Préface
p. I-III
Texte intégral
1Nous ne pouvons pas imaginer ce qui ce serait passé si la catastrophe imminente de la guerre n’avait pas empêché l’école parisienne des Annales et celle de Hambourg de Warburg de mieux se connaître. Lors du colloque international des historiens de 1924, présidé par Henri Pirenne, la question des images fut, pour la première fois depuis le XIXe siècle, réhabilitée dans la section « Iconographie », et quatre ans plus tard, dans son exposé « L’iconologie et son importance pour l’étude systématique de l’art chrétien1 », l’historien d’art G. J. Hoogewerffinvita encore l’école des Annales à prendre également en considération les sources visuelles. Les rois thaumaturges de Marc Bloch de 1924 avaient ouvert une voie extraordinaire pour la réflexion sur la puissance d’action du corps et des images dans l’histoire et, suivant ainsi la même impulsion que l’école de Warburg à Hambourg, avait abouti à consolider le lien entre histoire de l’art et historiographie2. Percy Ernst Schramm, un étudiant d’Aby Warburg, aurait pu faire naître une relation entre les deux écoles dans son livre Der König von Frankreich (Le roi de France), mais du fait du contexte intellectuel de 1939, il ne put franchir ce pont en faisant dériver la sainteté thaumaturgique française de sources germaniques3.
2C’est seulement par des chemins de traverses que de nouvelles relations ont pu surgir. Erwin Panofsky, lui-même issu du cercle de Warburg, et émigré à Princeton, mit en oeuvre dans ses conférences tenues pendant l’année 1956 sur la sculpture funéraire les deux pôles du transi et de la representacion au vif4, qui jouaient un rôle aussi analogue et fondamental dans l’œuvre d’Ernst Kantorowicz publiée l’année suivante, The Kings Two Bodies5. Les deux œuvres étaient nées dans un contact très étroit. Panofsky cite également Ralph E. Giesey, à qui Kantorowicz à la fin de sa préface reconnaît dans ses remerciements une sorte de co-paternité6. Giesey avait développé les questions sur les représentations corporelles du roi dans les années 1960 en se penchant sur les cérémonies funéraires de la Renaissance française7 et avait ainsi fondé une tradition qui atteignit son sommet dans Le portrait du Roi de Louis Marin, en 19818. Pour la première fois, en ce qui concerne les générations les plus récentes, une étape décisive a été franchie pour l’époque de Louis XIV avec l’historien d’art Stefan Fermer9.
3Avec le magnifique ouvrage de Naïma Ghermani, Le prince et son portrait est accompli ce qui, avec la distance de presque quatre générations, aurait dû conduire, au début du XXe, siècle à des mises en relation des plus fécondes. Se fondant sur Kantorowicz, elle renouvelle, en se penchant sur les portraits de princes allemands des XVIe et XVIIe siècles, les études les plus récentes sur les modes de représentation du corps politique. Au cœur de cette étude se trouvent deux pouvoirs territoriaux qui délimitent l’Empire allemand à l’Est et au Sud : la Saxe électorale luthérienne et la Bavière catholique. Elle montre comment les princes, au cours des XVIe et XVIIe siècles, opèrent une transformation juridique et politique de leur statut afin de rentrer dans une concurrence agressive avec l’empereur. Cette rivalité passe aussi par une concurrence symbolique, un combat d’images dans lequel les princes se laissent représenter comme des monarques en utilisant les codes de représentation de souverains catholiques français et espagnols. Cette adaptation est d’autant plus frappante qu’elle concerne aussi les territoires luthériens et calvinistes.
4De manière subtile, Naïma Ghermani montre comment les portraits de Dürer et Cranach l’Ancien, d’abord destinés à un usage privé, se transforment en portraits d’Etat. En faisant du portrait du prince une image-monument, insérée dans un cycle analogique des « grands hommes », Dürer glisse le corps du prince dans la sphère politique de l’Empire. S’appuyant sur l’iconologie politique des portraits de Luther élaborée par Martin Warnke10, Naïma Ghermani analyse les performances novatrices de l’atelier de Cranach, qu’elle révèle ici, pour la première fois, dans toute sa stature de peintre-théoricien politique. Non moins éclairante est la reconstruction de la mise en scène et de l’usage du portrait d’Etat en Bavière qui, associé à d’autres images, commence à jouer un rôle généalogique avant d’être ensuite mis en oeuvre dans un mode de représentation impériale par Hans Mielich. La troisième étape est marquée par le passage à une iconisation, qui permet au prince vivant d’allier, dans le portrait, le formel au personnel et de combler le fossé entre les deux corps. Un nouveau chapitre est ainsi ouvert, dont le préambule, la valorisation de l’armure comme image prolongée du corps, est développé dans une théorie globale : dans l’image, l’armure présente le corps du prince comme un joyau. De la même manière, comme l’armure d’apparat perd de sa valeur sur le champ de bataille et est surtout utilisée par l’infanterie, elle connaît en tant que vêtement de cérémonie et objet de collection une revalorisation considérable. Le corps du prince est modelé par l’armure et en même temps dévoilé, là où auparavant les plis d’un large manteau couvrant le cachaient. Ce corps prend de l’importance, même de cette manière, en l’absence de son propriétaire. A la croisée entre exposition et remplacement, l’armure connaît une mise valeur inédite en tant qu’alter ego pleinement légitime. Il faudrait prolonger cet aspect dans l’histoire des automates car, comme Naïma Ghermani le montre, il dépasse la simple imitation du modèle royal ou impérial. Dépourvu de tout fondement théologico-juridique, le défides princes à l’égard du pouvoir impérial trouve son expression la plus profonde dans l’automate hypostasié qu’est l’armure d’apparat.
5La grande étude de Naïma Ghermani rassemble une somme de recherches qui conduisent les sciences historiques et l’histoire de l’art vers cette iconologie politique, pour laquelle la forme du corps politique est considérée non comme l’expression secondaire de réflexions conçues ailleurs, dans le domaine de la théorie politique ou de la jurisprudence, mais comme le ferment et la matrice de cette théorie11. C’est seulement à travers ce raisonnement que l’iconologie politique atteint sa cible. En reconstruisant le laboratoire d’un corps politique difficilement saisissable du fait de son éclatement, Naïma Ghermani réussit à produire un choc électrique méthodologique.
Notes de bas de page
1 Rivisita di archeologia christiana, vol. VIII, 1931, p. 53-82.
2 Ulrich Raulff, Ein Historiker im 20. Jahrhundert : Marc Bloch, Francfort-sur-le Main, 1995, p. 92-124 et p. 366.
3 Percy Ernst Schramm, Der König von Frankreich. Das Wesen der Monarchie vom 9. zum 16. Jahrhundert, Weimar, 1939. Voir aussi : Ulrich Raulff, « Parallel gelesen : die Schriften von Aby Warburg und Marc Bloch zwischen 1914 und 1924 », dans Akten Warburg. Akten des internationalen Symposions Hamburg 1990 (Horst Bredekamp, Michael Diers et Charlotte Schoell-Glass [éd.]), Berlin, 1991, p. 167-178, ici, p. 175. La relation de Schramm au groupe de la bibliothèque Warburg s’interrompit après 1933 (Juist Grolle, « Percy Ernst Schramm – Fritz Saxl. Die Geschichte einer zerbrochenen Freundschaft », ibid., p. 95-114).
4 Erwin Panofsky, Tomb Sculpture, New York, 1964.
5 Ernst Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Medieval Political Theology, Princeton, N. J., 1957. C’est surtout par l’engagement de Panofsky que Kantorowicz avait obtenu un poste au Institute for Advanced Study de Princeton quand il fut menacé, suite aux persécutions maccarthystes, de perdre son poste en Californie (Erwin Panofsky, Korrespondenz 1950 bis 1956, éd. par Dieter Wuttke, Wiesbaden, 2006, p. 56 et suiv.)
6 Ernst Kantorowicz, Die Zwei Körper des Königs. Eine Studie zur politischen Theologie des Mittelalters, Munich, 1990, p. 26.
7 Ralph E. Giesey, The Royal Funeral Ceremony in Renaissance France, Genève, 1960 (traduction : Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, 1987).
8 Louis Marin, Le portrait du Roi, Paris, 1981.
9 Stefan Germer, Kunst-Macht-Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV, Munich, 1997.
10 Martin Warnke, Cranachs Luther. Entwürfe für ein Image, Francfort-sur-le-Main, 1984.
11 Voir une entreprise parallèle : Barbara Stollberg-Rilinger, Des Kaisers alte Kleider. Verfassungsgeschichte und Symbosprache des Alten Reiches, Munich, 2008.
Auteur
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Horst Bredekamp
Université Humboldt de Berlin
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