Introduction
p. 11-26
Texte intégral
1En étudiant la genèse et les usages de l’éducation spéciale pour les sourds et les aveugles sur une période courant des années 1780 (avant la Révolution) aux années 1880 (après l’installation de la Troisième république), cet ouvrage voudrait proposer à la fois une histoire sociale des sourds et des aveugles comme entités collectives distinctes mais liées l’une à l’autre, et une socio-histoire de l’État et de l’administration. Le titre de l’ouvrage, L’administration des faveurs, désigne ce double mouvement d’une enquête ayant porté à la fois sur une politique administrant l’éducation comme une faveur (et non comme un droit) et sur les modalités de fonctionnement d’une administration fonctionnant à la faveur (bien que soumise à un processus de bureaucratisation). Tout au long du XIXe siècle, l’administration a octroyé l’éducation aux sourds et aveugles comme une faveur en partie parce qu’elle fonctionnait elle-même sur le mode de la faveur ; et c’est parce que son fonctionnement autorisait des formes d’appropriation du pouvoir d’État que l’administration en charge des sourds et des aveugles a pu, dans les années 1880, résister avec succès au droit à l’instruction établit par le pouvoir politique. Avant d’étayer empiriquement cette thèse, il paraît de bonne méthode de revenir sur les énigmes qui ont suscité la curiosité manifestée ici pour les sourds, les aveugles, et l’État.
Deux énigmes : l’association des sourds et des aveugles et l’interdiction de la langue des signes
2Deux énigmes sont à l’origine de cet ouvrage. La première, proprement sociologique, concerne la force de l’association de type cognitif qui est faite entre les sourds et les aveugles : l’enquête est d’abord née de la curiosité pour l’opération « naturelle » de mise en équivalence des deux populations, qui présente tous les traits d’une institution au sens durkheimien du terme, une représentation mentale ou cognitive relevant de l’ordre du déjà-là. La seconde énigme, plus historienne, porte sur les conditions de possibilité d’un « événement » particulier : l’enquête est aussi née de la volonté de comprendre la possibilité même d’un fait d’une grande violence, l’interdiction de la langue des signes comme moyen d’enseignement dans les écoles pour sourds, imposée en France, comme dans d’autres pays, à la fin du XIXe siècle.
3Pourquoi pense-t-on couramment les aveugles et les sourds comme des populations différentes sans doute, mais aussi équivalentes, commensurables ? Cette question est née de l’étonnement, lors d’une recherche sur l’histoire des personnes « handicapées », face aux expressions relativement courantes de « handicapés sensoriels » ou de « déficients sensoriels ». La notion de « sensoriel » avait elle aussi les apparences de l’évidence : elle renvoyait selon une arborescence logique incontestable à la construction même de la catégorie plus générale des « personnes handicapées », catégorie très englobante au sein de laquelle les handicapés « mentaux » étaient distingués des handicapés « physiques » et, parmi ces derniers, les handicapés « moteurs » étaient séparés des handicapés « sensoriels ». En y regardant d’un peu près, on peut facilement établir que les handicapés ou handicaps « sensoriels » sont non seulement des catégories légales, juridiques, utilisées aussi bien dans le Code électoral que dans de grandes enquêtes statistiques1, mais aussi et surtout des notions associées aux questions d’éducation. Trois illustrations parmi d’autres : il existait dans l’administration sociale des années 1950 des « inspecteurs de l’enseignement des déficients sensoriels » ; les « handicapés sensoriels » bénéficiaient d’écoles « spécialisées » dans les présentations du système d’enseignement français au grand public dans les années 1960 ; les Bilans chiffrés du handicap publiés font encore état dans les années 2000 d’établissements « pour déficients sensoriels », parmi lesquels certains sont même désignés comme « Instituts d’éducation sensorielle2 ».
4Mais l’important est moins le terme « sensoriel » lui-même, d’un usage social plutôt restreint, limité au monde administratif du handicap et au système de l’enseignement spécialisé, que le phénomène qu’il désigne : l’opération « naturelle » d’association, sinon d’agrégation, des sourds et des aveugles. La notion de handicapé/déficient « sensoriel » repose en effet sur une catégorie générale et ordinaire (« naturelle ») de division du monde social, celle qui consiste à penser ensemble handicapés/déficients « visuels » et handicapés/déficients « auditifs », « malvoyants » et « malentendants », ou, plus simplement et sans connotation péjorative aucune, aveugles et sourds. Il est remarquable en effet que, de manière générale, le fait de rapprocher sur le plan rhétorique ces deux populations n’entraîne pas la critique ou la réprobation que provoquent d’autres types d’associations. La perplexité accueille systématiquement le rapprochement des aveugles avec les paraplégiques, ou des sourds avec les fous ; elle est exceptionnellement exprimée quand le rapprochement concerne les aveugles et les sourds. Pour le sens commun, ces populations, différentes, sont commensurables ; leur liaison va de soi.
5L’étonnement du sociologue pourra étonner à son tour, car cette association dispose d’une double légitimité assez évidente, d’ordre biologique et d’ordre philosophique. La commensurabilité des aveugles et des sourds semble d’abord reposer sur un fondement biologique : ne sont-ils pas équivalents tout simplement parce qu’une altération des sens humains les a atteints de manière durable, sinon irréversible ? L’équivalence résiderait ainsi dans le fait qu’aveugles et sourds sont des individus dont l’appareil sensoriel, auditif et/ou visuel, est incomplet. Ils seraient assimilables à des « monstres » selon la définition de Georges Canguilhem, c’est-à-dire des individus qui, à l’aune des normes universelles de la forme et de la constitution physique des êtres humains, souffrent d’un inaccomplissement, d’un inachèvement, d’une déformation3. Ils seraient en quelque sorte les seuls monstres sensoriels : l’inachèvement ou l’inaccomplissement durable des autres sens ne donne pas lieu à des catégorisations socialement stables, même si certains médecins allergologues soutiennent que les « nez bouchés » (atteints d’une perte durable de l’odorat) constituent un autre groupe de handicapés sensoriels, ou si l’insensibilité du toucher constitue un motif récurrent dans les représentations littéraires4. La commensurabilité biologique se double ensuite du prestige différent attaché aux sens humains. Comme Pierre Bourdieu l’a montré, les sens de la vue et l’audition constituent depuis la philosophie platonicienne des sens socialement « nobles », en tant que sens de distance qui permettent l’échange humain et la connaissance esthétique (l’accès au « beau »), alors que le toucher, le goût ou l’odorat, sont des sens socialement « vulgaires » qui ne donnent accès qu’au « bon », et sont socialement inutiles, sinon néfastes. Il est remarquable, de ce point de vue, que Georg Simmel, dans son analyse de la constitution sensorielle de l’homme, s’attarde sur la vue et l’ouïe comme sens « sociaux », mais néglige le toucher et le goût et disqualifie l’odorat comme « désagrégeant et anti-social par excellence5 ».
6Les arguments d’ordre biologique (sourds et aveugles sont victimes de la déficience d’un sens) et d’ordre philosophique (sourds et aveugles sont privés d’un sens noble) sont d’autant plus forts qu’ils permettent de comprendre non seulement l’association des deux populations mais aussi le caractère exclusif de l’association : sourds et aveugles sont équivalents en vertu de principes, l’atteinte sensorielle et le prestige des sens, qui empêchent toute autre équivalence avec d’autres populations. Ces arguments demeurent pourtant insuffisants à rendre compte de la force de l’association et de son évidence. D’abord parce que les sensations ne sont pas universelles et atemporelles, mais au contraire socialement et historiquement construites. Alain Corbin a pu par exemple écrire l’histoire de la sensibilité olfactive et montrer que l’affinement de cette sensibilité était indissociable de la montée de l’individualisme dans la société française du XIXe siècle6. Ensuite parce que rien n’indique que les processus historiques, sociaux et cognitifs qui contribuent à la mise en équivalence sensorielle des sourds et des aveugles soient dotés d’une « efficacité » supérieure à ceux qui, au contraire, contribuent à différencier les deux populations. De fait, plusieurs contre arguments s’opposent au caractère « naturel » (i. e. biologique) et « éternel » (i. e. philosophique) de l’équivalence entre sourds et aveugles, qu’ils présentent comme des populations bien différentes, voire non commensurables. On en présentera brièvement quatre : le premier est d’ordre historique, le second relève de la définition ordinaire « du » sourd et de « l’ » aveugle, le troisième renvoie à leur visibilité respective dans l’espace public, le dernier réside dans la définition de soi donnée par les sourds et les aveugles eux-mêmes.
7Un premier contre argument réside dans le fait que, à l’époque médiévale et moderne, les sourds et les aveugles n’étaient pas encore l’objet d’une association et/ou d’une équivalence de type exclusif dans l’ordre des représentations. Les uns et les autres appartenaient bien sûr, mais avec d’autres types de populations, aux classes générales des déshérités, des infirmes, des indigents. Mieux, ils étaient à peine pensés ensemble. Êtres considérés comme dépourvus de langage, les sourds relevaient de l’infra humanité (où ils côtoyaient les « fous »), sinon de l’animalité (comme les « sauvages »). Les aveugles, en tant que « groupe », étaient pour leur part associés à la frange marginale et vile de la société, celle des vagabonds et des mendiants. L’évidence biologique, fondement d’une équivalence exclusive, aurait ainsi une histoire, somme toute assez récente : on n’a pas pensé ensemble sourds et aveugles « de tous temps ». En second lieu, il faut suivre la leçon pleine d’ironie de l’anthropologue Jean Bazin sur la « bambaraïté » de « l’ethnie » Bambara pour s’intéresser aux imputations ordinaires, de sens commun, sur l’état respectif « des » sourds et « des » aveugles7. Or, les représentations communes de la moralité des sourds et des aveugles, fondées largement, aux XIXe et XXe siècles comme aujourd’hui, sur leurs spécificités physiques (supposées) indiscutables, tendent à diverger fortement : par exemple, la « spontanéité » du sourd, fatalement soumis à l’empire des sollicitations visuelles dans notre monde de la communication globalisante, s’opposerait radicalement à l’inertie contrainte de l’aveugle dans l’action, être prudent sinon réfléchi (poussé à l’extrême, ce couple d’imputation aboutit sous la plume de certains auteurs à l’opposition entre manuel et intellectuel). Bien entendu, l’argument peut être complètement retourné (notre monde global n’est-il pas aussi sacrément bruyant et l’action dans le silence n’appelle-t-elle une certaine vigilance ?). Le point important est que, si le sens classificateur commun (faut-il classer pour penser, se demandait Georges Perec ?) consent au rapprochement des sourds et des aveugles, le besoin tout aussi ordinaire d’essentialiser les choses et les gens, de leur attribuer une nature, pousse davantage à les opposer frontalement.
8Un autre contre argument tire parti de la visibilité des déficiences dans l’espace public pour là encore opposer radicalement sourds et aveugles. Si l’on suit Erving Goffman, les aveugles incarnent de manière paradigmatique les individus dont le stigmate est visible en public, acteurs sociaux déjà « discrédités » par des signes dont ils ne peuvent se passer (ici les lunettes noires, la canne blanche, le chien d’accompagnement, etc.) et qui s’efforcent au cours de l’interaction de « réduire la tension » née de la différence, afin de normaliser les échanges et de rétablir l’ordre ordinaire des choses. Au contraire, les sourds et malentendants illustrent à merveille la situation des individus dont le stigmate n’est pas visible en public, des acteurs sociaux seulement « discréditables » qui s’efforcent au cours de l’interaction de « contrôler l’information » relative à leur différence afin que sa révélation ne vienne pas perturber les échanges ordinaires – à moins qu’eux aussi ne puissent la cacher (appareil auditif voyant) ou décident de la rendre visible (en communiquant entre eux par signes)8. L’examen de situations de communication à distance (par téléphone ou, au contraire, par internet) conforterait la conclusion selon laquelle, du point de vue de l’interaction sociale, sourds et aveugles sont presque incommensurables. Un dernier contre argument réside enfin dans la manière dont les sourds et les aveugles eux-mêmes, ou du moins leurs représentants, définissent leur identité collective et leurs intérêts propres : les uns et les autres revendiquent plutôt des problèmes différents que des difficultés communes. Les sourds sont aujourd’hui mobilisés par les enjeux d’appareillage prothétique ou la reconnaissance sociale de la langue des signes ; les aveugles insistent davantage sur l’accessibilité, dans les lieux publics et sur le marché de l’emploi. L’association des sourds et des aveugles dans une catégorie d’usage restreint, les handicapés sensoriels, ne semble pas correspondre à une identité sociale endossée par les individus eux-mêmes. Il n’y a en fait guère que dans le domaine de l’éducation que l’association est acceptable, endossable, presque légitime, notamment dans l’enseignement privé : il existe des établissements accueillant à la fois des sourds et des aveugles, et une association regroupe depuis les années 1920 les intérêts des écoles pour sourds et pour aveugles9.
9Pour mieux saisir les ressorts de l’énigme et envisager de la résoudre, l’enquête s’est inscrite d’emblée dans le courant des études socio-historiques sur la construction sociale des catégories sociales et la socio-genèse des groupes sociaux – que l’on songe aux travaux sur la « classe ouvrière », les « cadres », le « chômage », ou le « handicap10 ». Dans ces travaux, la question des luttes sociales autour des qualifications occupe une place centrale, notamment en raison de l’enjeu de l’autonomie relative des acteurs dans la désignation de soi. La mise en équivalence « mentale » des sourds et des aveugles, dans les esprits, doit en effet d’être étudiée à partir des processus d’objectivation des populations sourdes et aveugles, que l’on peut distinguer de manière idéale typique selon qu’ils impliquent ou non la mobilisation des intéressés eux-mêmes. En reprenant la distinction proposée par Gérard Noiriel, on s’est donc demandé si les sourds ou les aveugles étaient des « groupes », dont l’identité sociale relève principalement de processus endogènes de production d’éléments identitaires spécifiques, ou des « catégories », dont l’identité sociale est le produit de processus d’identification exogènes, notamment étatiques – ce dernier cas étant celui des « réfugiés », catégorie définie par l’accès à un bien symbolique distribué par l’État, le droit d’asile11. La distinction repose sur l’hypothèse clairement constructiviste selon laquelle l’identité sociale est le produit de processus différenciés d’identifications concurrentes, dont les identifications d’État. Or, la place de l’État est très rapidement apparue en filigrane sous les enjeux de l’association mentale des sourds et des aveugles : il suffit de parcourir l’histoire des principales institutions de prise en charge des aveugles et des sourds pour s’apercevoir que des grands établissements publics d’éducation existaient dès la période révolutionnaire. Mais l’intérêt pour l’action de l’État est aussi lié à la seconde énigme au principe de cet ouvrage, qui porte sur l’interdiction de la langue des signes.
10Au tournant des années 1990, la reconnaissance de la langue des signes comme langue à part entière et comme moyen d’enseignement émerge comme une question sociale spécifique en France. Si quelques spécialistes de sciences sociales, comme le sociologue Bernard Mottez ou le linguiste Christian Cuxac12, avaient abordé en pionniers la question à la fin des années 1970, la reconnaissance de la langue des signes ne devient un problème public qu’à la faveur de plusieurs évolutions au cours des années 1980 : renouveau du militantisme chez les sourds « signeurs », c’est-à-dire pratiquants de la langue des signes, avec l’appui d’artistes sourds américains ; visibilité croissante de la cause dans le milieu culturel (au cinéma, au théâtre, à la télévision) ; développement d’une historiographie de non-spécialistes, avec la traduction des recherches de Harlan Lane et Oliver Sacks en 1990 et 199113 ; intérêt de type mémoriel, avec l’exposition sur « Le pouvoir des signes » à l’Institut des jeunes sourds, à l’occasion de la commémoration de son bicentenaire en 198914. Le problème semble assez vite réglé sur le plan juridique, puisque l’État reconnaît dès 1991 le droit des enfants au « bilinguisme », c’est-à-dire la liberté de choix entre une communication bilingue, français et langue des signes, et une communication orale15. Mais, de même que ce problème a ouvert bien des chantiers de recherche pour les linguistes (la langue des signes possède t-elle les caractéristiques d’une langue ?), les psychanalystes (d’où vient l’obstination à exiger des sourds qu’ils fassent entendre leur voix ?) ou les anthropologues (les sourds forment-ils une société à part ?)16, de même il a fait naître une énigme de type socio-historique sur ses conditions même de possibilité : comment l’usage d’un langage a-t-il pu être interdit ?
11La reconnaissance légale de 1991 n’est en effet « rapide » que si l’on regarde la seule période de montée en généralité du problème public. En réalité, le législateur met alors fin à pas moins d’un siècle d’interdiction de la langue des signes, succédant à un siècle d’usage dominant de cette langue dans les écoles ! D’après l’historiographie, le régime républicain aurait imposé la méthode d’enseignement dite « orale » et banni les signes hors des écoles françaises par un simple arrêté ministériel de 1884, à l’issue d’un Congrès international organisé à Milan en septembre 1880. Or, le langage des signes ou la « mimique » était utilisé comme moyen d’enseignement depuis la fondation même de l’éducation collective des sourds en France par l’abbé de l’Épée dans les années 1760. S’il n’était pas question de reprendre le discours des sourds « signeurs » eux-mêmes, dont certains n’hésitent pas à dénoncer dans la politique du pouvoir républicain depuis les années 1880 un « génocide » perpétré contre leur « nation », il était en revanche possible de traduire ces enjeux politiques de qualification en interrogations proprement scientifiques sur les conditions de possibilité et de déroulement d’une mesure aussi radicale dans son contenu (interdire un langage) comme dans sa forme (mettre un terme par simple arrêté ministériel à un siècle de pratiques pédagogiques). On devine que cette seconde énigme impliquait nécessairement d’examiner le rôle joué par l’État, à un double niveau. De comprendre d’abord sa contribution éventuelle à la décision d’interdiction, contribution singulièrement négligée par les travaux disponibles mais qu’une analyse informée par la sociologie de l’action publique pouvait espérer dégager. De restituer ensuite son rôle à plus long terme dans la prise en charge des sourds et de leur éducation, à travers les interventions publiques en faveur des sourds depuis la Révolution française au moins. À elles deux, l’énigme de l’association mentale des sourds et des aveugles et l’énigme de l’interdiction des signes dessinaient ainsi un champ problématique qui faisait de ces deux populations et de l’État les objets de l’analyse.
Étudier des populations et des institutions : les sourds, les aveugles et leurs écoles
12Les sourds et les aveugles forment l’un des objets de ce livre, qui se penche sur les actions qui les visent, décrit les liens qui les rapprochent, observe les mobilisations qu’ils engagent. L’enquête participe, ce faisant, d’un moment historiographique déjà ancien qui privilégie l’étude et l’écoute des dominés, « sans grade », « exclus », « oubliés de l’histoire », « invisibles du passé » : infirmes, les sourds et les aveugles comptent aussi, pour la très grande majorité d’entre eux, parmi les indigents et les pauvres, dont on sait qu’ils laissent peu de traces écrites au XIXe siècle. De fait, les traces disponibles sont d’abord celles de leurs bienfaiteurs, même si, on le verra, quelques sourds et aveugles ont produit de l’écrit devenu archive. Le propos n’est pourtant pas, on vient de le dire, de réhabiliter un passé glorieux, par exemple celui d’un âge d’or de la langue des signes au milieu du XIXe siècle, ni de reconstituer une mémoire douloureuse, en exhumant l’exploitation supposée d’un Louis Braille, inventeur du célèbre alphabet, par l’Institution qui l’employait. Il s’agit simplement d’essayer de comprendre ce que l’identité collective des sourds et des aveugles aujourd’hui doit à leur passé. On pourra donc lire cet ouvrage comme une histoire sociale des aveugles et des sourds au XIXe siècle au travers des interventions réalisées en leur faveur et de leurs propres mobilisations, histoire sociale jamais vraiment écrite sinon par Z. Weygand, mais dans le seul cas des aveugles et sur une très longue période17. Il se trouve que ces interventions, de la Révolution aux débuts de la Troisième république, se résument pour l’essentiel à donner l’éducation à des enfants, à les instruire (alphabétisation, rudiment de connaissances) et les éduquer (moralement et par la formation à un métier « dont ils sont capables »). Les sourds et les aveugles sont donc, pour reprendre la distinction déjà énoncée, des catégories plutôt que des groupes, les objets d’une action extérieure de type éducatif, plutôt que les acteurs de leur mobilisation. À la notable exception de quelques professeurs sourds dans les années 1830-1850, dont on présentera l’effort pour définir les sourds comme des locuteurs en langue des signes, il n’y a pas de mouvement autonome de représentation des intérêts du groupe latent « sourds » ou « aveugles » avant la seconde moitié des années 1880, quand les associations de sourds-muets fleurissent en réaction à l’interdiction de la langue des signes et quand quelques aveugles se réunissent pour la première fois dans une association autour de Maurice de la Sizeranne.
13Le bornage chronologique adopté dans l’ouvrage prend pour début les années 1780, avec l’insertion de l’école de sourds de l’abbé de l’Épée puis de l’école des aveugles de Valentin Haüy dans les réseaux philanthropiques, et pour terme les années 1880, date de la réforme portant interdiction de la langue des signes dans les établissements français. S’il fallait proposer des années butoir, 1791 et 1885 seraient sans doute les meilleurs choix : le bornage soulignerait alors la cohérence de la période examinée, au cours de laquelle sourds et aveugles sont socialement définis avant tout comme les cibles de pratiques éducatives, les bénéficiaires collectifs de faveurs de la part de nombreux bienfaiteurs, au nombre desquels, dès la période révolutionnaire, l’État. 1885 marque la fin de la réforme portant interdiction de la langue des signes, donc le début de la réappropriation par les sourds de leur identité collective par le recours à l’action collective ; 1791 voit quelques établissements, ceux de l’Épée et Haüy, être placés « sous la protection de l’État », laquelle se prolongera jusqu’à nos jours, où ils sont appelés Instituts nationaux. Si l’éducation collective des sourds et des aveugles est née dans les dernières années de l’Ancien régime grâce à l’abbé de l’Épée et à Valentin Haüy, c’est bien l’État qui l’a maintenue en vie au cours de la période révolutionnaire, et qui a institutionnalisé « les sourds et les aveugles », et leurs écoles, comme des catégories administratives spécifiques délimitant une activité particulière, longtemps appelée « éducation spéciale ». On le montrera en détail, le principe historiquement construit de la mise en équivalence des aveugles et des sourds réside dans leur commune éducabilité, au sens de capacité à bénéficier de l’éducation dispensée collectivement, capacité découverte au XVIIIe siècle puis durablement inscrite, grâce à la protection de l’État, dans des écoles, des divisions administratives, des statistiques, des pratiques pédagogiques, en bref une activité à part, existant à côté de l’éducation ordinaire.
14Donnée collectivement et réalisée avec des moyens pédagogiques adaptés, l’éducation offre à vrai dire, dans l’esprit desdits « bienfaiteurs », bien plus qu’un avantage (ce qu’elle est pour n’importe quel enfant) : dans le cas des sourds et des aveugles, elle constitue la condition sine qua non de leur développement intellectuel et de leur utilité sociale. Mais l’éducation est aussi définie sous la Révolution comme la forme spécifique de secours que réclame la condition des sourds et des aveugles. Cette définition inscrit durablement la pratique éducative dans une politique de la bienfaisance, qui en tant que telle, s’avère incompatible avec la logique du droit à l’instruction, ce d’autant plus que, issus en majorité de milieu modeste ou pauvre, enfants sourds et aveugles ne peuvent suivre le cursus de six à huit années qu’à condition de recevoir des bourses, qui sont octroyées en fonction de l’offre, de la générosité publique, et non des besoins, du nombre des enfants concernés. L’histoire des aveugles et des sourds au xixe est celle de l’éducation conçue et administrée comme une faveur : elle prend concrètement la forme de centaines de places gratuites dans des écoles, biens publics divisibles eux-mêmes octroyés comme des faveurs, et n’est jamais transformée en droit, malgré les demandes réitérées des instituteurs. Or, l’héritage historique de l’éducation comme faveur pèse lourd quand le régime républicain prévoit en 1882 d’étendre l’obligation scolaire aux enfants sourds et aveugles. La mise en œuvre concrète du droit à l’instruction se heurte alors à un dispositif institutionnalisé, partiellement autonome, et fondé sur le principe de l’éducation comme faveur : à l’injonction politique de la mise en œuvre concrète d’un droit, l’administration centrale réussit à opposer la poursuite d’un régime des faveurs qu’il suffirait de généraliser.
15On aurait tort, cependant, de ne voir dans le dispositif éducatif qu’une institution oppressive, sur le modèle de l’institution disciplinaire analysée par Michel Foucault dans son travail sur la prison, ou de l’institution totale décrite par Erving Goffman à partir de l’étude des asiles18. On y perdrait même beaucoup : comme toute institution, les Institutions de sourds-muets ou d’aveugles ne sont pas seulement les instruments d’une domination, mais aussi les objets d’expériences « positives », d’usages par lesquels les sujets de l’institution se réapproprient la définition de leur propre identité. En montrant que, sous l’Ancien régime, l’aristocratie n’était pas seulement soumise à la cour absolutiste mais qu’elle tirait profit de son propre assujettissement à l’étiquette pour maintenir sa supériorité sociale sur la bourgeoisie des officiers, Norbert Elias a montré que les individus peuvent avoir besoin des institutions qui semblent les dominer19. De même, des sourds et des aveugles ont pu contribuer à la redéfinition de leur identité collective en s’appuyant sur les règles des institutions éducatives. Ils ont tiré profit de la communauté de destin – les conditions objectives d’existence – créée par la vie collective dans l’institution, et du principe de l’enseignement mutuel, élément constitutif de ces institutions, en vertu duquel les meilleurs élèves accédaient au professorat dans l’institution. Ce sont des professeurs des grandes Institutions parisiennes qui ont les premiers défendu les intérêts collectifs des sourds ou des aveugles et les ont transmis à la communauté de leurs pairs et élèves.
Pour une socio-histoire de l’État
16La recherche en sciences sociales et historiques sur l’État et l’administration a connu depuis une quinzaine d’années un important renouvellement, au point qu’il ne paraît plus possible aujourd’hui de déplorer les « carences » de la recherche en la matière comme Pierre Rosanvallon pouvait le faire en 1990 dans un livre programmatique20. Plutôt que discuter les avancées, les points aveugles et les problèmes de la profusion de travaux récents sur l’État relevant de la science politique, de l’histoire sociale, politique ou culturelle21, je voudrais simplement mettre en valeur les apports spécifiques d’une approche socio-historique, qui se rapproche des travaux cités sur certains points (par exemple l’attention portée aux fonctionnaires « du milieu », entre personnels du guichet et élites de l’État, pour reprendre l’expression de M.-O. Baruch), et s’en éloigne sur d’autres (par exemple, l’opposition réifiée, presque éternelle, entre intérêt général et intérêt particulier, « généralité » propre à l’État et « particularité » propre à la société civile et aux associations chez P. Rosanvallon22). Il existe plusieurs définitions de ce que peut être la « socio-histoire » : je défendrais ici l’idée qu’il s’agit d’une manière de faire des sciences sociales et historiques qui tâche de construire ses objets de recherche sur un terrain passé, donc saisissable par traces, en alliant conceptualisation sociologique et mobilisation d’un corpus empirique, qui fait varier les échelles d’analyse du niveau individuel au niveau institutionnel, et qui prête attention à l’historicité de ses terrains d’enquête comme de ses propres catégories d’analyse23.
17Le second personnage de ce livre est donc « l’État », acteur décisif de l’histoire sociale des sourds et des aveugles, et l’analyser de manière sociohistorique suppose de mettre l’accent sur les processus concrets de sa formation historique comme entité agissante. On essaiera d’interroger à la fois, et en les considérant comme indissociables, deux types de phénomènes : les modalités historiques de l’action de l’État sur la société (quelle action publique ?), dont l’observation suppose de prêter attention aux processus de différenciation de l’État d’avec la « société » (quelles sont les « frontières » de l’État ?) ; les modalités historiques des transformations internes de l’État, sous l’angle notamment de la bureaucratisation de l’administration (comment les pratiques administratives sont-elles rationalisées ?) et de la distribution des capacités à le faire agir (qui représente l’État ou l’administration ? qui agit quand « l’État » agit ?). La première série d’interrogation s’inscrit dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu sur la genèse des structures du champ bureaucratique, et de Bernard Lacroix sur les formes d’objectivation de l’ordre étatique : c’est le processus d’étatisation de la société au XIXe siècle, au travers de la mise en place de dispositifs « objectifs » de prise en charge du social et de l’imposition de catégories « subjectives » de perception du monde social, qui est l’objet de l’analyse24. La seconde série renvoie, comme toutes les recherches en histoire, sociologie et science politique menées sur l’État depuis un demi-siècle au moins, à la thèse majeure de Max Weber sur la rationalisation bureaucratique de l’État, c’est-à-dire la transformation de l’administration en bureaucratie, mode d’organisation rationnel car continu, prévisible, et fondé sur des savoirs spécialisés. Cet ouvrage n’échappe ainsi pas à l’attraction wébérienne, dont il reconnaît la puissance par son titre même.
18Le terrain étudié offre une vue sur l’État et « son » administration qui semblera sans doute bien étroite, sinon franchement anecdotique, à bien des généralistes de la question étatique. Mais, aussi modeste soit-il, il permet de se placer à distance des méta-discours sur « ce qu’est l’État », et de retrouver l’ingénuité d’Émile Durkheim quand, face à un « concept » parmi les « plus obscurs », il invite à « l’observer tel qu’il est » plutôt que de « se demander ce qu’il doit être25 ». Il permet aussi de questionner les périodisations consacrées de l’histoire politique, qui reproduisent la logique juridique en découpant le temps en fonction des constitutions et des institutions politiques légitimes : l’historicité de l’État est marquée sur ce terrain par d’autres tournants, 1791 et la fin de la Législative, 1841 et l’âge d’or de la Monarchie de Juillet, ou 1879 et l’installation de la République. Il évite de faire le tour complet, exhaustif, d’un ministère particulier ou d’un corps spécifique, dans le cadre d’une histoire sociale de l’administration souvent monographique26. Il ne fait pas lire seulement de (grandes) lois mais des arrêtés, des rapports et des règlements intérieurs, ni écouter seulement d’importants hommes d’État et ministres, mais aussi des chefs de bureaux et des inspecteurs généraux. Il invite enfin à fréquenter longuement des institutions éducatives dont le lien à l’État est impossible à définir de manière univoque, sous la forme juridique de l’« établissement public » par exemple, mais doit être posé en objet d’analyse, en variable à expliquer. Lieux et objets presque exclusifs de l’action de l’État « en faveur » des sourds et des aveugles, ces Institutions permettent de mettre à jour, derrière l’action de l’État, la capacité de certains groupes ou acteurs à faire agir l’État, de décrire les transformations du fonctionnement administratif et les porteurs de ces transformations, ou encore de saisir la construction historique d’une délimitation durable entre un secteur public et un secteur privé de la bienfaisance publique. Les Institutions d’État, les inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance et autres fonctionnaires de rang moyen comptent ainsi autant que les sourds et les aveugles parmi nos objets de recherche. Autant dire que l’enquête présentée ici espère contribuer au renouvellement récent de l’historiographie des institutions d’assistance nationales et locales au XIXe siècle27.
19L’approche socio-historique se caractérise par un rapport à des sources de première main, qui, nourri de la méthode critique fixée par les historiens à la fin du XIXe siècle, prétend suivre une logique imposée par la construction de l’objet plutôt que par la disponibilité des cartons d’archives (ce n’est pas le carton qui fait l’objet, mais l’objet qui fait le carton, selon l’heureuse formule de Michel Offerlé). Il est aisé, du moins à première vue, de cerner les actions institutionnelles en faveur des aveugles et des sourds au XIXe siècle : des ouvrages pourvus de tables thématiques compilent scrupuleusement les actes officiels (lois, décrets, arrêtés, règlements ministériels, archives parlementaires, procès-verbaux des comités législatifs, etc.)28 ; les Archives nationales ont inventorié, dans la série F 15 (« hospices et secours »), les cartons relatifs aux établissements de sourds et d’aveugles29 ; de nombreux dictionnaires biographiques renseignent sur les acteurs les plus importants30.
20Les apparences sont cependant trompeuses. D’une part, la compréhension de l’administration suppose d’être attentif à son organisation, sans cesse transformée au cours du siècle : on peut l’objectiver, grossièrement mais de manière systématique, en exploitant les Almanachs officiels, disponibles dès 1789, et plus finement, en consultant les fonds des Archives nationales relatifs à l’organisation du ministère de l’Intérieur et à son personnel (série F 1b I), dans lesquels on dispose notamment des dossiers des employés de tout grade du ministère entre l’an VIII et 1890, presque systématiquement absents des dictionnaires (série F 1b I, cotes 261 à 286). D’autre part, la série F, qui recouvre l’activité du ministère de l’Intérieur, a été organisée non pas en fonction des services versants, mais d’un classement thématique datant des années 1830. Des documents relatifs aux sourds-muets et aux aveugles sont également ainsi disponibles dans quelques cartons relatifs à l’instruction publique (série F 17) ainsi que dans plusieurs cartons de la correspondance du ministère de l’Intérieur (série F)31 ; de manière générale, la recherche des traces de populations comme les sourds et les aveugles, d’intérêt relativement faible et potentiellement éclaté pour l’administration d’État, exige un dépouillement systématique des inventaires, et des plongées bien souvent vaines dans des fonds a priori étrangers à la question. C’est ainsi que des documents sur la succession de l’abbé de l’Épée à la tête de l’école des sourds-muets de Paris, au début de 1790, ont été découverts dans la série classée sous le titre « Collection de pièces et lettres diverses » (série AA).
21L’enquête repose en outre sur le dépouillement des archives des deux grands Instituts publics parisiens, placés sous la protection de l’État depuis 1791. J’ai trouvé à l’Institut des jeunes aveugles un fond restreint mais précieux. Constitué par le directeur de l’Institution royale de 1821 à 1840, le Dr Pignier, il comprend des procès-verbaux de réunions, des rapports et des correspondances qui permettent de décrire la vie de l’établissement, les relations entre les administrateurs et les instituteurs, ou encore le contrôle institutionnel sur les élèves dès leur nomination à une « place gratuite ». Au moment où je les ai consultées, entre 1994 et 1997, les archives de l’Institut des jeunes sourds étaient autrement plus riches, puisqu’elles couvraient toute la période considérée dans l’ouvrage et touchaient à plusieurs aspects de la vie de l’Institution. Entreposées dans des armoires au milieu de la lingerie, sous les combles du bâtiment de la rue Saint-Jacques, ces archives étaient incomplètement inventoriées, à peine classées, et pas toujours rangées : certains cartons très précieux s’entassaient par terre32. Je n’ai exploité qu’une partie de ces fonds (un tiers environ), celle qui renseignait sur le fonctionnement de l’établissement : règlements intérieurs et projets de réforme, correspondance avec le ministère, débats du conseil d’administration (procès-verbaux des années 1818-1878), conditions de nomination des élèves (des années 1820 à 1860), carrières du personnel (idem), ainsi qu’un fonds inédit de correspondance des principaux dirigeants de l’Institution (on trouvera sur une page internet la liste complète des sources archivistiques consultées33). L’ensemble de ces sources est mobilisé ici avant tout pour interroger les Institutions en tant que « parties de l’État », susceptibles d’agir en son nom ou de subir sa loi selon les modalités concrètes de leur relation à l’administration centrale, et en tant que dispositifs institutionnels dispensant la faveur de l’éducation aux enfants sourds et aveugles, bien placés par conséquent pour peser sur l’identité sociale des sourds comme des aveugles.
22Contrairement à bien des poncifs, la socio-histoire de l’État n’est ainsi pas seulement une opération de déconstruction radicale, qui rejoue la partition bien connue du dévoilement de la diversité des réalités derrière l’univocité des dénominations, ni une opération aveugle d’historicisation du présent, vouée en remontant le passé à se perdre dans une quête éperdue des origines. Elle permet d’éclairer autant la construction historique de l’État que la production étatique du social. La construction historique de l’État quand, par exemple, elle montre que, à côté des juristes et légistes, d’autres acteurs comme les inspecteurs généraux de l’administration ont contribué à définir le « domaine de l’État » en lui appliquant les règles bureaucratiques dont ils se veulent les gardiens : l’inspection est un vecteur essentiel de la bureaucratisation de l’État au XIXe siècle. La production étatique du social quand elle s’attache à décrire les voies incertaines et indirectes par lesquelles une catégorie administrative conçue pour des raisons pratiques, « les Institutions de sourds et d’aveugles », se transforme en catégorie cognitive de sens commun, celle qui associe les sourds et les aveugles, en tant que personnes « handicapées », sans doute, mais bel et bien éducables.
23Le livre est organisé en trois temps qui se succèdent chronologiquement. Une première partie porte sur l’établissement des faveurs qui bénéficient aux aveugles et aux sourds. Le chapitre 1 revient sur la protection accordée par « l’État » à quelques écoles de sourds et d’aveugles au cours de la période révolutionnaire, en 1791 puis 1795 : protection qui vise les instituteurs plutôt que les populations, mais qui entend aussi généraliser les bienfaits de l’éducation à ces dernières. Le chapitre 2 présente les mécanismes par lesquels les « aveugles et les sourds-muets » deviennent une catégorie de classement d’État au cours du XIXe siècle, sur la base de leur commune éducabilité. La deuxième partie s’intéresse à la manière dont, des années 1820 aux années 1860, ces faveurs se routinisent dans un dispositif institutionnel lui-même soumis à d’importantes transformations. Le chapitre 3 examine comment les Institutions parisiennes se constituent en autorités centrales de l’activité éducative, au cours d’un âge d’or, les années 1820 et 1830, où leur direction est déléguée à de grands philanthropes.
24Le chapitre 4 montre comment la reprise en main des Institutions par l’administration centrale du ministère et leur progressive bureaucratisation au cours des années 1840 à 1860 contribue à structurer l’activité d’éducation selon une division public/privé. Le chapitre 5 présente les conditions qui, sur toute la période, favorisent l’émergence, depuis les Institutions d’État, d’une mobilisation autonome des sourds et des aveugles comme groupes sociaux porteurs d’une identité propre. La troisième partie, enfin, prend pour objet la réforme de l’éducation des sourds-muets qui, au cours de la période d’installation de la Troisième république (1875-1885), aboutit à l’interdiction de l’usage de la langue des signes dans les écoles et à la généralisation de la méthode dite « orale ». Le chapitre 6 s’attache à une lecture critique des explications avancées par l’historiographie, et revient notamment sur le mythe selon lequel tout se serait décidé lors d’un Congrès international à Milan en 1880. En décrivant le processus réformateur dans son ensemble, le chapitre 7 montre que son succès, qui repose sur l’alliance de l’administration et des congrégations catholiques, est lié à la volonté des acteurs traditionnels de l’éducation des sourds-muets de conserver à cette activité sa dimension facultative – sa définition comme « faveur » –, contre les projets qui vise à la soumettre au droit à l’instruction proclamé par le nouveau pouvoir républicain.
Notes de bas de page
1 Voir l’article L. 62-2 du Code électoral (inséré par la loi no 2005-102 du 11 février 2005, article 73) ; ou les résultats de l’enquête HID (Handicaps, Inadaptations, Dépendances) dans Insee Première, no 742, octobre 2000.
2 Voir Dran P., Guide de l’enseignement en France, Bibliothèque Marabout, Verviers, Éd. Gérard et Cie, 1965, p. 255 et suiv. ; et Bilan chiffré du handicap 2004.
3 Canguilhem G., « La monstruosité et le monstrueux », Diogène 40, 1962, p. 29-48.
4 Michel F.-B., Du nez, Paris, Grasset & Fasquelle, 1993 ; dans la littérature policière, la figure du personnage insensible à la douleur est assez fréquente.
5 Bourdieu P., La Distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Minuit, 1979 ; Simmel G., « Essai sur la sociologie des sens », dans Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, p. 223-238.
6 Corbin A., Le miasme et la jonquille, Paris, Aubier, 1982.
7 Bazin J., « À chacun son Bambara » (1985), Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 99-148.
8 Goffman E., Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
9 Il s’agit de la FISAF (Fédération pour l’insertion des personnes sourdes et des personnes aveugles en France).
10 Thompson E.P., La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 1988 (1963) ; Boltanski L., Les cadres, Paris, Minuit, 1982 ; Topalov C., Naissance du chômeur 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1995 ; Ebersold S., La normalisation de l’infirme, l’invention du handicap, thèse de sociologie, Université Strasbourg II, 1991.
11 Noiriel G., Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d’asile XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1998 (1991).
12 Mottez B., A propos d’une langue stigmatisée : la langue des signes, EHESS-CEMS, 1975 ; Mottez B. et H. Markowicz, Intégration ou droit à la différence. Les conséquences d’un choix politique sur la structuration et le mode d’existence d’un groupe minoritaire, les sourds, Rapport CORDES, CEMS, 1977 ; Cuxac C., Le langage des sourds, Paris, Payot, 1983.
13 Pour une présentation « grand public », voir Grémion J., La planète des sourds, Paris, Presses-Pocket, 1991. Le film Les enfants du silence, qui raconte l’histoire d’amour d’un enseignant de sourds-muets et d’une de ses élèves, a obtenu l’Oscar de la meilleure actrice pour Marlee Matlin en 1987. Publiés respectivement en 1984 et 1989, les ouvrages de H. Lane (When the Mind hears. A History of the Deaf, New York, Random House) et O. Sacks (Seeing Voices, a Journey into the World of the Deaf, L.A., University of California Press) sont traduits en français en 1991 (Quand l’esprit entend. Histoire des sourds-muets, Paris, éd. Odile Jacob) et 1990 (Des yeux pour entendre, voyage au pays des sourds, Paris, Seuil).
14 Institut national des jeunes sourds de Paris, Le pouvoir des signes, 1989.
15 Loi no 9173 du 18 janvier 1991 portant diverses mesures d’ordre social, article 33.
16 Silexicales, « La linguistique de la LSF : recherches actuelles », no 4, 2004 ; Poizat M., La voix sourde. La société face à la surdité, Paris, Métailié, 1996 ; Delaporte Y., Les sourds, c’est comme ça. Ethnologie de la surdimutité, Paris, 2002.
17 Weygand Z., Vivre sans voir. Les aveugles dans la société française du Moyen Âge au siècle de Louis Braille, Créaphis, 2003.
18 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 ; Goffman E., Asiles, étude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968 (1961).
19 Elias N., La société de cour, Paris, Calman-Lévy, 1974 (1969). Sur cette approche de l’institution, voir aussi Loriga S., Soldats. Un laboratoire disciplinaire : l’armée piémontaise au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2007 (1991).
20 Rosanvallon P., L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1992 (1990). Un bilan de l’histoire de l’administration apparaissait dans Thuillier G. et J. Tulard, Histoire de l’administration française, Paris, PUF, 1994.
21 En n’oubliant pas l’ouvrage fondateur de Badie B. et P. Birnbaum (Sociologie de l’État, Paris, Grasset et Fasquelle, 1979), on se reportera de préference, pour la science politique, à Dreyfus F. et J.-M. Eymeri (dir.), Science politique de l’administration. Une approche comparative, Paris, Economica, 2006 ; pour l’histoire politique, à Baruch M.-O. et V. Duclert (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration, Paris, La découverte, 2000 ; ou encore, après les travaux fondateurs de C. Charle, aux dossiers récents de revue sur le service public (Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol 52, no 3, 2005) et les « fonctionnaires du milieu » (Le mouvement social, no 218, 2007).
22 On vise ici le chap. 13 (« L’État-réseau ») de Rosanvallon P., Le modèle politique français, Seuil, 2004.
23 Pour une définition plus détaillée, on se permet de renvoyer à Buton F. et N. Mariot, « Sociohistoire », Dictionnaire des idées, Notionnaires vol. 2, Paris, Encyclopaedia universalis, 2005, p. 731-733, ainsi qu’à Buton F. et N. Mariot (dir.), Pratiques et méthodes de la socio-histoire, Paris, PUF, 2009. Voir aussi Noiriel G., Introduction à la socio-histoire, Paris, La découverte, 2006 ; Offerlé M., « Socio-histoire du politique », dans Perrineau P. et D. Reynier (dir.), Dictionnaire du vote, PUF, 2001, ainsi que « L’histoire des politistes », in Favre P. et J.-B. Legavre (dir.), Enseigner la science politique, Paris, L’Harmatttan, 1998, p. 203-216.
24 Bourdieu P., « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 96-97, 1993, p. 49-62 ; Lacroix B., « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique », dans Grawitz M. et J. Leca (dir.), Traité de science politique, tome 1, 1985, p. 469-565. « L’étatisation de la société » (formule de Michel Foucault) était l’objet d’un colloque de l’Association pour la socio-histoire du politique à Grenoble en 1996 : voir Genèses. Science sociales et histoire no 28, 1997 ; Kaluszynski M. et S. Wahnich (dir.), L’État contre la politique ? Les expressions historiques de l’étatisation, Paris, L’harmattan, 1998.
25 Durkheim É., « Les études de science sociale » (1885-1886), dans La science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987 (1970), p. 197 et 202.
26 Un excellent travail dans le genre monographique : Moullier I., Le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1184). Gouverner la France après le 18 Brumaire, thèse pour le doctorat d’histoire, Université Lille 3, 2004.
27 Voir principalement Duprat C., « Pour l’amour de l’humanité ». Le temps des philanthropes. La philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, t. 1, Paris, Éd CTHS, 1993 ; Bec C. et C. Duprat, J.-N. Luc, J.-G. Petit (dir.), Philanthropies et politiques sociales en Europe (18e-20e siècles), Anthropos-Economica, 1994 ; Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; Gueslin A. et Stiker H.-J. (dir.), Handicaps, pauvreté et exclusion dans la France du 19e, Paris, Éd Atelier, 2003 ; Marec Y., Pauvreté et protection sociale aux XIXe et XXe siècles : des expériences rouennaises aux politiques nationales, Rennes, PUR, 2006.
28 Bulletin des Lois ; Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, 1838-1885 (disponible aux Archives nationales sous la cote AD XIX I 144) ; Recueil des circulaires et instructions émanées du ministère de l’Intérieur de 1790 à 1830 inclusivement (3 tomes) ; Recueil des circulaires et instructions émanées du ministère de l’Intérieur de 1831 à 1837 inclusivement, et des circulaires et instructions émanées du ministère du commerce et des travaux publics de 1831 à 1837 (2 tomes) ; Archives parlementaires de 1787 à 1860, 1re et 2e séries ; Bloch C. et A. Tuetey, Procès-verbaux et rapports du comité de mendicité de la Constituante, Paris, Imp. nationale, 1910 ; Guillaume J., Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative, Paris, Imp. nationale, 1889 ; Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, Paris, Imp. nationale (6 tomes) ; Lacroix S., Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, Paris, L. Cerf, C. Noblet, Maison Quantin, à partir de 1894, 1re et 2e séries (7 tomes).
29 Les cartons consultés de la série F 15 portent les numéros 137, 138, 240, 241, 247, 1944, 1945, 2459, 2569 à 2570B, 2584 à 2592D, 2601 à 2602B, 3814 à 3817, 3865, 3866, et 3891.
30 On a utilisé Bargeton R. (dir.), Dictionnaire des préfets (septembre 1870-mai 1982), Paris, archives nationales, 1994 ; Caplat G. (dir.), Les inspecteurs généraux de l’Instruction publique. Dictionnaire biographique 1802-1914, Paris, INRP-CNRS, 1986 ; Dictionnaire des parlementaires français, Paris, PUF, 3 tomes, 1960-1963 ; Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Robert, 1992, 2 tomes ; Gainot B., Dictionnaire des membres du comité de Salut Public, Paris, Taillandier, 1990 ; Hoefer Dr., Nouvelle Biographie Générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à 1850-60, Copenhague, Rosenkilde et Bagger, années 1860 ; Kuscinski A., Dictionnaire des conventionnels, Brueil en Vexin Editions du Vexin Français (1973) [1re éd. Paris, Société de l’histoire de la Révolution française, 1916) ; Michaud L.-G. (dir.), Biographie Universelle ancienne et moderne, Paris, Madame C. Desplaces, 1856 ; Prévost M., R. d’Amat, H. Tribout de Morembert, (dir.), Dictionnaire de biographie française, tome 14, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1979 ; Robiquet P., Le personnel municipal de Paris pendant la révolution, Paris, D. Jouaust, C. Noblet, Maison Quantin, 1890 ; Soboul A., (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989.
31 Il s’agit des cotes F 17 1145, 2500, 9677, 12 528, 12 530 et 12 537 ; F 1534, 16962, 5602, 5607, 5608, 5639 et 6496.
32 Ce malgré le remarquable travail effectué par Alexis Karacostas sur une partie du fond.
33 Le site du CURAPP (http://www.u-picardie.fr/labo/curapp/Membres.html) présente ma page personnelle.
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