1« On aura parfaitement déterminé en deux mots la nature du régime légal de l’apprentissage dans l’ancienne France, en disant qu’il y était une sorte de servitude temporaire, née des idées de monopole en matière de droit au travail, imaginée pour le plus grand profit des maîtres et du renom de la fabrication nationale ou locale, et imposée à tout candidat au travail corporatif comme un premier stage d’initiation légale, comme un noviciat. Mais, ce faisant, on ne se sera encore fait aucune idée des rapports juridiques que créait ce contrat »¹ « car l’apprentissage dans l’ancienne France supposait une sorte d’adoption momentanée de l’apprenti par le maître ; ce n’était pas […] simple rapport d’ouvrier à patron, mais organisation professionnelle sur une base familiale »².

2Tout chercheur quelque peu aguerri a vite fait de reconnaître les actes que les notaires rédigent habituellement au XVIII^e siècle. La typologie des actes notariés est assez facile à établir : contrats de mariage, testaments, quittances, ventes, louages, baux à croît ou gazailles, délibérations de confréries, corps de métiers et assemblées d’habitants en tous genres… Parmi ces actes figurent les fameux brevets³ d’apprentissage⁴. Ils sont facilement identifiables en ce qu’ils présentent une grande homogénéité formelle. Les notaires roussillonnais structurent en effet ces contrats selon un même schéma et y reproduisent des formulations similaires.

3Cette ressemblance saute aux yeux lorsque l’on se cantonne à un seul notaire qui utilise la même trame pour rédiger ses actes, la même formule. Elle s’estompe cependant dès lors que l’on élargit le panel de notaires à toute la province roussillonnaise et que le nombre de brevets augmente. On se rend alors compte de la variabilité des modalités contractuelles : le vocabulaire est certes similaire mais les notaires ne recopient pas mécaniquement des formules d’actes identiques. Bien au contraire, à partir de leurs formules, ils adaptent les stipulations contractuelles aux situations qui leur sont soumises⁵, ne semblant pas être entravés par les statuts professionnels de la province⁶.

4De 1779 à 1789, nous avons relevé 404 brevets d’apprentissage⁷ de jeunes garçons⁸ rédigés par les notaires⁹ de la province de Roussillon. Ils témoignent de l’intense activité artisanale et commerciale de la province à la veille de la Révolution et démontrent que l’organisation professionnelle d’Ancien Régime¹⁰, tant décriée ensuite, mérite d’être réhabilitée pour ce qui regarde la formation professionnelle¹¹. Il est vrai que l’encadrement juridique de l’apprentissage, assurant la mainmise des maîtres sur la formation professionnelle, jointe au contrôle de l’accès à la maîtrise, a pu être un moyen de limiter la concurrence et de préserver au mieux le monopole corporatif sur l’artisanat et le commerce. Les brevets d’apprentissage ont même été parfois détournés de leur vocation première pour obtenir une main-d’œuvre bon marché¹² mais la pratique révèle peu de situations propres à de tels soupçons¹³. Bien au contraire, la « légende noire » de l’apprentissage est aujourd’hui démentie car la complémentarité des obligations pesant sur les maîtres et apprentis semble démentir toute possibilité d’abus de puissance économique ou de faiblesse de la part des maîtres vis-à-vis des apprentis. L’apprentissage, rendu obligatoire dans la province en 1493¹⁴, paraît avoir permis de dispenser la formation professionnelle obligatoire pour exercer un art ou une profession et espérer accéder un jour à la maîtrise. Le contrat ou brevet d’apprentissage étant la « traduction juridique de la volonté du maître et de l’apprenti de travailler ensemble »¹⁵ à cette fin.

5De l’analyse de ces brevets il ressort que la cohabitation du maître et de son apprenti tend à humaniser leurs relations, qui dépassent ainsi le seul cadre professionnel (I), ce qui révèle la convergence de leurs intérêts et initie conséquemment une forme de solidarité entre eux (II).

I. Une cohabitation humanisant les relations maître-apprenti

6Les notaires consacrent nombre de clauses aux conditions dans lesquelles le maître et l’apprenti doivent résider sous le même toit (A) en insistant tout particulièrement sur l’interdiction pour l’apprenti de s’absenter de chez son maître (B).

A. Des conditions de résidence commune très détaillées

7L’obligation de résider chez son maître pour l’apprenti fait l’objet de formulations lapidaires dans les actes notariés¹⁶ tandis que l’accueil que doit réserver le maître à son apprenti y est très détaillé car il doit être capable de recevoir en son foyer une nouvelle bouche à nourrir¹⁷. Généralement cela implique pour le maître de fournir « en sa maison les aliments lit feu et lumière audit apprenti à son égal »¹⁸, c’est-à-dire le gîte et le couvert car tous deux doivent faire « même pot et commune habitation »¹⁹. Ces deux dernières obligations sont fréquemment liées l’une à l’autre mais pas nécessairement. Certains brevets les distinguent.

8Le logement de l’apprenti doit, selon une formule récurrente, être assuré par le maître en l’accueillant en « sa maison et boutique »²⁰ pour la durée de l’apprentissage. S’il est parfois prévu que l’apprentissage pourra être dispensé en la maison du maître « ou un tout autre endroit [où] il travaillera »²¹, le maître accepte de fournir au jeune impétrant « le gite dans sa maison »²². L’obligation de loger l’apprenti est presque systématiquement complétée par la mention du feu et de la lumière dont il doit le faire bénéficier, sans davantage en préciser les modalités d’exécution. On imagine qu’elle aurait pu être quantifiée quant au bois ou aux bougies devant être mis à disposition de l’apprenti. Mais il n’en est rien : le maître doit héberger, chauffer et éclairer son apprenti « à son égal », ce qui en pratique signifie tout simplement qu’il doit l’accueillir comme un membre de sa propre famille²³.

9Assurer le couvert à l’apprenti consiste pour le maître à lui fournir les « aliments » ou « aliments de bouche » ou encore « les aliments de manger et boire »²⁴ « à son égal »²⁵, celui « de sa famille »²⁶, ou « des autres garçons »²⁷ « et ainsi qu’il est d’usage »²⁸. Certains actes précisent qu’il doit l’accueillir « à sa table »²⁹. Cette obligation est susceptible d’aménagements multiples, notamment lorsque l’apprentissage est long et que l’apprenti est jeune, mais pas seulement. Partager les frais au cours des premiers mois permet de réduire le prix de l’apprentissage. Un apprenti peut initialement être nourri par ses parents avant d’être totalement pris en charge par son maître au cours des derniers mois d’apprentissage lorsqu’il est plus âgé, formé et par conséquent rentable. Ainsi Paul Montpellier, âgé de quatorze ans, placé pour quatre années en apprentissage de perruquier, est nourri et même logé par son père au cours de trois premières années, ne s’installant véritablement chez son maître que pour sa dernière année de formation³⁰. Antoine Rolland, âgé de vingt-deux ans, doit quant à lui continuer de se nourrir chez son père pendant deux ans, ne « faisant même pot et commune habitation » avec son maître qu’au cours des six derniers mois de son apprentissage³¹. Pour Joseph Andreu et Nogues, la durée d’entretien partagé est encore plus réduite, fixée à trois mois à peine, sans doute parce que l’apprentissage de tonnelier est lui‑même très court, ne durant que quinze mois³². Les premiers mois de formation semblent constituer une sorte de période transitoire au cours de laquelle les parents n’abandonnent pas leur enfant à un « étranger », son maître, tandis que la fin de la formation permet à l’apprenti, désormais formé et rentable, de vivre comme les compagnons sous le toit de son maître³³.

10Parfois l’entretien de l’apprenti se réduit aux seuls aliments, tout le reste demeurant à charge de ses parents³⁴. Ainsi, tout ce qui peut concerner l’habillement de l’apprenti, c’est-à-dire « les vêtements, linge, et chaussures »³⁵ n’est pas à la charge du maître³⁶, cela semble « naturel et raisonnable : l’enfant arrive avec son trousseau »³⁷. Les brevets chargent ainsi ses père et mère, son frère aîné³⁸, son oncle³⁹, l’hôpital Notre-Dame de la Miséricorde⁴⁰, voire l’apprenti lui-même lorsqu’il le peut⁴¹, d’y pourvoir. Joseph Grau, se plaçant en apprentissage de tailleur, paye le prix de son apprentissage fixé à cent livres, en vendant le jour de son engagement une maison pour cent dix-neuf livres, dont il retient dix livres qu’il déclare vouloir « employer à l’achat de quelque peu de linge qui lui est absolument nécessaire »⁴². Il est ainsi généralement fixé par écrit qu’il reste à la charge de l’apprenti « de se fournir lui-même pendant ledit tems tous les entretiens de vêture »⁴³. Une formule plus précise établit que le père de l’apprenti reste chargé de lui « fournir toute la robe, vêtures et chemises qui lui seront nécessaires pendant son dit apprentissage »⁴⁴. Cette clause pèche par son peu d’exactitude car tout doit dépendre de l’usure des vêtements, chaussures et linges dont se sert l’apprenti. Cependant, il ne fait aucun doute que cette obligation incombe au seul père de l’apprenti tandis que le maître ne doit en principe jamais la supporter. Un père se doit d’« entretenir ledit son fils d’habillement dans une honnette decence »⁴⁵.

11Les brevets impliquant le maître dans l’habillement de l’apprenti sont donc rarissimes. Deux exceptions méritent d’être rapportées : un premier brevet partage cette tâche entre un père qui doit fournir à son fils entrant en apprentissage « les habits et chaussures nécessaires » et son maître qui doit de son côté lui fournir « un chapeau veste gilet et culotte de drap appellé vint deuxième de la couleur la plus agréable audit apprentif, une paire bas de laine et une paire de souliers le tout neuf »⁴⁶ ; et un second brevet établit qu’un maître s’oblige à acheter dans un délai de deux ans « une veste gilet et culotte de drap du pays » à son apprenti⁴⁷.

12Accueillir un enfant comme apprenti implique de lui fournir un lit. A ce propos, le linge de maison, accessoire au lit, n’est que rarement évoqué dans les brevets tant il semble inhérent à l’obligation de fournir un gîte à l’apprenti à l’égal de son maître. Deux brevets cependant se démarquent. Le premier brevet, après avoir précisé que l’apprenti Joseph Tauriach fils « s’entretiendra d’habits et chausseures », met également à sa charge le linge de maison qui lui est nécessaire en énonçant qu’il « se tiendra le lit garni de tout le nécessaire dans la maison dudit Pujarniscle », son maître⁴⁸. Cet apprenti, orphelin de père et de mère, assume sans doute ces obligations grâce à son héritage et les parents qu’il lui reste à Maureillas, d’où il est originaire et dont l’un d’eux le place en apprentissage, n’ont peut‑être pas l’intention de s’en occuper⁴⁹. Le second brevet met quant à lui cette obligation à la charge d’un père obligé « d’entretenir pendant ledit temps que durera ledit apprentissage ledit son fils d’habits et linge suivant son état »⁵⁰ sans que l’on en devine la raison.

13Par exception, lorsqu’existent des rapports dépassant le strict cadre professionnel entre un maître et son apprenti⁵¹, le premier s’engage à fournir au second des vêtements. C’est le cas de Joseph Fons qui « pour prouver audit Marty [son apprenti] l’amitié⁵² qu’il a pour lui a promis remettre […] deux paires culottes chacune desdites trois années [de son apprentissage] et deux vestes dans le courant desdites mêmes années, le tout propre audit travail »⁵³. Un autre maître s’engage à fournir à son « apprenti quand celuy cy l’exigera une paire de souliers neufs et un semelage gratis ». Il est vrai qu’ici l’apprentissage porte sur l’art de la cordonnerie⁵⁴ et que l’apprenti, majeur d’âge, se plaçant lui-même, le maître supporte entièrement son entretien, ce pour quoi il reçoit d’ailleurs un prix supérieur au tarif habituel, de l’ordre de 150 livres⁵⁵.

14Cinq brevets seulement envisagent une seconde obligation, tenant à l’habillement de l’apprenti, qui pèse parfois sur le maître : le « blanchissage »⁵⁶. Si quatre d’entre eux l’ajoutent simplement à la liste des obligations du maître⁵⁷, le cinquième, plus tardif que les quatre autres, prévoit expressément une contrepartie financière. Cet ultime brevet, daté du 16 juin 1789, prévoit que le maître doit recevoir la somme de 48 livres pour le blanchissage et le rapiéçage des habits et linge de l’apprenti⁵⁸. L’étendue des obligations du maître et l’arrangement portant sur le linge sont ici conséquentes au fait que l’apprenti est mineur de 25 ans, orphelin de père et de mère, et se place lui‑même en apprentissage. Il n’y a, a priori, personne qui puisse s’occuper de cela parmi les membres de sa famille. Le brevet précise par ailleurs que l’apprenti s’est engagé lui‑même « n’ayant ni ne voulant aucun curateur »⁵⁹. En dehors de ces cas exceptionnels, ce sont vraisemblablement les parents de l’apprenti qui s’occupent de son blanchissage⁶⁰.

15Tous ces détails, intégrés dans chaque brevet d’apprentissage, attestent qu’ils sont rédigés suite à des pourparlers au cours desquels chaque obligation est soupesée afin de maintenir un équilibre propre à chaque brevet. « Rien n’est inutile dans la minutie des détails du quotidien de l’apprenti »⁶¹. L’entretien de chaque apprenti est organisé au regard des circonstances présidant à la conclusion du contrat et aux autres conditions contractuelles parmi lesquelles cette obligation doit prendre place, notamment celles de nature financière. En effet, « toute éducation professionnelle entraîne des dépenses au début mais est une source de bénéfices dans les dernières années »⁶². Ainsi, pour les longs apprentissages, l’entretien est partagé entre les parents et le maître que ce soit dans le temps ou quant aux prestations à assumer. Aux termes du brevet souscrit par Marc Briu, « le maître ne fournira audit son apprenti que le lit dans sa maison sauf audit apprenti de manger chez sa mère »⁶³. Les aliments font fréquemment l’objet de cette disposition car ils constituent une charge supplémentaire pour le maître tandis que la fourniture d’un lit ou d’une paillasse rudimentaire, n’impliquant pas de dépense répétée reste plus souvent à la charge du maître. Ces deux types d’aménagement de l’obligation d’entretien de l’apprenti peuvent être combinés. Ainsi pour la première année d’apprentissage de François Tora, sa mère le nourrira tandis que son maître le logera, et pour la seconde année, ce sera le maître qui assumera pleinement l’entretien de l’apprenti⁶⁴. Enfin, il arrive aussi que l’entretien demeure tout simplement à la charge des parents de l’apprenti pour toute la durée de la formation⁶⁵.

16Par ailleurs, le prix versé pour l’apprentissage se justifie généralement dans les contrats par les « peines et soins que prendra le maître pour enseigner son métier ». L’enseignement impliquant une perte de temps pour le maître et une faible rentabilité de l’apprenti, il arrive que ce dernier, au cours des premiers mois de son apprentissage, rembourse ses frais d’entretien et d’enseignement, alors que pour le reste de l’apprentissage il est à l’entière charge de son maître⁶⁶. Mais cela ne recouvre qu’une part de vérité car bien souvent le maître obtient, grâce au prix, le remboursement des frais d’hébergement, de nourriture et d’entretien de son apprenti. Cela ressort notamment des brevets où l’apprenti ne verse aucun prix parce que son entretien reste à la charge de ses parents.

B. Le régime des absences

17Dès lors qu’un jeune homme entre en apprentissage il doit, sauf stipulation contraire, s’installer dans la maison et boutique de son maître et ne plus la quitter. Les brevets interdisent tous à l’apprenti de s’absenter de chez son maître ; une règle qu’ils assortissent ensuite de diverses exceptions.

18L’interdiction de s’absenter de chez le maître est formulée très simplement. L’apprenti doit « rester » chez son maître ou en sa boutique. Le père ou la mère de l’apprenti s’engage parfois expressément à l’y faire rester. Ainsi Gaudérique Fabre et Vassols s’oblige à « faire rester » Pierre Fabre son fils dans la boutique de François Baux pour y apprendre le métier de cordonnier⁶⁷. Si l’apprenti quitte la boutique, son père, sa mère ou toute autre personne l’ayant placé là doit normalement tenter de l’y « faire revenir ». Cette obligation ne pèse sur les responsables de l’enfant que s’il reste dans la province. Le brevet du 18 octobre 1789, plaçant Pierre Gineste chez Félix Baus maître menuisier de Perpignan, prévoit que « dans le cas où ledit Gineste fils s’absenteroit de la boutique dudit Baus pour travailler en toute autre boutique de Perpignan ou d’une de la province, ledit Gineste père fera tous ses efforts pour le faire revenir dans la boutique du même Baus, et s’il ne pouvoit y réussir en ce cas ledit Baus seroit autorisé à prendre un garçon à sa place et aux frais et dépens dudit Gineste père, ce à quoi ce dernier ne sera point tenu dans le cas où ledit son fils s’absenteroit de la province ou qu’il prit party dans le Service de Sa Majesté »⁶⁸.

19Le régime des absences est toujours précisément détaillé et de manière très stéréotypée. Le brevet dressé le 1^er novembre 1782 par Me Jacques Terrats, notaire à Perpignan, expose clairement la marche à suivre en la matière. A ses termes, « il ne sera point permis audit apprenti de s’absenter de chez son maître sans sa permission sous peine de rendre deux jours pour un de ceux qu’il aura manqué, si mieux n’aime ledit son maître prendre un garçon à la place et aux frais et dépends dudit apprenti, et s’il s’absente avec permission il ne rendra que jour pour jour ; de même si ledit apprenti tombe malade pendant ledit apprentissage et passe sa maladie chez son maître il rendra deux jours pour un de ceux qu’il aura manqué à la boutique en payant par ledit apprenti le médecin chirurgien et apothicaire, et s’il passe sa maladie ailleurs il rendra jour pour jour à la fin de son apprentissage »⁶⁹.

20Une règle s’impose donc : à titre exceptionnel un apprenti peut s’absenter de la boutique si son maître l’y autorise. Il s’agit là de la condition déterminante de la licéité de toute absence. Les absences licites sont celles qu’accepte le maître, soit dans le brevet lui‑même, soit au cas par cas en cours d’apprentissage. Une autorisation ou « permission expresse » est donc toujours requise. Le motif de l’absence est rarement évoqué mais quelques brevets en offrent des exemples. Certains prévoient ainsi des périodes d’absence annuelles⁷⁰ allant de deux semaines à un mois pour permettre à l’apprenti d’aller faire les vendanges⁷¹, la coupe du blé⁷², travailler chez son père⁷³ ou vaquer à ses obligations⁷⁴. Un seul brevet autorise l’apprenti à s’absenter quinze jours chaque année sans avoir à se justifier mais lui impose en contrepartie de compenser cette absence en fin d’apprentissage⁷⁵.

21Trois autres brevets autorisent les apprentis à s’absenter pour suivre des cours. Le premier permet à un apprenti perruquier de « s’absenter chaque jour une heure et le matin et une heure le soir pour aller prendre les leçons d’écriture et de lecture »⁷⁶. Ce cas est unique en son genre mais on imagine qu’un perruquier doit savoir tenir un livre de comptes et que ce jeune homme de quatorze ans n’est peut‑être pas encore apte à le faire. Le deuxième brevet est tout aussi facile à comprendre car l’une de ses clauses autorise un apprenti orfèvre à « prendre une heure du jour pour se perfectionner dans le dessin »⁷⁷. Il est pourtant curieux que le maître orfèvre ne dispense pas lui‑même cet enseignement dans la mesure où les maîtres graveurs ciseleurs l’assument lorsqu’ils forment leurs apprentis⁷⁸. D’ailleurs Jean Godet, graveur, s’engage à enseigner « l’art de graveur et cizelleur ainsi que le dessin, par ou ledit S Hiacinthe Feret doit commencer »⁷⁹. Cet ordre n’est pas envisagé dans le brevet d’apprentissage engageant le même maître envers Christophe Cayrol⁸⁰. L’ordre dans lequel les divers enseignements doivent être dispensés est ainsi prédéfini. Enfin, aucun autre brevet d’apprentissage d’orfèvre ne mentionne ce type d’aménagement⁸¹. Le troisième brevet impose à Joseph Dedeu maître en chirurgie de Prades de « permettre et obliger même ledit Dominique Salamo [son apprenti] d’aller tous les jours a l’ecole sans pouvoir demander pour raison de ce aucune indemnité⁸² »⁸³. Ce jeune garçon, dont l’âge est inconnu, se nomme comme son défunt père Dominique Salamo qui était lui‑même maître chirurgien. Ce dernier n’ayant sans doute pas eu le temps d’assurer l’avenir de son fils de son vivant, sa veuve s’en charge en s’assurant qu’il pourra finir sa scolarité tout en se formant au métier de son père auprès d’un chirurgien⁸⁴.

22L’apprenti est également autorisé à quitter la boutique pour aller manger ou dormir chez ses parents lorsque le brevet le prévoit de même qu’en cas de maladie. La maladie de l’apprenti est envisagée par tous les brevets car elle l’empêche de travailler⁸⁵ et suppose donc qu’il rende des jours de travail une fois le terme de l’apprentissage échu⁸⁶. Le nombre de jours « à rendre » varie selon le nombre de jours manqués mais aussi en fonction des conditions dans lesquelles l’apprenti doit être soigné. S’il passe sa maladie chez ses parents il doit rendre jour pour jour alors que s’il passe sa maladie chez son maître et que celui‑ci lui fournit les bouillons⁸⁷, voire les remèdes et médicaments⁸⁸, l’apprenti doit rendre deux jours pour un. Les frais médicaux, qu’il s’agisse de ceux d’un médecin, chirurgien ou apothicaire, ne sont quant à eux jamais pris en charge par le maître. Un brevet prévoit que si l’apprenti passe sa maladie chez son maître, aucun jour ne sera ensuite rendu mais « il sera payé à celui-ci la dépense pour raison de sa maladie comme bouillons et remèdes fournis audit apprentif »⁸⁹.

23Quelques brevets envisagent l’absence définitive de l’apprenti, c’est‑à‑dire leur résiliation anticipée⁹⁰, notamment en cas d’infirmité ou de décès de l’apprenti. Ainsi le brevet du 17 juin 1781 par lequel le jeune Joseph Carrere est placé chez Joseph Tore maître cordonnier pour femmes précise que si l’apprenti « par quelque événement imprévu comme par un rhumatisme et toute autre maladie ou incommodité qui l’empêcha de travailler ne pouvait pas continuer son apprentissage, alors ledit brevet d’apprentissage sera pleinement résilié, ledit Tore ne devant cependant pas rendre l’argent qu’il aurait reçu pour raison du présent apprentissage, et si à l’époque dudit événement imprévu sus précisé le même Tore n’avait pas reçu l’entière somme qui sera ci-après mentionnée le même Carrere fils sera pleinement déchargé »⁹¹. Quelles que soient les circonstances financières, aucune somme ne doit donc être versée une fois le brevet résilié⁹². La même solution est retenue dans sept autres brevets, rédigés par les notaires de Saillagouse⁹³, qui précisent que si l’apprenti quitte son maître pour « cause de mort, infirmité ou autre légitime empechement qui le priveroit visiblement de pouvoir continuer […], en ce cas ny les uns ny les autres ne seront point tenûs de là en avant à exécuter le présent brevet d’apprentissage en rien de son contenu »⁹⁴.

24Le décès de l’apprenti ou du maître⁹⁵ mettant naturellement fin au contrat d’apprentissage⁹⁶, il est parfois prévu qu’en pareil cas le père de l’apprenti ne payera le prix de l’apprentissage « que par prorata du temps que l’apprentissage aura duré »⁹⁷ ou encore qu’une mère ne sera pas tenue de payer la seconde moitié du prix⁹⁸. Un brevet signé le 4 janvier 1782 prévoit que si le maître meurt « ses héritiers seront tenus de rembourser audit apprenti le prix bas spécifié a proportion du tems qui luy manquer pour finir ledit apprentissage » de même que si l’apprenti décède au cours de sa première année d’apprentissage⁹⁹. Le brevet du 11 mars 1784 plaçant Marc Valls chez Bonnaventure Bernard maître tisserand à lin de Codolet, offre une alternative en cas de décès prématuré du maître puisque « les héritiers de celuy cy seront obligés de mettre ledit apprenti dans une autre boutique de tisserand pour y parachever son apprentissage ou bien de luy rendre son argent à proportion du temps »¹⁰⁰. Il semble que la vente ou cession à un autre maître se pratiquait assez facilement ailleurs dans le royaume¹⁰¹.

25L’hypothèse d’une fuite de l’apprenti « par libertinage » est citée par dix brevets, quatre rédigés par Me Antoine Ferriol-Pastor à Millas¹⁰² et six par Me Joseph Gauze à Rivesaltes¹⁰³. Ce départ ou cette absence sans motif et sans permission ouvre le droit pour le maître d’embaucher un garçon en lieu et place de l’apprenti absent¹⁰⁴. Aucun brevet ne prévoit qu’un proche parent tel un frère ou cousin pourrait prendre sa place¹⁰⁵.

26De la même manière si l’apprenti quitte la boutique « par dégout »¹⁰⁶, le maître doit en avertir celui qui a placé le jeune garçon afin qu’il tente de le convaincre de revenir ou d’en assumer le remplacement¹⁰⁷. Une mère doit en pareil cas « le chercher, faire chercher, et le ramener s’il est possible pour finir son tems »¹⁰⁸. Mais aucun brevet local ne prévoit que l’apprenti doive être « appréhendé au corps en cas d’absence illégitime et ramené à son maître »¹⁰⁹. Il importe peu que l’apprenti s’absente « pour travailler ailleurs ou pour quitter ledit métier ». Son représentant et lui sont tenus de payer un garçon pour parachever la période initialement fixée¹¹⁰, ou encore les jours lui manquant pour combler toutes ses absences¹¹¹.

27Peu de brevets offrent la faculté à l’apprenti de quitter son maître quand il le désire¹¹². Par exception, le brevet conclu le 21 septembre 1789 devant Me Maria notaire à Thuir prévoit qu’« en cas ledit apprentif voulut quitter la maison dudit Conte [son maître] et renoncer audit métier, il devra donner audit Sr Conte une indemnité de soixante onze livres en sus prix ci-dessus convenu »¹¹³. Un autre brevet, en date du 29 mars 1784 établit plus simplement que si l’apprenti « voulait quitter la boutique [de son maître] avant l’expiration des deux années, l’argent qu’il aura payer pour comptes dudit apprentissage le devra tout au profit du même » maître¹¹⁴.

28Parallèlement rares sont les brevets permettant à un maître de congédier un apprenti qui ne serait pas doué¹¹⁵, pas suffisamment diligent ou travailleur¹¹⁶. Avare en détails sur ce point, le brevet du 29 mars 1784 énonce que si durant les deux années d’apprentissage de Pierre Prats chez Joseph Pouig maître boulanger, ce dernier « était dans le cas de renvoyer ledit Prats pour une raison légitime, il ne veut exiger du même Prats que le prorata du temps qu’il aura resté chez lui »¹¹⁷. L’expression « raison légitime » semble couvrir toute hypothèse d’incompétence de l’apprenti, voire d’infirmité ou maladie.

29Quelques brevets envisagent le départ d’un apprenti causé par le maître. En effet celui-ci a l’obligation de traiter son apprenti « humainement »¹¹⁸, « avec humanité »¹¹⁹, « humainement et doucement¹²⁰ comme il appartient »¹²¹, « à l’égal de sa famille »¹²². Il doit avoir « tous les égards et ménagements possibles »¹²³pour son apprenti. Il doit en conséquence s’abstenir de « mauvais traitement »¹²⁴. Cette obligation lui incombe ainsi qu’à « ceux de sa maison ». Cette précision n’est pas inutile car il est probable que de jeunes apprentis ont pu être tyrannisés par des maîtres, parents du maître ou compagnons, plus âgés et expérimentés qu’eux¹²⁵. Un brevet du 15 août 1779 précise à cet égard que « si ledit apprentif quitte ou est obligé de quitter a cause de mauvais traitement de la part dudit Puig [son maître] ou de ceux de sa maison, ce dernier sera obligé à refaire audit Guitart [apprenti] à proportion et par proratta du temps qui manquera pour l’expiration dudit apprentissage ». Des brutalités réitérées autorisent l’apprenti à écourter son apprentissage et imposent généralement au maître le remboursement de la somme correspondant à la période de formation non assurée. Les violences dont se rend coupable le maître lui interdisent de prendre un garçon aux frais de cet apprenti ou de sa famille¹²⁶ ou de réclamer le reste des sommes dues pour l’apprentissage¹²⁷. Les brevets les plus « radicaux » prévoient dans un tel cas le remboursement intégral du prix de l’apprentissage. Ainsi un brevet du 22 avril 1783 énonce que si un apprenti « est obligé de quitter la maison de son maitre par les mauvaises façons ou par la faute de ce dernier ledit [maître] sera obligé de restituer la susditte somme qui forme le prix dudit apprentissage audit [apprenti] »¹²⁸. Un autre brevet, plutôt pragmatique, impose au maître en pareille circonstance, c’est-à-dire de départ prématuré de l’apprenti causé par sa faute de « procurer audit [apprenti] une autre boutique pour y finir ledit terme fixé a deux ans et demi, reservant l’election de la boutique au gré dudit [apprenti] »¹²⁹. De telles stipulations ne sont cependant accompagnées d’aucune mention du droit de correction dont dispose le maître sur l’apprenti¹³⁰. L’autorité du maître sur l’apprenti n’est envisagée que professionnellement. Aucun brevet ne dispose par exemple que l’apprenti a été placé « au pouvoir » de son maître comme cela s’écrit en Aquitaine¹³¹. Par ailleurs, aucun brevet ne mentionne la possibilité de le résilier pour cause de « mésentente » ou « incompatibilité d’humeur » entre le maître et l’apprenti. En revanche, des actes de résiliation passés devant notaire avèrent que ce type de rupture se pratique dans la province sans que cela ne soit prévu par le brevet initial. Ainsi, l’acte dressé le 30 décembre 1780 par Me Jacques Companyo notaire à Céret énonce que Joseph Barraban se serait placé en apprentissage chez Thomas Clarimon cordonnier de Céret le 29 août précédent pour dix‑huit mois mais que « lesdites parties n’ayant pû lier ensemble par des raisons a elles connûes¹³², déclarent dissoudre les conventions apposées dans ledit acte de brevet d’apprentissage »¹³³. De même, le 19 juin 1785¹³⁴, Pierre Calmon fils d’un brassier de Rivesaltes, résilie l’apprentissage qu’il a commencé chez Antoine Joué boulanger de Saint Laurent de la Salanque six mois plus tôt¹³⁵, déclarant ne pas pouvoir « travailler et continuer par l’incompatibilité d’humeur ». Enfin, le brevet conclu en début d’année 1786 pour deux ans et demi entre Etienne Savis, fils de Jean Savis brassier de Corbère, et Michel Mascle maître tailleur, est résilié le 10 avril 1787 parce que « lesdits Mascle et Etienne Savis ne pouvant simpathiser ni accorder ensemble, le dernier se seroit retiré dans la maison paternelle et auroit refusé de se rendre désormais en la boutique dudit Mascle »¹³⁶. Joseph De Bonne cite, quant à lui, l’exemple d’un brevet contracté en 1762 pour sept années et résilié au bout de trois seulement parce que maître et apprenti ne peuvent « se compatir ensemble »¹³⁷.

30La règle selon laquelle l’absence non autorisée de l’apprenti permet au maître de « prendre un garçon à sa place aux frais et dépens » de celui qui le place en apprentissage¹³⁸ s’applique notamment lorsque l’apprenti choisit d’aller travailler dans une autre boutique. Mais il existe deux circonstances dans lesquelles rien n’est dû par l’apprenti ou son responsable. Il s’agit de l’entrée au service armé du roi¹³⁹ et du départ de la province. L’engagement dans l’armée royale est envisagé par cinq des quarante-cinq notaires et trente-quatre brevets seulement, soit 8,41 % de ces actes. Antoine Guiter, notaire de Perpignan, n’évoque l’« engagement dans les troupes du roi » ou l’entrée dans « quelque régiment » que dans six des vingt‑deux brevets qu’il dresse pour écarter en pareil cas les conséquences habituelles des absences injustifiées¹⁴⁰. Jacques Companyo, notaire de Céret, ne l’envisage qu’une seule fois dans les quatre brevets qu’il rédige, en prévoyant que l’apprenti peut s’engager « au service de Sa Majesté ou de tout autre souverain ». Il est le seul à imaginer qu’un jeune homme puisse prendre le parti d’un souverain étranger¹⁴¹. A l’inverse, un seul notaire insère systématiquement une clause à ce propos dans ses brevets. Il s’agit de Joseph-Simon Blad qui évoque dans ses vingt brevets la possibilité que l’apprenti prenne « le parti dans le service » « de Sa Majesté » ou « du Roy ». Paul Pilas-Purxet, notaire de Vinça, prévoit quant à lui cette entrée au service du roi dans cinq de ses six brevets. Mais Pierre Philip, autre notaire de Vinça, très précautionneux lorsqu’il s’agit de déterminer le régime des absences d’Abdon Delseny au cours de son temps d’apprentissage en envisageant la possibilité qu’il puisse prendre le parti de Sa Majesté¹⁴², se montre en revanche moins précis dans le second brevet qu’il rédige au cours de cette période¹⁴³.

31De la même manière, rien n’est dû si l’apprenti quitte la province et disparaît ou part travailler dans une autre province. Seul Joseph-Simon Blad évoque cette possibilité dans tous ses brevets¹⁴⁴, Guiter le prévoit à cinq reprises¹⁴⁵ et Alexis Conte ne l’insère que dans un seul brevet¹⁴⁶ sur les quarante-et-un qu’il rédige. Ces vingt-sept brevets ne représentent que 6,68 % du total des actes. Lorsqu’elles sont prévues dans les brevets ces deux circonstances exceptionnelles constituent des dérogations au régime des absences injustifiées et résiliations car le maître est privé de son droit de prendre un garçon à la place de l’apprenti¹⁴⁷. Certains brevets prévoient qu’une fois l’apprenti de retour dans la province il se doit de terminer son apprentissage¹⁴⁸. Jusqu’à cet hypothétique retour le maître est tenu d’« attendre que ledit apprenti soit revenu du service de Sa Majesté » afin que celui‑ci puisse rendre « jour pour jour de ceux qu’il aura manqué »¹⁴⁹. Le droit du maître de louer un garçon à la place de l’apprenti absent sans permission reprend vigueur au retour et désengagement de celui-ci¹⁵⁰.

32Ainsi l’entrée dans l’armée royale et le départ de la province constituent des conditions suspensives et non extinctives des obligations nées du brevet. Le retour de l’apprenti l’oblige à accomplir les prestations promises ou à dédommager le maître si le brevet le prévoit ou si les parties en conviennent. Obliger maître et apprenti à cohabiter contre leurs grés serait stupide et néfaste à la bonne marche de l’activité ou boutique du maître. Il est préférable que tous deux soient d’accord pour poursuivre l’apprentissage et soient liés par une communauté d’intérêts.

II. La communauté d’intérêts entre les maîtres et apprentis

33Du point de vue professionnel, les relations entre maître et apprenti ont deux objets : ils doivent collaborer pour assurer la bonne formation de l’apprenti (A) et faire en sorte que ce dernier soit en état de travailler au profit de son maître (B).

A. Le cœur du brevet : la bonne formation de l’apprenti

34Deux types de clauses intéressent cet aspect central du brevet : celles détaillant l’obligation d’enseigner pesant sur le maître et celles qui, de manière complémentaire, mettent à charge de l’apprenti une obligation d’apprendre.

35L’obligation d’enseigner pèse en principe personnellement sur le maître, même s’il n’est pas titulaire d’une maîtrise¹⁵¹. Quelques rares brevets précisent en effet que le « maître » ne l’est pas, ou plutôt qu’il n’est pas titulaire d’une maîtrise, mais que l’apprenti et ses représentants le savent et que cela n’a pas d’incidence sur le bon déroulement de l’apprentissage. C’est ainsi que Pierre Lafont, maréchal ferrant à Vinça, prend Jean-Pierre Macari en apprentissage alors qu’il ne dispose pas de maîtrise. En l’occurrence, le père de l’apprenti se porte garant de l’accomplissement des obligations de son fils en connaissance de cause puisque par deux fois le notaire précise qu’il s’engage « quand bien même il soit de sa connoissance que ledit Lafont comparant n’est pas reçu maître maréchal » et plus loin dans le contrat, « quand bien il sçache positivement que ledit Lafont ne soit pas reçu maître »¹⁵². Cet apprenti n’a donc pas de véritable maître pour lui dispenser son savoir alors que d’autres peuvent bénéficier des lumières de deux maîtres travaillant dans le même atelier. Il s’agit là d’un cas unique parmi les brevets envisagés où Denis Laporte et Pierre Darnis, cordonniers, travaillant ensemble à Opoul, acceptent d’enseigner ensemble leur métier à Jacques Chavanete¹⁵³.

36Par exception cette obligation peut peser sur une autre personne, notamment un membre de la famille du maître. Les ateliers familiaux sont sans doute bien plus nombreux que ne le laissent penser les brevets. La participation d’un fils travaillant au sein de l’atelier ou boutique n’est très certainement pas systématiquement consignée par écrit. Cas rare, Emmanuel Marsal, maître tourneur de chaises, promet d’enseigner « ou faire enseigner par François Marsal son fils », présent à l’acte et qui s’engage également, le métier de tourneur de chaises¹⁵⁴. Cas plus rare encore, une femme peut participer à la formation d’un apprenti. Ainsi Thérèse Catala s’engage avec son fils, Jean Bes et Catala, à enseigner le métier de tanneur, autrefois exercé par leur défunt mari et père respectif, à Modeste Sicart¹⁵⁵.

37L’intervention d’un tiers dans la formation de l’apprenti est plus fréquente en Cerdagne où sept brevets signalent qu’« un ouvrier en état »¹⁵⁶ ou « ouvrier au fait »¹⁵⁷ peut suppléer au maître dans cette tâche.

38En effet, le maître se doit normalement d’accueillir l’apprenti en sa maison et boutique et, selon la formule employée par Me Jean Felip-Barrère, notaire à Prades, le traiter « en bon père de famille »¹⁵⁸, voire en « bon maître et père de famille »¹⁵⁹, pour lui enseigner son métier avec « douceur »¹⁶⁰. Ce notaire combine même ces expressions à deux reprises, écrivant dans la clause la plus développée que le maître va « enseigner son métier avec les attentions et la douceur d’un bon père de famille »¹⁶¹. Ces formules sont sans doute des rémanences de pratiques plus anciennes, d’une époque où le maître se substituait au père de l’apprenti en devenant à la fois un éducateur moral et professionnel, un temps où l’apprenti était « loco filii à l’égard de son maître »¹⁶². Ces formules familiales sont d’ailleurs immédiatement suivies du rôle pédagogique incombant au maître. Il doit enseigner son métier « autant », « de la meilleure manière » ou « du mieux » « qu’il luy sera possible ». Il ne peut en effet transmettre que ce qu’il sait lui-même, professant « suivant ses lumières »¹⁶³ et « en conscience »¹⁶⁴. Afin de garantir la meilleure formation possible, les statuts des corps limitent généralement le nombre des apprentis que peut accueillir concomitamment un maître¹⁶⁵. En Roussillon, généralement il n’y a qu’un apprenti par boutique mais il peut arriver qu’exceptionnellement il y en ait deux¹⁶⁶. Le maître peut ainsi entièrement se consacrer à son seul élève. Il arrive encore plus exceptionnellement qu’un maître prenne davantage d’apprentis¹⁶⁷ : c’est sans doute le cas dans les fabriques de Cerdagne espagnole¹⁶⁸ mais pas seulement. Ainsi, du 18 février au 21 mai 1782, Antoine Boyer, qui tient une fabrique dans le village de Thuir appartenant au chevalier Jean Coll de Vivès, engage successivement quatre apprentis tourneurs mouleurs faïenciers puis un apprenti peintre faïencier. Il ne les loge pas et ne les nourrit pas non plus. Il leur verse successivement à chacun quatre, six puis huit sols par jour de formation au cours de leurs trois années de formation. On est bien loin d’une ambiance familiale mais plutôt dans un atelier rural de type préindustriel¹⁶⁹.

39L’apprenti se doit, de son côté, de recevoir « avec docilité les leçons »¹⁷⁰ de son maître. L’enseignement est donc inhérent aux capacités et à la bonne volonté de l’apprenti. Les brevets précisent que l’enseignement doit être dispensé « autant que [l’apprenti] aura de(s) dispositions pour apprendre »¹⁷¹ ou encore « de la meilleure manière que l’apprenti pourra apprendre »¹⁷², voire que l’apprenti « voudra apprendre »¹⁷³ ou autant qu’il aura « la capacité et docilité suffisantes »¹⁷⁴. Ces formules renvoient autant aux capacités de l’apprenti qu’à son obligation d’obéissance¹⁷⁵.

40Tout d’abord, pour avoir le droit d’entrer dans certaines formations des prérequis sont parfois nécessaires. Ainsi est‑il demandé aux apprentis imprimeurs de fournir un certificat de maîtrise du latin et du grec que délivre le recteur de l’université¹⁷⁶. Pour d’autres formations, sans doute est-il demandé de maîtriser l’écriture et la lecture. Voilà pourquoi un maître chirurgien prenant un apprenti doit « le faire appliquer a bien lire et ecrire »¹⁷⁷. De la même manière, un maître graveur ciseleur¹⁷⁸ ou orfèvre¹⁷⁹ peut commencer par apprendre à son apprenti le dessin ou bien lui laisser le temps nécessaire tous les jours pour qu’il l’apprenne. L’apprenti continue donc parfois à aller à l’école en même temps qu’il commence à apprendre un métier¹⁸⁰.

41En dehors de ces quelques situations particulières, les conditions dans lesquelles doit se dérouler l’enseignement ne sont que rarement détaillées. Tout semble relever de la pratique. Le maître doit enseigner son métier « ainsi qu’il est d’usage et de coutume »¹⁸¹ ou « suivant l’usage du païs »¹⁸². Cette dernière formulation, sibylline et laconique, vise à éviter toute omission dans la formation que doit dispenser un maître pareur. Il s’engage en effet à « enseigner le métier de pareur soit en ce qui concerne la preparation des laines soit pour tisser les draps pour leur donner une couleur pour les arranger et preparer et enfin pour tout ce qui concerne le métier de pareur suivant l’usage du païs »¹⁸³. Concrètement, le maître utilise une technique démonstrative. L’apprenti doit observer la façon dont procède le maître. Le maître doit donc « montrer et enseigner » ¹⁸⁴ou bien « enseigner et montrer »¹⁸⁵ son métier. S’il ne le fait pas, l’apprenti est autorisé à quitter la boutique¹⁸⁶.

42Quatre brevets seulement évoquent la fourniture par le maître des outils nécessaires à l’apprentissage du métier¹⁸⁷. Ainsi le maître doit « fournir […] tous les outils pour et nécessaires pour apprendre le maitier »¹⁸⁸. Il est même parfois prévu que l’apprenti puisse se servir des outils de son maître pour réaliser des travaux sur ordre de son père¹⁸⁹. Le quatrième brevet évoquant ce point le fait après avoir précisé que tout ce qui concerne la nourriture et l’entretien de l’apprenti sera assumé par son père et que seule la fourniture des outils relèvera du maître. Ce brevet énonce ainsi « que ledit Lafont père s’oblige de fournir audit son fils pendant ledit tems tous les aliments et entretiens, ledit Sr Gayme ne devant entrer pour rien dans ces objets si ce n’est a la fourniture des outils nécessaires ledit métier »¹⁹⁰. Mais aucun brevet ne prévoit de dotation de l’apprenti en outils à la fin de son apprentissage par son maître afin de faciliter son entrée dans le monde du travail¹⁹¹, ni de fourniture des outils par les parents de l’apprenti¹⁹² ou son représentant au début de la formation¹⁹³.

43Les quelques précisions qu’offrent les brevets révèlent que le maître doit se montrer assidu dans cette mission. Jacques Rufiandis, chirurgien de Mosset, doit ainsi enseigner son métier « avec toute assiduité et sans interruption » à Jean Blanch pendant quatre années¹⁹⁴.

44L’étendue de l’enseignement à dispenser tient au métier auquel se destine l’apprenti. Le maître apprend au jeune garçon placé dans sa boutique « tout ce qui concerne sa profession »¹⁹⁵ comme « le commerce »¹⁹⁶ de menuisier ou « l’état de chirurgien »¹⁹⁷. Il doit enseigner le métier « en tous ses chefs »¹⁹⁸ et, selon une formule très usitée, « sans lui en rien cacher », voire « sans lui en rien cacher ni celer »¹⁹⁹.

45Ainsi l’apprenti doit être à la fin de la période d’apprentissage capable d’exercer la profession que le maître vient de lui enseigner. Un certificat attestant du bon déroulement de la formation peut in fine être délivré par le maître²⁰⁰. Deux brevets prévoient que le maître doit enseigner son métier et « veiller soigneusement et avec attention à ce qu’il [l’apprenti] soit capable et en état à la fin du présent apprentissage de mériter d’être admis et reçu maître »²⁰¹. Il s’agit de deux brevets passés le même jour, le 27 février 1789 et par le même notaire, Me Jean Mundi-Albafulla notaire de Perpignan, par lesquels deux marchands orfèvres de Perpignan prennent pour apprentis leurs propres fils. Un brevet prévoit tout simplement que le jeune homme a été placé « en apprentissage de Maître charron »²⁰². Malgré la rareté de ce type de clause, elle n’est pas inutile en ce qu’un apprenti cantonné à des tâches subalternes, pourrait se trouver au terme de l’apprentissage inapte à exercer le métier qu’il est censé avoir appris²⁰³. A l’inverse un apprenti peut être déjà au fait du métier qu’il est supposé apprendre. Un acte de résiliation du 3 octobre 1788 énonce ainsi que l’apprenti nommé Galderich Fabre, placé le 20 septembre 1788 chez Dominique Manent maître tailleur de Vinça²⁰⁴, soit deux semaines auparavant, a dit à son maître « qu’il ne vouloit plus continuer son apprentissage en sa maison pour se trouver déjà assés instruit pour le temps qu’il avoit travaillé chés ledit Paul Fabre son père », également tailleur, habitant Marquixanes²⁰⁵.

46Cet enseignement exhaustif garantit une formation complète et limite par la même occasion l’étendue de l’autorité du maître sur son apprenti puisqu’il ne peut lui donner d’ordres qu’à propos du métier qu’il enseigne et ne doit pas le divertir à d’autres tâches²⁰⁶. La spécialisation de la formation apparaît essentielle aux yeux des rédacteurs de ces brevets²⁰⁷. Il est donc très rare qu’un maître prévoie de ne pas enseigner une partie de son savoir. Seuls trois brevets mentionnent une telle restriction²⁰⁸. Le premier concerne Joseph Girau maître bourrelier de Perpignan qui prend François Patruix en apprentissage le 9 septembre 1782 en promettant de lui enseigner « tout ce qui est dépendant dudit métier sans lui rien cacher à l’exception du travail des harnais des chevaux ou mules de charrette que ledit Girau ne lui enseignera point »²⁰⁹. Aucune explication n’est fournie par le brevet sur ce point. Les deux autres brevets relèvent d’une forme de spécialisation que se réserve le maître, en l’occurrence Joseph Julia, maître perruquier de Perpignan. En effet, le 26 octobre 1781 Jean-Baptiste Angles, alguazil au Conseil souverain²¹⁰, place son fils prénommé Ange en apprentissage chez ce dernier qui « promet enseigner ledit métier sans lui en rien y sceller à l’exception néanmoins des accomodages de femmes que ledit Julia se réserve par exprès »²¹¹. De la même manière, le 4 juin 1783, il s’engage à enseigner son métier à Gaspard Boudiere « à l’exception des accomodages des femmes à quoi ledit Sr Julia ne s’engage pas »²¹². Il est vrai que certains métiers distinguent les clientèles d’hommes et de femmes : il existe des tailleurs d’habits pour femmes et des cordonniers pour femmes. En conséquence certains brevets d’apprentissage précisent que le maître doit enseigner son métier uniquement « pour femmes ». Huit brevets présentent cette caractéristique : six pour des cordonniers et deux pour des tailleurs. La plupart du temps le maître est lui‑même spécialisé. Ainsi « Joseph Tore maître cordonnier pour femmes » s’engage le 17 juin 1781 à former Joseph Carrère à ce métier-lಹ³ et le 5 octobre 1789 à former Augustin Montagne²¹⁴. Tout comme Joseph Prunet, maître cordonnier pour femme, prend le 14 avril 1784 François Tallada en apprentissage pour lui enseigner cette même activité²¹⁵. Dans d’autres cas il semble que le maître ne soit pas spécialisé mais dispense un enseignement spécialisé. Ainsi le 22 mai 1785 Claude Territs est placé « en apprentissage de tailleur d’habits pour femmes » par sa mère chez Louis Cayrou maître tailleur de Perpignan²¹⁶ alors que le second brevet d’apprentissage de tailleur pour femme est conclu avec « François Mori maître tailleur pour femme »²¹⁷. De même, Charles Lefevre maître cordonnier de Perpignan s’engage à enseigner le métier de cordonnier pour femme à Antoine Bernard le 5 août 1779²¹⁸. Par exception, un brevet, signé le 9 mai 1779 en faveur de Dominique Saularé et Glory, précise que Jacques Gasch maître cordonnier va lui apprendre « le métier de cordonnier tant pour homme que pour femme »²¹⁹.

B. L’obligation de travailler pour le maître

47Sous l’Ancien Régime, travailler pour un maître implique non seulement de lui obéir²²⁰ mais encore de ne servir que ses intérêts.

48Depuis le Moyen Age, il ne fait aucun doute que l’apprenti doit « faire gré à son maître »²²¹. Il doit être obéissant, docile²²² et fidèle. Dans les brevets cette obligation d’obéissance est formulée de manière très stéréotypée. L’immense majorité des contrats précise que le jeune garçon s’engage à « obéir audit son maître en touttes choses licites et honnêtes concernant ledit métier »²²³. Le maître doit être un modèle pour lui. A sept reprises seulement le brevet mentionne que l’apprenti est « tenu d’etre soumis docile et obéissant audit […] son maitre tant qu’il sera en apprentissage et sur tout ce qu’il luy commandera de licite et honnette »²²⁴ tandis que dix autres brevets, tel que celui rédigé par Me Serra le 26 mai 1785, affirment que l’apprenti est tenu « de faire tout ce que pareils apprentis sont obligés de remplir concernant ledit métier »²²⁵. L’apprenti doit « servir audit métier avec loyauté et fidélité »²²⁶, obtenant même en fin d’apprentissage un « certificat de loyauté et fidélité » attestant qu’il a bien accompli son temps d’apprentissage en faisant montre de ces qualités²²⁷. Cette obligation d’obéir contractée par l’apprenti vise le maître mais aussi les ouvriers travaillant avec lui²²⁸. Ainsi, dans son brevet d’apprentissage de fabricant de bas, Pierre Calvet accepte « d’obéhir [à] son maître et de travailler assiduement aux ordres de son dit maître et à ceux d’un ouvrier au fait que ledit Bonnaventure Calvet s’oblige à tenir chez luy pour apprendre audit apprenti ledit métier »²²⁹. Du point de vue du maître, cette obligation implique qu’il donne des ordres à l’apprenti pour le former « sans le divertir à d’autres ouvrages que ceux relatifs audit métier »²³⁰. Enfin, pour se montrer fidèle envers son maître, l’apprenti doit « éviter son dommage », voire « l’en avertir s’il vient à sa connaissance »²³¹. Il doit veiller à ce que son maître ne subisse aucun dommage matériel. Rien ne doit lui être volé dans son atelier ou boutique. Les parents ou responsables de l’apprenti s’en portent garants²³².

49En outre, bien qu’il s’agisse d’un élément central de ce contrat de formation professionnelle, l’obligation de travailler n’apparaît que rarement de manière littérale dans les brevets. Elle est rattachée à l’engagement que souscrit l’apprenti de prendre « les intérêts de son maître à cœur comme propres » et de « faire son profit ». Il lui est donc interdit de lui causer du tort²³³ ou de travailler dans une autre boutique avant la fin de l’apprentissage²³⁴ : c’est là une véritable obligation de non concurrence pesant sur lui en raison de la conclusion du brevet²³⁵. Les formules sont assez semblables : l’apprenti ne peut « aller ailleurs pendant ledit temps servir d’autres personnes »²³⁶ ou « toute autre personne »²³⁷.

50L’étendue matérielle de cette interdiction est rarement précisée. Les activités proscrites ne sont pas évoquées par les brevets en dehors de celui souscrit par Laurent Just, apprenti placé chez Laurent Forga tisserand à lin de Palalda, qui mentionne qu’il ne pourra aller travailler pendant son temps d’apprentissage « servir [un] autre ticeran »²³⁸, ce qui a contrario laisse penser qu’il pourrait exercer d’autres arts ou métiers.

51L’étendue géographique de l’interdiction correspond à la province roussillonnaise. Cette délimitation ressort de l’ensemble des dispositions des brevets consultés et notamment de l’interdiction de travailler dans une autre boutique de la province ou encore de l’absence de responsabilité des parents lorsque l’apprenti quitte la province²³⁹.

52L’étendue temporelle de l’interdiction n’est pas non plus détaillée car il semble que, tout naturellement, cette obligation dure aussi longtemps que l’apprentissage lui‑même. Ainsi, si l’apprenti s’absente de chez son maître et que le brevet ne prévoit rien pour son remplacement ou pour dédommager le maître, il ne pourra plus travailler dans la province. Un temps d’apprentissage inachevé peut donc produire des effets très longtemps après la signature du brevet. C’est ce que semble établir le brevet du 11 novembre 1779 plaçant François Ville chez Antoine Biu maître barbier perruquier baigneur et étuviste de Perpignan, précisant « que si pendant ledit apprentissage le même Ville venait à s’absenter de chez ledit Biu ou quitter cette ville sans une permission expresse de ce dernier et sans que celui‑ci y eut donné lieu, en quel temps que ledit Ville revienne en cette ville ou quand bien même il ne partirait pas d’icelle, il ne pourra en aucune façon entrer dans aucune autre boutique qu’il n’ait complété chez ledit Biu lesdites deux années »²⁴⁰. Un acte de résiliation confirme que cette obligation de non concurrence perdure aussi longtemps que la durée fixée par le brevet n’a pas été totalement accomplie. En effet, Joseph Glori de Peyrestortes a été placé en apprentissage pour deux ans chez Marc Bonet marchand tanneur de Perpignan le 5 juin 1786²⁴¹. Ce brevet est résilié par un acte du 1er octobre 1786 aux termes duquel le maître ne s’y « prette qu’à la condition que ledit Joseph Glori apprenti ne pourra point travailler de taneur dans cette province de Roussillon de façon que s’il hasardoit de ce faire ledit Bonet rentreroit dans le droit de demander l’exécution dudit brevet non obstant le présent acte »²⁴². La résiliation du brevet est donc soumise à une condition résolutoire, le respect de l’obligation de non concurrence.

53Pour Alphonse Drapé cette obligation, de non concurrence est une règle absolue²⁴³ mais il existe une toute petite exception, celle du « chômage technique », lorsque le maître est dans l’incapacité de donner du travail à réaliser à son apprenti. Ce cas de figure est envisagé uniquement par certains maîtres de l’enclave de Livia. Tous les maîtres ne souhaitent en effet pas libérer leurs apprentis en de pareilles circonstances. A titre d’exemple, le brevet du 2 mai 1784 dispose qu’au cas où le maître « restat une semaine sans donner de l’ouvrage audit apprenti, ce dernier ne pourra point pour raison de ce quitter ledit son maître, mais bien exhiger cette semaine là ainsy qu’il aurait gagné la semaine précédente »²⁴⁴. De même un brevet du 14 février 1783 énonce qu’« au cas ledit apprenti fut obligé à suspendre quelques jours son travail, faute par ledit Calvet de manquer des matheriaux pour faire travailler, ledit Calvet sera tenû à payer également audit Visas [son apprenti] sa journée ordinaire, restant ledit Visas chez ledit Calvet et non ailleurs les jours qu’il ne pourroit point travailler ». Seul un brevet, rédigé le 14 septembre 1783, mentionne in fine la « faculté aussy audit apprenti de s’en aller dans une autre fabrique au cas son maître ne luy tiendroit point ouvrage à luy donner tout de suitte »²⁴⁵. En ce dernier cas le maître préfère économiser les demi-salaires des journées chômées plutôt que de conserver à disposition cette main d’œuvre bon marché. Il est le seul à faire ce choix.

54La règle est donc la même à Livia que dans la province de Roussillon. Les brevets d’apprentissage rédigés par les notaires de Saillagouse précisent que si l’apprenti placé à Livia quitte son maître pour aller travailler dans une autre fabrique que celle de son maître, lui et la personne l’ayant placé seront tenus de payer 14 sols par jour « pendant tout le temps ouvrier que [l’apprenti] aura soustrait dudit apprentissage »²⁴⁶ ou bien « cinq sols monnoye barcelonnaise courante en Espagne par jour qu’il manquera à compléter le terme dudit apprentissage »²⁴⁷, soit le salaire d’un compagnon.

55En Roussillon²⁴⁸ les brevets prévoient généralement qu’en pareil cas les parents de l’apprenti « s’oblige[nt] à maintenir, nourrir et entretenir un garçon payer au lieu et place de leur fils pour achever de compléter audit Calvet [son maître] le temps de l’apprentissage dudit [leur fils] ou bien luy refaire tous dépends dommages et intérêts »²⁴⁹. De la même manière, Dominique Calvet, voiturier, s’engage « à faire parachever le temps de l’apprentissage par un autre ouvrier au lieu et place de son fils en luy payant la moitié du travail »²⁵⁰. Cette moitié de salaire permet de compléter le salaire habituellement versé par le maître à l’apprenti et qui correspond dans les fabriques de Cerdagne à la moitié du salaire d’un compagnon. Le compagnon remplaçant l’apprenti doit ainsi percevoir deux moitiés de salaire, l’une du maître et l’autre de la famille de l’apprenti, soit un salaire complet. Il s’agit là d’une pratique répandue. Les parents de l’apprenti doivent tenter de le faire revenir dans la boutique et en cas d’échec, le maître peut prendre un ouvrier ou compagnon à sa place à charge par eux de le rémunérer. Il importe seulement de ne pas se précipiter. Si un apprenti s’absente sans raison légitime durablement de la boutique, le maître doit attendre huit²⁵¹ ou quinze²⁵² jours avant de le remplacer²⁵³.

56En dehors des cas de pénurie de travail, les hypothèses dans lesquelles un apprenti peut aller travailler pour un autre maître sont très rares et impliquent une autorisation expresse du maître²⁵⁴. La plus fréquemment envisagée est celle où un apprenti, dans l’impossibilité de poursuivre sa formation chez son maître, peut la parachever ailleurs²⁵⁵. En général les brevets prévoient leur résiliation de plein droit en cas d’impossibilité de poursuite de l’apprentissage du fait d’une incapacité physique de l’apprenti²⁵⁶ ou du maître, ce qui autorise l’apprenti à finir sa formation ailleurs. Enfin, un cas plutôt exceptionnel mérite d’être cité. Le brevet signé le 2 novembre 1784, par lequel François Baxès maçon habitant à Maureillas place son fils André en apprentissage chez Pierre Cabanes tisserand à lin du même village aux termes duquel « lesdites parties ont convenu que des que ledit apprentif sera en état de travailler il luy sera libre et permis de faire la toile et autres choses qui regardent le métier de tixeran que ledit son père voudra faire faire et ce avec les outils dudit son maitre et sans payer la moindre chose à ce dernier et sans luy retourner aucun jour sous la condition cependant que ledit André Baxès travaillant pour ledit son père ledit Cabanes ne sera nullement obligé à luy fournir les susdits aliments »²⁵⁷. L’apprenti est donc libre de travailler sur ordre de son père avec les outils de son maître qui est alors libéré de son obligation de le nourrir.

57Plutôt que de prendre un garçon à la place de l’apprenti absent, le maître peut parfois préférer « se faire rembourser le montant du coût de ses aliments et habillement »²⁵⁸. Sinon le brevet conclu le 18 juillet 1786 au profit de Marc Briu par sa mère précise qu’en cas de fuite de son fils, si celle-ci ne parvient pas à le faire « revenir sous quinzaine à son devoir », le maître « pourra exiger la somme de cinquante livres desdits mère et fils Briu pour l’indemniser du travail qu’il pourroit faire »²⁵⁹. C’est une sorte de rachat du temps restant à accomplir à l’apprenti²⁶⁰. Peu de brevets²⁶¹ envisagent de sanctionner l’apprenti ou sa famille par une clause pénale²⁶² ou une « amende »²⁶³.

58Au terme de cette analyse, il ressort que l’apprentissage « formait essentiellement « la clé de voûte » de l’édifice corporatif d’Ancien Régime où, malgré des abus et parfois des circonstances défavorables, vécut si longtemps et prospéra tout le peuple des maîtres et artisans, le monde du travail de l’ancienne France »²⁶⁴. En effet, de manière presque naturelle, si l’on excepte les prescriptions des statuts professionnels, un équilibre contractuel s’établissait entre maître et apprenti au regard de divers paramètres tels que le prix, la durée, les conditions de l’entretien de l’apprenti ou encore le salaire à lui verser afin d’ajuster le contrat en fonction des aspirations et moyens des parties en présence. Il est probable que la pratique des actes notariés permettait de modérer « les tentations d’excès des maîtres d’apprentissage »²⁶⁵. Ainsi le lien de subordination s’en trouvait noyé dans les obligations réciproques des parties qui reposaient sur une certaine confiance. Un notaire qualifie d’ailleurs le départ définitif de l’apprenti de « dézertion » dans les quatre brevets qu’il rédige pour cette période²⁶⁶. Antoine Lavall, notaire à Prades, insère quant à lui, dans ses six brevets une clause aux termes de laquelle ceux qui placent l’apprenti assurent qu’il est fidèle²⁶⁷. A l’opposé certains notaires usent d’un vocabulaire carcéral. Joseph Gauze, notaire à Rivesaltes évoque la possible évasion d’un apprenti. A titre d’exemple, le 9 septembre 1783 il dresse un brevet plaçant Joseph Sarda chez Pierre Poujol cordonnier à Opoul dans lequel il prévoit que « si ledit Sarda sevade de la maison de son maitre »²⁶⁸ ce dernier pourra prendre un garçon à sa place. Il est vrai que parfois la mise en apprentissage « s’effectue sans la volonté de l’enfant, parfois contre cette volonté [et] ressemble à une vente temporaire de la personne »²⁶⁹. Mais « il faut se souvenir que les mœurs d’autrefois étaient grossières, et qu’à tout prendre le milieu familial où l’apprenti grandissait était très propre à lui inspirer l’esprit de corps, à lui donner une forte instruction technique, à le préparer en un mot au rôle de compagnon ou de maître »²⁷⁰. Pour autant le brevet n’était pas un moyen d’exploiter la main d’œuvre juvénile car dans ce type de contrat où joue indéniablement l’intuitu personae, « obligations morales et professionnelles sont inséparables pour l’un et pour l’autre »²⁷¹. A l’instar d’autres institutions, religieuses, familiales ou professionnelles, l’apprentissage apparaît comme un rituel de passage car au terme prévu, « la première période de la vie laborieuse de l’enfant est terminée ; demain, il sera un homme »²⁷² aspirant à devenir l’égal de son maître et de son père.