I. « TOMBÉ LÉVÉ », OU « VISION DE CEUX QUI SANS FIN TOMBENT ET SE RELÈVENT FUSILLÉS » EXTRAIT DE MALEMORT (1788-1974)

1ils se levèrent de la poussière qui avait durci sur leur peau ils s’arrachèrent à grand balan de la terre et de l’amas de feuilles coagulées dans leur chair ils saisirent dans l’air autour d’eux un peu de l’humidité dont ils avaient besoin pour assouplir leur peau séchée ils se souvinrent en éclair de l’arrivée dans les cases puis de la fuite du premier la nuit même du débarquement ils se souvinrent des jours et des nuits qui avaient été comme une seule longue obscurité où jamais ils n’avaient pu accomplir au jour à la lumière du jour une seule des actions ni manger ni se reposer ni examiner en soi ni ne disons pas aimer par lesquelles un homme et non une bête prend son plaisir à goûter la vie, les chants de la longue nuit leur revinrent en mémoire, avant de céder à l’emportement du chant ils coururent vers la case où ils avaient deviné des voix ils s’engouffrèrent dans sa touffeur : l’homme la femme s’arrêtèrent de monologuer chacun à part soi, ils les regardèrent sans crainte apparente, alors ils expliquèrent à l’homme par signes et mots détachés comme sable qu’ils étaient des marrons, qu’on les recherchait, et l’homme voulut faire comme un geste mais la femme fit signe que oui, oui elle acceptait de les cacher, ils se levèrent tenant chacun le morceau de linge qui les couvrait, ils fouillèrent dans le charbon en braise sur la terre au milieu de la case, ils décrochèrent un coui rond de manioc et en firent tomber une main à chacun des trois arrivants, leurs bouches emmanioquées de blanc brillaient un peu dans l’orbite du feu déclinant, ç’avait été un geste sans grand sens de le ranimer il n’y avait rien à faire cuire sur ce feu en pleine nuit et les dachines du souper il n’en restait pièce, les trois hommes pour ainsi dire nus mâchaient avec concentration le gros manioc dont les grains brûlés craquaient sous la dent et faisaient sursauter les mangeurs ils expliquèrent qu’ils voulaient partir sur les eaux de mer pour retourner retourner ils le dirent avec des gestes de lourds gestes vers l’au-delà des rivages vers la grande terre sans limites vers ce qui n’aurait jamais dû connaître la fosse sous la mer et l’année du transbordement, la femme alors plus maigre que l’ombrage de la nuit fit lever dans un coin de la case comme on remue un peu de feuilles qu’on a entassées là un garçon enveloppé d’un sac à trous et dont les yeux dans la pénombre semblaient vraiment ne rien voir de l’entour, elle le fit sortir à la hâte lui recommandant de rester sous la lisière épaisse, avait-elle compris ce que les trois tâchaient par gestes par mots détachés de lui expliquer, ils voulurent ajouter qu’ils étaient de la Plantation L’Acajou mais l’homme et la femme ne semblaient même pas savoir de quoi ils parlaient ils dirent simplement qu’ils étaient eux aux limites de la propriété Senglis un endroit où on mourait en pile heureusement et peut-être que les trois ne surent même pas de quoi ils voulaient parler, ils restèrent là un moment à se reposer si c’était se reposer que d’écouter tout ce qui était dehors alentour, c’est ainsi qu’ils entendirent la respiration des chiens déjà ils volaient dans les carrés de tabac les feuilles volaient avec eux autour de leurs jambes ils furent entourés sans savoir comment ils tombèrent sans un mot massacrés à la vitesse même de leurs courses pourtant ils purent voir entendre penser avant de mourir un des hommes disait dommage pour la dépense ils valaient cher et un autre nous n’avons même pas eu le temps de nous amuser un tant soit peu avec et ils virent l’homme la femme refoulés dans la case la case qui brûlait d’un feu épais il leur sembla que sous la lisière ils voyaient les deux yeux infinis de l’enfant qui mangeaient la nuit l’espace les jours et peut-être qu’ils pensèrent à sa frayeur sans fond quand il avait dû entendre l’approche des chiens alors même qu’il était trop tard et qu’il ne pouvait plus rien pour ces trois-là ni même pour l’homme la femme dont on pouvait penser qu’ils étaient ses enfanteurs, ils virent ses yeux qui emplissaient la forêt ils virent la forêt la nuit les vagues de la mer comme un mur devant le pays lointain : ils se levèrent de l’humus, les feuilles granitiques du pétun arrachèrent un peu de leur chair, ils coururent avec les autres vers les maisons à véranda entourées de cases noirâtres posées dru sur la terre, ils crièrent avec les autres, la liberté la liberté, le vent volait dans leur gorge et leur poitrine, ils dévalèrent le morne pour l’énième fois, ils concassèrent toutes les cases dévalèrent dans la Grande Maison comme un cyclone, n’ayant même pas vu les berceuses, les lampes ouvragées, les armes à feu décrochées abandonnées à la hâte, les gros mobiliers d’acajou reluisant à côté des coffres à serrures, les nappes et les dessus-de-table, les bobèches à huile devant les crucifix, ils ne virent pas les prie-Dieu rouge foncé recouverts de dentelle minuscule, ils voulaient tout simplement traverser la maison de part en part, l’emporter non pas seulement la dévaster mais l’annuler une fois pour toutes, ils débouchèrent sur l’arrière de la maison dans la poussière de l’hivernage une poussière épaisse molle jaunâtre qui n’avait rien de commun avec l’alerte éclatante poussière du carême, ils débouchèrent de l’autre côté au flanc des caféiers, ayant drainé avec eux les grageuses de manioc toutes blanc sur noir les négresses de maison plus fières qu’Artaban les enfants noyés dans le flot les vieux statufiés de tant d’audace et comme rafistolés d’avoir en un éclair traversé ces quinze ou vingt mètres d’infini interdit entre le portail béant et les vantaux de l’arrière, ils ne virent même pas qu’ils avaient laissé la maison debout, comme si la précipitation de la colère les avait empêchés de la saccager ou comme si ç’avait été suffisant de la balayer du souffle de leur fureur, bien entendu ils ne virent pas les fusils pointés sur eux ils entendirent le feu du commandant de la Milice et ils se virent tomber eux trois avec les autres, femmes enfants vieillards, ils tombèrent infiniment, ils moururent infiniment, derrière un enfant assis qui penchait la tête sans arrêter de droite à gauche gauche à droite, ils eurent le temps de voir ceux qui n’étaient pas tombés s’égailler sous les branches si c’est s’égailler, ils entendirent l’officier de la Milice les injurier calmement bande de sauvages massacrez-moi tout ça, et pendant ce temps ils se raccrochaient à la balançoire que traçait la tête de l’enfant assis devant eux, il avait sans doute boulé dans leurs jambes au moment de la fusillade maintenant il trimbalait sous les plants de café, ils sentaient l’odeur comme pourrie des graines écrasées dans la terre, l’odeur entrait en eux avec la mort, ils entendirent le galop d’un cheval et un homme sautait près de l’officier criant depuis le temps ils y sont arrivés les bougres, à quoi dit l’officier, à ça dit l’homme un contremaître sacré tonnerre en a voté l’abolition de l’esclavage c’était bien la peine toute cette sauvagerie de bêtes enragées cette pourriture de République a voté contre nos intérêts nos soucis nos vies mêmes nous devons assurer la loi l’ordre doit s’imposer sacré tonnerre ils ont voté l’abolition de l’esclavage, en tous cas pas pour ceux-là dit l’officier en donnant au hasard un coup de botte dans l’un d’eux et ils virent encore cette petite boule rouge de café qui roula sans fin au long de leurs cadavres jusqu’à l’enfant qui sans fin balançait maintenant tout son corps en tête des fusillés comme un tambour-major : ils se levèrent dans l’odeur de café pourrissant mais les équipes les entraînaient déjà, ils n’eurent pas le temps de réfléchir à ce qui se passait sous leurs peaux écaillées ni de respirer cette odeur de poussière épaisse macérée dans le café vert, ils avaient un travail urgent et long, il fallait courir partout et expliquer, vous n’êtes pas obligés de travailler si vous travaillez il faut être payés arrêtez partout depuis dix ans l’esclavage est mort nous tombons toujours dans la nuit arrêtez arrêtez partout maintenant l’Habitation n’est plus la prison il faut fermer les ateliers arrêtez arrêtez partout depuis combien de cent ans cette terre-là boit notre sang nous coulons dans cette terre-là arrêtez arrêtez partout aujourd’hui il n’y a plus l’homme de couleur libre et l’esclave africain aujourd’hui tu plantes ta racine toi-même arrêtez arrêtez partout laissez la liane envahir la terre aidez la liane et la forêt assieds-toi devant ta case attends la mort il vaut d’être mort plutôt que de tomber dans la canne arrêtez arrêtez partout imaginez partout sera en verdure la branche en étoile sur ta tête la racine sous tes pieds imaginez tu peux monter dans les bois sans fin les chiens crient en bas ils ne montent pas ho Acajou Acomat barrent le chemin arrêtez arrêtez partout, les équipes couraient sur les mornes dévalaient les ravines sautaient les rivières s’éparpillaient aux frontières des habitations se reformaient plus loin grossies des nouveaux informés, ils s’étonnaient de la différence des plantations, ils ne savaient pas que la terre était si changeante ils découvraient toutes sortes de maisons de maîtres et aussi faut te dire toutes sortes de nègres qui travaillaient dedans refusaient parfois de les suivre, des filles en jambes droites et fesses matées qui avaient sans doute réglé la vie la mort et les jours les nuits des femmes blanches, de jeunes garçons comme des filles qui s’occupaient à porter des bougeoirs et à essuyer des verres, ils disaient eux trois arrêtez arrêtez partout vous avez droit d’être payés il y a quelque chose qu’on appelle salaire la monnaie toutes les fins de semaine sinon montez dans les bois il y a une racine pour chacun, ils tournaient autour des grandes maisons de bois les unes droites d’aplomb ouvrant directement sur les cours où étaient éparpillés les pilons les hangars les plaques à manioc parmi les ordures familières, les autres retirées dans leur ceinture pénombrée de vérandas, certaines au toit pointu comme clocher d’église d’autres étalées dans des masses de fleurs mauves violettes dans des herbes grimpantes, toutes surgies au-dessus des cases noirâtres comme une embellie d’eau dans l’hivernage, ils avaient dévalé combien de mangles au centre du pays quand ils furent cernés les trois séparés du reste des équipes par un groupe de gendarmes peut-être vingt par devant et autant qui barraient le chemin derrière, ils n’eurent que la solution de se réfugier dans un champ de cacos se coulant accroupis allongés demi-serpents demi-mangoustes dans les branchages rampant sur l’épais de feuilles qui ouatait leurs corps d’une sorte d’écaille continue frêle à ressorts, ils entendirent les gendarmes qui riaient, ces trois-là c’est fini pour eux, ils ne verront pas le premier janvier, vous allez retourner en Afrique eh macaques, alors on ne veut plus travailler hein, c’est arrivé un dimanche l’abolition hein, vous comptez peut-être sur nous pour les faire marcher vos chaudières non, attendez vous allez voir, alors ils en eurent soudain assez de la course et de la fuite, sans se consulter ils calculèrent leur élan, ils jaillirent du fond du caco tombèrent sur les militaires trop confiants, dans l’éclair de débandade de la troupe il y en eut quand même une dizaine qui les fusillèrent à bout portant mais ils avaient déjà mouliné du coutelas ils ne surent pas s’ils avaient ou non emporté avec eux les trois goguenards soudain pétrifiés sur lesquels ils étaient tombés, ils surent seulement que la troupe avait déjà razzié les alentours car ils virent avant de tomber un groupe de femmes immobiles demi-nues statues de roche dans l’affolement et les cris, une d’elles portait dans ses bras un enfant qui paraissait dormir, comme s’il en avait trop vu et qu’il s’était désormais retiré de l’autre côté du soleil, mais peut-être l’œil en oblique sur les canons des chassepots si c’étaient des chassepots, peut-être attentif à l’éclair de vitesse et de rage qui avait porté ces trois-là au-devant de la mort, ils virent l’enfant comme endormi sur la poitrine de la femme de pierre, et un géreur arrivait au galop de son cheval il criait c’est peut-être mieux de les tuer au travail que de les tuer à balles non, mais les gendarmes ne le regardaient même pas, ils tapaient dans les trois cadavres : ils se levèrent momies enfeuillées de caco, ils s’engouffrèrent dans les rues de la ville dévalèrent vers le port où les gros bateaux balançaient leurs mâts comme les yoles au sud dans la baie de Foyal mais non c’était leur propre course qui animait de loin l’arc immobile des trois-mâts, rien ne bougeait, un canot de coupée restait planté dans l’eau dure à égale distance des bateaux et du quai, ses marins accrochés aux avirons comme à des cordes de sauvetage regardaient vers la terre méditaient peut-être de regagner le havre de toiles au long des gros mâts où nul ne les suivrait, et ils rêvaient peut-être eux les dévaleurs de se poster à leur tour amarrés aux haubans de commander la manœuvre vers un autre pays au-delà de l’eau, mais leurs rêves n’avaient pas le temps de les suivre, ils allaient trop vite pour leurs rêves, ils envahirent la sortie du quai où les barils et les foudres s’étaient hier encore alignés en pyramides fantastiques, images parfaites en réduction de la pyramide de verdure qui étageait sur la ville son volcan de prières sourdes, les barils maintenant roulaient parmi les hommes en rage s’éventraient aux coins des maisons éclataient dans l’air leur âcre odeur de vieux rhum de ce rhum que pas un ne songeait à boire pour l’instant, il y avait une folie de barils dans le bas de la ville hormis à l’évasement du quai où une sorte de statue enfourchait le dernier foudre au sommet d’une pile intacte et on s’apercevait en éclair que cette statue était une marmaille de nègre nu dans le soleil plombé du matin et qui promenait sur toutes choses alentour son regard indifférent ah pensèrent-ils il y a toujours et partout une marmaille pour te regarder mourir, sur les roches pavées des rues en pente coulait depuis la cathédrale et le grand théâtre l’odeur de la peur de la haine, ils montèrent vers la haute ville c’était comme s’ils escaladaient vers le cratère du volcan, ils montèrent dans la capitale de réceptions et d’intrigues, d’éclats et de crimes, de négoce et de proclamations, ils criaient ni békés ni mulâtres, ils ne savaient pas que dès cet instant ils avaient réalisé contre eux l’harmonie de l’ordre, les chants remontèrent avec eux du fond des ravines c’était le moment pour le chanter sans limites, les balcons de bois ajouré les balcons forgés les balcons en enfoncement les balcons en surplomb raide tremblaient, l’eau ruisselée dans les dalots tremblait, les maisons s’étaient repliées comme graine-en-bas-feuille, il semblait que le seul vivant libre de la ville fût cette statue immobile au sommet de la pyramide de rhum, et peut-être que cette fille, incontesté c’était une petite fille, les voyait toujours au travers des épais murs de roches, qu’elle descendait de son ciel pour les suivre, ou plus certainement se contentait de viser le sommet du volcan comme pour leur envoyer par ricochet un peu de l’inarrachable audace qui l’avait hissée là, ils ne voulaient plus travailler si c’était travailler à la distillerie de Messieurs les frères du Plan, chaque deux mois un quelqu’un tombait dans une cuve à cent dix degrés ou calait son bras dans une presse ou s’ébouillantait dans la vapeur ou s’envolait dans une courroie, ils ne voulaient plus porter les barils à quai ni décharger les sacs de guano pour seize sous la journée de dix heures (si c’était seize sous), ils ne voulaient plus, et ils pensaient eux trois passant sur le pont de pierre loin au dessus de la rivière blanche aux roches plates lavées d’écume de gros savon ils pensaient aux laveuses tout le jour assises dans les ronds d’eau comme des pêcheurs d’écrevisses elles blanchissaient les linges blancs des messieurs ils pensaient il faudrait qu’elles se lèvent qu’elles prennent dans leurs mains toute l’eau de la rivière qu’elles jettent ça du haut de la ville qu’elles noient la ville dans l’eau de rivière assaisonnée d’écume de savon, ils entendirent alors les discours mulâtres peuple de notre belle cité ne déconsidérez pas notre cause nous arrachons pour vous les conquêtes civiques et politiques il ne sera pas dit que nous serons entrés dans le siècle nouveau qui demain nous baignera de son aurore de progrès avec les mains sanglantes de l’émeute et l’esprit infertile de l’anarchie peuple de notre cité nous allons tous de l’avant rentrez dans le chemin de la légalité républicaine il faut que l’ordre règne que la loi s’impose par nous et pour nous, ils quittèrent la voix mulâtre montèrent dans la végétation frissonnante de bambous de fougères vers le muet saisissement des grandes maisons d’où tombaient les ordres, dépassèrent les dernières cahutes de la ville qui se confondaient aux premiers hangars à maïs à manioc à tabac, c’est dans une réserve de manioc où des femmes épluchaient et grugeaient les grosses racines qu’ils furent refoulés sans savoir d’où venait la poussade ils s’enroulèrent aux racines épluchées plus blanches que la mémoire ils se déchirèrent aux planches où écumait la chair du légume ce fut un charivari de blanc de noir de rouge sang, ils voulurent comme protéger les femmes ils forcèrent vers les premiers rangs de la troupe ils entendirent le béké à cravache qui disait sûr de lui Monsieur le Gouverneur entend ne plus tolérer ces désordres publics il faut que l’ordre règne allons finissons-en ils virent l’œil des mousquetons si c’étaient des mousquetons à pas même trois mètres de leurs têtes et ils s’étoilèrent en éclats vers la vasque du volcan où couvait un feu proche insoupçonné : ils se levèrent moulus de manioc frais se dépêchèrent vers la cantine où les délégués devaient se rendre, ils étaient délégués du syndicat ils craignaient de n’être pas à leur poste mais ils rencontrèrent bientôt les autres délégués qui marchaient calmement vers la cantine, depuis un mois la grève tenait bon, la sirène de l’usine chaque matin devenait plus rageuse et chaque soir plus en délire, tout était arrêté il semblait que la Lézarde ne roulait plus dans ses dix ou vingt minuscules bras d’eau les grosses sangsues à zébu, les femmes avaient épuisé les réserves de légumes les boutiques ne vendaient plus la viande salée à crédit, mais depuis une éternité de mois la grève tenait bon, soudain on avait vu déboucher dans les campagnes près des cases des habitations au coin des champs abandonnés les jeeps de gendarmerie chargées de garantir la liberté du travail, elle s’étaient petit à petit enhardies elles avaient grossi près des piles de cannes elles se confondaient maintenant à la couleur brun doré de la terre emmêlée de feuilles tant vertes que jaunes et parfois au ton ocre noir des premiers champs qu’on brûlait vraiment en entier pour obtenir une meilleure coupe sinon même un rendement plus fort de la canne, et il fallait parler aux jeeps dans le langage des jeeps c’est-à-dire expliquer devant les fusils les mitraillettes balancées à bout de bras que la langue ne permettait pas d’exposer les problèmes qu’il faudrait reprendre dans le parler qu’il aurait fallu reprendre dans le parler quel parler le dur mélange de terre rouge pointée d’épines amères de gras luisant en feuillage de sables empierrés de fruits en ortie, le concassement de mots arrachés à la douleur comme denture à vif sur la mâchoire des bois des cannes des cacaos des cafés, mêlés à l’orgeat au mabi amer, le trébucher de la bouche encombrée de boues pourries de crachats blancs, la saccade du corps soudain cambré dans l’impossibilité de dire quoi que ce soit et qui ne se déliait parfois que dans le goût strident d’un chanter interdit, ce goût oui torride de la lame de coutelas, la syncope du battement au sang des mains, tout cet interdit de mémoire, accumulé qui soudain explosait à la gorge en un enchevêtrement sans suite ni logique, mais ils marchaient bien entendu sans agiter d’aussi confuses savantes paroles, ils n’étaient pour l’instant qu’un bloc de soleil qui fondait lentement dans le goudron rare de la rue, ils longèrent l’arrière de la cantine dans la cour de laquelle deux amandiers rouissaient paisiblement, ils virent ces deux enfants comme abandonnés, étonnés de cette agitation au-delà des grilles, qui semblaient passer la revue d’une armée dont ils ne connaissaient ni l’ordre ni la tactique, ils se contentaient de lever la tête et de faire deux pas en avant deux pas en arrière tels des automates, chacun sentait que ces jeeps n’avaient pas pour rien tracé toutes sortes de chemins entre les cannes, qu’elles tenteraient quelque chose, elles étaient enragées de n’avoir rien pu empêcher, et puisqu’elles avaient interdit aux vagabonds de toucher aux cannes empilées (tout en appelant les coupeurs et les amarreuses à la liberté du travail) les habitants avaient chacun arraché une canne à une pile, un grand nombre s’étaient fait des sortes de chapeaux filés ou d’étendards en feuilles de canne, un champ de feuillages marchait dans les rues du bourg, les jeeps affolées comme de petites bêtes rouges dans la chaleur n’acceptaient pas de laisser impuni un tel défi, elles tourbillonnaient sur la place du Calebassier elles enrageaient de cette résistance qu’elles ne pouvaient vaincre elles stridaient sur deux roues autour du jet d’eau mais la foule était aveugle sourde, la foule avançait refluait suivant sa règle et non selon le commandement des jeeps, les jeeps foncèrent dans la grande rue du bourg, elles quittaient la foule, cherchaient les meneurs syndiqués, soudain une d’elles tourna derrière la cantine et dans la précipitation de sa course heurta une borne au coin d’une petite rue descendante toute en ombrage et imprévue fraîcheur, la jeep chavira en crissements et clameurs, ses occupants bondirent comme à l’assaut d’une position ennemie d’un même mouvement se retrouvèrent à l’abri de la mécanique renversée en position de tir comme si ç’avait été la machine qui avait décidé de la manœuvre et qu’ils n’eussent fait qu’obéir à son commandement ils déclenchèrent une volée de balles qui prit en enfilade la cantine épargna on ne sait comme les deux enfants avant-arrière sous leurs amandiers ravagea en haut de la rue la façade d’une maison jaune à un étage qui avait été pendant longtemps la plus belle maison et comme le monument du bourg plongea dans la masse des délégués grévistes au moment même où on entendait la proclamation du préfet l’ordre doit être respecté ainsi que la liberté du travail je vous en avertis de toutes manières force doit rester restera à la loi et dans la masse des délégués grévistes sautilla de l’un à l’autre de ces trois-là enroulés dans les feuilles de cannes empêtrés dans les cannes elles mêmes abandonnées par les fuyants ils se retrouvèrent les trois comme imbriqués dans une couche de cannes récolte irréparable ils voulurent regarder encore vers la cantine les deux enfants peut-être des orphelins ou qui sait des enfants de la grève en tout cas des presque élèves qui ne pouvaient rentrer chez eux qui balançaient dans l’interminable solitude de midi peut-être des abandonnés ils virent les enfants la jeep affolée d’où pétaillaient ces petits jets de bruit concassés comme si les allongés là-bas ne pouvaient se résoudre à cesser leur tir il n’y avait plus rien sur quoi tirer ils regardèrent au bas de la rue par-dessus le toit de l’église les quatre palmiers du monument aux morts leurs flèches balancées au vent tout était nu le soleil comme de l’eau chaude évaporé dans la poussière pas un bruit en bas pas un vent pas un geste là-haut les palmiers bougeaient en bas l’hibiscus dans la haie en face de la cantine pendait au long des grillages comme un zinc rose dentelé dans des feuilles vert acier tout le monde attendait ils s’en allèrent à travers la terre dans ce silence on dirait qui n’allait pas finir : ils se levèrent encannés ils se dessoudèrent du lit de feuilles regardèrent une dernière fois vers les vieilles usines rapiécées dont les békés déplaçaient déjà les fantômes les matérialisant en garages et monomags quand les subventions à la canne permettaient avec décence profit de fermer les vannes rafistolées des cuves, les cuves qui ne retenaient plus dans leurs ventres bouffis que l’écume la bagasse sale, ils coupèrent par le bord de mer tâchèrent de regagner les quartiers à cases du chef-lieu de gravir dans les sortes de rues escarpées où la police ne pouvait monter et frapper, ils roulèrent en flot vers le marché couvert où les marchandes protégeaient à peu près leurs légumes et leurs fruits, ils baignèrent un court moment dans les odeurs d’épices et de feuilles, massissis, cornets à girofles, petits bois séchés pour la maladie, moussache pour le linge, muscade et toutes les marchandises pour porter bonheur ou hausser le goût, cantiques de six pages pour Noël, les bouquets de fleurs trainant à vif près des paniers tressés, la cohue des concombres tamarins et combien de dix amers ou doux dans les trays, les paquets de balais, les tessons et les canaris, peut-être aussi de petits amarrages de quimbois familier, toute cette fermentation en sachets de gros papier gris qui tarissait déjà face aux progrès des grandes boutiques environnantes, ils dévalèrent la rue Antoine Siger que la population n’avait jamais cessé d’appeler de son premier nom rue Saint-Louis, Antoine Siger n’avait été qu’un maire ou un adjoint tué par les békés en plein conseil municipal tout le monde sait qui est Saint-Louis, d’ailleurs l’Amiral en 1941 avait rétabli Saint-Louis dans sa rue, ils s’éloignaient des quartiers à cases mais les polices de la ville casquées dévalaient derrière eux ce n’était pas le moment de calculer des mouvements d’approche il fallait déboucher sur l’espace libre de la savane et là se disperser tout en tiraillant contre les gardes de police ils voulaient ces gardes nègres leur rentrer dans la gorge à ces vermines de voyous de nègres leurs grands airs leurs insultes la noël 59 ils s’en souviendraient les salauds le brigadier Tigamba était comme une ortie une éruption il criait il vomissait la rue était un détritus ravagé Tigamba ne voulait rien entendre il arma sans viser tira dans les corps découpés sur la baie de lumière de la savane, roulé, cassé, tambouré, vitre, grillage, dalot, roulé dos couteau tombé dalot, roulé, maté, Tigamba qui ne serait ni inquiété ni poursuivi qui continuerait à faire chaque matin sa tournée au marché aux poissons où il prélèverait ses deux kilos de poisson rouge et de temps en temps les coulirous ou les balarous à faire frire il plaisanterait avec les marchandes peut-être quand même parfois regardant par-dessus l’épaule ou se détournant brusquement du moins dans les premiers temps et chacun saurait que c’était lui lui qui quoi et à force on finirait qui sait par ne plus bien comprendre pourquoi on se trouvait comme gêné de lui parler ou même de le regarder descendre des petits cars de police et aligner ses hommes pour une visite de ministre, nul ne saurait bien pourquoi une fois de plus les gens de la force publique avaient tiré dans les rues, était-ce une grève à mater un arrogant qui commandait un officiel qui faisait des déclarations un autre ministre en visite un condamné qu’on défendait un assassiné qu’on criait, ils tombèrent échelonnés pour la première fois séparés physiquement par deux ou trois mètres de course mais comme tissés au long du caniveau par la même balle de Tigamba ils roulèrent dans un panier de christofines les dernières véritablement ils s’arrêtèrent dans la clameur le boucan des morts qu’on abandonne à l’oubli au silence sans fond des grands vacarmes des combats sans témoins : ils se levèrent dans la germination des christofines maintenant ils commençaient à prendre conscience du temps écoulé ils voyaient la terre tarir s’éclaircir de routes taillées de lotissements d’entreprises d’hôtels où s’activait le plus gros tracteur connu et les usines l’une après l’autre tomber au bord des routes comme des bazars de zincs rouillés ils voyaient les terres déboisées décriées bordées débordées s’user comme un homme qui depuis quatre cents ans s’efforce de retrouver son image mais dans l’eau jaune des mares dans l’eau bleue des piscines ne trouble du pied que la marionnette peinte qu’il est devenu ils entendirent sur la savane les éclats des grenades lacrymogènes c’était minuit passé des bûchers de pneus brûlaient aux carrefours il y avait des curieux aux balcons la fumée montait dans les ruelles et les sentiers de boue jusqu’au canal qui marquait la limite que les militaires et les gendarmes ne pouvaient franchir sans risques excessifs il y avait quelque chose de changé depuis les tas d’années que les nègres pour un oui un non se faisaient fusiller sans écho ni souvenir ils pensèrent sans même qu’un nom soit posé sur la terre qu’on foule où on court ils pensèrent sans même qu’on arrête de les traîner par appels criés de radio de télé de journal vers le triste oubli du triste carnaval manipulé comme une boite de dérivation ils pensèrent voilà on peut commencer à compter à tenir la liste à dérouler le temps comme une feuille de canne tout au long de la canne avec à chaque nœud le portrait de ceux qui sont tombés leur force leur nom caché qui seront notre marque dans le temps et tout en bas la souche que tu découvres pour la déraciner d’un coup d’un seul coup l’enfoncer la planter dans le jour qui vient ils pensèrent ne laissez pas la terre se découvrir se perdre dans le nu la poussière sans force aidez la terre à garder sa liane son épaisseur ou si tu travailles la terre fais-le pour toi garde un arbre sur ta tête un jour tu regretteras l’à-sec de terre rouge où pas une ombre ne te guette ni te protège ils dévalèrent entre les bûchers de pneus qui brûlaient comme des brasiers sur les remparts de châteaux pour rire et connaissez-vous les châteaux du père et du roi d’avant ils passèrent entre les patrouilles de gardes et s’infiltrèrent car si la nuit est dévouée aux rues fermées d’en haut le jour s’ocre dans la présence de la savane en bas ils se rassemblèrent près du monomag étonnés du répit de la vacance ils virent les très jeunes garçons assis sur le rebord de la fenêtre de la pharmacie c’était comme une halte un repos on n’entendait même plus les éclats des grenades l’endroit était bon pour discuter tranquillement de ce qui se passait l’air était tiède ils virent venir et comme défiler au ralenti le camion de gardes mobiles peut-être allaient-ils prendre position ou rentraient-ils à leur caserne ils entendirent distinctement l’un d’eux dire en épaulant son lance-grenades je vais me farcir celui-ci un automobiliste derrière freinait béant ils virent le camarade du tireur essayer de détourner le coup mais le jeune garçon tombait déjà au milieu du groupe il y avait décidément quelque chose de changé ils voyaient tomber les autres les enfants ne regardaient plus ils mouraient aussi bien entendu le camion avait disparu au tournant où aucune enquête ne saurait plus jamais le retrouver mais si ce garçon ne cessait de tomber dans l’oubli et le rien des abandonnés eux du moins les trois commençaient de se souvenir de mesurer les jours de compter les balles d’établir la distance ils ne savaient pas que c’était là ce que les livres nomment une ruse de l’histoire il leur restait à éprouver ces sortes de détours ils bondirent en avant dans le temps ils dévalèrent pour cette fois non les pentes ni les chemins mais les jours et les nuits ils quittèrent les jeunes des lycées la chemise ouverte qui couraient au-devant des grenades ils quittèrent les cageots de légumes et de fruits c’est-à-dire pommes poires raisins entassés dans l’entrée du monomag les caisses de Coca Cola les empaquetages de reblochon de gruyère de fromage des Pyrénées les containers de vin de champagne les paquets de sapins de Noël entortillés dans leurs sortes d’épines sans piquant les bûches et les foies gras en boites tout le rebut d’emballages dans quoi le jeune garçon était tombé avant qu’on l’emmenât à la pharmacie en face et bientôt à l’oubli qui tout arrange ils quittèrent la petite ville bien atlantique et de banlieue au bord de la Caraïbe où pas un monsieur n’avait l’audace de penser vivre sans la métropole qu’il avait entachée dans non pas son cœur mais sa peur d’être seul ils dévalèrent vers le futur et l’histoire les déposa où où attendez ils avaient pendant deux mois couru de fonds en mornes en ravines en hauts ils commençaient enfin à la fin des Ans un parler de mots qui cherchaient non pas seulement à dire quelque chose mais aussi à arrêter à fixer au long du temps, le temps fait le temps qui quitte le temps, ce qui du temps sans arrêt s’effeuillait dans la nuit ils parlèrent deux mois durant dans la banane sans que nulle part ailleurs on entendit leur voix nouvelle ils travaillaient avec les équipes les ouvriers de la banane demandaient trente-cinq francs de la journée ils expliquaient ils demandaient personne n’entendait est-ce qu’il y a un endroit au monde où on entend ceux qui n’ont pas de voix, une fois encore les jeeps firent leur apparition puis en grands progrès de modernité les hélicoptères dont la voix officielle en radio a certifié qu’ils ne sont que chargés de la surveillance d’évacuer les morts ou les blessés non pas de bombarder en grenades un matin ils crurent que la mémoire retrouvée les faisait plonger dans la même boue d’histoire ils se retrouvèrent dans Fonds Brûlé avec au moins cent gendarmes ou gardes mobiles au moins des centaines de lacrymogènes qui pleuvaient sur eux et peut-être des offensives mais pour cette fois encore ils ne fuirent pas ils montèrent tous dans le bois ils se séparèrent pour se retrouver plus loin décidément il y avait quelque chose de changé la canne avait pourri dans les champs de betterave au loin de l’autre côté des eaux mais il ne fallait pas croire que la banane ferait mieux il y avait déjà un trou dans la terre où on enfouirait la banane pour planter des combien de bungalows ou de trois-étoiles ce qu’ils n’appelaient pas encore l’histoire mais dont ils avaient noué le premier mot dans ce parler soudain concassé raide à la bouche ce qu’ils commençaient à déplanter histoire dans tant de champs dont à présent ils commençaient à entasser la terre dans le trou du temps l’histoire leur histoire les convoquait à un autre rendez-vous où où attendez ils quittèrent donc Fonds Brûlé où une fois de plus les Land-rovers les camions patinèrent dans les herbages mouillés de boues molles qui s’opposaient et les Lands enragèrent de ne pas voir devant elles la terre nette se vider comme un sac de maïs qu’on éventre sur un tamis les jeeps commandaient elles se réunirent s’entendirent elles préparèrent leur manœuvre elles se firent prévenantes elles semblèrent se dissoudre dans le pays pluvieux trop vert d’en haut, elles sillonnèrent du côté de monsieur Célestin Colentroc qui ne parlait jamais et des héritiers Thérèse qui avaient un bar achalandé, elles virèrent encore au nord et quand ils se retrouvèrent eux trois dans le groupe de grévistes qui se dirigeait vers la commune proche vers les plantations où il fallait expliquer aux autres les points à réclamer ils s’étonnèrent de la terre qui était si changeante ils avaient découvert toutes sortes de Plantations avec les hommes et les femmes isolés dans les bois les jeeps des gendarmes montaient visiter chacune des cases pour effrayer intimider séduire et même quand ils se virent ainsi dépasser par les quatre ou cinq camions où un homme de l’ordre leur fit même un petit signe de complicité comme pour dire que tout allait s’arranger que ce n’était vraiment pas sérieux ils ne comprirent pas tout de suite que l’histoire les avait menés où où attendez là où il fallait payer le prix éternellement réclamé mais ils le comprirent peut-être à la manœuvre quand ils virent les quatre ou cinq camions qui les suivaient depuis le temps ils connaissaient la tactique on sourit en passant et on enferme dans un sac et quand au détour de la route à la fois chaude et humide avec ce petit lit de vapeur qui en montait ils virent le barrage des voitures qui les avaient dépassés ils surent qu’ils recommenceraient ici là là leur combat sans repos déjà les voitures qui suivaient les pressaient les crosses de fusil entraient en action déjà quelques-uns étaient tombés des balles partaient un homme sans défaillance marcha coutelas en main et se fit tuer net sous le souffle de l’hélicoptère de surveillance il partit debout non plus vers l’oubli mais peut-être vers quelque chose qui enfin commencerait à ressembler à la connaissance et au souvenir il y avait quelque chose de changé ils voyaient mourir les autres ils avaient donc eux trois fait leur temps il y avait donc quelque chose qui se suivait et poursuivait et dont ils allaient pouvoir toucher le déroulement et peut-être le bout et qu’ils pourraient appeler leur temps mais ils surent aussitôt oui tournant les yeux vers l’entour ils surent à quelle ruse ils s’étaient laissé prendre à quel endroit de nouveau malheur ce défilé de mort qu’on pourrait appeler leur histoire les avait menés où où où à cette crête rasée sans une cache sans un fond sans un arbre à ce dénudement d’en haut un jour tu regretteras l’à-sec de terre noire où pas une ombre ne te protège ils rirent de ce qu’eux trois qui avaient pendant tant d’années de dix et cent ans hélé chacun à la ronde et demandé qu’on monte dans les bois plus épais que la volonté se retrouvaient ainsi sur cette route balayée de balles qui se prolongeait des deux côtés par des champs d’ananas plats ouvragés comme des ailes de libellule branchées sur la route-tronc ho qui pourrait se terrer dans une aile de libellule il n’y avait qu’à courir ou voler ou planer dans et sur les ananas jusqu’à la Capote sous le souffle chaud strident de l’hélicoptère de surveillance et d’où donc tombait cette pluie lacrymogène jusqu’aux eaux blanches de la Capote espérant y trouver un trou d’eau suffisamment grand pour y plonger tout habillé l’histoire avait ainsi employé ces gendarmes-là pour accomplir sa ruse ainsi le pétun le café le caco le manioc la canne la canne la canne la canne la banane avaient aplati leurs feuilles leurs branches leurs pieds leurs racines et tous ceux qui s’y étaient pris dans l’étoilement argenté des ananas flanqués de toiles noires rangées au bord des sillons, ils tombèrent dans les champs d’ananas sous le vent torride de l’hélicoptère de surveillance, personne ne les vit tomber personne ne les retrouva ils ne furent pas de ceux qu’on découvre pourrissant aux embouchures des rivières de ceux pour qui on fait semblant de mener des enquêtes, mais il y avait avec eux un enfant aux yeux élargis, comme si l’ancienne forêt disparue avait continué de supporter dans l’air ces yeux qui l’avaient emplie, l’enfant tombant les regardait, alors ils tombèrent eux aussi s’écrasèrent dans les feuilles dentelées d’ananas qui s’accrochant à leur peau se dessouchaient de leurs trognons avant de les laisser eux trois dormir dans l’air chaud humide abandonné sans un arbre sans un support sous la chape de pluie là-haut qui semblait toujours si près du volcan un bateau de brouillard amarré au vent : ils se levèrent des griffures d’ananas aigre marchèrent

II. « LE PREMIER JOUR », EXTRAIT DE LE SEL NOIR

Le premier jour

2(Le lecteur est invité à se reporter à l’annexe où se trouvent l’extrait « Le premier jour »)

Le conteur mesure sa parole dans l’éclat démesurée. Il va, par solitude même, chanter la terre, ceux qui la souffrent. Il n’offre la parole à tels qui s’en enchantent, s’y exaltent ; mais aux corps brûlés par le temps : halliers, peuples contraints, villages nus, multitude du rivage.
Quand, ce sage marin, mesuré diseur, son chant l’achève, le recommence. Il vient, enfant, dans le premier matin. Il voit l’écume originelle, la première suée de sel. L’Histoire, qui attend.

I

3La boue des mornes descend rougir les coutelas Présence, ô flots ! Un homme en son discours régit les brumes des flambeaux, il voit

4L’image qu’ont levée sa poitrine, ses mots. Il noue la nuit parmi les cannes et les eaux. Il dit l’argile sur le corps, et puis ce mot.

5Il crie.

6Je fus en ce pleurer, où j’écoutais la nuit.

II

Temps anciens. Temps nubiles. Trouées d’espaces. Mâts !
Le premier sel gardé au creux d’une main lasse
Ô lumière, matin qui te redresses sur ton âge.
Un veneur crie dans son étonnement, il part
Avec ce goût de rêve et d’amertume sur la peau,
L’aube vacille, ah il est beau de redescendre
Par la mer de silence et cette aisance où vous brillez,
Aubes ! Pour moi,
Je ne regrette rien. Le temps est là.
D’autres étoiles vont chanter
Dans la noirceur vorace de ce lé.

III

7Les hommes descendront la rue de boue, ils entreront, ils commettront leurs corps à l’œuvre lente tellement. Le vent d’après-midi couvre les toits, les femmes lèvent à leurs yeux un pur éclat, les chiens progressent vers la mer (où sont les clairs festins de fumiers et de pouilles.)

8Voyez, la mer m’a déporté vers la journée fertile, ô de si loin encore je progresse avec les flots vers cette absence et cette face.

9Et si vous retenez de ma parole seulement ce goût de terres emmêlées, je n’ai perdu mon temps ni en vain consumé la paille de cœur.

IV

10L’officiant récite sa science aux arbres clairs.

11Et on lui dit : cette parole qui vous tient n’est par de vous, bêchez vos mots. – Il dit :

12Je n’ai de phrase qu’en ce fleuve sans rivage, où les boues montent. Elles montent, les boues nous couvrent. Qui nous parle de bêcher ?

13Au flot épais j’ai entendu cette parole. J’étais la pousse loin des ors, j’étais pollen et vent. La mer cueillait l’argile et toute l’île chavirait.

14L’officiant récite son savoir, et la terre vire en effet, et les feuilles se voient d’en bas dans leur sombre verdeur.

V

Dénoue ton âme, lève-toi, et considère ce pays. La mort

Enclose nous sépare, et tes yeux ont scellé le deuil.

Nous n’entrerons qu’en ton regard, mais il est clos. Pour nous,

Seul ton visage aura de part aux noces. Ton visage seulement.

Qui es-tu ? L’horizon à peine te contient. La plaine

Que tu vois dénouée dans cette aube ô très pure

Nous crie la mort avec les boues qui la sertissent.

Qui sommes-nous, dans cette glaise où le sang court ?

Le chant t’épure, tu défailles. Ta mémoire seulement grandit.

VI

Dénoue ton âme, terre, amarrée à ton cri.

Proche, éternelle, vois. Je vois l’hiver grandir ici

Et ton cœur au plus haut de son mitan. Le vieil éclat

Mûrit. Le vieil amour s’apaise.

Ouvre-nous le secours de tes chemins agonisants.

Tu fus sel dans la neige et la neige n’était que nuit.

VII

15Royaume au cri de marbre, de brasiers.

16Silos, qui me tentaient au long des nuits. – J’ai vu la nuit.

17Faites-vous clair et ras, que l’homme en nage sur la canne d’une main puisse vous faire un lieu de rage, d’amitié.

18Il a taillé déjà six-vingt amarres pour l’amarreuse.

19– Ô je réponds : Donnez

20Que je sois trouble autant que cette nuit d’avant le temps

21Ce qui est trouble nous convient, manieurs fous, débrouilleurs

22De mondes, de chaos, d’épées nouées dans le ciel nu. – Et je réponds :

23Hiver qui me prenez sur votre nue, j’ai vu

24Si rare cette ardeur et si profond, ce flot.

VIII

D’obscurs desseins naquirent dans les branches.

Ce furent des oiseaux, des ailes et des bruits ne commençant qu’à peine

Une rumeur, mais le rivage bruissait, la nue

Ouverte se livrait aux émois. Ce fut l’aube.

Et l’épée. Le sillage. Un clair village déhalant

Ses toits et ses paillages vers le ciel.

Je n’ai de cri qu’en cette trace où fut le sel.

IX

Plus outre s’évertue à chaque aube ce mot

Vers des halliers, des treilles et des sables. Vers la mer.

Doux beau peuple, et tenace et calme tellement,

J’entends les peuples, la splendeur, j’entends.

Nommez-les. Criez-les. Le temps est là. L’été

Sur la neige a grandi comme une absence noire.

Le jour, de ce discours enfin, s’est embrasé.

X

Profondeurs ô marées.

Oiseaux, mourant à nos côtés, avec ce bruit d’antan

Villages, fleuves las, et tant de fruits et tant d’épées.

Vous devenez miroir de cette face, gloire de mer, comme une averse crue entre la vie et nous

Et le vent désolé dans sa. folie ô vent.

Vous devenez visage où le miroir s’éteint et vous

Plus ardents que nos voix dans cette allée du temps

Devenez voix de ce veneur qui vous entend.

XI

Et vous voici sel du royaume de mes mains. Je suis comme un,

Stupéfait, qui enfonce dans la mer, voyant périr

Autour la nuit et les rivages, le discours

Des flambeaux, telle fleur, et qui se tait, le flot.

Et qui renaît dans le premier matin. Il sait

L’étincelante nuit, les brasiers, le seul fruit.

XII

Comme un parmi les arbres clairs, sur le hauban, qui naît.

C’est la dernière nuit, demain la pierre sur la pierre

S’élira. Et comme un qui sculpte un os de soufre bleu,

Il chantait l’âpre nuit ouverte au sel et une femme

Plus triste qu’au brasier le corps nubile du soleil

Quand le feu du soleil, en soi-même mourant, s’altère

Parmi le jour et son embrasement.