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Jordi Pere Cerdà

 | 
Cinto Carrera
, 
Teresa Dalmau
, 
Marie Grau
, 
et al.

La métamorphose des années quarante pour un jeune Cerdan

Les limites de la résistance dans une résistance aux... limites de l’État

Pierre Chevalier

Résumé

Antoine Cayrol met au point une filière de passage dans une Cerdagne peu peuplée qui vivote entre son train jaune, son bon air pourvoyeur de touristes ou curistes et... sa traditionnelle activité contrebandière. Si la vie politique y est sans grand relief, sa position frontalière lui vaut le déploiement de plus de cent gendarmes rejoints fin 42 par des gardes-frontière, des soldats de la Wehrmacht et des escouades de SS. Sans contact explicite avec les réseaux de passage créés pour les prisonniers de guerre évadés, A. Cayrol organise une filière avec son ami Maurice Briant, cerdan de fraîche date, et Josep Mas, un employé de son père, militant communiste espagnol. Ils convoient sans relâche les candidats au passage de la Llagonne en Espagne via la Perche, le mas Patiras et le Pas dels Lladres. Plus tard, les passages concerneront plutôt des agents de liaison de la Résistance et du courrier. L’activité se développe, nécessitant la création d’un maquis pour héberger les passeurs d’abord dans la forêt de Llo pour finir dans les Garrotxes. Dans cette organisation efficace, le jeune A. Cayrol investit une opposition à Pétain-Laval par tradition familiale et pensée personnelle, le repérage de tout ce qui dans le régime de Vichy rejoint le fascisme allemand, enfin, le rejet de cette droite cléricale confortée par la victoire franquiste et qui domine la Cerdagne. Mais, cette Résistance cerdane reste spécifique : elle ne rejoindra pas explicitement une structure nationale, elle s’exercera toujours à l’insu et sans le soutien de la communauté locale, restant jusqu’au bout l’acte de quelques individus et, pour ce qui est de la propre histoire d’Antoine Cayrol, elle constituera un tournant, lui permettant de clarifier son double engagement politique et personnel, au PCF et dans la catalanité.

Texte intégral

1Nous pourrions rappeler en introduction la phrase célèbre de Paul Nizan dans Aden-Arabie « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Pour toute la génération qui eut vingt ans dans les années 40, cet âge fut sans aucun doute celui des métamorphoses. Personne n’est sorti indemne de cette période, quel qu’ait été le choix.... de l’action ou de l’inaction. En Cerdagne, à ces difficultés vont s’ajouter, pourrait-on dire, la question de la frontière et les choix d’attitude qu’elle entraîne ; de plus, l’arrivée des Allemands en 1942 au cours de l’invasion de la zone sud, en réponse au débarquement allié en Afrique du Nord, sera un facteur aggravant.

2Pour Antoine Cayrol, du haut de ses vingt ans, c’est donc autant la période d’un choix politique, que celui d’un combat contre les ennemis intérieurs ou extérieurs, mais aussi l’avancée vers la revendication d’une culture catalane et cerdane, le tout totalement imbriqué.

Généralités sur la Cerdagne des années 40

La population

3Le recensement de 1936 en Cerdagne donne le chiffre de 8153 habitants tandis que le Capcir compte 1699 habitants. Dix ans plus tard ce sont respectivement 9218 et 1566 résidents qui sont dénombrés. On peut alors parler d’une certaine renaissance, car la population diminuait régulièrement depuis 1846. Elle n’atteint toujours pas en 1946, le chiffre du siècle précédent.

L’économie

  • 1 André Vigo, L’évolution économique récente des Pyrénées Orientales. Thèse pour l’obtention du grade (...)
  • 2 Ibid., p. 149

4L’économie y est essentiellement fondée sur l’agriculture. Blé et seigle y sont cultivés, mais les rendements sont faibles. Selon A. Vigo, en 1936, « le verger a pris, en Cerdagne, une importance particulière. Pommes et poires supportent bien le climat. L’élevage et la culture des pommes de terre complètent cette économie. »1. On peut suivre A. Vigo lorsqu’il affirme que c’est la construction de la ligne de chemin de fer qui a permis à l’arboriculture cerdane de se développer car apportant un débouché commercial pour cette production. Le bois de Cerdagne-Capcir est utilisé pour les poteaux de mine, la menuiserie et la charpente. Malheureusement, il est sous-exploité. Les industries familiales ont peu à peu disparu, de même que le bassin de lignite cerdan, abandonné en 1920, et le gisement de minerai de fer du Puymorens, peu après. Il semble que ce n’est pas la qualité du produit qui est en cause mais la distance beaucoup trop grande avec les centres d’exploitation. On peut donc s’interroger sur l’incapacité à créer des centres de transformation en Cerdagne... ou ailleurs dans les Pyrénées-Orientales. La frontière, et les fonctionnaires qu’elle draine, le climat et l’altitude, entraînant le thermalisme et le climatisme, jouent cependant un rôle non négligeable ne serait-ce que par le nombre de travailleurs employés. La Compagnie du Midi et la gare internationale de La Tour-de-Carol drainent une population relativement importante, tandis que le tourisme n’est que luxueux autour de Font-Romeu, créé par la Compagnie du Midi en 1910. Cependant, note A. Vigo, « tous les villages de Cerdagne et du Capcir reçoivent en été de nombreux touristes »2. Enfin, bien sûr, une activité « invisible », clandestine, la contrebande, contribue à cette économie.

La vie politique

5Si la vie politique n’est peut-être pas aussi active qu’en ville, à Prades ou à Perpignan, plusieurs partis politiques sont recensés par les services de police installés à Bourg-Madame ; les informations sont régulièrement transmises par ceux-ci à Perpignan.

6– A gauche,

  • Les radicaux ont pensé un moment présenter le maire de Font-Romeu / Odeillo, Bouillonnet, aux sénatoriales.

  • Plusieurs sections SFIO existent avec plus ou moins d’influence et d’affluence (Osséja, Err sont citées).

  • Le PCF possède aussi des cellules : au moins deux en 1937 (Bourg-Madame, Les Escaldes) tandis que près de 10 militants se réuniraient irrégulièrement à La Tour-de-Carol. En janvier 1939, le commissaire spécial de police de Bourg-Madame fait état de 90 militants communistes en Cerdagne qu’il dit répartis entre les com munes de Bourg-Madame, Saillagouse, Enveitg et La Tour-de-Carol. Selon lui, plusieurs habitants de Dorres militent au Parti Communiste dont un répond au nom de Tressens et est peut être lié à un militant qui jouera un rôle important à Alp durant la guerre civile.

  • L’extrême-gauche enfin est considérée comme inexistante, qu’il s’agisse du PSOP, du POI (dont un des dirigeant est le pradéen Jean Rous), du PCI ou des anarchistes.

7– A droite,

  • L’extrême-droite existe aussi avec le Parti Social Français du Colonel de la Roque, résurgence des Croix de Feu dissoutes en juin 1936. Ce PSF aurait près de
    30 adhérents à Mont-Louis. Un hôtelier serait à la tête de ce groupe.

  • Bien que l’Action Française ne semble pas représenter une force en Cerdagne, on découvre le 3 juin 1940, peint sur les murs de la gare de La Tour-de-Carol, le slogan : « Les royalistes de la 5ème colonne au poteau » entraînant une enquête de la part de la Compagnie du Midi et de la préfecture.

Les soucis cerdans de l’État français

8Ce souci policier des autorités s’explique par le fait que la Cerdagne française sort d’une période troublée par la guerre civile espagnole et vient de vivre la version cerdane de la retirada dont l’horreur a été dénoncée à l’Assemblée Nationale par le député socialiste de la circonscription, Joseph Rous. Cette période a laissé des traces chez tous les Cerdans. Elle a entraîné des attitudes diverses, mépris ou actes et gestes de soutien et d’aide (ces derniers en grand nombre selon Hélène et Antoine Cayrol). Cependant, la frontière est devenue un sujet d’inquiétude encore plus grand qu’à l’habitude pour les autorités. En 39, elle constitue une protection pour de nombreux cerdans qui fuient la mobilisation et se retrouvent internés à Puigcerdà où ils s’étaient réfugiés. Divers éléments contribuent à mettre sur les dents les services préfectoraux et la police comme, par exemple, le sabotage du siphon javellisateur de la gare de La Tour-de-Carol. En juin 40, le commissaire de Perpignan craint une recrudescence de passages de frontière par des Allemands prêts à organiser sur le territoire français des attentats. En août de la même année, le préfet est à la recherche à Bourg-Madame de pilotes d’avions français qui s’apprêteraient à fuir vers la Grande-Bretagne par l’Espagne. « Ces activités anti-nationales doivent être combattues », affirment les services concernés.

9Mais, heureusement pour le préfet, la Cerdagne est bien encadrée par la police. Un plan de maintien de l’ordre daté d’août 1942 prévoit la protection des moyens de communication par plus de 100 personnes : à savoir 2 gradés, 1 adjudant de gendarmerie, 15 gendarmes, 10 gardes communaux, et près de cent jeunes appartenant au Service d’Ordre Légionnaire qui vient d’être créé et qui se transformera en Milice en 1943. Les points sensibles à contrôler étant le tunnel du Puymorens, les barrages des Bouillouses et de Puyvalador, la gare de La Tour-de-Carol, ainsi que Font-Romeu, Bourg-Madame et Estavar. En 1944, les modalités de regroupement de la gendarmerie dans la citadelle de Mont-Louis pour protéger ses hommes font état de 43 gendarmes en Cerdagne-Capcir pour un total de 43 familles et 95 personnes, l’arrivée des troupes allemandes augmentant d’autant la présence policière et douanière. En effet, à partir de novembre 1942, à La Tour-de-Carol, des gardes frontières, dépendant du commandement de Thuès-les-Bains comme ceux du Boulou et de Prats-de-Mollo, dirigés par un commissaire assisté d’un inspecteur, installent 8 postes de 7 douaniers, 7 postes sont fixes : La Tour-de-Carol, Porté, Enveitg, Angoustrine, Estavar, Bourg-Madame et Targasonne ; le huitième est un groupe d’intervention mobile. Ces gardes frontières dépendent directement de la direction parisienne de la Douane de Protection des Frontières qui, elle-même, dépend du ministère des finances du Reich.

10A cette Grentzschutz s’ajoutent des postes de la Wehrmarcht (Mont-Louis, Puyvalador, Saillagouse) et des escouades de S.S. L’adjudant Botet évalue le nombre de policiers et de douaniers allemands à Saillagouse à 70 en novembre 42 puis 40 par la suite. La mémoire cerdane considère ce chiffre comme excessif. Enfin, à partir de novembre 1942, la Cerdagne et le Capcir sont placés dans ce qu’on peut nommer la “zone réservée”, c’est-à-dire la zone où les papiers français sont exigés, certifiant la résidence pour y entrer.

Vivre et résister

11Le premier temps de la guerre est celui de l’opposition au régime de Vichy. Le député socialiste de la circonscription, Joseph Rous, a voté contre les pleins pouvoirs à Laval, mais par la suite, après octobre 40 et Montoire, c’est-à-dire après qu’une collaboration a été envisagée entre la France et le Reich et que Pétain a déclaré qu’il en avait accepté le principe et qu’elle devait être « sincère » selon ses propres termes, la résistance à Pétain, Laval et autres collaborateurs pouvait s’amplifier. Dans ce contexte, la zone Sud est intéressante puisqu’elle permet le passage vers l’Espagne et la liberté ou la Résistance à Londres ou en Afrique... si, bien sûr, l’on n’est pas arrêté par les autorités espagnoles et soit interné, soit renvoyé en France. A partir de ce qu’écrit F. Braudel : « La montagne est un obstacle et du même coup un abri, un pays pour les hommes libres », l’historien François Boulet distingue trois utilisations distinctes du lieu “montagne” : montagne des juifs, montagne des réfractaires et montagne des maquisards. Qu’en est-il pour la Cerdagne ? Montagne des juifs ? Oui, mais de façon embryonnaire. Il y a peut-être le docteur Kapler qui organise des départs, mais peu sont réussis. Montagne des réfractaires et montagne des maquisards ? Certes, mais de façon moindre qu’ailleurs car la Cerdagne s’avère surtout la montagne du passage. Malgré les dangers, tout s’y prête, en particulier la topographie et l’Histoire (tradition contrebandière...). Ainsi rapidement des réseaux de passage s’installent en Cerdagne. Selon Emilienne Eychenne, ce sont les Belges qui furent les premiers à monter des réseaux d’évasion par les Pyrénées-Orientales. On évacuera les prisonniers de guerre évadés qu’ils soient anglais, belges ou polonais. L’essentiel des candidats au passage par la Cerdagne arrivent par la vallée de l’Aude ou par Toulouse et La Tour-de-Carol. Les Anglais, quant à eux, dirigent le réseau “Pat O’Leary”, fondé au demeurant par un Belge. A signaler aussi que, comme le note J. Larrieu, « L’évêché de Perpignan a une ligne en soutane » qui utilise la villa Roselande des frères des écoles chrétiennes, à Angoustrine. Dans le même temps, petit à petit, Antoine Cayrol met au point une filière.

12Avant de regarder d’un peu plus près cette question, revenons sur ce qu’est sur le plan politique ce jeune homme, issu d’un milieu de gauche plutôt socialisant. A l’époque, en rupture avec le Parti socialiste, il est à la recherche d’une organisation, une formation politique plus proche de ses opinions, plutôt communisantes. Mais, le Parti communiste en Cerdagne est faible et peu cerdan au sens où l’essentiel de ses membres n’est pas originaire du pays. D’autre part, Antoine Cayrol se dit naïf en politique. Il cherche en fait plutôt des socialistes en rupture de confiance avec le Parti socialiste. C’est ce qu’il trouvera plus tard auprès de militants issus du PSOP, dont la famille Soubielle, sans toutefois en connaître nécessairement l’affiliation. Il rejoindra par la suite le PC avec nombre de ces ex-pivertistes qui paradoxalement dans les P-O entreront au PC, alors qu’ailleurs souvent, comme à Toulouse ou à Lyon, ils rejoindront la gauche de la SFIO pour mettre à la direction un comité directeur dirigé par l’aile gauche avec... Guy Mollet pour secrétaire général.

13Revenons aux activités de Résistance d’Antoine Cayrol. Il est certain qu’il va devenir résistant par vouloir, mais aussi par amitié et relations. Deux personnages paraissent essentiels : Maurice Briant, d’une part, avec qui il initie la filière de passage et Josep Mas, d’autre part, militant communiste espagnol, déjà éprouvé dans les combats de la guerre civile et qui travaille pour le père d’Antoine Cayrol. Bien sûr, Mas ne peut tolérer qu’un succédané de franquisme triomphe aussi en France après l’Espagne. Il pense, de plus, que la France doit devenir une base arrière pour la reconquête de l’Espagne de Franco.

14En utilisant au mieux le pays, la filière d’Antoine Cayrol sera efficace. Les candidats au passage recrutés par Monsieur Bonafous, percepteur à Rivesaltes, rejoignent par la vallée de l’Aude Puyvalador et La Llagonne. C’est là que vers 9 heures du soir Antoine Cayrol et Maurice Briant les recueillent. Ils se dirigent alors vers le Col de la Perche, passent par la voie de chemin de fer à la gare de Bolquère pour éviter le rail électrique puis suivent la ligne à haute tension en direction de Llo. A proximité du mas Patiras, dans une bergerie, les passés sont accueillis par J. Mas et sa petite équipe qui les emmènent en Espagne par le Pas dels Lladres. Tout cela paraît a posteriori facile, or sur tout le chemin des patrouilles peuvent surgir puisque, comme on l’a vu, les troupes allemandes d’occupation sont nombreuses. En fait, parmi les principes retenus par Antoine Cayrol, il y a l’idée que personne ne doit savoir, qu’il faut être les moins nombreux à connaître les actions. Ainsi le maquis installé en Capcir, à Puyvalador, ne sait rien de cette filière.

15Non militant du PC bien qu’en accord avec lui sur certains points, et influencé par une cousine, il ne suivra pas le mot d’ordre que lance le Parti fin 42 début 43 selon lequel la perspective d’insurrection nationale est à l’ordre du jour, il faut donc combattre dans le pays et non rejoindre les Français libres hors de France. Ou plutôt, Antoine Cayrol va détourner ce mot d’ordre en continuant de faire passer vers l’Espagne... du courrier et quelques personnes qui en ont besoin. Le chemin est toujours le même, encore que Llívia puisse être utilisée en quelques occasions. Par la suite, courant 43, l’équipe d’Antoine Cayrol ayant perdu M. Briant, qui a rejoint le maquis près de Clermont-Ferrand pour échapper au STO, est mise en contact par le Dr Kapler avec un nouveau réseau fondé par un policier de Bourg-Madame, le réseau AKAK. Il s’agit essentiellement d’un réseau de renseignement. Les contacts et les amitiés d’Antoine Cayrol lui permettent de travailler aussi avec l’instituteur d’Err, Gaudérique Mallet, ou un instituteur de Font-Romeu, Emile Marty, qui lui permettent d’obtenir de faux papiers fort utiles pour les filières : l’un et l’autre sont aussi secrétaires de mairie. Plus tard, Antoine Cayrol évaluera le nombre de passages à deux aller et retour par semaine, chaque aller et retour représentant près de quatre jours de marche. Il fallait donc augmenter le nombre de passeurs qui furent entre vingt et vingt-cinq en juillet 1944. Un maquis est alors mis en place par Mas pour « héberger » ces passeurs, pour beaucoup étrangers, d’abord dans la forêt de Llo puis, après une opération de ratissage allemande, au dessus de Sainte-Léocadie, dans le massif dit du Puig d’Estaque. Ce maquis devra plus tard quitter Sainte-Léocadie, dénoncé probablement, pour rejoindre la montagne près de Sansa. Ces déménagements n’empêchant ni Antoine Cayrol ni les autres de continuer à transporter du courrier. Les maquis du Capcir ou ceux de Joseph Mas et Antoine Cayrol ne seront utilisés pour des combats que vers le milieu d’août 1944 afin d’attaquer, à l’Ermitage de Font-Romeu, les Occupants et leurs alliés français.

16Cependant, A. Cayrol et son ami Mas eurent des activités résistantes ailleurs qu’en Cerdagne, au sens où, pour la Cerdagne, ils durent prendre d’autres contacts. En effet, les réseaux AKAK et KLEBER auxquels ils appartenaient de fait étaient très, trop à leurs yeux, liés au Général Giraud. Celui-ci, dans un premier temps du moins, a la faveur des services secrets dirigés par le commandant Pailloles et représentés en Cerdagne par Hector Ramonatxo. Mais ce qui chez ce personnage gêne Cayrol et Mas c’est qu’il a été en contact avec Vichy et par la suite avec les Américains ; il représente ainsi pour eux une fausse solution « américano-vichyssoise ». Pour eux, du coup, De Gaulle, non lié à Vichy, apparaît plus sûr. Ils se rendent donc à Montpellier où, par Mas, ils entrent en contact avec des aviateurs membres d’un réseau de résistance. Mas de son côté espère pouvoir obtenir des armes, et Cayrol des contacts. En fait, on va leur proposer, entre autres, d’effectuer le passage du Général Revers, dirigeant de l’Organisation de Résistance de l’Armée depuis 1943, après avoir été chef de cabinet de l’amiral Darlan au début de l’Occupation.

17Ainsi on peut repérer trois périodes dans l’activité résistante en Cerdagne et Antoine Cayrol est un représentant de ces combats.

  • Dès 1940, de nombreuses filières de passage se mettent en place pour aider à fuir tout ce que l’Europe compte de gens craignant l’alliance entre la France et le Reich. Cette phase dure pratiquement toute la guerre, avec une intensité moindre à partir de 1942, selon Jean Larrieu. Antoine Cayrol et sa filière interviennent durant cette première phase.

  • Une seconde phase lui succède sans que l’autre disparaisse. Le passage est plus spécifique et aide des agents de liaison de la Résistance ainsi que des cadres de la Résistance recherchés ou fait passer du courrier important pour la Résistance ou les Alliés. Cette seconde phase correspond à un contrôle de plus en plus grand de la filière d’Antoine par les services spéciaux français du futur chef des services secrets français, le colonel Paillole.

  • Enfin s’installent en Cerdagne et Capcir des maquis, suite aux mesures de STO ou d’appels à la résistance du PC et de Londres. Le rôle est spécifique ici en Cerdagne puisqu’il s’agit surtout d’un maquis de passeurs.

Retour sur Antoine Cayrol

18Pour revenir sur A. Cayrol durant cette période, plusieurs angles s’offrent à nous. L’historien britannique Roderick Kedward, dans un ouvrage faisant référence, précise les caractéristiques majeures de la Résistance dans la France de Vichy en 1942, c’est-à-dire dans la zone non occupée à la veille de l’invasion allemande. Il détermine quatre traits communs à cette Résistance :

  • tout d’abord, elle fonctionne sur deux types de réaction aux événements. Soit on agit comme on l’a toujours fait avant guerre et, la situation s’étant retournée, on devient un opposant, comme les militants du Front populaire, par exemple ; soit on modifie son comportement sans pour autant changer de personnalité.

  • une seconde caractéristique répond à la situation de défaite nationale. Or le fonctionnement du régime de Vichy (autoritaire, dogmatique et répressif) fait que la Résistance à l’ennemi extérieur devient une Résistance interne. En fait, la Résistance devient une réaction politique à une provocation politique, en même temps qu’une réaction patriotique à une crise nationale.

  • le troisième élément relevé est le fait que, en l’absence des Allemands en zone Sud, résister nécessite d’identifier d’autres ennemis que l’Occupant. Ceux-ci peuvent être le capitalisme, les deux cents familles, si l’on est socialiste ou communiste, tout autant que la censure, l’injustice, le cléricalisme ou l’antisémitisme pour les Républicains, c’est-à-dire tout ce que prône la Révolution nationale.

  • enfin, la Résistance s’est développée dans des groupes ayant des affinités politiques, une mentalité collective, ou un attachement à une tradition régionale (même si on ne peut pas faire une sociologie générale de la « première » Résistance). De ces quatre caractéristiques, les trois premières paraissent correspondre à Antoine Cayrol, opposant à Pétain-Laval par tradition familiale et pensée personnelle, repérant facilement en Vichy tout ce qui rejoint le fascisme allemand et, enfin, fondamentalement opposé à cette droite cléricale qui en Cerdagne domine le pays, d’autant plus que Franco a gagné la guerre civile de l’autre côté de la frontière. La quatrième caractéristique ne semble pas valide ici. A. Cayrol, en effet, s’appuie peu sur le pays. Ses principaux alliés sont Maurice Briant, ami récemment installé en Cerdagne, et Josep Mas de Ripoll. Les affinités régionales ne font pas de groupe. On peut d’ailleurs s’interroger sur le rôle du village, qui apparaît comme une clé de la Résistance dans de nombreuses régions, mais pas ici en Cerdagne.

19Par ailleurs, les aspects de la Résistance cerdane présentent d’autres particularités. Si elle passe, comme l’écrit l’historien récemment décédé, François Bédarida, à propos de la Résistance en général, « par un processus et une dynamique, par une marche de l’improvisation à l’organisation », il s’agit surtout ici d’une organisation dans le quotidien, dans l’intendance sans que cela soit péjoratif. L’organisation en termes de structuration nationale ou même régionale n’apparaît pas explicitement en Cerdagne. Les acteurs eux-mêmes découvrent tardivement pour qui et avec qui ils travaillent, même si à certains moments lors de rencontres A. Cayrol s’en inquiète, comme c’est le cas à propos de Giraud, par exemple.

20Je voudrais avant de conclure relever quelques particularités de cette période 40/45 dans la vie de A. Cayrol, dans laquelle il est à la fois à la frontière entre Etats et état. Je m’explique.

21En effet, il me semble que ces années ont plus ou moins bouleversé sa vie. Cela va être, pendant et après les combats anti-fascistes, un engagement qui se clarifie de plus en plus dans le combat politique auprès du Parti communiste puis dans celui-ci, sur lequel A. Balent reviendra. Cependant, et je vous renvoie à ce que je disais au début de mon intervention, il adhère au Parti en même temps que ses amis du PSOP, à l’inverse de ce qui se fait ailleurs. Ajoutons un paradoxe supplémentaire puisque A. Cayrol lit Esprit de l’époque d’Emmanuel Mounier, tout en étant membre du Parti.

22Une seconde particularité est la “mue” sur le nom en 1942. Puisque, comme il le dit dans un entretien accordé à André Vinas en octobre 1993 pour la revue Conflent, c’est Bauby qui invente le nouveau nom de Pere Cerdà en publiant les poèmes qu’A. Cayrol lui a envoyés anonymement pour la revue Tramontane, la censure exigeant un nom d’auteur pour le texte.

23On peut aussi relever la compréhension et l’acceptation des mots d’ordre du PC de combattre au pays, dans le pays, l’ennemi allemand et donc le rejet théorique du passage de clandestins vers Londres. Cependant, le mot d’ordre est transgressé puisque les passages continuent.

24Enfin, le combat d’A. Cayrol se veut non violent. L’image traditionnelle de la Résistance, c’est la bataille du rail, l’assassinat de l’aspirant Moser le 21 août 1941 par Pierre Georges dit Fabien, ou les combats des Glières ou du Vercors, c’est-à-dire des actes individuels ou collectifs visant à détruire l’ennemi nazi. Or, ici, du moins dans le groupe d’Antoine Cayrol, ce n’est pas la violence qui domine mais l’efficacité, encore que les deux ne soient pas opposables, bien évidemment. Cette efficacité repose aussi sur la discrétion, la clandestinité vis-à-vis du voisinage et même de certains amis. Un résistant vit à l’opposé d’un réfractaire ; un réfractaire au STO, par exemple, n’existe plus pour la communauté, il n’a plus de papiers d’identité, il doit se cacher, il disparaît dans la foule. Le résistant, au contraire, possède des papiers, une carte d’alimentation, mène une vie publique, existe et vit dans la légalité... sauf durant les combats de la clandestinité comme les passages de frontières. Ainsi et pour conclure, on pourrait presque prendre pour un compliment une remarque faite à A. Cayrol par un habitant de Saillagouse après la guerre qui lui déclarait en substance : « Vous n’avez pas fait de Résistance puisque vous n’avez jamais quitté le pays ». Cela montre bien que son travail résistant était bien fait et efficace.

Notes

1 André Vigo, L’évolution économique récente des Pyrénées Orientales. Thèse pour l’obtention du grade de Docteur en Droit, Université de Montpellier, 1936, p. 16.

2 Ibid., p. 149

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