Jeunesse et discrimination
| ,Sociologie des discriminations de la jeunesse. Questions éthiques
Texte intégral
- 1 Les événements récents montrent que le monde arabe est aussi en prise avec des mutations profondes (...)
- 2 Rama Yade, 2010, Lettre à la jeunesse, Grasset.
1Concevoir une sociologie des discriminations de la jeunesse peut renvoyer rapidement à une impasse. Vouloir démontrer que la ou les jeunesses sont victimes de discriminations multiples renvoie aujourd’hui à un lieu commun. Effectivement les éléments explicatifs relèvent le plus généralement d’une sociologie critique dénonçant les faiblesses d’une société vieillissante et en mutations constantes. Dans cette perspective, penser les discriminations de la jeunesse viendrait conforter l’analyse selon laquelle, ce monde d’adultes vieillissants se préoccupe surtout de son « jeunisme » éternel ou encore à un monde économique dont la seule centration resterait la recherche de l’exploitation d’une jeunesse qualifiée et enfin d’un monde politique qui ne comprend pas les inspirations d’une jeunesse occidentale1 encline à des transformations sociales2 profondes. De ce constat, il semble nécessaire de revenir la pertinence des notions de « Jeunesse » prise au sens le plus général du terme et « des jeunesses » prise au sens de la différenciation. Ainsi nous pourrons montrer comment celles-ci sont plus ou moins porteuses, révélatrices ou encore productrices de représentations sociales et de discriminations multiples. Pour parvenir à cette analyse, il sera utile de revenir sur la construction socio-historique et culturelle de la Jeunesse. Également, nous rechercherons à articuler une pensée sur les discriminations de la jeunesse et une sociologie de l’exclusion et de la précarité de la jeunesse. Exclusion et discrimination caractérisent aujourd’hui les processus d’insertion des jeunes en matière d’emploi, de logement, de formation ou encore de santé et de produire une analyse des conservatismes qui empêchent la société de penser la jeunesse comme une énergie disponible et non une violence incontrôlable. Ainsi nous tenterons d’expliciter comment, selon nous, nous sommes passés d’une sociologie de l’exclusion sociale des jeunes à une sociologie de la discrimination de la Jeunesse. Nous développerons, dans une seconde approche, ce qui apparaît comme trois formes discriminatoires accrues de la Jeunesse remettant, sur le plan éthique, en question notre fonctionnement civilisationnel. La première forme accrue de discrimination consiste à « bloquer » les jeunes dans des espaces et des temporalités transitoires tels que la formation, les activités alimentaires, les voyages initiatiques… . Ces espaces, normalement féconds dans une société inclusive, s’avèrent des espaces de « mort sociale » quand ils sont utilisés pour « faire attendre » ou être des « sas de sélection » pour pénétrer des réseaux de cooptation. La seconde forme discriminatoire est incarnée par une ethnicisation des problématiques de la jeunesse dans les quartiers populaires. Ainsi penser la discrimination de la Jeunesse reviendrait à comprendre les maux d’une société par la seule catégorie explicative liée à « l’origine ». Enfin, nous nous intéresserons à la remise en question du « postulat d’éducabilité » dans les dernières lois de protection de l’enfance et de la prévention de la délinquance juvénile et nous verrons comment celle-ci s’élabore aujourd’hui en processus discriminatoire. Ainsi en essayant d’écarter toutes lectures idéologiques du rapport entre la protection et prévention éducative, ce processus instruit le passage de la recherche de cohésion sociale à l’établissement d’un ordre social. Celui-ci contribue également à la diffusion des représentations d’une Jeunesse potentiellement dangereuse.
D’une sociologie de l’exclusion sociale à une sociologie de la discrimination de la jeunesse
2De ce constat, il semble nécessaire de revenir sur la notion même de ce que serait la « Jeunesse » et « les jeunesses ». Celle-ci recouvre actuellement plusieurs acceptions. François Dubet, dans un ouvrage déjà ancien de 1987 décrivait la situation d’une jeunesse des quartiers populaires à travers une expression rentrée depuis dans le langage commun : « La galère : jeunes en survie (Dubet, 1994) ». Ce dernier montre combien cette jeunesse issue des quartiers populaires rencontrait des formes de précarités et d’exclusions qui la propulsait en marge de la société et la laissait en périphérie de ce qui était traditionnellement appelé « l’ascenseur social ». Ce fait social, montrait que ces processus ne touchaient pas uniquement une jeunesse marginale mais le quotidien d’une classe d’âge. Le racisme ordinaire, la disqualification sociale, la déserrance culturelle n’apparaissaient que comme des effets collatéraux d’une société qui avait rejeté une partie de sa population « en périphérie ». Selon Manuel Boucher « cette transformation sociale extrêmement importante, caractérisée notamment par la décomposition des rapports de classes, la précarisation de l’emploi, le délitement des protections sociales, le déplacement de la question sociale de travail vers la question urbaine de ghettoïsation et l’expansion des phénomènes d’exclusion, ne doit pas engendrer une vision simpliste d’une réorganisation sociale constituée principalement par l’opposition entre deux identités sociales : les classes moyennes et les exclus (Boucher, 2007 : 27) ». Plus de vingt ans après, il montre, dans une nouvelle édition de son ouvrage, que ces situations d’exclusion se sont encore aggravées. Ce qui est apparu dans les quartiers populaires s’est progressivement installé dans l’ensemble des territoires ruraux, urbains touchant ainsi massivement les groupes sociaux économiquement et socialement instables. Ainsi, en France et plus globalement en Europe, vingt cinq pour cent d’une classe d’âge âgée entre seize et vingt cinq ans est sans emploi (sources INSEE) et prêt de quarante pour cent dans les quartiers populaires et les territoires ruraux. La précarisation croissante de la jeunesse est-elle l’effet des crises économiques successives, de la transformation des préoccupations sociales, du non partage des ressources entre générations ? A travers ce faisceau de constats, un questionnement central émerge : l’exclusion s’est elle, au fil du temps, transformée en discrimination ? Les discriminations de la Jeunesse en terme d’emploi, de logement, d’éducation, de santé (dont de multiples travaux montrent la réalité) sont-elles les effets de choix de sociétés ou bien d’une lancinante mais bien réelle segmentation de la société en catégories : les jeunes, les actifs, les chômeurs, les vieux… La dissociation de ces catégories dans des mondes qui eux-mêmes se dissolvent dans des réseaux distincts où le règne de la cooptation devient le seul mode de construction sociale participe, semble-t-il à une atomisation de l’individu dans la société. Une sociologie des discriminations de la jeunesse interroge les effets de cette segmentation en matière de transformation des systèmes de valeurs.
Permanence des représentations sociales de la jeunesse
3Rechercher une définition de « la Jeunesse » ne relève pas uniquement de l’exercice sociologique ou encore d’un repérage socio-historique pour montrer comment, selon les époques la Jeunesse a été caractérisée de façon différente selon le contexte politique, économique et social. Tenter de comprendre ce qui caractérise la Jeunesse européenne contemporaine revient surtout à tenter de réhabiliter une notion qui s’est fragmentée. « La Jeunesse » est devenue progressivement « les jeunesses ». Trois raisons apparaissent essentiellement expliquer ce phénomène. Les problématiques de la Jeunesse n’apparaissent plus clairement en termes de générations. Selon le contexte social, les problématiques des jeunes sont d’apparences singulières et ne peuvent relever d’une cohérence générationnelle. La seconde raison s’exprime par la difficulté de repérer sociologiquement ce que devenir ou être jeune signifie. La recherche de l’éternité de la jeunesse par un monde adulte vieillissant désagrège la notion même de Jeunesse. Enfin la dernière raison, peut être la plus essentielle sur le plan éthique, reste d’avoir renoncé à la dimension universelle de la jeunesse en tant que capacité à réinventer la société. Cependant et de façon paradoxale, nous n’avons pas cessé de faire prolonger cette période de la vie comme le précise Olivier Galland « Au cours des années 70 et 80, la jeunesse a été revalorisée. Ce n’est plus cette brève transition entre l’enfance et l’âge adulte mais une phase de formation, d’orientation, de prise de décision essentielle pour le déroulement ultérieur de la vie : un âge de la vie à part entière. En effet, la jeunesse est cette période de la vie considérablement prolongée par rapport aux époques antérieures… . (Galland, 1997) ». Nous nous interrogerons ici sur la notion de « valorisation ». Etait-ce une valorisation par la reconnaissance d’une particularité de cet âge de la vie et de sa capacité de réinvention du monde ou au contraire une capacité, pour la société, à diminuer le temps de la protection de l’enfance d’un coté et d’augmenter le temps de l’insertion sociale de l’autre ? En fait, nous avons produit un « no man’s land » générationnel. Par ailleurs, il est intéressant de repérer dans l’histoire de nos sociétés combien il existe une permanence des représentations sociales négatives de la Jeunesse : insouciante, manquante de courage, violente, transgressive… De nombreux travaux d’historiens et de sociologues montrent cette permanence des qualificatifs de la Jeunesse. Dans le langage commun « la Jeunesse » recouvre une période de la vie située entre l’enfance et la vie adulte et dont l’adolescence (voire de la post-adolescence) est une période centrale mais ne recouvre pas la totalité de celle-ci. Sur le plan statistique et au regard des dispositifs de l’intervention sociale, effectivement « être jeune » relève de certains critères dont l’objectivité est à interroger :
Une fille ou un garçon
4Cette distinction est selon une analyse de genre sujet à discussion car même si l’état civil assigne à être une fille ou un garçon, l’assignation à un rôle et à un statut social s’en trouve questionné. Nous ne développerons pas cette analyse mais pour la jeunesse cette assignation est proche d’une discrimination car elle est porteuse d’une conception de nos organisations sociales. Nous pouvons rappeler simplement la corrélation entre un système scolaire et une sélection sociale s’opérant sur les emplois féminins sous qualifiés ou les politiques familiales qui, selon les époques, tendent plus ou moins à inciter le retour de la femme vers l’éducation de ses enfants.
Etre âgés entre 16 ans et 25 ans.
5Pour Ludivine Bantigny et Ivan Jablonka, tous deux historiens de la Jeunesse : au cours de ces trente dernières années, la jeunesse est devenue un âge social, socialement différencié « La « police des âges », source de classement, de mise en ordre et de contrôle a été renforcé d’autant. Si les degrés des âges popularisés par les images d’Epinal ont toujours eu des bornes incertaines, les segments fractionnant le cycle de la vie ont depuis lors proliféré. Au XXe siècle, dans les sondages d’opinion et plus encore les politiques publiques, ils ont concerné les jeunes au premier chef, quoique de façon arbitraire et changeante, se révélant ainsi bel et bien comme de purs artefacts : 16-18ans, 15- 24 ans, 18-25 ans… Ce traitement d’une population, en fonction de son âge a contribué dans les faits à produire une ségrégation, entendue du moins au sens strict et neutre de mise à part (Bantigny-Jablonkla, 1997 : 10) ». Dans tous les cas, la réflexion sur la construction statistique de la jeunesse a une réelle fonction politique, économique et sociale. Les politiques en faveur (ou défaveur) de la Jeunesse vont donc osciller selon les époques. La façon dont on va définir et caractériser les âges de la jeunesse va signifier la segmentation entre une enfance à protéger et une vie adulte à construire. La jeunesse étant devenue cette période de la vie indéterminée dont il s’agit (à postériori) de définir le temps de la formation et le temps de l’insertion.
Les niveaux de dépendance aux adultes
6La jeunesse se définit également par ses niveaux de « dépendances ». Trois niveaux de dépendances sont ainsi repérés. Le premier concerne la dépendance affective. La Jeunesse se caractérise sur le plan psycho-affectif par une volonté d’autonomie mais aussi par sa dépendance affective à la famille, à l’école et à toutes les institutions éducatives qui la maintiennent arrimée à la société. Le second niveau concerne un certain niveau de dépendance économique. La jeunesse, contrairement à l’enfance, construit des besoins économiques qui la propulsent dans des univers de consommation. L’apprentissage des frustrations se fait dans cet espace intermédiaire qu’est la jeunesse. La construction d’une conscience de ce qui a une valeur tant économique qu’humaine se conçoit dans cet espace intermédiaire. Enfin, le dernier niveau de dépendance s’élabore entre pairs (entre jeunes). La jeunesse réinvente la société dans une rupture à la société des enfants ou des adultes. Ses visions du monde s’élaborent donc dans une dépendance à l’influence des modes ou des tendances faites pour entretenir plus ou moins la jeunesse dans des espaces de transition.
Des conduites sociales déterminées
7Nous prendrons pour exemple les travaux d’Antigone Mouchtouris « Les jeunes et la nuit » dans lesquels elles montrent combien la construction identitaire de la jeunesse passe par exemple par les affrontements aux interdits dans un monde de la nuit ouvert à tous les possibles. La musique, la tenue vestimentaire… sont autant de conduites sociales spécifiques à des groupes de jeunes. L’auteur distingue, dans la métaphore du jour et de la nuit ce qui distingue les conduites sociales de la jeunesse : « A un certain moment de la journée, les choses basculent, un état d’esprit succède à un autre, comme la nuit succède au jour et le jour à la nuit ; il y a une phase dans la temporalité des conduites sociales où les jeunes vont se retrouver entre eux et où va se produire la rupture avec l’espace familial. Progressivement les jeunes occupent des espaces où ils peuvent être vus de leurs proches ; cette progression se manifeste à partir du moment où les actes se déroulent dans un certain temps admis comme celui qui provoque un acte ou forme une conduite (Mouchtouris, 2003 : 76) ». Ces conduites sociales déterminées sont des moyens de reconnaissances et d’appartenances favorables à la construction identitaire individuelle et collective. Cependant, la jeunesse devient, en ce sens, un espace d’expérimentations dans lequel les institutions éducatives, sociales et judiciaires vont autoriser ou rejeter ces conduites au regard d’une recherche de normalisation et de production d’ordre social. Les jeunesses se fragmentent encore une fois au regard de ce processus d’autorisation et rejet.
Des conduites à risques
- 3 Cela n’est pas une évidence, alcoolisme a notamment touché les plus jeunes dès le XIXe siècle dans (...)
8De nombreux travaux en santé publique notamment développent l’idée que la jeunesse s’expose de plus en plus à des conduites à risques : alcoolisme lycéen, drogue, utilisation abusive des réseaux sociaux, violence…3. Ces conduites entrainent de la peur chez les adultes pour de multiples raisons. La principale raison reste éminemment affective. En tant que parent, voir son adolescent se mettre en situation de danger est simplement insupportable. La seconde est, semble t-il, plus insidieuse, car elle relève de la responsabilité (sentiment de culpabilité) de l’adulte face à cette conduite à risque. Les travailleurs sociaux sont nombreux à décrire ces parents qui, désemparés, s’interrogent sur leurs responsabilités. Cependant, n’y a-t-il pas une corrélation entre une société anxiogène basée sur la compétition et une surenchère des conduites à risques dans la jeunesse. Tout agirait comme si, plus le monde adulte est angoissé par un avenir incertain et plus la jeunesse, confinée dans ses espaces, se met en danger.
9Selon Didier Lapeyronnie : « La jeunesse est le temps de l’acquisition des statuts sociaux, époque précédant l’entrée dans la vie. Elle est aussi le temps de la formation de la personnalité par l’intériorisation des normes et des valeurs et par la projection symbolique des rôles sociaux. Ces deux dimensions constituent le processus de socialisation par lequel un individu acquiert simultanément un statut social et une personnalité adulte et par lequel une société assure sa stabilité normative (Lapeyronnie, 1994 : 237) ». La « stabilité normative » était notamment promue par des rituels de passage entre le monde de l’enfance, de l’adolescence et de l’âge adulte comme le montre Olivier Galland. Les valeurs socialisatrices passaient par des rites de passages : mariage, services militaires, premier emploi... La transformation de ces rites ne peut pas être, nous semble t-il, simplement analysée du côté de la perte de valeur de nos sociétés. Le regard du monde adulte sur la Jeunesse se construit le plus communément à partir d’un regard nostalgique sur sa propre jeunesse et s’exprime par « c’était mieux avant » ou encore « de notre temps »… Au contraire les forces progressistes de la Jeunesse se sont appropriées ces mutations ou les ont renégociées dans des espaces politiques, culturels et sociaux. Il s’agit cependant de s’interroger sur la pertinence et la nécessité des rites de passage pour concevoir des espaces de transition entre l’enfance, l’adolescence, la post-adolescence et la vie adulte. Ces rites n’ont pas uniquement pour fonction de sélectionner mais au contraire peuvent signifier un changement de postures, de nouvelles attentes et une émergence d’une responsabilité sociale. La disparition progressive des rituels de passage s’accompagne de la dissolution des responsabilités individuelles et collectives des adultes d’une part et de la Jeunesse d’autre part.
10Sur le plan éthique et sociologique, il devient inutile de parler de la Jeunesse comme une catégorie sociologique homogène. Cependant, il ne s’agit pas de céder à la tentation de chercher à systématiquement différencier la jeunesse des quartiers populaires, la jeunesse rurale, la jeunesse étudiante, la jeunesse des corporations, les jeunesses confessionnelles, les jeunesses des partis politiques, des syndicats… . Dans cette énumération laborieuse, il devient nécessaire, tant sur le plan éthique que politique, de pouvoir désigner la Jeunesse (dans une perspective universaliste) comme une génération non homogène mais qui conserve en tant que fait de société des inspirations communes, des intentions collectives, des systèmes de valeurs partagés ou encore une énergie collective capable de transformation de la société.
Trois formes accrues de discriminations de la jeunesse
11Dans une seconde approche, il s’agira de caractériser trois formes discriminatoires accrues qui nous semblent, sur le plan éthique, poser la question du développement sociétal. La première forme de discrimination accrue dont souffre la Jeunesse s’exprime par la situation de blocage des jeunes dans des espaces transitoires. La seconde se situe dans la désignation des maux d’une jeunesse par son origine et dont l’effet est une ethnicisassions des problématiques de la jeunesse. La Jeunesse est, comme nous le verrons, fortement touchée par ce fléau culturel et social. Enfin, il s’agira d’essayer d’analyser pour quelles raisons la remise en question du « postulat d’éducabilité » s’inscrit en processus discriminatoire dans les lois récentes sur la Jeunesse.
Le blocage des jeunes dans les espaces et des temporalités transitoires
- 4 Notamment sur les retraites et la mobilisation des lycéens
12La démographie des sociétés occidentales et les débats contemporains4 sur le vieillissement de notre société montre que la préoccupation majeure n’est pas dans le devenir d’une jeunesse mais comment vieillir en restant le plus jeune possible ? Les jeunes sont ainsi bloqués dans des espaces transitoires comme l’analyse M. Serre : « Première impression : d’un coté du « fleuve », le monde des pratiques et habitudes familiales : celui des jeux de l’enfance, des paysages juvéniles, de la maison et du voisinage de la parenté. De l’autre côté, le second monde, c’est-à-dire : cet univers extérieur largement inconnu, vague et incertain, dont l’étendue, la dureté, l’étrangeté, font souvent peur. Entre les deux rives du fleuve, baigne des lieux et espaces transitoires comme l’école, le travail, les relations d’affinités, l’union libre, etc… mais aussi la moto, la chasse, la drogue, … par où transitent les jeunes dans le passage au monde précaire » (Grell, 1999 : 149). Tout agirait comme si, dans un pacte indicible, la Jeunesse et le monde des adultes ouvriraient et fermeraient les voies de l’inclusion sociale. L’intention commune de dénoncer ces situations de blocage dans les espaces transitoires tels que : la formation, les emplois alimentaires, les voyages initiatiques… .reste dans le champ des discours mais rapidement rencontre la limite des actes car d’un côté le monde des adultes s’organise pour distribuer les places et la jeunesse gagne du temps pour éviter l’affrontement avec une réalité sociale qui ne correspond, le plus souvent, pas à une inspiration sociale. Dans cette perspective les historiens Ludivine Bantigny et Ivan Jablonka, dans un ouvrage récent sur l’histoire de la Jeunesse en France montrent en quoi cet agencement complexe résulte d’un équilibre social : « Il y a, dans cette attribution des places, en termes d’âge et de genre, tout un dispositif attribuant les rôles, accordant les statuts, dispensant les devoirs et les prérogatives, les gratifications et les sanctions, pour mieux réaffirmer les normes de conduite cardinales dont se dote une société et qu’elle fait évoluer. La jeunesse est au cœur de cet agencement social, en tant que porteuse d’avenir. Dans l’intérêt qui lui est dévolue se loge une finalité sociale et politique : là réside, entre autres, l’importance d’en faire l’histoire. Car l’attention portée aux jeunes dit le souci de la régulation, de la transmission, de l’ajustement des valeurs nouvelles. (Bantigny Jablonka, 2009 : 11). Ces espaces normalement féconds dans une société inclusive s’avèrent des espaces de « mort sociale » quand ils sont utilisés pour « faire attendre » ou encore pour devenir des sas de sélection pour pénétrer des réseaux dont le principe premier est la cooptation. Pourquoi ce fait social s’institue en fait discriminatoire ? La raison principale est certainement dans ce que les auteurs ont nommés « l’attention portée aux jeunes ». Une société se souciant plus de son vieillissement porte moins d’attention à sa Jeunesse et reste concentrée sur ses peurs. La jeunesse se pose la question de son avenir car elle sait que celui-ci lui a été partiellement ou totalement, selon les contextes, confisqué.
Une ethnicisassions des problématiques de la Jeunesse par une mise à distance sociale
13La seconde forme accrue de discrimination n’est pas spécifique à la Jeunesse mais la touche particulièrement car celle-ci, sur un territoire donné, ne se vit pas par son origine mais par sa capacité d’appartenance à un groupe social ou à un territoire. Dans des moments de crise, l’ethnicisation des problématiques sociales touche l’ensemble des groupes sociaux quels que soient leurs âges, leurs sexes ou encore leurs origines. La recherche des maux de la société dans l’origine agit comme un tamis dans lequel agit le mythe de « la solution sociale ». L’histoire des sociétés nous a enseigné qu’effectivement, lors de mutations économiques, sociales, politiques et culturelles, la recherche d’un coupable à discriminer par son origine reste un « réflexe classique » de repli et de rejet. Cette approche simpliste mais efficace sur le plan idéologique tend, selon les périodes, à trouver un écho plus ou moins favorable dans les populations. Ainsi penser la discrimination de la jeunesse reviendrait à comprendre la problématique d’une jeunesse issue des quartiers populaires et relevant d’une certaine « origine ethnique ». C’est effectivement un lieu commun que d’essayer de démontrer que cette jeunesse issue des immigrations successives et enfermées dans certains territoires est victime de discriminations multiples. Cependant en assimilant les discriminations d’une jeunesse ethnicisée et territorialisée aux discriminations de la Jeunesse, nous risquons de faire disparaître l’universalité des problématiques de la Jeunesse en matière de discriminations pour alimenter les revendications ethniques d’une jeunesse stigmatisée et socialement précarisée. Dans cette perspective, Emmanuel Jovelin précise : « A force de tergiverser, les questions sociales s’interprètent de plus en plus comme des questions raciales (Jovelin, 2011 : 33) ». Ces jeunesses ont la tentation de s’organiser en groupes ethniques oscillant entre rejet des modes d’intégration républicaine et gestion communautaire. La notion de « distance sociale » nous paraît appropriée pour qualifier cette forme de discriminations qui sépare des mondes et les empêchent d’être perméables. Ingrid Tucci, dans un article « les descendants des migrants maghrébins en France et turcs en Allemagne : deux types de mises à distances sociales » propose de caractériser cette discrimination comme une mise à distance sociale « La distance sociale qui caractérise la relation entre des individus ou des groupes d’individus appartenant à des communautés historiques distinctes et leur nouvelle société d’appartenance ne disparaît pas avec les générations : stigmate lié à la race, la nation et la religion » (Tucci, 2010 : 10). Ce qui produit la discrimination réside dans la permanence et la reproduction du phénomène. Il y a bien une intentionnalité discriminatoire dans la production de cette distance sociale dans toutes les sphères de la société : le logement, le travail, l’éducation… L’incompréhension de la Jeunesse face à ce phénomène provoque la violence. Les événements dans les cités populaires en 2005 témoignent de cette incompréhension et signent l’identification des réelles causes des inégalités sociales : « les institutions, entre autres, peuvent produire certains types de divisions qui joueront dans la production des inégalités sociales » (Tucci, 2010 : 10). Faisant dialoguer les concepts d’exclusion sociale et de distance sociale, l’auteur les distingue essentiellement par le fait que le premier construit une position de l’exclu en dehors de la société alors que le second signifie une mise à l’écart délibérée de manière plus ou moins importante en fonction des besoins de celle-ci : « Si les institutions, par les divisions qu’elles peuvent créer, sont à la source d’un certain ordre social, la mise à distance sociale en tant que pratique n’étant pas forcément consciente peut permettre aux individus de maintenir cet ordre » (Tucci, 2010 : 10). Produire et maintenir des formes de discriminations sociales revient, dans une société donnée, à maintenir un certain ordre social. Les violences urbaines et les désordres sociaux ne sont vus que comme des régulations à opérer dans un équilibre global dont ces discriminations sont de puissants régulateurs. Le concept de distance sociale est donc à comprendre au regard d’un rapport cause/effet de processus discriminatoires fondamentalement structurés dans une société segmentée où les inclus se regardent « à distance » : « La production de frontières renvoie à la relation à l’autre entretenue au sein de chaque nation par le biais de facteurs institutionnels et/ou symboliques qui lui sont propres (Tucci, 2010 : 10) ». Ces frontières ne sont pas uniquement sociales, elles sont, avant tout, à notre avis, éminemment culturelles.
La remise en question du postulat d’éducabilité pour la jeunesse
14Deux lois relatives à la Jeunesse ont été récemment rénovées. Les lois de protection de l’enfance et de la prévention de la délinquance ont été votées le même jour, le 5 mars 2007. Ces deux lois touchent aux domaines de l’enfance en danger d’une part et d’une jeunesse potentiellement dangereuse d’autre part. Ce sont deux approches radicalement différentes des problématiques de l’enfance et de la Jeunesse. La loi relative à la protection de l’enfance cherche avant tout à aider des enfants et leur famille, à permettre aux mineurs d’être accompagnés sur le plan éducatif. Cette enfance en danger est donc socialement protégée car elle est aussi socialement mise en danger et le postulat d’éducabilité reste un principe fondateur de cette loi. Cependant ce postulat est mis à mal dans la loi pour la prévention de la délinquance. Effectivement, les enfants et adolescents « fauteurs de troubles » sont repérés comme potentiellement dangereux et les mesures répressives sont valorisées au détriment des mesures éducatives. Cette remise en question du postulat d’éducabilité, prise au sens de la capacité d’une jeunesse à prendre conscience, par l’éducation, de ses erreurs et ainsi apprendre à aborder la vie d’adolescents ou de futurs adultes, est une dénonciation des principes fondateurs de « l’ordonnance de 1945 » qui énonce la primauté des mesures éducatives sur les mesures répressives pour la jeunesse délinquante. Les professionnels de l’éducation ont salué, de façon relativement consensuelle, la loi rénovée sur la protection de l’enfance contrairement à la loi sur la prévention de la délinquance dans laquelle ils ont dénoncés, à multiples reprises, les effets pervers et discriminants de cette loi. Concernant le caractère discriminant, les professionnels autorisées à partager des informations sur les jeunes et leurs familles ne sont pas définis clairement et au contraire, les professionnels (pris au sens large) sont tenus d’informer les maires de l’aggravation des difficultés d’une famille. Il n’est pas prévu d’associer les familles à ce partage d’informations. La demande sociale sécuritaire d’une société démographiquement vieillissante fait peser sur les politiques éducatives de prévention un doute sur la capacité des professionnels de l’éducation à accompagner des mineurs ou de jeunes majeurs vers une insertion sociale et professionnelle au profit des mesures judiciaires et sécuritaires. Il y a, dans l’intention de ces deux lois, une volonté de distinguer les jeunesses : la jeunesse en danger, la jeunesse dangereuse et la jeunesse normalisée. Tous les professionnels de l’éducation savent que cette distinction n’a qu’un intérêt idéologique car elle ne représente aucune réalité et surtout aucune perspective pour cette jeunesse.
En conclusion : les fondements épistémologiques d’une sociologie des discriminations de la jeunesse.
- 5 Nous avons pu le constater avec les révolutions tunisiennes et égyptiennes en 2011
15Selon nous, une sociologie des discriminations de la Jeunesse s’appuie sur le plan épistémologique sur des sociologies différenciées. Tout d’abord, cette sociologie reste une sociologie des déterminismes sociaux, culturels, économiques et politiques. Celle-ci élabore le rapport direct entre les processus discriminatoires et les structures sociales. En effet, les processus d’exclusion sociale, dont sont victimes les personnes en situation de discrimination traduisent, en miroir, les rapports de domination sociale. Il ne s’agirait pas dans une sociologie des discriminations de la jeunesse, d’évacuer ce qui relève d’une lecture idéologique des rapports sociaux mais au contraire de permettre une reconflictualisation de ces questions sur l’espace public. Également, une sociologie « hyper critique » démontre le cynisme d’une société vieillissante envers une Jeunesse en recherche de sens dans une société en permanente construction. Cette sociologie saisit, notamment, comment les Jeunes, en dehors de leurs origines ou leurs statuts sociaux se retrouvent dans des espaces d’attente sans véritable avenir. Cependant une sociologie des discriminations de la jeunesse ne relève pas uniquement de la dénonciation des maux de la société, c’est aussi une sociologie de l’acteur développant des stratégies de contournement des processus discriminatoires et inventant de nouveaux modes d’entrées en société. La Jeunesse, même si elle est conjoncturellement discriminable, reste « le potentiel sociétal » au sens de la création de nouveaux modèles de références. Les capacités de création de la « nouvelle société » sont dans la Jeunesse5. Enfin, cette sociologie intègre une sociologie du sujet, qui sur le plan éthique, entend les cris de l’indignation du discriminé et la déliquescence du discriminant et qui structure, dans le temps, les progrès des droits politiques et sociaux.
Bibliographie
Références Bibliographiques
Astier Isabelle, 2010, Sociologie du social et de l’intervention sociale, Armand Colin.
Boucher Manuel, 2007, Turbulences : comprendre les désordres urbains et leur régulation, Editions Aux Lieux D’être.
Dubet François, 1994, La galère : jeunes en survie, Nouvelle édition 2006, Édition du Seuil.
Fabre Pierre, 2005, Comprendre le monde pour le changer, Presse de la fondation nationale des sciences politiques.
Galland Olivier, 1997, Sociologie de la jeunesse, Edition Armand Collin.
Bantigny Ludivine – Jablonka Ivan, 2009, Jeunesse oblige : histoire des jeunes en France au XIXe et XXIe siècle, PUF.
Grell Paul, 1999, Les jeunes face à un monde précaire, L’Harmattan.
Jovelin Emmanuel, janvier 2011, « Racismes ordinaires ? », Le Sociographe, n° 34, p 33.
Lapeyronnie Didier, 1994, « Jeunnesse et société » in G.Mauger, R.Bendit, C. Von Wolsferdorf, Armand Colin.
Mouchtouris Antigone, 2003, Les jeunes et la Nuit : représentations sociales des conduites nocturnes, Paris, L’Harmattan.
Tucci Ingrid, (janvier-mars 2010), « Les descendants des migrants maghrébins en France et turcs en Allemagne : deux types de mises à distances sociales » ; Revue française de sociologie, n° 51.
Notes
1 Les événements récents montrent que le monde arabe est aussi en prise avec des mutations profondes et avec une jeunesse en recherche d’avenir.
2 Rama Yade, 2010, Lettre à la jeunesse, Grasset.
3 Cela n’est pas une évidence, alcoolisme a notamment touché les plus jeunes dès le XIXe siècle dans le monde ouvrier notamment car l’âge moyen d’entrée à l’usine était de 14 ans.
4 Notamment sur les retraites et la mobilisation des lycéens
5 Nous avons pu le constater avec les révolutions tunisiennes et égyptiennes en 2011
© Presses universitaires de Perpignan, 2012