, on le verra, problématique), et en tant qu’infirmes.
35Or, l’intérêt de Condorcet, loin de lui être propre, est significatif de l’attitude générale des élites des années 1780. Dans son étude sur les philanthropes parisiens de 1780 à la Monarchie de Juillet, Catherine Duprat a montré que, si la figure-type dans les années 1780 est celle du « grand propriétaire foncier promoteur d’expériences agronomiques et industrielles », idéalement incarnée par le duc de Larochefoucauld-Liancourt, aucun philanthrope « ne semble avoir joui, aux yeux du public, d’un prestige comparable à celui de l’abbé de l’Épée et de Valentin Haüy ». Selon l’historienne, « les hommes du XVIIIe ne conçoivent pas de plus noble mission que rendre à la vie sociale l’enfant jusqu’alors reclus dans son infirmité52 ». Le terme de « philanthropie » s’impose à cette époque, par opposition notamment à la charité, pour désigner le sentiment d’une « compassion tendre, active, pour tous les maux qui affligent l’espèce humaine53 » : le philanthrope ne veut pas seulement le bien d’autrui mais œuvre pour rendre autrui socialement utile, il prévient la misère plutôt qu’il la soulage, fournit du travail plutôt qu’une aumône, au nom de la principale vertu de l’honnête homme, la « bienfaisance » (autre néologisme du XVIIIe siècle).
36Si les projets même de Haüy et l’Épée sont à l’évidence en accord objectif avec le sentiment philanthropique, leur prestige sort renforcé des démonstrations publiques déjà évoquées54, et du titre d’« instituteurs gratuits » dont ils se prévalent avec une belle constance55. On aurait tort cependant de ne considérer la qualité de philanthropes sous le seul angle du prestige social : Haüy et l’Épée sont aussi des philanthropes actifs et les membres intéressés de réseaux organisés de la philanthropie parisienne, et le succès de leurs œuvres doit aussi beaucoup au soutien financier qu’ils obtiennent de la principale organisation de philanthropes, la Société philanthropique, voire, dans le cas de l’Épée, de la protection du pouvoir royal dont ils jouissent.
37Comme le souligne avec une certaine emphase Haüy dans le Précis historique qu’il consacre à son Institution, c’est la Société philanthropique, « compagnie de Bienfaisance, composée de Membres de la première distinction, par leur naissance, leurs fonctions, leur fortune, ou leurs talents », « dépositaire des bienfaits publics dont chacun d’eux se plaît à augmenter la masse suivant ses facultés », qui a « jeté les fondements56 » de son école en décidant, à la fin 1783, de payer des pensions à douze représentants de deux catégories d’infortunés, les « ouvriers octogénaires » et les « enfants aveugles-nés ». Avant même le rapport de l’Académie des sciences sur Lesueur, la Société philanthropique décide en effet, à la demande de Haüy, de lui confier l’éducation des douze petits pensionnés57. À la veille de la Révolution, la Société a financé l’éducation de 48 enfants aveugles-nés, payé deux machines à filer, fourni à l’école un local, rue Notre-Dame-des-Victoires, et favorisé l’exécution de concerts ayant permis la récolte de plusieurs dizaines de milliers de livres58. En contrepartie, elle a fixé les conditions qu’un aveugle-né doit remplir pour être boursier dans l’établissement : être âgé de moins de 14 ans mais « sorti de nourrice », être en mesure de présenter l’extrait de baptême, un certificat du curé de la paroisse, et un « certificat d’oculiste59 ».
38Le milieu des années 1780 offre une conjoncture favorable à l’entreprise de Haüy, car c’est le moment où la Société philanthropique étend son recrutement et son champ d’action, et devient l’organisation de philanthropes la plus active et la plus prestigieuse60. Jusqu’en 1783, la Société avait des préoccupations spéculatives ; en accédant à la présidence, le duc de Béthune-Charost, pair de France et premier duc du Royaume, l’ouvre à de nouveaux adhérents, notamment aux philanthropes du Journal de Paris et à la noblesse la plus haute. La Société gagne rapidement en quantité (750 souscripteurs en juin 1789) et en qualité (une moitié de nobles, dont 13 des 38 pairs de France mais aussi Franklin, Necker et des représentants du clergé, comme les archevêques de Rohan et Champion de Cicé). L’Épée devient le 83e membre en 1784, Haüy le 156e en 1785.
39La Société se donne entre autres objets l’assistance à six « classes » d’indigents ou d’infortunés ne pouvant bénéficier des secours hospitaliers ou paroissiaux : aux « ouvriers octogénaires » et « aveugles-nés », elle ajoute les « femmes enceintes du sixième enfant », les « veufs et veuves ayant six enfants en bas âge », les « pères et mères chargés de neuf enfants », et les « ouvriers estropiés61 ». Dans cette liste hétéroclite, les aveugles-nés forment une cible connue et reconnue62. La Société a trouvé en Haüy l’entrepreneur de causes parfait, dévoué et désintéressé – en bon philanthrope, il instruit « gratuitement », même s’il retire de son œuvre des profits de notoriété, donc des engagements (pour des travaux rémunérés de traduction en sus de son emploi au Bureau Académique d’Écriture). L’Institution, en instruisant les aveugles-nés et en les formant à différentes « occupations », est exemplaire pour la Société philanthropique, qui, dès 1783, exigeait que les sommes offertes aux enfants aveugles servent à leur formation à un métier manuel.
40La contribution de la Société philanthropique à la réussite de Haüy est bien connue, même si ses biographes ont tendance à l’interpréter comme une aide auxiliaire plutôt que comme une condition de possibilité. Les historiens de l’éducation des sourds-muets, en revanche, tendent à présenter la réussite de l’Épée comme la résultante de deux arrêts royaux, pris en 1778 et 1785, qu’ils décrivent sur le mode de la nécessité historique ou rapportent à la faculté de (bien) juger et au pouvoir d’influence d’hommes illustres et puissants (Joseph II, Condillac, Louis XVI lui-même)63. Les sources disponibles permettent pourtant de décrire de manière plus fine les logiques de production des arrêts royaux. Celui de 1778 a été pris au terme d’une enquête ordonnée par le Conseil du roi64. Informé de l’existence de l’école de l’Épée, le Conseil du roi envisage d’attribuer une partie du Couvent des Célestins à l’établissement de l’Épée ; mais il souhaite d’abord mieux connaître les différentes expériences d’éducation existantes. Pour ce faire, il charge Taboureau, conseiller d’État, et Champion de Cicé, alors évêque de Rodez, tous deux membres de la Commission sur la « réformation des abus dans les monastères des différents ordres religieux », de préparer un projet d’établissement.
« Le Roy étans informé des avantages qui résultent journellement des établissemens particuliers qui, par les soins assidus et généreux du Sr Abbé de l’Épée se sont formés depuis quelques années dans la Ville de Paris pour l’éducation et enseignemens des Sourds et Muets de l’un et l’autre sexe, et Sa Majesté voulant étendre ces secours aux différentes Classes de Ses Sujets et en assurer la perpétuité par une fondation faite dans les formes requises par les Loix du Royaume, Elle avais pensé qu’une portion des biens donnés par les rois Ses prédécesseurs aux Monastères des Célestins situés dans le diocèse de Paris, dons la Conventualité ne dois plus subsister conformémens aux Lettres Patentes du 5 avril dernier, pourrais être employée à une Œuvre aussi intéressante ; Mais avant de se déterminer définitivemens sur la forme de ce Nouvel établissemens, Sa Majesté aurais résolu de connoitre par de premières expériences et par l’Examen des Mémoires qui lui seront les avantages et les inconvéniens des différens moyens qui peuvent Luy être proposés, et de Se mettre ainsi à portée de choisir d’une manière digne de Sa Sagesse ceux qui seront les plus capables de remplir les Vües utiles et Charitables qui L’animens65. »
41Le Conseil du Roi demande cependant à Taboureau et Cicé de prendre immédiatement avec l’Épée « toutes mesures provisoires, tant pour la formation des Instituteurs ou Institutrices qui devront être chargés des diverses parties dudit Établissement, que pour fournir aux besoins des Élèves qui seront, de leur agrément et sous leur inspection, provisoirement instruits66 ». De fait, l’arrêt du 21 novembre 1778 se contente finalement d’entériner les mesures provisoires prises par les commissaires en faveur de l’Épée : une partie du Couvent est attribué à son école, 800 livres lui sont versées avec l’accord du ministre des finances, Necker. Loin de défendre la « cause » de l’éducation des sourds-muets, cet arrêt ne fait qu’accorder une faveur provisoire à l’Épée, laquelle tarde au demeurant à se concrétiser (le 16 juillet 1781, les commissaires constatent que l’Épée n’a encore rien reçu67 !). Il a cependant pour effet collatéral d’intéresser Champion de Cicé à la question des sourds-muets. Né en 1735 dans une famille noble mais peu fortunée, ce dernier effectue une carrière brillante dans le clergé catholique : placé auprès de son frère, évêque d’Auxerre, il est agent général du clergé en 1765, évêque de Rodez en 1770, puis, très en faveur à la Cour, archevêque de Bordeaux, en 178168. Il confie à l’abbé Sicard, en 1785, la direction d’une école semblable à celle de l’Épée, auprès duquel Sicard a été envoyé se former, et accède à la Société philanthropique en 1787. Comme on le verra, Cicé jouera un rôle décisif en faveur des sourds-muets après 1789. Quant à l’arrêt du Conseil du roi en date du 25 mars 1785, il ne fait que confirmer le précédent, dans le fond et dans la forme. L’ambition demeure la création d’un « hospice permanent d’éducation et d’enseignement », et le montant des subsides augmente (3400 livres pour faire fonctionner l’établissement, plus 400 livres par élève) ; mais la subvention est limitée dans le temps (trois ans)69.
42L’appartenance de l’Épée à la Société philanthropique a t-elle favorisé le soutien royal ? Certains historiens l’affirment, sans source à l’appui70. Le soutien de la Société philanthropique paraît hautement probable, dans la mesure où elle avait pour membres non seulement Cicé et Necker, mais aussi de nombreux nobles proches du Roi dans les dernières années de l’Ancien régime, comme le Grand Aumônier cardinal-archevêque de Rohan, le duc de Liancourt ou le duc de Béthune-Charost. Reste qu’une seule source, à notre connaissance, semble attester un tel soutien : en 1794, l’économe de l’Institution adresse à l’administration centrale une « instruction » sur la situation financière de l’établissement, dans laquelle il affirme que la Société philanthropique, avant 1789, a financé l’école de l’abbé de l’Épée à hauteur de 8 000 livres, et loué en sa faveur les jardins des Célestins71. Cependant, si l’on ne peut certifier que la Société a protégé l’œuvre de l’Épée comme elle a soutenu celle de Haüy, l’essentiel est que les deux instituteurs appartenaient au mouvement philanthropique et que cette appartenance a favorisé leurs entreprises. Œuvres inédites, œuvres de précurseurs, les deux écoles parisiennes sont aussi des établissements soutenus par le pouvoir politique, ainsi que par la Société philanthropique. La prise en compte de cette caractéristique s’avère indispensable pour comprendre la mise sous protection de l’État votée par les députés de l’Assemblée nationale au cours de l’été 1791.
La Législative : la protection de l’État, transformation de protections préexistantes
43L’examen des sources disponibles montre que les décrets de 1791 sont le résultat de processus complexes, par lesquels les philanthropes de l’Ancien régime profitent de leurs positions dans l’organisation politique de la période constituante (1789-1791) pour perpétuer, en les transformant, des formes de protection préexistantes.
Protéger des œuvres universelles ou des instituteurs ?
44Présenté au nom du Comité de mendicité par P.-L. Prieur, député de la Marne, le rapport qui précède le projet de décret accordant « une protection spéciale à l’établissement fait en faveur des Sourds-Muets » justifie celle-ci au nom de l’antériorité de la protection accordée par l’Assemblée nationale, de l’universalité de l’œuvre de l’Épée, et des bienfaits qu’on peut en attendre72.
45Le projet concrétise d’abord une décision de l’Assemblée nationale en date du 24 août 1790 : saisie d’une demande de l’abbé Sicard, l’assemblée avait accordé sa « protection » et son « soutien » à l’école de Paris, et renvoyé l’examen des modalités à son Comité de mendicité. Dans le rapport de Prieur, ce rappel introductif permet de valoriser le nouveau pouvoir ; si les arrêts royaux de 1778 et 1785 sont mentionnés, ils ne sauraient avoir le même statut que le décret du 24 août, et n’étaient d’ailleurs même plus appliqués (le versement des subventions, prises sur les biens des Célestins, a été suspendu du fait de la saisie des biens ecclésiastiques). Le décret de 1791 est ainsi présenté comme l’œuvre en propre de la Nation française, non comme la poursuite d’une politique engagée par le pouvoir absolutiste. Le projet exprime plus précisément l’intérêt de la Nation pour une œuvre universelle à plusieurs titres. L’universalité tient d’abord à l’intention de l’Épée de réparer les « torts de la nature » en donnant aux sourds-muets « une existence morale, dont ils semblaient privés pour toujours ». Elle réside surtout dans la « langue des signes » elle-même, « une des plus heureuses découvertes de l’esprit humain ». Remplaçant « parfaitement » et « avec la plus grande facilité » l’organe de la parole, capable de « [peindre] les affections les plus secrètes de l’âme », la langue des signes est élevée au rang de patrimoine de l’humanité : « Si le projet tant de fois désiré d’une langue universelle pouvait se réaliser, celle-ci serait peut-être celle qui mériterait la préférence ; au moins, peut-elle se vanter d’être la plus ancienne de toutes, car le premier langage de l’homme a dû d’abord être celui des signes. » Mais l’universalité est aussi indissociable des individus concrets dans lesquels elle s’incarne, l’Épée bien sûr, mais aussi son successeur, l’abbé Sicard. La « découverte » de l’Épée, applaudie par l’Europe entière, a en effet connu un destin hors du commun : menacée puis sauvée, elle est désormais en cours de perfectionnement. C’est que l’Épée a été prévoyant : au contraire des « philosophes » qui, avant lui, n’ont laissé aucune trace de leurs méthodes, l’abbé a « formé quelques Instituteurs qui, dépositaires de sa méthode, pouvaient la transmettre et la faire survivre à son auteur ». C’est aussi que l’un d’entre eux, Sicard, a su prendre la suite du grand homme : il a amélioré la méthode de l’Épée et s’est fait désigné comme son successeur officiel par un concours réunissant représentants du pouvoir politique et hommes de science.
L’abbé de l’Épée ayant été « surpris par la mort au milieu de la carrière qu’il avait entreprise, […] les amis de l’humanité tremblèrent à cet instant ; ils craignirent que sa découverte et sa méthode ne fussent ensevelies avec lui dans le tombeau, et que l’humanité gémissante n’eût à déplorer en même temps et le sage qui l’avait consolée et la perte du bienfait qui lui était dû. […] Un d’eux osa concevoir le projet de la perfectionner ; les faits attestent qu’il y est parvenu. Cet Ecclésiastique du Département de la Haute-Garonne, ci-devant Chanoine de Bordeaux, M. Sicard, a achevé la course commencée par Abbé de l’Épée ; et, d’après un concours fait devant l’ancien Garde des Sceaux, en présence de plusieurs Membres de différentes Académies de Paris et de la Municipalité, il a été jugé digne de succéder à l’Inventeur. Tout ce qu’on peut espérer de cet Art précieux, il l’a déjà obtenu ».
46L’Assemblée entend ainsi tenir une promesse de protection en faveur d’une méthode dont l’universalité réside dans son principe (éduquer tous les sourds-muets), mais aussi dans un instrument (la langue des signes) que seuls quelques instituteurs singuliers ont su élaborer et améliorer. L’efficacité de la méthode, enfin, justifie aussi la protection. Prieur oppose radicalement les sourds-muets sans instruction, des « sauvages », des êtres isolés du monde donc dangereux, et le sourd-muet instruit, un citoyen, un travailleur, et n’insiste guère, sans pour autant le dissimuler, sur le fait que le « succès » de Sicard repose beaucoup sur un seul élève, Jean Massieu (« sourd-muet qui cesse d’être sourd avec ceux qui lui écrivent, et qui n’est plus muet avec ceux qui savent lire »), lequel, à 19 ans à peine, sert déjà de répétiteur auprès de son maître.
« Les individus, frappés de ce double malheur, peuvent à peine être distingués de l’homme sauvage, et sont toujours étrangers à la société. Ils ne connaissent aucune de nos relations avec l’Etre Suprême ; tous les avantages de la civilisation sont perdus pour eux. Ils n’ont aucune idée de la distinction des propriétés, de l’inégalité des fortunes, de l’empire des loix. Ils sont exposés à suivre la pente de toutes leurs passions, sans que la loi puisse leur en faire un crime. Pupilles jusqu’à la mort, étrangers à tous les arts, ils sont le désespoir de leurs familles, et une affligeante erreur de la nature. L’Institution, dont votre comité vous propose de fonder l’Établissement, fait tout à coup disparaître ce triste tableau, la nature et la raison sont vengées, ces mêmes hommes peuvent être rendus à la société et devenir des Citoyens vertueux et d’excellens Artistes. »
47Les sourds-muets ne seront pas seulement instruits, mais vivront de leur travail. Une « foule d’ateliers » sont sur le point d’être établis dans l’école, avec le soutien de savants et d’artistes officiels, membres des Académies des sciences, ou des arts : l’abbé Rochon pour les arts « méchaniques », l’abbé Haüy pour les marbres et pierres, Thouin, Jussieu et Tessier pour la culture des jardins, Pajou pour la sculpture, Vincent pour le dessin et la peinture, ou Bervick pour la gravure73. La mobilisation envisagée de l’élite de la science et de l’art contribue à la montée en universalité de l’activité de l’école des sourds-muets, même si, en cet été 1791, il n’existe encore pour les élève qu’une manufacture de tapis et de coton et une imprimerie, à laquelle l’impression du Journal des Savans et du Journal d’Agriculture, ainsi que le rapport Prieur lui-même, a déjà été confiée.
48On ne présentera pas en détail les justifications avancées par le député de l’Oise J.B. Massieu, deux mois plus tard, pour défendre le projet de décret en faveur d’une protection spéciale de l’école des aveugles-nés, car elles recourent aux mêmes registres argumentatifs74. Signalons que le député Massieu spécule sur les infortunes comparées des sourds-muets et des aveugles en fonction des caractéristiques des sens dont ils sont privés, afin de mieux mesurer les mérites relatifs de ceux qui ont su y remédier. Dans la mesure où l’aveugle, incapable d’apprendre par imitation et dépendant de l’assistance d’autrui, se trouve dans une situation moins avantageuse que le sourd-muet, le talent de Haüy est jugé largement à la hauteur de celui des illustres l’Épée et Sicard (désormais associés dans l’éloge) : non seulement il instruit les aveugles, mais il leur promet l’indépendance qu’il ne pouvait réclamer, « les moyens de sortir de l’indigence par le travail, par la connaissance de quelques-uns des beaux-arts [la musique et le chant], et surtout, par la ressource des arts mécaniques [filage, vannerie, tissage] ». On comprend dès lors que, en conclusion d’un rapport dont la présentation coïncide à deux jours près avec la fin des travaux de la Législative, Massieu exalte des inventions universelles.
« Ces deux découvertes, uniques en leur genre, faites en cette Capitale, presqu’au moment où la Nation vous avait confié ses destinées, sont un de ces évenemens, qui, quoiqu’étranger à la Révolution, doit en faire bénir l’époque glorieuse par un décret de bienfaisance ajouté à tant d’autres qui vous honorent. Vous ne pouvez mieux terminer vos travaux, qu’en préservant l’humanité de voir deux aussi belles inventions s’engloutir dans les abîmes d’un oubli éternel75. »
49Ces grandes déclarations, typiques du discours révolutionnaires, ont l’avantage d’être explicites : la mise en valeur constante de l’Épée, Sicard et Haüy comme dépositaires des méthodes universelles signale que ce sont des individus qui, très concrètement, sont les bénéficiaires des mesures législatives. L’examen des dispositions des décrets permet de dire mieux : les instituteurs sont en fait les principaux bénéficiaires de la protection de l’État.
50Les deux décrets contiennent en effet principalement trois types de dispositions, relatives aux bâtiments, aux élèves, et aux instituteurs. Ils attribuent d’abord un local aux écoles de sourds-muets et d’aveugles. La continuité de la protection est ici patente : des parties du Couvent des Célestins avaient déjà été proposées à l’Épée en 1778 ; elles avaient été attribuées à l’école des sourds-muets par un arrêté du Directoire du département de Paris en avril 1791. La description par Massieu de la réunion des sourds et des aveugles comme ébauche d’une société « aussi parfaite que celle de l’homme qui voit et de celui qui entend76 », a attiré l’attention des historiens, qui l’ont interprété comme un argument efficace dans le contexte de la fin de la Législative77. Il ne s’agissait pourtant à l’évidence que d’un propos de circonstance, tout comme était ponctuel le versement de bourses à des élèves des écoles. Dans le cas des sourds, la mesure obéit ici encore à une logique de la faveur, elle n’offre qu’un soutien particulier et provisoire : elle prolonge pour la seule année 1791 le « bienfait » qui profite aux vingt-quatre élèves dont les pensions étaient payées sur les revenus des biens des Célestins. Par la voix de son rapporteur, le Comité de mendicité attend beaucoup de l’imprimerie, de la manufacture de tapis, ou même de la pépinière qui sera crée dans les jardins du couvent : il escompte que « l’année prochaine, ces infortunés pourront subvenir eux-mêmes, par leur travail, à leurs besoins ». La situation des aveugles est à peine différente : la population des aveugles étant estimée plus nombreuse que celle des sourds, le Comité propose que trente pensions soit créées en faveur des élèves, mais là encore de manière transitoire, en attendant que les produits de l’école lui assurent des ressources financières plus importantes.
51L’essentiel est cependant ailleurs : le seul engagement durable de l’État profite aux instituteurs, premiers bénéficiaires de la bienfaisance de la Nation. Le décret de juillet prévoit que le Trésor national subviendra aux traitements d’un personnel composé de dix personnes, pour un montant global supérieur au total des pensions versées aux élèves (12 700 livres contre 8 400 livres) ; le décret de septembre sur l’école des aveugles profite de même au personnel (légèrement plus nombreux et relativement moins bien payé). La protection des établissements en 1791 par l’État consiste avant tout dans le paiement des traitements des instituteurs par le Trésor national. La raison en est simple. Si la Nation française se doit d’inscrire dans un « plan de bienfaisance » l’instruction de tous les sourds et les aveugles de France, il lui faut « avant tout former des Instituteurs ». Autrement dit, l’objectif est bien « dans un premier temps » de faire des écoles de Paris des « pépinières d’instituteurs qui pourront ensuite se répandre dans les départements » (Prieur), et, pour cela, de donner par des traitements généreux une « honnête aisance » à ceux qui se consacrent à cet art à la fois « glorieux », « pénible » et spécialisé (« qui ne peut être utile que dans cette carrière »)78. À l’articulation de la logique pratique la plus élémentaire (ne pas créer d’écoles avant d’avoir le personnel pour les faire fonctionner) et de la conjoncture révolutionnaire (il faut agir vite, on ne peut régler l’ensemble des détails d’une politique d’envergure, dans les derniers mois de la Législative), les décisions parlementaires de 1791 jouent pour la première fois une pièce appelée à être maintes fois rejouée au cours du XIXe siècle (elle le sera quatre ans plus tard), celle qui voit des mesures singulières prétendre viser l’universalité, et des soutiens circonstanciés prétendre relever de l’intérêt général.
Aux sources des lois : logique parlementaire et relations de patronage
52Les historiens ayant étudié la question de l’éducation des sourds et des aveugles s’accordent pour voir dans les décrets de 1791 une intervention inédite de l’État, la création des premiers établissements « publics » en leur faveur. Adoptant une perspective somme toute banale d’histoire politique, ils s’intéressent essentiellement aux proclamations et aux grands principes de justification de l’Assemblée nationale, qu’ils relient directement aux idées des Lumières, et à l’intervention d’acteurs auxquels ils prêtent généreusement volonté de puissance et capacité à la faire valoir79. Pour D.B. Weiner, 1791 marque ainsi la mise en application en faveur des handicapés de la promesse d’égalité des Lumières : la Révolution ayant mis à bas les institutions protectrices que sont la Cour, l’Église ou la Société philanthropique, elle place les handicapés directement sous la protection du gouvernement80. La mort de l’Épée, le 23 décembre 1789, joue un rôle central dans cette marche vers la générosité révolutionnaire : on apprend qu’un député promet à l’abbé agonisant que la « patrie » adoptera « ses » enfants81 ; quant au successeur de l’Épée, Sicard, il possède une telle « habileté politique » qu’il obtient que « les enfants sourds-muets pauvres soient adoptés comme pupilles de la nation et qu’une école convenablement dotée en personnel et en bourses soit établie82 ». Très curieusement, le nom du député penché sur le lit de mort de l’Épée n’est pas mis en relation avec celui du successeur de l’Épée comme instituteur (bientôt « royal »), Sicard, alors qu’il s’agit de Champion de Cicé, par ailleurs Garde des sceaux de Louis XVI. Le fait est pourtant tout sauf quelconque : comme on le montrera, c’est par l’entremise de Cicé que Sicard obtient le poste de l’Épée au début de l’année 1791.
53Parler d’« habileté politique » est ainsi une manière bien flatteuse pour l’abbé Sicard de signaler son entregent. Plus généralement, la compréhension des phénomènes historiques demeure très insuffisante, et même complètement faussée, quand elle se contente de mobiliser la « force » des idées (l’égalité) sans interroger ce(ux) qui les rend(ent) actives, de faire agir des acteurs collectifs (le gouvernement, la Révolution) comme s’ils étaient des individus doués de volonté et d’action, et de doter les acteurs individuels (instituteurs ou députés) d’intentions évidentes et transparentes, au lieu d’examiner ce qu’il leur est seulement possible de réaliser.
54Les mêmes problèmes d’interprétation se posent à propos de l’école de Haüy : celui-ci aurait simplement « suivi le mouvement » lancé par Sicard83, et c’est « logiquement » que le soutien de la Nation aurait été jugé aussi légitime envers les aveugles-nés qu’envers les sourds-muets84. On ne saurait pourtant décider a priori que l’association des aveugles et des sourds-muets va de soi pour les députés en 1789 ou 1790 : sauf à doter ces deux écoles d’une notoriété nationale, rien n’indique que l’équivalence était inscrite dans les catégories mentales des députés de l’Assemblée nationale au cours de l’été 1790 – alors qu’elle l’est sans doute davantage au niveau local, dans l’esprit des représentants de la Commune de Paris. Présupposer cette inscription, c’est oublier que les décrets de 1791, en réunissant les deux écoles, sont au principe de l’apparition de la catégorie « aveugles et sourds-muets » progressivement consolidée dans les classements administratifs tout au long du XIXe siècle, et s’interdire de voir qu’ils forment un coup de force fondateur, la concrétisation d’une équivalence jusqu’alors latente.
55Mais la difficulté concerne tout autant l’interprétation des phénomènes que la manière de les établir : elle relève de l’analyse, mais aussi des sources utilisées par l’historien. Haüy ne « suit » par exemple Sicard que si l’on ne s’intéresse qu’aux seuls travaux du Comité de mendicité de l’Assemblée législative, auquel l’instituteur des sourds-muets est effectivement le premier à s’adresser, en août 179085. L’instituteur des aveugles, en effet, a tenté d’intéresser à sa cause les représentants du pouvoir local parisien dès septembre 1789, à une époque donc où Sicard n’a pas même encore pris la direction de l’école des sourds-muets : il suffit pour l’établir de consulter les Actes de la Commune de Paris édités par Sigismond Lacroix86, comme il faut avoir lu la correspondance de Cicé conservée aux Archives nationales pour se faire une idée du « concours » de recrutement du successeur de l’Épée87. Pour comprendre ce qui se joue dans la protection des deux écoles par l’État au cours de l’été 1791, il faut en bref tenter de reconstituer les mobilisations des instituteurs des sourds et des aveugles le plus finement possible, dans leur contexte concret, les milieux parisiens du pouvoir politique : non seulement le Comité de mendicité (où les propositions de loi sont sinon conçues, du moins écrites), mais aussi le ministère de la justice (où la succession de l’Épée se règle par un concours qui n’a rien de neutre), ou encore l’assemblée des représentants parisiens, la Commune de Paris (où bien des intérêts se heurtent et des loyautés locales s’éprouvent). L’élaboration des décrets de 1791 ne se réduit pas à la logique parlementaire (du Comité à l’Assemblée), mais s’inscrit dans un processus de plus longue durée, qui voit des instituteurs inquiets pour leur œuvre et leurs élèves mobiliser les détenteurs du pouvoir afin de sauver la première, aider les seconds, et s’assurer leurs propres moyens de subsistance. Elle ne commence donc pas en août 1790, mais sans doute dès l’été 1789, ou plutôt à la veille de Noël 1789, quand la mort de l’Épée ouvre une période d’incertitudes quant à la survie de l’école et de luttes pour la désignation de son successeur. Y participent Cicé, les députés les plus engagés du Comité de mendicité (Prieur, Massieu, Liancourt), Sicard et Haüy, mais aussi Bailly, maire de Paris, Brousse-Desfaucherets, lieutenant de maire au département des établissements publics, Masse, l’adjoint de l’Épée, la marquise de Lafayette, et même des élèves sourds et aveugles appelés à l’occasion à participer à des démonstrations publiques.
56La période qui court de la fin 1789 à l’été 1791 connaît en fait deux moments bien distincts. Le second, sans doute le plus connu, est celui des travaux du Comité de mendicité, qui débutent en février 1790 et s’achève en septembre 1791. Tout atteste que l’intérêt du Comité pour les sourds et les aveugles est assez mince. Ces derniers n’apparaissent pas dans le premier Plan de travail du 24 avril 1790, et le Comité, bien davantage préoccupé par l’élaboration du projet relatif aux secours à apporter aux enfants, vieillards, infirmes et pauvres, leur consacre peu de temps, après avoir été saisi par Sicard le 19 août 179088 ; les rapporteurs nommés pour les défendre, Prieur et Massieu sont des jacobins très à gauche, minoritaires au sein d’un Comité dominé par les libéraux ; malgré les plaintes réitérées de Haüy et Sicard en janvier, avril et mai 179189, les projets Prieur et Massieu tardent au point d’être les derniers présentés (et adoptés sans discussion) à l’Assemblée, dans un contexte politique, celui de l’été 1791, qui ne peut que les desservir (loi Le Chapelier, fuite du roi, massacre du Champ de mars, sécession des Feuillants, achèvement de la Constitution, sinon de la révolution…). La contribution du Comité aux dispositions des décrets est tout aussi pauvre : une séance suffit, le 26 août 1790, pour arrêter la plupart des dispositions du décret en faveur de l’école des sourds (fixation des honoraires du personnel, poursuite à titre provisoire du financement des pensions), et adopter le principe d’un second décret en faveur de l’école des aveugles. Les rares débats consacrés à ces écoles concernent l’octroi de secours occasionnels que le Comité sollicite auprès de la Commune de Paris, et surtout le choix du local le plus adapté (les soldats de la garde nationale et les citoyens du quartier de l’Arsenal sont opposés à l’installation définitive de l’école des sourds dans le Couvent des Célestins90).
57Le rôle du Comité n’est pas pour autant négligeable. C’est lui qui suggère à Sicard le 19 août de présenter une pétition devant l’Assemblée ; le 24 août, celle-ci accorde à l’école des sourds son « intérêt et sa protection » et demande en retour au Comité d’« améliorer et consolider le sort de cet utile établissement », ce qu’il commencera de faire dès le surlendemain91. Si le Comité indique ainsi à Sicard la marche à suivre, c’est que ce dernier n’a pas suivi la démarche la plus courante de l’Adresse aux représentants de la nation : il a réclamé leur bienveillance directement au Comité. Le coup s’avère efficace : en cinq jours, Sicard devient, sur le papier du projet législatif, « instituteur royal des sourds-muets » ! Il est aussi à plusieurs bandes : plusieurs députés soutiennent immédiatement une mesure équivalente en faveur de l’école de Haüy. Faut-il pour autant louer « l’habileté politique » de Sicard ? Il semble plus juste de rapporter le coup de Sicard à l’espace dans lequel il est donné : il est vraisemblable que, en s’adressant au Comité, l’abbé sait qu’il peut compter sur des soutiens en son sein, au moins ceux de Massieu et Liancourt, ceux-là même qui défendront aussi la protection de l’école des aveugles-nés. Ces deux députés incarnent en effet deux formes préexistantes du soutien institutionnel en faveur des instituteurs des sourds et des aveugles.
58Massieu (1742-1818), curé du village de Cergy, représentant du clergé aux États généraux, est un des premiers ecclésiastiques à se joindre au tiers état. Secrétaire de l’Assemblée en décembre 1789, il prête serment à la constitution civile du Clergé, et défend un projet de suppression des congrégations religieuses. Nommé évêque de l’Oise, élu député Montagnard à la Convention, il abjure sa condition en novembre 1793. Il reste fidèle aux jacobins après Thermidor ; décrété d’arrestation, il se réfugie dans la clandestinité, et, après une carrière d’enseignant sous Napoléon, meurt en exil, dans l’indigence, en 181892. Rapporteur du projet de protection de l’école d’Haüy, c’est aussi lui qui soutiendra le projet en faveur de l’école des sourds-muets de Bordeaux en mai 1793.
59Le point intéressant est que Massieu a été sensibilisé à la situation de l’école des sourds en tant que représentant de l’Assemblée à l’éloge funèbre de l’Épée prononcé pour la Commune de Paris le 23 février 1790, dont on verra que son rapport de juillet 1791 reprend bien des éléments. L’activité de Massieu rappelle ainsi que les travaux du Comité de mendicité ont été précédés d’un autre moment, consécutif à la mort de l’Épée, au cours duquel les représentants du peuple parisien et de la nation française ont été à plusieurs reprises mobilisés par les défenseurs des sourds et des aveugles. Ce premier moment, sur lequel on va revenir, est d’autant plus important à considérer qu’il voit l’élaboration de la plupart des principes de justification et des modalités de la protection des écoles par l’État que l’on retrouvera, via le Comité de mendicité, dans les décrets de l’été 1791. On peut faire l’hypothèse que le curé de Cergy est de ceux qui ont importé ces principes et modalités dans le Comité.
60Le duc de Larochefoucauld-Liancourt (1747-1827) est l’une des plus grandes figures de la philanthropie. De vieille noblesse française, membre de la fraction la plus libérale, grand propriétaire terrien, promoteur d’expériences agronomiques et industrielles inspirées du modèle anglais, Liancourt est proche de Louis XVI (auteur dans la nuit du 14 juillet de la célèbre réplique « non, Sire, c’est une grande révolution ») et un philanthrope reconnu, membre de la Société philanthropique et fondateur d’une école d’Arts et métiers pour les enfants de soldats pauvres. Il est l’un des promoteurs et des animateurs du Comité pour l’extinction de la mendicité ; après l’exil (1792-1800), il joue un rôle précurseur en faveur de la propagation de la vaccine, et participe jusqu’à sa mort à l’action de nombreuses sociétés philanthropiques93.
61Liancourt participe activement au cadrage des projets relatifs aux écoles de sourds et d’aveugles. Membre éminent de la Société philanthropique, en faveur de laquelle il apporte le patronage du Roi en 1787, il ne peut pas ne pas connaître l’œuvre de l’Épée et de Haüy ; il a d’ailleurs rédigé le rapport de l’Académie des sciences de 1785 sur la méthode de Haüy. Liancourt est ainsi l’incarnation de ces philanthropes d’Ancien régime qui, détenteurs (encore) de positions de pouvoir politique dans les années 1790-1791, favorisent l’attribution de biens publics, indivisibles (la « protection de l’État ») ou divisibles (les fonds du Trésor national) à des individus (les instituteurs) dont ils étaient les protecteurs sous l’Ancien régime. La protection de l’école d’Haüy par la Nation, donc par l’État, est la poursuite, sous une autre forme, d’un patronage institutionnel préexistant sous l’Ancien régime. Le cas de l’école des sourds montre cependant que cette opération d’« étatisation » de la protection ne concerne pas seulement les formes institutionnalisées du patronage : si le succès de Sicard tient en partie au passé philanthropique de l’Épée, il doit aussi beaucoup à la bienveillance que son puissant protecteur, Champion de Cicé, continue comme Liancourt d’exercer en 1790, dans le premier moment de l’élaboration des décrets de 1791.
62On peut affirmer rétrospectivement que la mort de l’Épée à la fin 1789 a entraîné trois effets liés. Une mobilisation locale, d’abord : l’abbé est suffisamment renommé dans la capitale pour qu’au sein de la Commune de Paris, on se mobilise en faveur de son école et on réclame sa transformation en établissement national. Une guerre de successions ensuite : la position de l’Épée suscite plusieurs candidatures, dont celle de Sicard est la mieux armée. L’extension du domaine de la cause, enfin : alors que Haüy peinait à attirer la sympathie des représentants parisiens, il profite des cérémonies en l’honneur de l’Épée pour plaider avec succès la cause de ses aveugles-nés.
63La mobilisation de la Commune de Paris suit immédiatement la mort de l’Épée. Sur le rapport d’une délégation présente aux obsèques de l’abbé, la Commune charge son département des établissements publics de veiller sur les élèves de l’Épée, décide une pompe funèbre en l’honneur de ce « citoyen estimable », et prévoit de présenter une Adresse à l’Assemblée pour que « l’établissement, si utile à l’humanité, qui doit son origine au zèle de M. de l’Épée, acquière enfin une solidité et une stabilité nécessaires94 ». L’Adresse de la Commune est lue par le représentant Godard le 18 février 1790 ; trois jours plus tard, sur proposition de Talleyrand, l’Assemblée accepte par acclamations « de prendre en considération l’établissement que ce généreux citoyen a élevé et soutenu à ses frais ». La pompe funèbre est organisée le 23 février 1790 en l’église Saint-Étienne du Mont, en présence de représentants de l’Assemblée nationale, dont Massieu. C’est donc la Commune qui sollicite la première la bienveillance des représentants de la nation95. Elle leur offre même un certain nombre d’arguments. L’Adresse lue par Godard préfigure en effet très largement le rapport Prieur, postérieur de 18 mois : l’Épée y apparaît comme un « bienfaiteur de l’humanité », un « génie », tout à la fois « chef, instituteur, père et ami » des sourds-muets, et sa méthode est élevée au rang de découverte immense ; l’« établissement public » qu’il faut créer ne peut qu’être « national96 ». Le jour de l’éloge funèbre, le maire de Paris, Bailly, répétera le désir de la Commune que l’Assemblée constituante pourvoie aux besoins de l’école de l’Épée en puisant dans les biens ecclésiastiques97.
64La question de la succession de l’Épée, quant à elle, aurait pu ne pas se poser : son ancien adjoint, l’abbé Masse, demande dans les premiers jours de 1790, avec le soutien des élèves et des preuves écrites de la confiance de l’Épée lui-même, que la Commune lui confie la direction de l’école. Mais tout en lui confiant la direction par intérim98, la Commune décide de se renseigner au préalable sur les « différentes personnes indiquées pour présider et service cette institution99 ». De fait, la correspondance de Champion de Cicé atteste que la direction de l’école des sourds de Paris suscite bien des vocations. L’ancien concurrent de l’Épée, l’abbé Deschamps, se porte candidat, mais ne peut faire valoir pour recommandation que les vœux d’un simple district parisien100. Autrement plus entreprenants et mieux recommandés sont les abbés Sicard et Salvan, l’un et l’autre disciples de l’Épée et de… Masse. Sicard est le protégé de Champion de Cicé lequel, en tant que Garde des sceaux, a sous ses ordres l’économe-séquestre des biens ecclésiastiques chargé, aux termes des arrêts de 1778 et 1785, de payer les pensions des élèves et le traitement de Masse. Dès le 5 janvier, Sicard écrit à son protecteur qu’on le presse de demander la succession de l’Épée. Quant à Salvan, directeur d’une petite école à Riom, il bénéficie de la protection du marquis de La Fayette, procureur de Paris et chef de la garde nationale : le 19 janvier, la marquise en personne propose son protégé pour sauver l’école de l’Épée, précisant qu’il accepterait d’œuvrer comme second de Sicard, mais en aucun cas de Masse, au prétexte que Sicard serait prêt à renoncer à tout traitement, sur le modèle de l’Épée101.
65La force de ce « ticket » Sicard-Salvan réside précisément dans leurs patronages. La désignation de Sicard à la tête de l’école de Paris, avec Salvan pour second, est en effet le résultat d’un concours organisé par Bailly, sur proposition de Cicé, auquel Sicard lui-même avait suggéré l’idée dans sa lettre du 5 janvier 1790. Sicard et Cicé ne fournissent pas seulement l’idée du concours, mais en déterminent la modalité principale (chaque instituteur présente son meilleur élève, dont les connaissances seront le principal critère de qualité), proposent les noms de membres du jury (La Fayette, Brousse-Desfaucherets, Cicé lui-même) et le lieu du concours (le ministère de la justice). Le rôle de Bailly se borne à compléter le jury par Concorcet, Marmontel et d’autres membres éminents des trois Académies, auxquelles lui-même appartient (astronome célèbre, il est comme Fontenelle avant lui membre des trois Académies…). Le 6 avril, le concours est remporté par Sicard d’autant plus facilement que « son » élève, Jean Massieu, est brillant, que Salvan postule d’emblée à une place de second, et que Masse ne s’y présente pas, peut-être aigri par les mesquineries de Champion de Cicé (qui fait traîner tout l’hiver 1790 le versement de son traitement), à coup sûr opposé au principe même d’un concours pour le poste auquel l’Épée l’avait destiné102. Les protestations en faveur de Masse de quelques représentants de la Commune sont repoussées le 15 avril lors d’un vote à l’Hôtel de ville après que Condorcet et Brousse-Desfaucherets aient garanti le caractère équitable du concours103. Se prévalant désormais du titre d’« instituteur royal des sourds-muets », Sicard peut adresser à Bailly les « remerciements du cœur le plus touché de [ses] bienfaits104 » : la manœuvre est un succès complet.
66Le 23 mars 1790, Cicé précisait à Bailly : « Vous n’ignorez pas […], Monsieur, qu’à l’instar de l’établissement de Paris, j’en ai formé un à Bordeaux, qui a déjà obtenu des succès. Le soin en est même confié à l’un des maîtres qui doivent concourir ; mais, si ses lumières et son plan lui méritaient la préférence, j’en ferais sans regrets le sacrifice à la capitale, comme au chef-lieu de l’institution105. » Le 6 avril, au soir du concours, il propose au roi le versement immédiat de 6 000 livres pour l’école de Paris, dont 1 800 livres à titre de traitement pour Sicard, et 3 600 livres pour les pensions des élèves qui en bénéficiaient déjà. Ce qui s’est joué dans la succession de l’Épée ressemble ainsi beaucoup à ce qui se joue sur la scène de l’Assemblée à l’été 1791 : la création d’une « position » pour les instituteurs et le maintien des faveurs obtenues pour quelques élèves. L’intérêt de l’épisode, on l’aura compris, est qu’il donne à voir clairement son principe actif, la relation préexistante de patronage entre détenteurs du pouvoir et bienfaiteurs des sourds-muets, sans le dissimuler derrière l’invocation à l’universel.
67À la fin de 1789, la situation de l’école des aveugles-nés est délicate. Confronté à la réduction des aides de la Société philanthropique, Haüy tente de lever des fonds, par exemple en fondant une école où ses élèves aveugles-nés instruisent des enfants clairvoyants âgés de 5 ou 6 ans106. Il entreprend aussi de sensibiliser les représentants du pouvoir à sa cause. Lorsqu’il parvient à faire exécuter un morceau de musique par ses élèves dans la Grande salle de l’Hôtel de ville, le 8 septembre 1789, il ne reçoit cependant que l’assurance de l’« estime » des représentants de la Commune, de Bailly et La Fayette107. Dans ce contexte, la disparition de l’Épée fait figure d’aubaine : à l’invitation de Secré de Pennvern, curé de St-Étienne-du-Mont, les élèves de Haüy font entendre, au cours de la pompe funèbre offerte à l’Épée, « par une musique lugubre et pathétique, les expressions de la douleur publique ». Pour le rédacteur du Journal de la municipalité et des districts, il est évident que les députés présents et les représentants de la Commune, après avoir « accordé aux sourds et muets des marques de leur protection, […] ne pourront sans doute la refuser aux aveugles », ce d’autant moins qu’on a toujours entendu Haüy « rendre justice à son respectable émule, l’abbé de l’Épée108 ». De fait, comme en 1785, Haüy marche dans les pas de l’Épée : quand l’occasion lui est donnée de présenter à nouveau ses élèves devant la Commune, grâce à l’insistance de quelques représentants de district, Haüy non seulement multiplie les exercices pour démontrer les capacités de ses élèves (musique, écriture, calcul, travaux manuels), mais n’oublie pas de faire l’éloge de l’Épée, dont l’œuvre lui paraît bien plus grande que la sienne109.
68En liant le sort de son école à celui de l’établissement des sourds de Paris, autrement plus en faveur dans les cercles politiques, Haüy permet d’attirer sur elle l’attention, et bientôt les bienfaits, des députés de la Constituante. Dans le contexte révolutionnaire, les mobilisations de Haüy et de Sicard, au principe des décrets de 1791, n’ont pas exactement pour conséquences la création d’« établissements publics » ou nationaux, encore moins la reconnaissance de l’éducation des sourds ou des aveugles comme groupes spécifiques, mais, plus simplement, la consécration d’instituteurs « publics » – ou, pour utiliser le langage de l’époque, « royaux » –, payés par le Trésor national, exerçant dans des locaux loués par l’État, et ce, au nom sans doute des méthodes universelles dont ils sont les dépositaires, mais aussi grâce aux protections, individualisées ou non, dont ils bénéficient auprès des hommes au pouvoir. La surveillance des établissements est d’ailleurs confiée au département de Paris : plutôt que des Institutions appartenant à l’État, les écoles de sourds et d’aveugles sont des établissement parisiens bénéficiant provisoirement d’une subvention de l’État. Les décrets de 1791, au fond, n’instituent pas grand-chose. Mais en réunissant physiquement les écoles de l’Épée et Haüy, ils opèrent un coup de force fondateur, qui donne aux efforts du second pour rapprocher les deux causes tout le poids de la protection d’État. Pour reprendre l’heureuse expression de D.B. Weiner, le gouvernement français à partir de 1791 parle « d’un même souffle “des sourds-muets et des aveugles”110 ». De fait, 1791 peut être considérée comme l’année de naissance d’une nouvelle catégorie administrative, destinée à un bel avenir : les « aveugles et sourds-muets ».
Généraliser l’éducation par des établissements nationaux
69Il eût été étonnant que les écoles parisiennes de sourds-muets et d’aveugles échappent à l’instabilité politique des années 1791-1795. Dès novembre 1791, Sicard et Haüy se plaignent de l’état des bâtiments des Célestins, délabrés et pillés, cependant que le département de Paris doit réclamer à deux reprises au ministère de l’Intérieur le versement des subventions promises à l’école des sourds-muets111. Haüy et Sicard interpellent ainsi de manière régulière les représentants de la nation pour réclamer le versement des subventions ou leur prolongation (trois pétitions entre février et septembre 1792, par exemple112). Les instituteurs en profitent pour suggérer que la surveillance de leurs établissements, confiée au département de Paris aux termes des décrets de 1791, soit transférée à l’échelon national, plus conforme à l’universalité des missions qu’ils assument, sinon à celui de « l’État », dont les démembrements ministériels successifs après 1792 rendent l’existence pour le moins douteuse113.
70Précaire financièrement, la situation est aussi conflictuelle politiquement. Les deux directeurs défendent en effet des idées politiques radicalement opposées. Haüy s’engage ardemment en faveur de la révolution. Membre influent du comité de section de l’Arsenal – successivement secrétaire de l’assemblée primaire, commissaire civil puis commissaire révolutionnaire en l’an II114 –, il organise plusieurs démonstrations publiques des aveugles-nés (comme l’exige le règlement intérieur de l’établissement) et participe au plus fort de la Terreur, le 8 juin 1794 (20 prairial an II), à la Fête de l’Être suprême, en l’honneur duquel les enfants aveugles, juchés sur un char, entonnent des chœurs, des hymnes et des odes115 ; il sera arrêté comme « terroriste » et « agitateur » en prairial an III. Sicard, à l’opposé, doit rendre compte de ses convictions royalistes à plusieurs reprises. Arrêté le 31 août 1792 pour avoir refusé le serment sur la constitution civile du clergé, il échappe de peu au lynchage par la foule. En octobre 1793 (vendémiaire an II), il est soupçonné d’entretenir une correspondance avec des contre-révolutionnaires en exil, convaincu de dissimulation, et emprisonné quelques jours pour n’avoir pas prêté serment à la République116. À la suite du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), il sera encore condamné à la déportation en tant que directeur de la revue papiste des Annales religieuses, politiques et littéraires117 – il se réfugiera dans la clandestinité à Paris jusqu’au 18 brumaire. L’affaire de septembre 1792 atteste que les deux hommes, adversaires politiques, s’affrontaient aussi durement. Il est en effet fort probable que Haüy ait joué un rôle dans l’arrestation de Sicard par la section de l’Arsenal, section particulièrement active lors des massacres de septembre118 ; il est indiscutable qu’il a demandé à la Convention la révocation de l’abbé le 9 septembre, soit quelques jours à peine après que celui-ci a échappé au massacre119. La rivalité des deux instituteurs entraîne la scission des deux écoles. Demandée en mars 1793 par les administrateurs et le personnel de l’école des sourds-muets dans une pétition qui dénonce l’oisiveté des aveugles-nés et le train de vie de Haüy, la séparation physique est arrêtée par une décision du Comité d’instruction publique de la Convention le 25 pluviôse an II (13 février 1794). L’Institution des sourds-muets déménage pour le séminaire Saint-Magloire de la rue du faubourg Saint-Jacques120.
71Les premières années des Institutions parisiennes sont ainsi marquées par des difficultés qui empêchent largement leurs dirigeants de peser sur un pouvoir politique instable, au sein duquel leurs anciens protecteurs ne jouent rapidement – après la chute de la monarchie, le 10 septembre 1792 – plus aucun rôle. C’est pourtant au cours de ces années que se préparent deux nouveaux décrets, finalement votés par la Convention thermidorienne en janvier et juillet 1795, aux termes desquels les deux Institutions, ainsi qu’une troisième, l’école des sourds-muets de Bordeaux, deviennent des « Institutions nationales », rattachées à l’État central et dotées d’une mission générale. Au contraire des décrets de 1791 comme d’ailleurs du décret de mai 1793 en faveur de l’Institution de Bordeaux, les décrets de 1795 ont pour principe une logique proprement parlementaire. Ces décrets transforment les écoles, désormais sous la protection directe et pérenne, juridiquement garantie, de l’État, et, en raison même de la généralité de leur mission, instituent une nouvelle population susceptible de secours, les « enfants sourds-muets (ou aveugles) de milieu indigent ».
L’éducation des sourds-muets, entre instruction et secours
72À partir des années 1792 et 1793, la Convention nationale, détentrice suprême du pouvoir politique, se fixe comme objectif la généralisation de l’instruction des sourds-muets et des aveugles-nés de milieu indigent. Considérés comme des citoyens à part entière, les membres de ces deux « classes » doivent jouir du même droit à l’instruction que l’ensemble des individus qui forment la nation française. L’éducation des sourds-muets et des aveugles est placée dans le cadre de l’élaboration législative d’une nouvelle organisation générale de l’instruction publique. Si celle-ci tarde à venir, des mesures transitoires, en septembre 1792 et en mai 1793, permettent de progresser vers la réalisation de ce nouvel objectif.
73Le 10 septembre 1792, l’Assemblée Législative adopte, après avoir voté l’urgence, un nouveau décret en faveur des Institutions de sourds-muets et des aveugles. Le contexte d’extrême tension a vraisemblablement forcé la main d’une Assemblée moribonde : la publicité donnée à l’affaire Sicard – lequel s’est présenté à l’Assemblée le 4 pour protester de son patriotisme121 – comme le soutien de la toute-puissante Commune de Paris à la pétition de Haüy du 9 septembre, expliquent grandement l’adoption précipitée d’un projet déjà voté par le Comité d’instruction publique à la mi-mai122. Ce décret contient deux dispositions principales. Il prolonge le versement des pensions aux élèves dans la même proportion que les décrets de 1791 ; il intègre la question du sort des élèves sourds-muets au projet général d’organisation de l’instruction publique en cours d’élaboration123. Dans la division du travail parlementaire, c’est en effet le Comité d’instruction publique qui traite les questions relatives aux deux écoles parisiennes. C’est au nom de ce Comité que J. B. Massieu présente à la Convention, le 14 mai 1793, le projet de décret qui place l’école des sourds-muets de Bordeaux « sous la protection spéciale de la nation, comme celle de Paris ». Si les logiques de patronage sont à nouveau à l’œuvre dans l’adoption de ce projet (le directeur de l’école, Saint-Sernin, est le successeur et disciple de Sicard ; la protection de l’État avait déjà été envisagée par le Comité de mendicité à l’été 1791), sa nouveauté réside principalement dans la perspective adoptée : la protection de l’Institution de Bordeaux n’est qu’une mesure provisoire en attendant un plan général d’éducation pour la « classe » entière des sourds-muets.
74En s’appuyant sur l’estimation de 4 000 sourds-muets en France, Massieu défend l’idée que la création d’une dizaine d’Institutions semblables à celles de Paris et Bordeaux est incontournable à terme « pour que tous les sourds-muets français puissent participer au bienfait immortel de l’abbé de l’Épée124 ». Il suggère en outre que la gratuité ne doit être pas être réservée à 48 privilégiés (24 pensionnaires à Paris, autant à Bordeaux) mais bénéficier à tous les sourds-muets de milieu indigent : il ne s’agit plus de prolonger une protection antérieure, mais bien de fonder un droit nouveau pour la très grande majorité des sourds-muets. L’ambition de la généralité est en quelque sorte double : donner l’éducation à tous les sourds ; la donner gratuitement à ceux de milieu indigent.
75Cette double ambition, largement acceptée en principe par les conventionnels, a pour effet d’inscrire potentiellement le projet d’éducation des sourds-muets (et des aveugles, par extension) dans deux projets plus amples, relatifs à l’instruction publique et aux secours publics. Dans les faits, cette potentialité se concrétise rapidement à travers une concurrence très vive entre le Comité d’instruction publique et le Comité des secours publics pour définir ce que doit être l’éducation des sourds-muets. Sur le plan législatif, l’éducation des sourds-muets relève en effet, depuis octobre 1791, des compétences du premier, qui pourrait, en suivant la proposition de Massieu, l’intégrer dans le dossier de l’instruction publique ; mais, après l’échec des projets de l’Assemblée législative (notamment ceux de Talleyrand et Condorcet), le dossier de l’instruction publique n’est rouvert qu’en juin 1793, avec le rejet du projet Lakanal, puis l’adoption en août du projet Le Peletier, lequel ne contient aucune disposition relative aux sourds-muets125. Or, entre-temps, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a proclamé les secours publics « dette sacrée126 », un grand projet sur les secours a prévu entre autres de reconnaître le « droit à l’instruction » des sourds-muets, et la Convention, tout en renvoyant au Comité des secours les articles relatifs aux sourds-muets pour un nouvel examen, a proclamé le 28 juin le principe que plusieurs établissements seront créés en faveur des sourds-muets127.
76Du point de vue de la procédure parlementaire, c’est de ce renvoi et des luttes entre les deux Comités de la Convention que sont issus les décrets de 1795. La question de la qualification et du classement des Institutions de sourds et d’aveugles est à vrai dire un enjeu structurel de leur histoire : si leur rattachement au ministère de l’Instruction publique (créé en 1824) est un motif récurrent de revendication au XIXe siècle, l’arrêt royal du 25 mai 1785 déjà désignait l’école de l’Épée d’« hospice permanent d’éducation et d’enseignement », expression fidèle à l’idée de l’Épée d’accueillir dans son établissement des sourds-muets de tous âges et conditions (un « hospice ») afin de les instruire (d’« éducation »). Mais l’examen détaillé de la rivalité des deux Comités permet de saisir comment la confrontation de deux prétentions générales peuvent aboutir à un régime des plus particuliers.
Les enfants infirmes et indigents
77Adopté le 5 janvier 1795 (16 nivôse an III) suite au rapport du député Jouenne, le nouveau décret réglemente précisément les conditions d’entrée et de séjour dans les Institutions des sourds-muets : les places gratuites, qui ont doublé (60 par Institution), sont réservées aux enfants ayant « plus de neuf ans et moins de seize » et capables d’établir « dans les formes légales leur indigence et l’impossibilité de payer leur pension » ; la durée de l’instruction est fixée à 5 ans. On est loin des « élèves sans fortune » visés dans les décrets précédents. La précision du législateur obéit à une grande ambition : la réduction de la durée de l’instruction à 5 ans, contre 8 et 10 ans dans les projets préparatoires, doit permettre de donner l’instruction à tous les enfants sourds-muets indigents de la République, mais dans le cadre des seuls établissements déjà protégés par l’État. Les députés ont renoncé à créer trois places gratuites par département (soit 258 pensions annuelles) pour des raisons de coût, mais la « succession alternative » de 120 élèves par an leur semble suffisante pour instruire tous les sourds-muets. Apparaît une nouvelle population de bénéficiaires de l’action de l’État, caractérisée par la surdi-mutité, l’indigence, et l’âge. La condition de surdi-mutité n’a pas posé de problème aux législateurs, qui s’en remettaient visiblement aux Institutions. La condition d’indigence présentait l’avantage d’inscrire l’éducation des sourds-muets dans une problématique de la bienfaisance, sans remettre en cause le principe de la liberté de l’enseignement, puisque les familles aisées pouvaient inscrire leurs enfants à condition de payer leur pension. L’état d’indigence n’en est pas moins assez flou, dépendant de « l’impossibilité (déclarée) de payer pension », critère qui laisse largement ouvert le champ des interprétations et des négociations. Quant à la condition d’âge, elle n’est guère discutée, alors qu’elle contrevient à la fois aux pratiques des Institutions de sourds-muets et aux principes de l’instruction primaire « ordinaire ». D’un côté, c’est la première fois qu’elle est posée, et elle a pour conséquence l’exclusion des « adultes », alors même que l’école de Paris en accueille à l’époque un certain nombre (l’élève modèle de Sicard, Massieu, a ainsi 23 ans quand il participe à ses premières démonstrations publiques…). Inversement, la condition d’âge est définie de manière si large que les Institutions seront amenées à héberger des enfants de 9 ans comme des jeunes hommes de 21 ans : on est loin du modèle de l’école primaire, que l’enfant fréquente de 6 à 12 ans. Cette particularité tient à deux ordres d’explication. La borne inférieure est vraisemblablement tributaire de la politique des secours, offerts aux enfants indigents jusqu’à l’âge de 8 ans seulement : l’éducation n’est plus tant le secours nécessaire au sourd-muet (par ailleurs indigent) qu’une forme de secours à l’enfant indigent (par ailleurs sourd-muet). La borne supérieure renvoie en revanche à la prétention du projet à la généralité, et à elle seule : l’admission est repoussée jusqu’à 16 ans, avec clause préférentielle pour les plus âgés, afin d’inclure tous les sourds-muets capables d’être instruits sans pour autant déclarer obligatoire l’instruction. La condition d’âge est en fait rendue nécessaire par la modicité des moyens financiers que l’assemblée croit devoir (et pouvoir) engager : en refusant d’imposer l’obligation scolaire et de créer de nouveaux établissements comme la Convention l’avait envisagé, le législateur thermidorien doit bricoler avec les deux établissements et leur nombre limité de places gratuites.
78L’invention de la population des « enfants sourds-muets de milieu indigent » résulte en fait de la synthèse de projets inconciliables. Les Comités d’instruction et des secours s’accordent en effet sur les fins (généraliser l’éducation, aider les plus pauvres), mais s’opposent sur les moyens : le Comité des secours défend l’obligation scolaire, le Comité d’instruction la liberté de l’enseignement. Deux facteurs expliquent l’issue des débats, favorable aux vues du Comité d’instruction publique. Le premier réside dans le modèle d’organisation de l’instruction publique et ses conditions de réception par les députés : le projet finalement retenu est conforme au modèle dominant au moment des débats. Le second concerne la mesure de la population comme enjeu de connaissance : l’incapacité à organiser un dénombrement exhaustif des sourds-muets et la critique des estimations proposées contribuent à l’orientation du vote.
79L’opposition entre les Comités n’exprime en effet, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ni un conflit d’attribution ni une différence entre perspective assistantielle et conception éducative. Leurs projets se rejoignent pour affirmer que les sourds, comme citoyens, ont droit à l’instruction, laquelle leur est aussi un secours indispensable. Mais ils s’opposent sur le nombre d’établissements « publics » de sourds-muets à créer : le Comité des secours reprend la promesse de la Convention (4 nouvelles Institutions), le Comité d’instruction la rejette. Les arguments matériels et budgétaires concernent le nombre d’instituteurs déjà disponibles, le coût des nouveaux établissements, et surtout l’estimation du nombre des sourds-muets à instruire. En revanche les projets sont solidaires de conceptions mutuellement exclusives de la forme souhaitable d’organisation de l’éducation. Pour le Comité des secours, le sourd-muet, enfant de la Patrie, doit recevoir une « éducation forcée » dans l’école publique, qui en fera un homme et un citoyen. Le Comité défend le principe de l’obligation, et insiste sur le caractère « extraordinaire » de l’éducation des sourds-muets, qui exige des « instituteurs particuliers » : « L’art d’instruire doit avoir ses maîtres. » Son projet, élaboré à l’automne 1793, est la réplique du décret Le Peletier. Au contraire, le Comité d’instruction défend le principe de la liberté de l’enseignement, et met sur un pied d’égalité les écoles « publiques », les écoles « privées » et les familles ; n’importe quel citoyen doit pouvoir éduquer les sourds-muets à condition d’utiliser un ouvrage spécialisé. Cette perspective est celle du décret Bouquier de décembre 1793. Défendu au même moment devant la Convention par le montagnard Maignet, puis en mars 1794, par le député de la Plaine Roger Ducos, le projet du Comité des secours n’est ainsi tout simplement plus en accord avec la conception dominante de l’éducation dans l’espace parlementaire. L’heure n’est plus à cette « race renouvelée forte, laborieuse, réglée, disciplinée » d’« hommes nouveaux » issus des Maisons d’égalité qu’espéraient Le Peletier et les montagnards, et l’argumentaire que le jeune député libéral Thibaudeau opposait au projet Le Peletier en août 1793 lui sert à nouveau en mars 1794, au nom du nom du Comité d’instruction, contre le projet du Comité des secours. La majorité du moment est bien celle du décret Bouquier, hostile à l’égard de l’« aristocratie des savants » et favorable à la reconnaissance du libre choix parental du mode d’éducation (pour oser un anachronisme). L’abandon de l’obligation scolaire, de la multiplication des établissements publics et d’une classe nombreuse d’instituteurs rappelle que, si le pouvoir politique commence à s’intéresser à la classe des sourds-muets et reconnaît leurs besoins spécifiques, il n’envisage pas pour autant de déroger en leur faveur aux grandes orientations politiques qu’il se donne.
80Si le moment d’examen de la réforme favorise les défenseurs de la liberté de l’enseignement, la difficulté à mesurer la population des sourds-muets contribue également leur victoire : c’est aussi parce que les conditions institutionnelles et cognitives susceptibles de rendre acceptable une estimation numérique ne sont pas remplies en 1794 que l’argumentation du Comité d’instruction l’emporte. En l’absence d’une connaissance précise de la population à instruire et éduquer, il est en effet prudent d’étendre les capacités des établissements pour atteindre graduellement l’objectif de généralisation de l’enseignement, plutôt que de créer de nouveaux établissements. De fait, le rejet définitif du projet du Comité des secours s’appuie sur le motif qu’« il serait sans doute très difficile de trouver des professeur [et] des élèves128 ».
81Depuis le « Plan général » présenté au Comité de mendicité en octobre 1790, le nombre des sourds-muets était estimé à 4 000 sourds-muets, chiffre « curieux », attribué à l’Épée et Sicard sans qu’on sache trop comment ils l’avaient établi129. Cependant, alors qu’il n’avait soulevé aucune objection en 1791, le nombre des sourds-muets est au contraire constitué en enjeu dans les débats de 1794. Le Comité des secours soutient que « l’objet [de son projet] est de la plus grande importance, puisque le nombre des sourds-muets s’élève à 4 000 [et] que cependant le nombre des instituts est fixé à six pour toute la République ». Il critique ce chiffre « très approximatif », et engage un recensement national des sourds-muets : il invite le 30 juillet 1793 « les départements à faire un recensement des sourds-muets de naissance qui peuvent se trouver dans leur ressort, avec désignation de sexe et d’âge, et de lui en adresser les états ». Les résultats s’avèrent très décevants : le jour de la présentation du projet à la Convention, le Comité doit se contenter de faire état d’une petite centaine de sourds-muets dénombrés dans deux districts du Gers et dans le district de Grenoble. Le rapporteur ose pourtant dire, sur la base de ces maigres données, qu’« il y a lieu de croire le nombre de ces êtres malheureux bien considérables ». La consultation des sources du comité permet d’établir que l’échec du recensement tient sans doute à la difficulté des échelons intermédiaires, notamment départementaux, à faire remonter les données, mais surtout à l’incapacité des administrateurs locaux à identifier des « sourds et muets130 ». Si l’on en croit les traces conservées, quatorze départements répondent finalement au Comité, dont deux ont communiqué des « états détaillés », qui prouvent l’absence de catégories uniformes de classement. Les administrateurs du Doubs, par exemple, usent de 17 catégories pour qualifier 82 individus, en mobilisant critères de déficience physique, d’acquisition de la déficience, de déficience mentale et de milieu social : « sourd » ; « sourd que depuis quelques années » ; « sourd et muet » ; « sourd et muet de naissance » ; « sourd et muet depuis 23 ans » ; « sourd et muet presque aveugle » ; « sourd-muet et imbécile » ; « sourd boiteux et infirme » ; « sourd et très pauvre » ; « sourd extrêmement pauvre » ; « muet » ; « muet et imbécile » ; « muet et estropié » ; « aveugle » ; « aveugle sourd imbécile » ; « aveugle de la petite vérole » ; « imbécile de naissance » ; « imbécile et tombé d’épilepsie ». L’échec du recensement, on le voit, repose sur l’illusion d’une capacité égale et uniforme des administrateurs locaux à classer et à différencier les « sourds et muets ».
82L’estimation de la population sourde-muette aurait pu alors reposer sur la généralisation à laquelle procède le Comité des secours. Mais Thibaudeau, au nom du Comité d’instruction, conteste en bloc l’opération : « On a des états envoyés par quelques districts et départements, et l’on en conclut qu’ils renferment tous le même nombre de sourds-muets. C’est une base absolument fausse, et il y a tout lieu de croire qu’il n’y en a point, ou peu, dans la plupart des départements, qui n’ont point produit d’états ». L’argument porte d’autant mieux que la généralisation du comité des secours n’est rien d’autre que la production peu crédible d’une moyenne, notion qui n’est pas encore « l’opération élémentaire [permettant] de s’élever au-dessus des circonstances et d’accéder à une forme de généralité dépassant les particularités contingentes des objets sur lesquels elle a été calculée131 ». Le dénombrement exhaustif étant finalement le seul moyen d’estimer la population, l’argumentation du Comité d’instruction atteint la perfection du syllogisme : on ne peut créer de nouveaux établissements sans une estimation précise de la population, or on ne dispose pas d’un dénombrement exhaustif, donc on ne crée pas de nouveaux établissements. C’est ainsi sur la base du projet du Comité d’instruction que les deux Comités sont invités à résoudre cette délicate équation : généraliser, sans la rendre obligatoire, l’éducation d’une population dont on ne connaît pas l’étendue, dans la limite des établissements disponibles. La catégorisation précise des bénéficiaires de l’éducation gratuite est la solution apportée par le projet Jouenne à cette équation.
83Que deviennent les aveugles-nés pendant ces années 1793-1795 ? On ne sait s’ils ont pâti de l’activisme politique de Haüy, qui les abandonne un moment lorsqu’il est nommé interprète à la Maison des postes par le Comité de salut public (juin 1794)132, mais le fait est qu’ils apparaissent peu dans les enceintes parlementaires, sinon pour réclamer plusieurs fois au Comité d’instruction le déménagement de l’école133. Les aveugles-nés bénéficient finalement à leur tour de l’attention de la Convention, peut-être grâce à Haüy – qui a abandonné l’Être suprême après Thermidor, et a même fait célébrer par ses élèves le premier anniversaire de la chute de Robespierre134 –, plus sûrement parce que, la question des sourds-muets réglée, il était « naturel » pour les députés, ou du moins habituel, de se pencher sur celle des aveugles-nés. Ou plutôt de s’occuper de l’école de Haüy après celles de Sicard et l’Épée : pour reprendre les termes mêmes du rapporteur du projet, la Convention, après avoir donné une « existence fixe et assurée à l’établissement des sourds et muets », « [couronne] son ouvrage en accordant la même faveur et la même protection à celui des aveugles travailleurs135 ». Protection et faveur pour un établissement : le député Merlino peine à distinguer la dimension générale désormais conférée au nouvel « Institut national des aveugles travailleurs ». Le décret du 28 juillet 1795 (10 thermidor an II) donne pourtant à l’école de Haüy exactement les mêmes avantages que ceux accordés en janvier aux écoles de sourds-muets, le plus souvent formulées dans les même termes. À une différence près : ce sont 86 pensions gratuites qui sont réservées aux enfants de 7 à 16 ans, aveugles et de milieu indigent, afin que chaque département puisse accorder une pension. Sans calcul, et sans prétendre atteindre tous les enfants aveugles de la République, les députés n’en dotent pas moins aussi l’Institut des aveugles d’une dimension nationale.
Surveiller et catégoriser
84La place de l’événement dans l’histoire est essentielle, si l’on entend par événement ce qui ouvre des possibles et en ferme d’autres. La mort de l’Épée est, en ce sens, un événement, au principe de plusieurs mobilisations décisives pour que « l’État » s’intéresse aux sourds-muets et aux aveugles. Si l’épaisseur propre et la capacité à faire rupture de l’événement méritent l’attention, ce sont plutôt les conditions structurelles, généralisables, susceptibles de jouer dans d’autres configurations historiques, qui intéressent la démarche socio-historique. Les mobilisations en faveur d’une « étatisation » des écoles de l’Épée et Haüy ont ainsi bénéficié de deux caractéristiques propres à ces écoles, en apparence contradictoires : leur exceptionnalité, leur spécialité d’un côté, leur universalité ou leur généralité de l’autre. L’intérêt de ces écoles est d’abord d’inventer un mode nouveau de prise en charge d’une population jusqu’alors ignorée : tout se passe comme si l’exceptionnalité méritait l’attention de l’État, a fortiori dans le contexte de la Révolution française, la Nation souveraine se devant de sauver des œuvres uniques, qui plus est françaises, lorsqu’elles sont menacées de disparition. Mais les écoles ont aussi une dimension universelle, leurs méthodes étant valables dans toute relation pédagogique avec des sourds-muets et des aveugles (la méthode de l’Épée s’est d’ailleurs propagée dans toute l’Europe) : la généralité des méthodes mérite la protection de l’État, garant des droits de l’homme et du citoyen. En bref, c’est parce qu’elle est à la fois spéciale et générale que la mission des établissements d’éducation est susceptible de recevoir les faveurs de l’État.
85Les qualités des écoles ne sont cependant pas seules en cause dans le processus de leur mise sous protection de l’État : les hommes, leurs positions et leurs relations doivent aussi être pris en compte. Les relations interindividuelles ou institutionnelles de patronage qu’ont pu nouer, dans les dernières années de l’Ancien régime, les responsables des écoles avec des représentants de la philanthropie libérale, sont en effet réactivées dans les mois qui suivent la Révolution, tant que les philanthropes occupent des positions de pouvoir au sein de l’État, et peuvent le faire agir. Qu’il existe une continuité entre l’Ancien régime et les premiers temps de la Révolution n’a évidemment rien de très nouveau. Du moins notre étude autorise-t-elle à abandonner la posture surplombante qui attribue à « la Révolution » la puissance de faire agir l’État en faveur des déficients « au nom des Droits de l’homme et du citoyen », et à réinterroger ce que protéger veut dire : après 1791, les établissements de l’Épée et Haüy ne sont certes plus des écoles « privées », mais sont-ils pour autant des établissements « publics » ?
86Une activité exceptionnelle à portée générale, des protecteurs capables de faire agir l’État : tels sont les motifs de la protection conférée en 1791. Les populations ou « classes » de sourds-muets et d’aveugles, quant à elles, n’éveillent que progressivement et très partiellement l’intérêt des représentants de la nation. Les décrets de l’an III font plus que confirmer la « protection de l’État » presque dérisoire accordée quatre ans plus tôt : ils créent des établissements véritablement « nationaux » (aucune condition de domicile n’est exigée des candidats), et en conséquence les placent sous la « surveillance » de l’administration centrale. La nationalisation est bel et bien la conséquence de la prétention à généraliser le bienfait de l’éducation à tous les sourds-muets et les aveugles sans y consacrer une trop grande dépense ; elle entraîne aussi, du même coup, l’apparition d’une nouvelle population cible, les « enfants sourds ou aveugles et indigents ». 1795 marque la naissance de la protection de l’État, c’est-à-dire, très concrètement, le début de l’objectivation des populations bénéficiaires et de leur mise sous surveillance administrative.
Notes de bas de page
1 Cf. Le pouvoir des signes, Paris, INJS, 1989, p. 7 ; L’éducation de l’écolier sourd à l’Institution nationale de Paris, une histoire “à corps et à cri”, Paris, INJS, préface de Dabrowski J.-P., directeur de l’Institut, p. 7.
2 Faits relatés dans une lettre de Charlotte Blouin au Roi, en date du 16 octobre 1824, Archives INJS, Fonds Pinart.
3 Voir Archives nationales (désormais AN), F 15 2601, et F 15 2602A pour les propositions d’établissements soutenus par l’État à Toulouse, à Lyon et au Mans, datées de l’an III à l’an V (1795-1797). Voir aussi, pour Lyon, la lettre des « maires et officiers municipaux de la Commune de Lyon » adressée au ministère le 22 prairial an III dans AN, F 17 1145.
4 Cf. de Gérando G., De l’éducation des sourds-muets de naissance, Paris, Méquignon l’aîné père, 1827, t. 1, p. 296-503. Gérando s’appuyait sur les recherches effectuées par des érudits français et étrangers. Voir aussi le chap. 5 de Lane H., op. cit. ; Presneau J.-R., « Le son à la lettre. L’éducation des enfants sourds et muets avant l’abbé de l’Épée », dans Le pouvoir des signes, op. cit., p. 20-32. Sur la société médiévale, voir Saint-Loup A. (de), « Les sourds-muets au Moyen Âge : mille ans de signes oubliés », dans Le pouvoir des signes, op. cit., p. 11-19 ; Saint-Loup A. (de), « Sourds en quête d’identification : traces médiévales », dans Stiker H.J, Vial M. et Barral C. (dir.), Handicap et inadaptation. Fragments pour une histoire : notions et acteurs, Paris, ALTER, 1996, p. 81-92.
5 Gérando G. (de), op. cit., t. 1, p. 310.
6 Lane H., op. cit., p. 102-103.
7 Reduccion de las Letras y arte para Enseñar a Ablar los Mudos. Le premier alphabet manuel est présenté dans l’œuvre d’un contemporain de Ponce à la Cour d’Espagne, le moine franciscain Melchor Yebra (1524-1586), intitulée Libro Llamado Refugium Infirmorum (1593), qui en attribue l’invention à Saint-Bonaventure.
8 Cité dans Lane H., op. cit., p. 113. Conrad Amman écrivit en 1692 et 1700 deux ouvrages, intitulés Surdus loquens (Le sourd parlant) et Dissertatio de Loquela (Dissertation de la parole).
9 Gérando évoque un entrepreneur de bâtiment, une religieuse de la Croix. Il a été établi depuis qu’un nommé Etienne Defaye (ou de Fay) a instruit plusieurs enfants sourds-muets dans l’abbaye Saint-Jean d’Amiens, dont Azy d’Etavigny, l’un des premiers élèves de Péreire. Ibid., p. 85-86.
10 Péreire a fait l’objet de plusieurs biographies commandées par ses descendants afin de réhabiliter sa mémoire et soutenir l’introduction du paradigme oraliste en France (cf. chapitre 6). Pour une version contradictoire, au vitriol, Ibid. p. 80-96 et 104-112.
11 À la suite de cette prestation, le Roi accorda 800 livres à titre exceptionnel à Péreire. Selon Lane (Ibid., p. 87), le rapport de la commission fut publié dans les journaux en même temps que la parution de l’Histoire naturelle de Buffon, ce qui contribua d’autant plus à faire connaître Péreire que Buffon reprend dans son grand œuvre les éloges académiques à l’endroit de Péreire.
12 Ibid., p. 104.
13 Le Code Justinien précisait en outre que les sourds ou les muets par accident jouissaient de tous leurs droits, cependant que les sourds-muets par accident devaient prouver qu’ils savaient lire et écrire. (Presneau J.-R., art. cit., p. 21 ; de Gérando G., op. cit., p. 24-31.
14 l’Épée C.-M. (de), Institution des Sourds et Muets par la voie des signes méthodiques, Paris, Nyon, 1776, p. 8.
15 Cf. la biographie à caractère hagiographique de Berthier (Berthier F., L’abbé de l’Épée, Paris, M. Levy frères, 1852) et Bézagu-Deluy M., L’abbé de l’Épée, instituteur gratuit des sourds et muets 1712-1789, Paris, Éd. Seghers, 1990 ; Lane H., op. cit., p. 66 et suiv.
16 Dit aussi Collège Mazarin, ce Collège est l’un des plus courus par l’aristocratie au XVIIIe siècle (Bézagu-Deluy M., op. cit., p. 49). Son professeur de philosophie est Geffroy, un janséniste actif.
17 l’Épée C. M. (de), op. cit., p. 36.
18 Deux exemples donnés dans Lane H., op. cit., p. 72.
19 l’Épée C.-M. (de), La véritable manière d’instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience, Paris, Lib. Arthème Fayard, 1984 (1re éd. Paris, Nyon, 1784), p. 109.
20 L’Épée, reproduisant les méthodes de Bonet et d’Amman, commence en effet par enseigner la prononciation des voyelles. Quant à la lecture sur les lèvres, elle ne peut selon lui que suivre l’apprentissage de l’articulation artificielle, et demeure aléatoire ; surtout, l’Épée insiste sur le fait qu’elle ne doit pas précéder l’apprentissage de l’écriture, car l’orthographe est très différente de la prononciation. Ibid.
21 l’Épée C.-M. (de), Institution des Sourds et Muets…, op. cit., p. 184.
22 Gérando G. de), op. cit., p. 435-446. Deschamps publie en 1779 un ouvrage intitulé Un Cours élémentaire d’éducation des sourds et muets complété, en 1783 par un second ouvrage, De la manière de suppléer aux oreilles par les yeux (les deux à Paris, chez de Bure). Le Cours élémentaire fut l’objet d’une critique de Pierre Desloges, ouvrier relieur parisien et sourd-muet, qui expliqua les raisons pour lesquelles la méthode de l’Épée était plus adaptée aux sourds-muets (Desloges P., Observations d’un sourd et muet sur un Cours élémentaire d’éducation des sourds et muets, publié en 1779 par M. l’abbé Deschamps, chapelain de l’Égllise d’Orléans, Amsterdam & Paris, B. Morin, 1779 (reproduit dans Coup d’Œil, supp. no 3, 43, oct.-déc. 1985, et supp. no 2, 44, janv.-mars 1986).
23 Le prospectus de présentation de l’Exercice du 2 août 1773 dans de l’Épée C.-M., Institution des Sourds et Muets, op. cit.
24 Ibid., p. 4.
25 Une anecdote édifiante, rappelée par tous les biographes, souligne le caractère désintéressé de l’Épée qui, à l’occasion de la visite impériale, refuse tout cadeau et préfère qu’on lui confie un disciple ; de retour de Vienne, Joseph II envoie l’abbé Storck à l’Épée pour qu’il le forme à son art (Lane H., op. cit., p. 58, ou Berthier F., Les sourds-muets avant et depuis l’abbé de l’Épée, mémoire qui a obtenu, le 26 mars 1840, la médaille d’or proposée par la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine et Oise, Paris, Ledoyen, 1840).
26 Dans le Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme, (Paris, Imp. royale, 1775), le philosophe rend justice aux « talents » de l’Épée en exposant que « l’instituteur des sourds-muets de Paris a fait du langage d’action un art méthodique, aussi simple que facile, avec lequel il donne à ses élèves des idées de toute espèce, et j’ose dire des idées plus exactes et plus précises que celles qu’on acquiert communément avec le secours de l’ouïe » (p. 11, cité dans de Gérando G., op. cit., p. 493).
27 Son adhésion aux thèses jansénistes, non démentie et même revendiquée en 1739 par le rejet public de la bulle papale « Unigenitus », l’a empêché d’accéder à la prêtrise et a montré son indépendance ; sa formation philosophique laisse supposer que l’Épée avait incorporé les idées de tolérance, d’examen et de débat des Lumières.
28 Cf. de Gérando G., op. cit., p. 494-495.
29 On s’appuiera sur Henri P., Le siècle des lumières et la cécité, de Molyneux à Valentin Haüy. Première partie : les savants, les philosophes, les lettrés et les curieux devant la cécité, éd. GIAA., 1989, et Villey P., L’aveugle dans le monde des voyants. Essai de sociologie, Paris, Flammarion, 1927, p. 254-264.
30 Diderot D., Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Londres, 1749, p. 93-109.
31 Henri P., op. cit., p. 55.
32 Villey P., op. cit., p. 258. Voir aussi Diderot D., op. cit., p. 93.
33 Sur Haüy, cf. M. de la Sizeranne, Les aveugles par un aveugle, Paris, Hachette, 1889, 2e partie, et surtout Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, Paris, PUF, 1984, qui a montré que le père de Valentin Haüy n’était pas indigent.
34 Ibid., p. 28.
35 Cf. le Précis historique sur l’Institution des jeunes aveugles publié en postface de Haüy V., Essai sur l’éducation des aveugles, Édition des archives contemporaines, CNAM, 1985 (1786). Cette histoire édifiante est donnée par Haüy lui-même, et reprise par tous les commentateurs, qui se contentent au mieux de rappeler que le spectacle a véritablement existé – il en existe d’ailleurs une gravure au Musée Carnavalet (Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 40). Mais elle est largement reconstruite a posteriori pour satisfaire au mythe du génie créateur qui prévoit comme par enchantement toute son œuvre future : il est peu probable, en effet, que Haüy ait conçu dès 1771 les principaux aspects de son activité d’instituteur, l’écriture en relief, l’usage de l’imprimerie, l’importance accordée à la musique. En 1820, Haüy aurait d’ailleurs déclaré à son fils qu’il n’a assisté au spectacle de la foire Sainte-Ovide qu’en 1782 (Haüy V., op. cit., p. 42).
36 P. Villey soutient en outre que Haüy a aussi rencontré Mélanie de Salignac, ce qui paraît impossible, puisque celle-ci meurt en 1765. Le Chanoine Pihan affirme que Haüy aurait effectué des expériences de démutisation sur les élèves de l’Épée (cité dans Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 35).
37 Dans les chapitres de son Essai relatifs à la lecture, à l’imprimerie ou à la géographie, Haüy cite avec une grande honnêteté les inventions des aveugles.
38 Cf. Villey P., L’aveugle dans le monde des voyants, op. cit., p. 267, ou Montmeylian E., « Valentin Haüy, le bienfaiteur des aveugles », Les contemporains, 6e année, no 224, 23 janvier 1897, p. 5.
39 Cf. le Journal de Paris du 1er janvier 1787, cité dans Montmeylian E., art. cit., p. 6.
40 C’est la thèse défendue par P. Henri.
41 En mars 1692, le mathématicien irlandais William Molyneux adresse à Locke la question suivante : un aveugle-né qui recouvrerait brusquement la vue reconnaitraît-il, sans les toucher, un cube ou une sphère, de même matière et à peu près de même grosseur, posés devant lui, étant accordé qu’il les distinguait par l’attouchement lorsqu’il était aveugle ? Le problème intéresse de nombreux philosophes, dont la plupart (Locke et Molyneux, mais aussi Condillac ou Berkeley) penchent pour la négative – rares sont ceux qui, comme Diderot et Leibniz, affirment que, dans certaines conditions, et surtout selon ses qualités, l’aveugle-né pourrait faire la distinction.
42 L’incipit de la Lettre témoigne que le succès des opérations de la cataracte, dont il avait été lui-même spectateur, était pour Diderot fondé sur un malentendu, aucune opération ne pouvant satisfaire le problème de Molyneux sans prendre en compte les caractéristiques de l’aveugle opéré (Diderot D., op. cit., p. 80).
43 Cf. Haüy V., op. cit., avant-propos.
44 Ibid., chap. 1, p. 1-8.
45 Ibid.
46 Condorcet N. (de), Sur les assemblées provinciales, cité dans Bloch C., L’assistance et l’État en France à la veille de la révolution, Genève, Slatkine, 1974 (1908), p. 375.
47 La première formule est de Turgot, la seconde de Quesnay. Cf. Procacci G., Gouverner la misère, la question sociale en France, 1789-1848, Paris, Seuil, 1993, p. 46 et suiv.
48 Ibid., p. 50-51.
49 Ce qui constitue, comme le rappelle R. Castel, une véritable innovation. La nécessité du travail pour le peuple avait en effet depuis longtemps été défendue par l’Église ; les économistes libéraux comme Adam Smith ou les physiocrates imposent l’idée de la nécessité de la liberté du travail, qui entraîne logiquement l’abolition des institutions du travail réglé (jurandes et communautés de métiers) et du travail forcé (dépôts de mendicité) à laquelle Turgot procède en 1776. Cf. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 175-183.
50 Procacci G., op. cit., p. 51.
51 Castel R., op. cit., p. 29-30.
52 Duprat C., op. cit., p. 31-32.
53 Ibid., introduction, p. xiii.
54 Haüy montre « ses » aveugles devant les cercles littéraires comme Le Lycée, Le Musée ou Le Salon de correspondance, et ouvre son école deux fois par semaines.
55 M. Bézagu-Deluy souligne que l’Épée se donne ce titre lui-même et aime qu’on l’en pare (op. cit., p. 27). Haüy demande en 1785 au Journal de Paris de modifier les termes d’une lettre de l’Épée parue dans le même Journal qu’il jugeait offensants (Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 53).
56 Haüy V., op. cit.
57 Cités dans Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 48.
58 Données livrées par Haüy lui-même, à l’occasion d’une démonstration publique organisée à l’Hôtel-de-Ville, le 20 mars 1790. 29 élèves recevaient une pension complète de 12 livres par mois, et 19 une demi-pension de 6 livres. Cf. Lacroix S., Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, op. cit., 1re série, t. IV, p. 465-466 (désormais ACP, 1re série).
59 Cité dans Bloch C., op. cit., p. 353.
60 Les autres organisations sont la Société de la Charité maternelle et l’Association de bienfaisance judiciaire (Duprat C., op. cit., p. 65-75).
61 Bloch n’évoque que les quatre premières catégories, les deux dernières étant citées uniquement par M. de la Sizeranne.
62 Cf. Bloch C., op. cit., p. 354.
63 Cf. Lane H., op. cit., p. 112; Bloch C., op. cit., p. 235; Berthier F., op. cit., p. 85.
64 AN, F 15 138, fol. 79 pour le rapport, et fol. 80.1 pour la commande.
65 AN, F 15 138, fol. 80.1.
66 Ibid.
67 AN, F 15 138, fol. 82.
68 Cf. la notice de la Nouvelle Biographie Générale, op. cit. (désormais NBG), t. 9, p. 633-635.
69 Cité dans Bloch C., op. cit., p. 235.
70 D.B. Weiner affirme bien que la Société philanthropique contribuait « régulièrement » à l’aide de « petites sommes » à l’activité de l’école de l’Épée, mais aucun appareil de preuve n’étaye son affirmation (Weiner D.B., The Citizen-Patient in Revolutionary and Imperial Paris, Baltimore and London, The John Hopkins UP, 1993, p. 227).
71 AN, F 15 2459.
72 Toutes les citations suivantes sont extraites, pour le rapport Prieur, du volume de la Collection générale des lois, tome V, 1re partie (1791), p. 596.
73 Les cinq premiers sont membres de l’Académie Royale des Sciences : l’abbé Rochon, garde du Cabinet de physique du Roi, est l’un des trois pensionnaires ordinaires pour la mécanique, tout comme Jussieu, docteur-régent de la faculté de médecine, pour la botanique et l’agriculture ; Thouin (jardinier en chef du Jardin du Roi au jardin des Plantes), Haüy (régent en collège) et Tessier (docteur-régent de la faculté de médecin) sont associés ordinaires, pour la botanique et l’agriculture (Thouin), l’histoire naturelle et la minéralogie (Haüy et Tessier). Pajou, dessinateur membre de nombreuses académies, ancien directeur de l’académie de France à Rome, est l’un des deux adjoints des recteurs de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, dont Vincent est professeur-adjoint de dessin. Cf. l’Almanach royal 1791, p. 457-471.
74 Le rapport Massieu peut être consulté dans Archives parlementaires de 1787 à 1860, 1re série (1787-1799) (désormais AP), t. 31, p. 532.
75 C’est encore Massieu qui souligne.
76 Massieu considère que l’établissement d’une communication entre les sourds-muets et les aveugles constituerait le couronnement de leur efforts. « Rassemblés dans le même local, réunis aux mêmes ateliers, l’Aveugle et le Sourd formeront une Société aussi parfaite que celle de l’homme qui voit et de celui qui entend. On verra l’Aveugle imprimer les pages composées par le Sourd-Muet ; le Sourd-Muet tisser le fil qu’aura filé l’Aveugle ; l’un polir le verre, l’autre tourner les roues des métiers ; l’un dessiner, peindre, graver, animer la toile, la pierre et le marbre ; l’autre célébrer l’Etre Suprême, et la vertu par ses chants. Quel tableau que cette réunion vivante des talens et des arts, dans un lieu où l’on aurait vu, il y a peu d’années, que l’image du silence, des ténèbres, de la misère et de la désolation ! » C’est toujours Massieu qui souligne.
77 Karacostas A., L’Institution nationale des sourds-muets de 1790 à 1800, histoire d’un corps à corps, Thèse de médecine, Université Paris V Descartes, Paris, 1981, dactylo, p. 65 et suiv. ; Weiner D.B., op. cit., p. 233.
78 Les expressions sont de Prieur. En plus du logement gratuit, le premier instituteur reçoit 4 000 livres par an, le second 2 400 livres, alors que le second instituteur de l’abbé de l’Épée recevait, deux ans plus tôt, 1 500 livres sur les biens des Célestins.
79 Cf. les travaux précités de Karacostas, Lane, Weiner et Henri.
80 « When eighteen-century reformers promised « equality » in the « pursuit of happiness », they gave little thought to the deaf, the blind, or the insane. Yet the promise was soon applied to these handicapped citizens and interpreted to imply their right to special assistance »: [their= the handicapped]. Cette perspective débouche sur un contresens historique. « Under the Old Regime, champions of the disadvantaged like Sicard, Haüy […] drew support from the Church, the court, the Philanthropic Society […]. The French Revolution challenged, dispossessed and disbanded theses institutions to create a more egalitarian society. Now the handicapped had to rely on the government only » (Cf. Weiner D.B, « Three Champions of the Handicapped in Revolutionary France », dans Weiner D.B. et Keylor W.R. (dir.), From Parnassus: Essays in honor of Jacques Barzum, New York, Harper & Row, 1976, p. 161-176, et p. 161-162 pour les passages cités).
81 Karacostas A. dans Le pouvoir des signes, op. cit., p. 60-67, précisément p. 63. Un tableau du peintre sourd-muet Frédéric Peyson en 1839 figure cette scène.
82 Cf. Weiner D.B., The Citizen-Patient…, op. cit., p. 305 et 312. Sicard est également crédité d’une grande habileté dans Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 87 ; Lane H., op. cit., p. 45 ; Karacostas A., op. cit., chap. 2 (à partir de sources de première main).
83 Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 87.
84 « In 1791, the abbé Sicard secured the adoption of poor deaf children as wards of the nation and the establishment of well-staffed school and scholarship. Logically, blind children could lay equal claim to national support, and therefore Valentin Haüy obtained a national institution, staff, and scolarship as well, later the same year » (Weiner D.B., The Citizen-Patient…, op. cit., note 139, p. 338).
85 Bloch C. et Tuetey A., op. cit.
86 Lacroix S., Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, op. cit. (ACP).
87 Sous la cote AA 12 no 521.
88 Le travail est divisé en sept points, qui mêlent catégories d’assistés, institutions d’assistance et activités du comité : enfants trouvés ; pauvres malades ; pauvres valides et travaux ; vieillards et infirmes, secours à leur donner ; maisons de correction, prisons, transportations de mendicité ; administration, fonds et ressources ; extraits d’ouvrages. Pour une analyse de ces travaux, voir Castel R., « Droit au secours et/ou libre accès au travail, les travaux du comité pour l’extinction de la mendicité de l’Assemblée Nationale », in La famille, la loi, l’État, de la révolution au code civil, Paris, Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson, Imprimerie Nationale, 1989, p. 480-490. Les chercheurs ayant travaillé sur le Comité ne s’intéressent pas non plus aux projets Prieur et Massieu : outre les travaux précités de R. Castel, C. Duprat, et D.B. Weiner, cf. Comité d’histoire de la sécurité sociale, La Sécurité sociale. Son histoire à travers les textes, t. 1, 1780-1870 (dirigé par Guillaume M.), Paris, Association pour l’étude l’histoire de la Sécurité sociale, 1994 (2e éd. avec mise à jour par Marec Y. et Duprat C.).
89 Sicard interpelle l’Assemblée le 27 janvier (AP, t. 22, p. 506), écrit au maire de Paris le 2 avril (ACP, 2e série, t. III, p. 237) ; Haüy interpelle l’Assemblée le 14 mai (AP, t. 26, p. 75).
90 Liancourt demande par exemple en novembre 1790 que la Commune vote un crédit provisoire (ACP, 2e série, t. I, p. 262-263 et 268). En août 1790, le chevalier de Parthenay, commandant de la caserne installée dans le Couvent, proteste contre l’arrivée de Sicard et de ses élèves (lettre du 18 août à Cicé, AN AA 12 no 521). Un an plus tard, les citoyens de la section de l’Arsenal, dans laquelle est située le Couvent, effectueront la même démarche auprès des officiers municipaux (adresse du 10 août 1791, AN F 15 247).
91 Bloch C. et Tuetey A., op. cit., p. 113 ; AP, t. 18, P. 249.
92 Sur Massieu, NBG, t. 34, p. 192-193 ; Kuscinski A., op. cit., p. 439-440 ; Gainot B., op. cit., p. 141-143.
93 Sur Liancourt, NBG, t. 29, p. 650-654, et surtout Ferdinand-Dreyfus L., La Rochefoucauld-Liancourt, un philanthrope d’autrefois, Paris, Plon, 1903 (on conservera pour notre part l’orthographe Larochefoucauld, dont l’usage est le plus répandu au XIXe siècle).
94 ACP, 1re série, t. III, p. 312.
95 Le principe de l’adresse avait été confirmé dans les séances des 5 janvier, 20 janvier et 12 février de la Commune ; l’adresse a été rédigée par Coupart (ACP, 1re série, t. III, p. 364, 493-494, et t. IV, p. 79-83, p. 100, p. 109-110). L’organisation de la pompe funèbre est arrêtée les 12 et 20 février par la Commune (ACP, 1re série, t. IV, p. 79-80, 181 et 186-188, ainsi que AP, t. XI, p. 664).
96 ACP, 1re série, t. IV, p. 82-83. L’Adresse reprend certains arguments énoncés dans les séances des 5 janvier et 20 février de la Commune (ACP, 1re série, t. III, p. 364 et 500).
97 AP, t. XI, p. 688, 700-709.
98 ACP, 1re série, t. III, p. 493.
99 ACP, 1re série, t. III, p. 346.
100 Le 5 mars, le district des Prémontrés fait savoir aux 59 districts de Paris ainsi qu’à la Commune qu’il sollicite en faveur de Deschamps une place auprès de l’abbé Masse (ACP, 1ère série, t. V, p. 12). Malade, Deschamps ne participa pas au concours organisé en avril (Lane H., op. cit., p. 44).
101 Lettre citée par Masse dans sa lettre à Cicé le 22 juillet 1790, AN AA 12 no 521.
102 « Il ne m’est pas permis, écrit Masse, de me présenter au concours après le témoignage de l’abbé de l’Épée et une possession de six ans qu’on ne peut me contester. » Lettre de Masse à Cicé, 5 avril 1790, AN, AA 12 no 521.
103 ACP, 1re série, t. V, p. 3-4 et 11-20.
104 Lettre de Sicard à Cicé, 16 avril 1790, AN, AA 12 no 521.
105 Lettre de Cicé à Bailly, 23 mars 1790, AN, AA 12 no 521.
106 Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 83-85.
107 ACP, 1re série, t. I, p. 460, p. 498 et p. 508-509.
108 ACP, 1re série, t. IV, p. 186-188.
109 ACP, 1re série, t. IV, p. 477-478.
110 D.B. Weiner écrit que après 1791, « le gouvernement français, dès lors, parlera couramment, d’un même souffle [in the same breath], “des sourds-muets et des aveugles” » (op. cit., p. 234 – traduit par moi).
111 Le 14 novembre 1791 et le 25 janvier 1792. ACP, 2e série, t. VII, p. 398-409.
112 Les 12 février, 30 juillet, et 9 septembre Cf. AP, 2e série, t. XXXVIII, p. 461 ; t. XLVII, p. 271 ; t. XLIX, p. 549.
113 En septembre 1792, l’administration des ministères est placée sous le contrôle des comités de la Convention nationale, puis, au printemps 1793, sous la surveillance de l’administration parallèle placée auprès du Comité de salut public. Les ministères sont supprimés le 1er avril 1794 (12 germinal an II) jusqu’au changement de régime. Cf. Association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, Histoire du ministère de l’Intérieur de 1790 à nos jours, Revue Administration, Paris, La documentation française, 1993, p. 19-25.
114 Cf. sa notice dans Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., p. 536.
115 Guillaume J., Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, (désormais PV CIP), Paris, Imprimerie nationale, t. III, p. 563-567.
116 Le procès-verbal de l’interrogatoire de Sicard est reproduit intégralement dans Karacostas A., op. cit., Annexe H, p. A16-A24.
117 Lane H., op. cit., p. 39.
118 Cf. AP, 2e série, t. XIX, p. 149, 150, 171, 219, 333, 343. Cf. aussi Lane H., op. cit., p. 36-41.
119 AP, 2e série, t. XLIX, p. 549.
120 AP, 2e série, t. LXI, p. 80 ; AN F 17 1036, no 516.
121 Informée le 31 août par une députation d’élèves sourds-muets de l’arrestation de Sicard par la section de l’Arsenal, les députés avaient demandé que le ministre de l’Intérieur Roland leur rende compte de l’affaire promptement. Sauvé du massacre une première fois, le 2 septembre, par le citoyen Monnot, Sicard avait aussitôt écrit à l’Assemblée pour témoigner publiquement à ce dernier sa reconnaissance. Le 4 septembre, l’Assemblée recevait une nouvelle lettre de Sicard dans laquelle celui-ci annonçait que sa vie était encore en danger et réclamait l’intérêt des députés sur son sort. Le soir du 4 septembre, enfin, Sicard était présenté devant l’Assemblée, racontait de quelle manière il avait été sauvé par les citoyens de la Section des Quatre-nations, et proclamait solennellement son patriotisme : « Non, celui qui a juré avec profusion de cœur soumission à vos lois, celui qui a juré de mourir pour [la Patrie], ne devait pas s’attendre à être traité comme un ennemi de la liberté » (AP, 1re série, t. 49, p. 149, p. 150, p. 171, p. 219, p. 333 et p. 343).
122 Présenté au nom du Comité d’instruction publique par le député Gentil, le projet résulte en fait de l’examen de la pétition de février ; le projet avait en effet été adopté dès le 16 mai par le comité. Il est probable, cependant, que les nombreuses demandes formulées conjointement ou séparément par Haüy, Sicard et leurs élèves (en mai, juillet, août et septembre) ont également favorisé ce vote, lequel ne constituait certainement pas un enjeu primordial pour l’Assemblée.
123 Décret reproduit dans AP, t. 49, p. 549.
124 Massieu, rapport et projet de décret sur l’établissement d’une école de sourds-muets en la ville de Bordeaux, 12-14 mai 1793, sans éditeur. PV CIP, t. I, pp. 380, 382, 383, 405-413. La pétition de Saint-Sernin se trouve dans AN F 17 1035 no 485.
125 Baczko B., « Instruction publique » dans Furet F. et Ozouf M. (dir.), Dictionnaire critique de la révolution française. Institutions et créations, Paris, Flammarion, 1992, p. 275-297 (1988), ici p. 282-286. Pour un inventaire complet, Julia D., Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, Belin, 1981, notamment p. 8-14.
126 Dans son article 21. La déclaration est placée en préambule de l’Acte constitutionnel montagnard promulgué le 24 juin 1793.
127 Présenté par Maignet le 26 juin, le projet est discuté les 27 et 28 juin et adopté dans sa quasi-totalité (AP, t. 65, p. 476-490 et 612-620).
128 AP, t. 87, p. 58.
129 Karacostas A., op. cit., p. 41.
130 AN F 15 2584, liasse « Renseignements sur les sourds-muets ».
131 Thévenot L., « Statistique et politique. La normalité du collectif », Politix no 25, 1994, p. 5-20.
132 Sur l’action de Haüy dans la section parisienne, cf. sa notice précitée dans le Dictionnaire historique de la Révolution française. Sur l’arrêté du comité de salut public, cf. Henri P., La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, op. cit., p. 32.
133 Cf. les séances des 3 juillet, 7 et 21 septembre, 1er octobre 1793, 20 et 23 floréal, 7 prairial an II, dans PV CIP, t. II, p. 21-25, 362-363, 454 et 523 et t. III, p 424 et 477.
134 Le 9 thermidor an III, les enfants aveugles exécutent dans la salle de la Convention nationale une Invocation à l’harmonie pour l’anniversaire de la chute de Robespierre et en hommage au Comité d’instruction publique.
135 Bulletin des lois, LVII, p. 55.
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L’administration des faveurs
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