Jeunesse et discrimination
| ,L’État total et les Jeunes. Le cas bulgare sous le régime communiste (1944-1989)
Texte intégral
1L’époque après la Seconde Guerre Mondiale, qui correspond avec la mise en place et la consolidation du pouvoir communiste en Europe de l’Est, est souvent qualifiée par l’historiographie européenne, comme la période de l’essor de l’État social. Il s’agit d’une longue tradition de politiques publiques dans le domaine de la santé, de l’éducation, du travail et de la sécurité, qui aboutit à des avancées considérables. C’est dans ce cadre-là, que se développe une nouvelle acception de la jeunesse – l’état moderne en prend de plus en plus soin – le jeune est perçu comme un être « éducable dans la mesure où il porte en lui la société future » (Mouchtouris, 2008 : 15). Cette même classe d’âge a été toujours considérée comme vecteur du changement social, soit du côté du pouvoir qui craint les jeunes pour leur persistance, soit du côté des révolutionnaires qui pourraient utiliser leur capacité contestataire. Mais ce XXe siècle est aussi le siècle de l’État totalitaire, dont la mise en place et la persistance dépendent très souvent de la ferveur de jeunes gens, prêts à se sacrifier au nom d’un idéal. Voici ce qu’on pourrait appeler « les deux piliers de la politique de l’État total à l’encontre de la jeunesse » – le souci d’intégrer le maximum de jeunes citoyens dans la machine idéologico-bureaucratique, mais en parallèle – éviter toute forme de contestation de la part de cette même catégorie. La figure du jeune dans l’État totalitaire aurait une double acception – d’un côté il est l’incarnation du futur « lumineux », et de l’autre – destructeur possible de ce même futur. La politique discriminatoire adoptée envers les jeunes passera inévitablement par cette opposition-là : constructeurs/ destructeurs, autrement dit : jeunesse constructrice/jeunesse destructrice. C’est autour de ces deux figures idéologiques qu’est édifiée la politique de l’État Total Bulgare envers la jeunesse, et ceci, pratiquement jusqu’à la fin du régime. Pour pouvoir parler de la discrimination étatique mise en place par l’État Socialiste Bulgare nous allons nous appuyer sur ces deux figures idéal-typiques.
« La jeunesse constructrice », ou l’idéal communiste
2La célèbre étoile rouge – emblème du communisme – symboliserait, entre autres, les cinq classes qui vont mener le mouvement communiste – l’intelligentsia, les militaires, les ouvriers de l’industrie, les ouvriers du secteur agraire et les jeunes. L’État socialiste, mais aussi l’État totalitaire en général, instaure « une société à devenir », une « société parfaite » en construction. Pour aller plus loin, et c’est un élément de première importance, on peut dire qu’il s’agit d’une société du double sacrifice – on sacrifie ceux qui sont nuisibles (les ennemis), mais on se sacrifie aussi (personnellement et collectivement) au nom du « futur lumineux ». Et ceux à qui est destiné ce Futur, ce sont justement les jeunes. La vision socialiste garde une place importante à l’éducation sociale et la création de l’« homme nouveau », pour lequel on a besoin de personnalités harmonieusement développées, aptes à la vie collective. Voilà pourquoi la plupart des projets socialistes sont pédagogiques. L’éducation et la rééducation sont tournées vers tous les groupes sociaux mais les sujets les plus importants de cette politique restent les enfants et les jeunes.
- 1 Nadejda Galabova, 2010, « Образът на учителя в спомени на ученици от Софийската езикова гимазия пре (...)
3L’enfant, le jeune individu, est appréhendé par l’État socialiste en tant que matériel, qui, soumis à un travail spécifique, se transformera en un citoyen « effectif, loyal, et actif », et dont les actions publiques ne mettront pas en doute l’ordre établi ; dont le travail discipliné contribuera à la prospérité de la société, et dans sa vie privée ne pourra jamais échapper au contrôle public. Mais en même temps il pourrait être à l’origine du démantèlement de l’État socialiste homogène et unifié. Autrement dit l’enfant est la ressource modernisatrice primordiale dans la société, car il grandit dans « le meilleur des mondes possibles », et ce qu’il doit faire est d’incorporer cette réalité sociale. C’est à ce niveau-là qu’intervient l’école (espace public-disciplinaire), qui diffuse les modèles de comportement légitime, les moyens de compréhension du monde acceptables. Selon le grand idéologue de l’éducation socialiste Makarenko, « La personnalité est d’autant plus libre que les exigences objectives sont devenues sa propre vision, attitude et besoin1 ».
La place des jeunes dans la société socialiste – l’incarnation du futur
- 2 Il faudrait rappeler et souligner le fait qu’on parle d’une situation de plein emploi.
- 3 Anelia. Kassabova cite dans„ Държавното дете. Етатизиране на грижите за децата в социалистическа Бъ (...)
4Parlant de jeunes en Bulgarie communiste, on doit comprendre la catégorie de la population regroupant, les individus dès l’enfance – jusque l’entrée dans la vie active. Pourquoi ce choix-là ? Tout simplement parce qu’idéologiquement la société communiste est fondée sur la « super-valeur » du travail. On y distingue trois catégories de personnes – les futurs travailleurs, les travailleurs et les anciens travailleurs2. Les jeunes, sont supposés être ceux qui vont « cueillir les fruits du communisme », qui vont vivre dans le « futur lumineux » promis par le Parti, et pour cette raison ils ont une importance primordiale dans la « construction » de l’État socialiste. C’est à travers eux que les « rêveries idéologiques » peuvent devenir réalité. Et l’État Bulgare va investir des moyens considérables dans l’éducation des futurs citoyens communistes. « La question concernant les développements et éducation physiques et morales des enfants et des jeunes est la question d’État la plus importante. Il est question du futur de l’État lui-même. C’est pour cette raison qu’on ne considère plus l’enfant en tant qu’appartenance et fardeau de la famille, mais en tant que membre futur de la société et de l’État, et c’est pour cette raison que ce dernier prend soin de son développement et éducation physiques et morales corrects3 ».
- 4 Année emblématique de l’emprise totale du Parti Communiste en Bulgarie
- 5 « Непълнолетни » en bulgare
5À cette définition de la jeunesse qu’on peut appeler « idéologique », se greffe une autre qu’on pourrait qualifier de « légale ». En 19494, l’âge de la majorité est porté à 18 ans. Ainsi le régime distinguera désormais les personnes de 0 à 14 ans comme « enfants », ou « mineurs », ceux de 14 à 18 ans sous le terme de « non-majeurs »5, et « majeurs » (dans le sens « jeunes majeurs ») – les individus entre 18 et 26 ans. Un exemple assez clair est le fait que l’on peut faire partie de l’Union de la Jeunesse Populaire jusque l’âge de 26 ans, puis on peut passer (ou plutôt on se doit) dans un autre statut, celui de membre du Parti ou « Communiste ».
- 6 Une des premières mesures dans la sphère sociale, adoptée par le gouvernement du Parti communiste, (...)
- 7 Fotev Gueorgui, cite dans « La longue nuit du communisme en Bulgarie » le manuel « L’éducation soci (...)
6L’enfant, dès son plus jeune âge, est pris en charge par l’État à travers des crèches et écoles maternelles, pour permettre aux parents (et plus exactement aux mamans6) de participer activement à la construction de la société communiste. Ces institutions sont obligatoires pour tous les enfants. Selon le modèle soviétique, les enfants dans les maternelles doivent apprendre : la camaraderie, l’amour envers la Patrie, ainsi qu’envers Lénine, Staline et Dimitrov… Mais essentiellement, « d’apprendre dès le plus jeune âge les règles de notre société socialiste : l’ordre et la discipline, pouvoir agir collectivement, prendre soin l’un de l’autre, respecter les adultes et prendre soin des objets7 ». Le régime considère que l’éducation des plus jeunes, est une affaire si importante, qu’elle ne pourra pas être laissée à la famille. Dans le cadre institutionnel – étatique, les enfants sont politisés dès leur plus jeune âge, car dès la maternelle ils font connaissance avec les « guides » du peuple et récitent des poèmes, chantent des chansons à leur gloire, etc… Mais le véritable embrigadement de la jeunesse dans la construction du futur paradis communiste commence dès leur entrée officielle dans le système scolaire.
Les formes d’embrigadement/socialisation de la jeunesse
7C’est dès la première classe de l’école, que les enfants sont « fortement incités » à s’inscrire dans l’Organisation Dimitrovienne des Pionniers « Septemvriitche », qui regroupe pratiquement tous les enfants de 7 à 14 ans. La transformation de chaque enfant en pionnier est une tâche essentielle pour l’éducation politique et l’ingénierie sociale de l’État socialiste. Cette organisation, qui s’installe à l’intérieur de l’école, a une puissante influence idéologique sur les jeunes. L’organisation des pionniers repose officiellement sur les bases du volontariat, mais en réalité tous les enfants sont incités à « être volontaires ». ODP « Septemvriitche » est sous le contrôle direct de l’Union Dimitrovienne Communiste de la Jeunesse (UDCJ / ДКМС en Bulgare) qui est soumise au contrôle du Parti, duquel son organisation est inspirée. L’objectif de l’organisation des pionniers est d’apprendre aux enfants l’amour du travail et de la Patrie, la discipline. Mais elle prépare également les jeunes à la vie dans la société socialiste.
8Ainsi instruit, le jeune citoyen sortant des rangs de pionniers passe dans une autre organisation contrôlée par le politique – le Komsomol, qui prend en charge les jeunes dès l’âge de 14 ans jusqu’à la fin de leurs études (secondaires ou universitaires). La participation dans cette dernière est très fortement recommandée en vue de l’avancée future de l’élève et de l’étudiant – l’exemple même c’est le fait que sans document de participation au Komsomol on ne peut pas rentrer à l’Université. La non-participation peut également créer plusieurs « ennuis administratifs » au jeune, ainsi qu’à sa famille. Le fait d’être exclu du Komsomol est souvent très mal vécu par l’entourage mais aussi par le jeune lui-même. Il est vrai aussi, qu’être bien placé dans cette organisation peut être source d’avantages importants. Comme on a déjà souligné, le communisme en tant qu’idéologie est fondé sur la super-valeur du travail. Dans cette logique-là, la première chose que doivent apprendre les jeunes – c’est le travail et surtout le travail manuel. Pour cela sont mises en place les-dites « brigades de jeunes ». L’État totalitaire qui, rappelons-le, prend en charge les individus pratiquement dès la naissance, se donne à travers cette institution les moyens de contrôle physique de ses futurs citoyens. En quoi consistent ces brigades de jeunes, qui existent pratiquement jusque l’effondrement du régime communiste ? Par son essence, la participation dans les brigades des jeunes est volontaire, mais la propagande la transforme en « norme obligatoire dans le processus de socialisation des jeunes gens (Raeva, 2010 : 136) ». Les participants sont officiellement recrutés sur le principe du bénévolat mais aussi par la force – suite à des appels de mobilisation. Le plus souvent cela s’opère à travers le moyen qu’on pourra qualifier de « contrainte sociale/étatique », avec la promesse d’une meilleure réalisation dans le monde du travail, ou un encouragement par les comités du Parti local, par exemple, ou l’organisation du Komsomol… Les brigades reposent sur une structure militaire - discipline sévère, accomplissement de normes etc. La propagande désigne les brigadiers en termes d’« armée de brigadiers », qui combat dans les fabriques, les usines les chantiers ou dans l’agriculture...
9Quels sont les critères de participation à ces brigades, qui ont pour but officiel de construire le « futur lumineux » ou la « nouvelle vie » ? Selon le « Règlement des brigades de jeunes et de production en République Populaire de Bulgarie » (édité probablement entre septembre 1946 et décembre 1947), pour pouvoir faire partie d’une brigade, il faut que la personne, volontaire, ait 14 ans et soit en bon état physique. Plus tard l’âge légal effectif des brigades a été augmenté à 17 ans (selon l’idéologue du mouvement brigadier Pentcho Koubadinski) au vue de la pénibilité du travail gratuit que ces jeunes ont dû fournir au régime. Quoi qu’il en soit, on pourrait affirmer qu’il s’agit, la plupart du temps, de mobilisation des jeunes « aux portes de la vie active » – pendant les vacances d’été avant la dernière classe du lycée, avant l’entrée à l’université et durant leurs études universitaires. L’État total met les jeunes dans une sorte de « camp de travail », considéré comme rite de passage à l’âge adulte – du monde de l’apprentissage, au « monde de construction du futur ». Cette politique peut être également perçue en tant que « mise dans le bain des jeunes », qui a pour objectif de les préparer à leur place future dans la société, de les préparer au monde du travail.
- 8 Qui parfois semble inutile même aux participants : « On faisait plus de dégâts qu’on produisait rée (...)
- 9 Pour le maintien du régime
- 10 Pentcho. Koubadisnki, « Бригадирски огньове. (Поглед върху развитието на младежкото бригадирско дви (...)
10Des exemples, donnés jusque-là, on peut se rendre compte du comportement de l’État Socialiste à l’égard des jeunes et de la jeunesse. D’un côté il adopte une politique de modernisation et normalisation de la jeunesse en définissant les limites de minorité/non-majorité/majorité, ainsi que l’affirmation de l’enfance (jusqu’à la majorité) en tant que période protégée par l’État. Mais d’un autre côté les enfants et les jeunes sont instrumentalisés dans un but idéologique. L’État socialiste oblige les jeunes à lui fournir un travail gratuit8 – les lycéens qui ne participent pas à une brigade n’auront pas le droit d’entrer à l’université. Après 1944, les enfants et les jeunes sont soumis à un contrôle étatique centralisé à travers leur inclusion dans des organisations, qui sont dans leur fondement des organisations politiques. Cela signifie que l’on exige des jeunes qu’ils soient politiquement actifs. La mobilisation des jeunes dans des brigades a pour objectif leur transformation en êtres « socialement actifs »9, on leur donne le droit spécifique de participer « à la construction de la société socialiste ». Le Mouvement brigadier est défini comme étant une « école de masse pour l’éducation de la jeunesse »10, ce qui signifie qu’à travers cette pratique on envisage une influence durable sur les participants.
La jeunesse destructrice – les « brebis noires »
- 11 Anelia Kassavova cite Dimitar Gerdjikov {Централен съвет за обществени грижи и възпитание на детето (...)
11« Les enfants et les jeunes sont les citoyens futurs, qui vont organiser notre État… . Il est de très grande importance pour l’État, si le nouveau courant qui se verse dans ce dernier est limpide et pur, ou bourbeux et impur, ou autrement dit, si ses nouveaux citoyens sont forts et sains de corps avec une morale élevée et des cœurs nets, ou à l’envers – faibles de corps immoraux et dégradés11 ».
Les « ex-gens » et leurs enfants
- 12 „ Бивши хора“, en bulgare, que je traduis par « ex-gens »
- 13 Фотев Георги, 2008,„ Дългата нощ на комунизма в България”, Изток-Запад, София, 2008г., {FOTEV Gueor (...)
- 14 Bien sûr, on peut racheter les « fautes » de ces proches et se débarrasser de cette étiquette, mais (...)
12Le terme « ex-gens »12 apparait tout d’abord dans le langage secret du Parti pour désigner « les personnes, des êtres humains réels, qui ont appartenu, peu importe s’ils ont été majeurs ou pas, aux classes détruites13 ». Il s’agit d’ex-bourgeois, d’ex-politiciens, d’ex-monarchistes, d’ex-oppositionnels, ex-intellectuels, d’ex-popes, des personnes qui ont composé l’élite de la nation… (la liste est longue), qui sont tous désormais des « ex-personnes ». Ils sont transformés en « Ennemis ». Dans son extension extrême, cette figure d’« ex-gens » prend facilement l’acception d’« ex-êtres humains ». Leur culpabilité perdure même s’ils n’existent plus physiquement – ils ont des parents, des enfants, des frères et des sœurs, des petits-enfants, des neveux etc. – ils ont une famille, sur laquelle s’étend la « culpabilité ». De ce fait, on parlera de trois générations de victimes. La première génération est composée de ceux, qui sont assassinés ou envoyés en prison ou en camp, dans la seconde génération entrent les parents et les enfants des victimes. Et la troisième – ce sont les proches, et les petits-enfants des victimes. Le régime peut élargir cette catégorisation jusqu’à ce qu’il y ait un soupçon de lien avec un « déviant », appelé encore « ennemi de classe ». La seconde et la troisième génération seront persécutées beaucoup plus sur le plan symbolique que physique. Une fois que la personne a reçu l’étiquette d’appartenance à une famille ennemie du peuple, elle la portera toute sa vie14. Les enfants n’auront pas droit à des études supérieures, même s’ils sont les plus brillants de toute l’école, de là ils n’auront accès qu’à des métiers de travail manuel, non ou peu qualifié, ils seront facilement licenciables etc., la liste est infiniment longue. Bref, l’appareil étatique fera tout pour que ces personnes restent au plus bas de l’échelle sociale, à la limite de la marginalisation.
- 15 Il s’agit de noms donnés aux jeunes qui s’habillent et se comportent, selon le régime, comme les je (...)
- 16 Sauf qu’officiellement les brigades reposent sur le bénévolat, et la mobilisation par le travail re (...)
- 17 La KGB bulgare.
- 18 Avec la différence que pour le régime les enfants sont plus facilement « éducables » que les parent (...)
13Voyons à présent plus en détail quel est le sort réservé à la deuxième et troisième génération de réprimés, composées dans leur grande majorité de jeunes. La première grande mesure prise par le régime, dès son installation, envers cette catégorie est l’instauration de « La Mobilisation par le travail », dès l’été 1945. Les premiers mobilisés sont des hommes et des femmes sans emploi et désignés comme « oisifs ». Le Parlement adopte en août de la même année une loi concernant « la mobilisation par le travail des oisifs », de la tribune parlementaire Trifon Trifonov éclaircit ces termes-là : « Il s’agit primordialement de jeunes, fils et filles de parents aisés, qui ne se soucient pas de leur pain du jour, et qui, jusqu’à présent n’ont pas appris qu’il y a un autre moyen de gagner sa vie – c’est-à-dire – en travaillant. Ces jeunes sont ceux qu’on connait comme – zozas et swings »15. Plus loin on apprend que la loi va concerner aussi tous ceux qui passent leur temps en oisiveté et gagnent leur vie en spéculant. Par cet acte – là, le nouveau pouvoir installé en Bulgarie un an auparavant, continue sa politique discriminatrice envers tous les « restes » de l’ancien régime. Tandis que les parents se retrouvent dans le système concentrationnaire, une partie de leurs enfants est prise dans les rouages d’une forme concentrationnaire, mais des moins pénibles. Concernant les plus jeunes mobilisés pour le travail, ils sont soumis à un régime spécial « d’éducation et travail » qui ne concerne que la tranche d’âge 16-20 ans. Le délai de mobilisation est de 6 mois et s’effectue de manière saisonnière – de mai à octobre. Leur travail est utilisé pour la construction de routes, chemins de fer, canaux, barrages, immeubles, correction de rivières, plantation d’arbres, travail dans des fermes d’État, travail dans des mines, carrières, fabriques, ateliers et autres, selon les aptitudes physiques et l’âge des mobilisés. Leur régime de travail ne diffère pas de celui qui règne dans les brigades de jeunes16. Les mobilisés par le travail ne sont pas surveillés par des miliciens et leur travail est payé selon les normes. Même si la mobilisation par le travail a pour objectif d’« occuper » les catégories de la population qui restent en dehors du monde du travail, en réalité elle est utilisée comme une arme puissante envers tous ceux qui pensent différemment des hommes au pouvoir. Cette loi sert, surtout dans les années d’existence des camps (1945-1962), pour les proches de ceux qui se trouvent entre les mains de la Sécurité d’État17. Les fils et les filles des « ex-gens » sont « dangereux », eux-aussi, et il faut les éduquer comme leurs parents – par le travail18. La principale ligne de discrimination étatique, passe par la notion du travail, – « ils ne travaillent pas, ils n’ont jamais appris à travailler », et de là vient leur caractère de personnes dangereuses pour l’ordre socialiste. Il faudrait peut-être aussi rappeler que sous le terme de « travail » les communistes sous entendent plutôt un travail manuel. La rééducation de ces catégories de personnes passe également par le travail qui a un rôle éducatif, surtout pour les jeunes, pour les plus âgés on parlera de rôle rééducatif.
- 19 Idem., p. 54
- 20 Nom officiel des camps en Bulgarie, signifiant littéralement – « Foyer de rééducation par le travai (...)
14En 1949 la loi concernant la mobilisation par le travail est modifiée, on lui donne un cadre plus large : dans la catégorie des oisifs sont inclues les personnes renvoyées pour faute grave, les écoliers renvoyés par l’école et qui vivent aux crochets de quelqu’un d’autre, ceux qui spéculent sur le marché noir et ceux qui divulguent des rumeurs dangereuses. L’article premier stipule que peuvent être mobilisés par le travail tous les citoyens bulgares « qui ne font pas de travail profitable à la société ou avec leur comportement dans la société menacent l’ordre et la morale19 ». Un an plus tard la loi de mobilisation par le travail est abrogée, car le contingent qu’elle englobe diminue fortement, suite à la nationalisation. Mais la pratique ne disparait pas avec l’abrogation de la loi. Durant les années suivantes, la Mobilisation par le travail prendra le nom d’Armée de Construction ou Armée Bâtisseuse. Y seront mobilisés des jeunes des minorités (tzigane et turque), ainsi que des individus « politiquement non-conformes », pour la plupart descendant des familles des « ennemis du peuple ». Ce sont ces mêmes personnes, qui vont travailler sur « les grands chantiers de la Patrie », ce sont eux qui vont « bâtir le pays ». Il s’agit à nouveau d’une forme de travail non voulue, et « gratuite » pour une bonne partie de ceux qui y sont contraints. Il faut aussi remarquer que si on est jeune, on n’a pas fait son service militaire et on sort d’un TVO20, on sera immédiatement envoyé dans une compagnie de ce genre. En bref, ceux qui font leur service militaire dans l’Armée de Construction, sont des personnes suspectes que le Parti-État va envoyer en « éducation par le travail ». Il s’agit d’une punition affligée par l’appareil étatique – ces jeunes y sont parce qu’ils appartiennent à des minorités, pour avoir commis des fautes qu’on peut qualifier de « jeunesse », ou tout simplement fils ou petits-fils d’« ennemis du Peuple ».
15L’autre sort, réservé aux enfants de « ex-gens », pouvant être complémentaire à celui qu’on vient de voir, est l’établissement forcé à une nouvelle adresse. Le but de l’opération pratiquée entre 1945 et 1964 est de dissiper les personnes susceptibles de nuire au pouvoir. Le plus souvent il s’agit d’un véritable internement dans un village perdu et obligation de se présenter chaque jour dans le commissariat de milice de la commune. Cette mesure est le plus souvent appliquée aux familles de ceux qui sont pris en charge par le système concentrationnaire. Si on peut établir un schéma-type de fonctionnement du système répressif, ce serait le suivant : le père - une menace réelle ou supposée pour les communistes, est tué ou jeté dans les camps et les prisons ; sa femme et ses enfants sont déportés de la ville pour être internés dans un village perdu et pauvre de préférence. Dans ce schéma-là, les jeunes, enfants d’une personne dangereuse, donc étiquetés comme dangereux à leur tour, sont complètement démunis. Ils se retrouvent sans aucune perspective. Entre le 9 septembre 1944 et le mois d’août 1953 sont déportés des villes 7 025 familles avec 24 390 membres, l’année suivante le régime déportation et internement est levé et la plupart des familles reviennent à leur lieu de vie initial. Durant la deuxième vague de déportations entre 1956 et 1962 sont déportés entre 2 000 et 3 000 familles avec entre 8 000 et 10 000 membres.
Les « hooligans » – apparition du terme et cadre légal
16L’État totalitaire a besoin d’ennemis et s’il n’en a pas il va en créer. Tzvetan Todorov en définit trois groupes : adversaires, non-conformistes et rivaux. Dans la première catégorie il classe les individus qui expriment des opinions politiques différentes. La seconde catégorie, celle des non-conformistes est infiniment plus vaste – il s’agit ici de personnes qui ne se soumettent pas avec suffisamment d’empressement et font preuve d’un certain degré d’autonomie. On y retrouve les paysans, qui ne veulent pas entrer dans les coopératives, ceux qui veulent gagner leur vie sans devenir fonctionnaire de l’État, les chrétiens pratiquants ou les jeunes qui aiment la bagarre - on va leur attribuer la dénomination des voyous (hooligans). Dans la troisième catégorie qui est de faible importance numérique se retrouvent de simples rivaux de personnages importants, qui ont voulu prendre leur place ou dont on veut se débarrasser pour monter dans l’échelle des privilèges.
- 21 Бисер Демирев, „ Престъплението„ хулиганство“по българското наказателно право“, София, 1997,[Bisser (...)
- 22 Ibid., p. 7
- 23 Le Plénum d’avril et la montée au pouvoir de T. Jivkov
17La figure discursive et idéologique de « hooligan » entre dans le langage officiel de l’État Socialiste Bulgare avec deux autres mots « beatnik » et « swing ». Ces deux dernières figures désignent les jeunes des pays dits « bourgeois », qui sont sales, avec des cheveux longs et ne respectent aucunement les normes, les mœurs et l’ordre social. Le terme « hooligan » vient se greffer sur cette figure discursive, est définit comme « quelqu’un qui perturbe l’ordre social, ne respecte pas les citoyens, leurs droits et dignité21 ». C’est au début de 1951, que le crime « actes de hooligan » entre officiellement dans le code Pénal Bulgare. Bisser Démirev (dans « Le crime d’hooligan dans le droit pénal bulgare », Sofia, 1997) souligne le fait, que le contenu de l’article 283 qui concerne les « hooligans » est copié de la loi pénale soviétique. La seule différence est que le texte bulgare va beaucoup plus loin : sont sanctionnés tous « les actes indécents, et conduite indécente22 », ainsi que « l’apparition dans un lieu public sous l’emprise de l’alcool ». Il faudrait peut-être remarquer ici, que ce premier texte essaie d’énumérer les actes qui entrent dans ce cadre-là, ce qui limite en quelque sorte l’usage du terme « hooligan » par la machine répressive - totalitaire de l’État Bulgare. L’année du grand tournant du régime socialiste en Bulgarie - 195623, le texte du Code Pénal est modifié et simplifié, les parties qui permettaient une interprétation plus étroite de la loi contre les hooligans sont abrogées, à leur place est introduit le terme d’« actes de hooligan » qui peut englober une palette indéfiniment large d’actes et conduites.
- 24 Ibid., p. 12
18L’objet du « crime de hooligan » est défini dans le Code Pénal de la République Populaire de la Bulgarie, comme étant la préservation de « l’ordre, instauré dans le pays, ainsi que le calme social »24. On laisse une place importante à la délation, car ces actes peuvent ne pas être accomplis en public, mais peuvent être portés à l’attention de tous et copiés par des tiers. La figure idéologico-discursive-légale de « hooligan » a la capacité de devenir une arme puissante entre les mains de la machine répressive – selon la définition légale ces personnes s’attaquent à l’ordre établi. C’est-à-dire, toute personne qui pourrait être définie comme « hooligan », est aussi un ennemi déclaré de l’État et du Peuple. Les « hooligans » qui sont principalement des jeunes gens, entrent dans le groupe des « personnes politiquement dangereuses », ce qui impose un contrôle important de leurs actes. Et pour pallier ces actes il faut embrigader ces jeunes à risques dans des institutions comme le Komsomol, les brigades de jeunes, la mobilisation par le travail, dans les rangs de l’Armée de Construction ou directement par la machine de répression totalitaire, pour les plus dangereux. Le travail dans les brigades permettra de canaliser l’énergie destructrice de ces personnes dans la construction du « futur lumineux ».
Comportements déviants et répression
19On a utilisé le terme de « non-conformistes » pour désigner une vaste partie de la population, qui sera après l’anéantissement des ennemis réels, la cible de l’appareil de la terreur totalitaire. Ce seraient des personnes dont les mœurs s’écartent de la norme admise, même si le rapport entre cette norme et la politique parait un peu mystérieuse.
- 25 Protocole A n° 13 du 21.I.1958
- 26 Протокол N° 5 на колегиума на МВР от 04. III.1958 (Protocole du Ministère de l’Intérieur de 04.03.1 (...)
20L’année 1958 est marquée par une tendance forte dans la politique du Parti d’imposer un contrôle par la force, c’est-à-dire à travers l’appareil du Ministère de l’Intérieur. Une des grandes actions du pouvoir au cours de la nouvelle morale du socialisme est née – il s’agit de l’action contre les « hooligans ». Le 21 janvier 1958 durant la séance du Politbureau est discutée la question de la lutte contre les « actions des hooligans ». On charge le ministre de l’Intérieur Gueorgui Tsankov avec l’organisation de « l’internement sous le régime du travail forcé des hooligans, voleurs récidivistes et autres éléments dégradés, nuisibles pour l’ordre social25 ». Un an et demi plus tard, cette décision, avec les changements dans la loi de la Milice nationale concernant l’internement, sera le cadre législatif du troisième souffle de vie des camps en Bulgarie. La formulation « hooligans » propose des possibilités illimitées pour les organes répressifs d’envoi de personnes de tout genre dans les camps. En mars 1958 le vice-ministre de l’Intérieur Mirtcho Spassov propose un rapport pour la préparation d’un régime de « nettoyage de la capitale de délinquants criminels et récidivistes ainsi que d’autres personnes nuisibles à l’ordre social26 ».
- 27 On peut donner un exemple du traitement réservé à ces catégories de jeunes : « Les miliciens regard (...)
21Qui sont, pour le régime ces « éléments dégradés, nuisibles pour l’ordre social » ? Il s’agit de personnes qui ne correspondent pas aux critères de comportement et tenue, imposés par l’ordre socialiste, qui cherchent une alternative de l’« avenir lumineux » que propose le Parti ou qui se permettent de le critiquer en public… Ou simplement des gens qui dérangent tel ou tel fonctionnaire du Parti jouissant d’un certain pouvoir… La liste est longue, mais on peut essayer de donner quelques pistes pour comprendre ce qui est sanctionné comme comportement « hooligan ». On va commencer par les modes vestimentaires : les garçons qui portent des pantalons moulants, les filles en mini-jupe27 se retrouvent après quelques avertissements dans un camp ou prison. Toute musique ayant le moindre rapport avec le jazz ou le rock est suspecte, car occidentale et donc ennemie ; toute danse postérieure au tango aussi. Toute relation sexuelle extra-maritale peut entraîner la déportation pour dissipation des mœurs.
22Une autre justification de la répression peut être le fait d’avoir des contacts avec l’étranger. Les étrangers en mission au pays et les touristes sont suspects, car ils peuvent être des agents des intelligences ennemies. Et donc tout contact avec eux peut être considéré comme une pratique ennemie. Quelques mots échangées dans une langue occidentale, concernant le temps par exemple, peuvent être interprétés comme un complot international ayant pour but le renversement du régime. Alors étudier et pratiquer des langues comme l’anglais, le français, l’italien (l’espagnol n’est pas suspect depuis la victoire communiste à Cuba) vous transforme en « un individu à surveiller ».
- 28 D’ailleurs, jusqu’à la fin du régime, raconter des blagues politiques en public était un billet d’e (...)
23On peut se retrouver en camp ou en prison, également, si on essaie de s’évader du « Paradis communiste » en construction. Les tentatives de fugue du pays sont perpétrées dans leur grande partie par des jeunes, qui espèrent trouver un meilleur avenir dans les pays du « capitalisme pourrissant ». On se doit d’évoquer aussi qu’on peut se trouver dans un camp parce qu’on est un « bon-vivant » (on vit à l’ancienne comme les « capitalistes-fascistes » d’avant le 9 septembre), ou pour avoir raconté des blagues contre le PCB et ses leadeurs, ou contre le sacro-sainte Union soviétique28.
- 29 „ Българският Гулаг -Свидетели”, В.Демокрация, София, 1991г. { « Le Goulag Bulgare – Témoins », col (...)
24La catégorie « hooligan » est très flou, mais c’est ce qui en réalité permet de pouvoir y inclure des personnes très différentes, dont le seul crime est de penser librement et le montrer, ou d’être un problème pour quelqu’un qui dispose d’un pouvoir quelconque ou veut en acquérir plus. Pour mieux comprendre de quoi s’agit-il, on peut citer Milko Ikonomov, qui raconte dans « Le Goulag Bulgare »29 que pour les miliciens, les hooligans sont tous ceux qui : « portent des pantalons moulants, des cheveux longs, qui se tiennent indécemment aux lieux publics, parlent grossièrement avec les organes du Ministère de l’intérieur, c’est-à-dire tous ceux qui sont très méchants, et la loi n’a pas encore trouvé des forces pour pouvoir combattre leur méchanceté ». Cette définition nous laisse entrevoir un fait très important – ce sont des jeunes qui vont rentrer dans les rouages du système concentrationnaire. Selon plusieurs témoignages, le plus jeune interné est un tsigane – Mouto, qui avait 12 ou 13 ans au moment de son internement sur l’île de Béléné – le plus grand camp de concentration en Bulgarie. Au vu de l’existence de jeunes sur l’île les gestionnaires créent une « brigade de jeunes ».
25Les Jeunes sont l’élément constitutif du futur, ils vont construire la société parfaite et y vivre, mais ils sont aussi le principal acteur du changement social – un changement qui soit peut aller vers la continuité du régime, soit vers sa destruction. Pour cette raison les personnes perçues comme potentiellement dangereuses doivent être persécutées par l’appareil répressif. Ainsi pour l’État total le contrôle de cette partie de la population est l’objectif principal. De la sorte on obtient deux résultats de grande importance – élimination symbolique et/ou physique des contestataires et leur édification en exemple pour les autres.
Le contrôle total des corps
- 30 « Le code moral du bâtisseur du communisme » cité in Гергана Попова „ Обезтелесненото тяло на социа (...)
26L’État total, mais on peut dire également – l’État moderne en général, met une grande importance dans le contrôle des corps des individus. Une des grandes avancées du communisme en Bulgarie est la biopolitique menée par le régime – une sécurité minimale des corps est assurée. Le système garantit la survie physique du corps sur deux plans : à travers sa politique sociale, qui assure les besoins en nourriture, le système des soins médicaux gratuits etc., et en diminuant la délinquance. Tout cela conduit inévitablement à la limitation de droits des citoyens. Comme on l’a déjà signalé plus haut, l’idéologie communiste est principalement basée sur la notion du travail, comme « élément existentiel » de la société. Ainsi l’État socialiste a besoin de corps aptes au travail et aptes au combat, par rapport aux corps « délabrés » du monde bourgeois. C’est pour cette raison que « les jeunes errants sans occupation », comme les définit en 1946 Anton Iugov, alors ministre de l’Intérieur, seront soumis à un traitement spécial de rééducation à travers le système répressif de l’État. Dans le recueil « Code moral du bâtisseur du communisme », édité en 1965, il est écrit que « La morale de notre société, est une morale des travailleurs… même des valeurs morales intimes comme l’amour, l’amitié, l’attachement familial, sont liées avec des racines profondes au travail créateur30. Pour l’idéologie socialiste tout ce qui dévie de l’engagement dans le travail physique et idéologique de l’individu, présente une menace réelle et constitue une attaque contre les fondements de la société socialiste. Dans ce cercle vicieux, les plaisirs corporels sont perçus négativement, car ils détournent de la participation dans le travail collectif, qui de son côté a pour objectif de faire en sorte que l’être socialiste soit résistant aux tentations corporelles et morales.
27C’est dans cette volonté de contrôle des corps, qu’on peut placer le contrôle et l’éducation de la jeunesse, ainsi que le bannissement de certaines pratiques des jeunes. La société socialiste est marquée par un « minimalisme sensoriel », qui apparaît dans la réduction de la sensorialité à la sensorialité simple et traditionnelle. La sensorialité se doit d’être disciplinée par l’État, car elle est perçue, par ce dernier, comme un « canal par lequel pénètrent les influences de l’Ouest ». Même un des termes clés du socialisme « diversion idéologique » a trait avec le pouvoir des phénomènes sensoriels tels que la musique, les danses, les images et autres à manipuler la psychique et de permettre de manière inconsciente d’être sujette à des influences diverses même idéologiques. Ainsi on pourrait dire que le contrôle des masses passerait par le contrôle de la sensorialité des individus.
- 31 Primordialement l’énergie contestatrice
28L’État total, figure politique caractéristique du XXe siècle est une des formes extrêmes de l’État moderne, investit énormément dans l’éducation des jeunes citoyens. Ces derniers sont perçus comme étant l’incarnation du futur de ses formes politiques. Cette forme d’État moderne, que l’on peut qualifier d’extrême est tournée vers un futur idéalisé, qui est au cœur de toutes les politiques sociales de ce dernier. Cet avenir idéalisé est au centre des politiques étatiques, mais aussi une justification des sacrifices physiques et morales qu’on exige des citoyens. En tant que porteurs de la société future, les jeunes individus doivent être soumis à une éducation spécifique ayant pour objectif de les préparer à ce rôle, mais aussi – réprimer en eux toute forme de rébellion, aussi bien au niveau physique qu’au niveau symbolique. Afin de réaliser cette tâche, l’État se donne toute une série de moyens permettant de canaliser d’autant que possible l’énergie31 des jeunes à travers ce qu’on pourrait appeler « les institutions de l’embrigadement ». Ces dernières ont pour objectif de plonger les jeunes citoyens dans le « bain politique », dès leur plus jeune âge. L’État prend en charge les individus dès leur naissance, pour pouvoir s’assurer un contrôle plus important sur les futurs citoyens. Telle est la logique d’action de l’état socialiste bulgare durant son existence – préparer des corps et des esprits aptes à la vie sociale du futur, c’est-à-dire des « êtres dociles », dont les actes individuels et collectifs assureraient la pérennité du système. Le contrôle des corps des individus se construit dès le plus jeune âge – une conduite vestimentaire, une éducation physique selon des normes étatiques, apprentissage du travail fourni gratuitement et « volontairement » à l’État. Le contrôle des esprits, lui aussi démarre dès les premiers pas des futurs citoyens, et notamment leur entrée dans les institutions étatiques de l’éducation de la jeunesse. Dès la crèche les jeunes sont introduits dans le « bain politique », et politisés à travers l’apprentissage de poèmes, chansons, jeux, récits et images prônant la suprématie de l’idéologie et à la gloire des « Pères du régime ».
- 32 Travailleurs ou communistes.
- 33 Le régime incite fortement les naissances, il va jusque instaurer un impôt de célibat.
29On pourrait définir la « trajectoire de vie – type, de l’individu intégré » – naissance dans une famille idéologiquement valable32, pionnier à l’école primaire, puis membre du Komsomol, ensuite membre du Parti en tant que travailleur, et bien sûr – procréer pour assurer la continuité de cette trajectoire de vie33 et avec ceci – l’ordre établi. En parallèle on peut poser ce qu’on pourrait appeler : « la trajectoire de vie- type de l’exclu », qui passera par les « sous-sols » de l’appareil répressif de l’État. Ici on pourra classer tous ceux, qui osent s’opposer ouvertement au régime, mais aussi, les individus qu’on pourrait définir comme étant des « héritiers de culpabilité ». Cette catégorie-là est particulièrement intéressante, car elle regroupe des jeunes, pour la plupart, qui sont persécutés par le système répressif pour les fautes commises par leurs parents. Ils seront poussés aux marges de la société, car on leur refusera l’accès à un meilleur avenir. Il s’agit d’une discrimination administrative tournée vers des jeunes coupables d’être fils ou fille d’« ex-gens » et qui sont souvent contraints de vivre aux marges de la société, là où ils sont facilement contrôlables. Cette marginalisation permet le maintien du climat répressif permanent assuré par les services de l’État, et notamment par la Sécurité d’État, ce qui est un élément de première nécessité pour le maintien du système.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
1 Nadejda Galabova, 2010, « Образът на учителя в спомени на ученици от Софийската езикова гимазия прес 70-те години » in Ivan Elenkov et Daniela Koleva, dir., « Детството при социализма“{L’enfance sous le socialisme}, Sofia, pp. 179-190, p. 180
2 Il faudrait rappeler et souligner le fait qu’on parle d’une situation de plein emploi.
3 Anelia. Kassabova cite dans„ Държавното дете. Етатизиране на грижите за децата в социалистическа България“, D. Gerdjikov – { « Централен съвет за обществени грижи и възпитание на детето, кн. 7-10, с. 250} Lois sociales, 1948 livre 7-10, p. 250 ; L’enfance sous le socialisme, p. 94
4 Année emblématique de l’emprise totale du Parti Communiste en Bulgarie
5 « Непълнолетни » en bulgare
6 Une des premières mesures dans la sphère sociale, adoptée par le gouvernement du Parti communiste, après la prise du pouvoir, est d’achever le processus d’octroi des pleins pouvoirs citoyens à la femme.
7 Fotev Gueorgui, cite dans « La longue nuit du communisme en Bulgarie » le manuel « L’éducation socialiste des enfants avant leur entrée à l’école », Narodna prosveta, Sofia, 1954, p. 3
8 Qui parfois semble inutile même aux participants : « On faisait plus de dégâts qu’on produisait réellement quelque chose » dit souvent ma mère en parlant de sa participation aux brigades.
9 Pour le maintien du régime
10 Pentcho. Koubadisnki, « Бригадирски огньове. (Поглед върху развитието на младежкото бригадирско движение), София, Народна младеж, Издателство на ЦК на ДКМС, 1986, с. 19
11 Anelia Kassavova cite Dimitar Gerdjikov {Централен съвет за обществени грижи и възпитание на детето, София, 1948}… ..p. 95
12 „ Бивши хора“, en bulgare, que je traduis par « ex-gens »
13 Фотев Георги, 2008,„ Дългата нощ на комунизма в България”, Изток-Запад, София, 2008г., {FOTEV Gueorgui, « La longue nuit du communisme en Bulgarie », Sofia} p. 389
14 Bien sûr, on peut racheter les « fautes » de ces proches et se débarrasser de cette étiquette, mais cela exige beaucoup d’efforts de la part de l’individu.
15 Il s’agit de noms donnés aux jeunes qui s’habillent et se comportent, selon le régime, comme les jeunes d’Ouest : les zozas – des filles portant des mini-jupes et les swings – des jeunes hommes portant des pantalons serrés. ; Стоянова Пенка, 1991,„ Политически опасни лица“, изд. Свети Климент Охридски, София, 1991г, с, 51 [ « Les personnes politiquement dangereuses », p. 51]
16 Sauf qu’officiellement les brigades reposent sur le bénévolat, et la mobilisation par le travail repose sur la contrainte.
17 La KGB bulgare.
18 Avec la différence que pour le régime les enfants sont plus facilement « éducables » que les parents.
19 Idem., p. 54
20 Nom officiel des camps en Bulgarie, signifiant littéralement – « Foyer de rééducation par le travail »
21 Бисер Демирев, „ Престъплението„ хулиганство“по българското наказателно право“, София, 1997,[Bisser Demirev, Le crime d’hooligan dans le droit pénal bulgare, Sofia, 1997] p. 6
22 Ibid., p. 7
23 Le Plénum d’avril et la montée au pouvoir de T. Jivkov
24 Ibid., p. 12
25 Protocole A n° 13 du 21.I.1958
26 Протокол N° 5 на колегиума на МВР от 04. III.1958 (Protocole du Ministère de l’Intérieur de 04.03.1958)
27 On peut donner un exemple du traitement réservé à ces catégories de jeunes : « Les miliciens regardent qui des jeunes a des pantalons moulants et sans lui demander qui est son père lui déchirent au moins une des jambes de son pantalon, et avec un coup de pied dans le derrière le font sortir de la salle. » Изворски (Стою Стоев)„ Справедливост трябва“, Пловдив 2002,„ Как посрещнах новата 1951г.“
28 D’ailleurs, jusqu’à la fin du régime, raconter des blagues politiques en public était un billet d’entrée en prison.
29 „ Българският Гулаг -Свидетели”, В.Демокрация, София, 1991г. { « Le Goulag Bulgare – Témoins », collectif du journal Democratsia, Sofia, 1991, 411 pages}p. 146
30 « Le code moral du bâtisseur du communisme » cité in Гергана Попова „ Обезтелесненото тяло на социализма“, сп. Култура и критика Ч.IV : Идеологията- начин на употреба, Варна 2004-2006, {Guergana Popova – Le corps sans corps du socialisme, article paru dans la revue Culture et critique, part IV : L’idéologie – moyens d’utilisation}
31 Primordialement l’énergie contestatrice
32 Travailleurs ou communistes.
33 Le régime incite fortement les naissances, il va jusque instaurer un impôt de célibat.
© Presses universitaires de Perpignan, 2012