1La 11^e journée d’Histoire et d’Histoire du droit consacrée aux « Hiérarchies, subordinations et insubordinations en Roussillon et en Provence du Moyen Age au XIX^e siècle » s’est déroulée le vendredi 2 juin 2017 à Perpignan. Ce fut l’occasion pour des enseignants-chercheurs, docteurs et doctorants, de partager à nouveau leurs expériences et points de vue forgés à la faveur des heures qu’ils ont passées aux archives départementales des Pyrénées-Orientales et d’ailleurs à dépouiller cote après cote les divers fonds qui y sont conservés et glaner des données méritant d’être portées à la connaissance de la communauté scientifique mais également au public intéressé par l’histoire sociale et l’histoire locale qui participent de l’histoire des institutions françaises.

2Le thème choisi, relatif aux stratifications juridiques et sociales, permet d’embrasser l’ensemble de la société d’Ancien Régime, roussillonnaise ou française, tant il est vrai qu’avant 1789 toutes les relations s’organisent de manière asymétrique. Cette société est une société d’ordres, de hiérarchies et subordinations diverses, dont il importe de préciser et de mesurer l’ampleur dans cette province réputée étrangère car tardivement annexée à la France.

3Si les privilégiés ont déjà fait l’objet de recherches assez générales, qu’il s’agisse du clergé1 ou de la noblesse2, en particulier la bourgeoisie-noble3, les non privilégiés demeurent hors des champs d’analyse si ce n’est dans des travaux portant sur la société roussillonnaise dans son ensemble ou sur la population rurale4. De même, les attitudes individuelles et parcours personnels des membres du tiers ordre, telles que les ascensions économiques, sociales et professionnelles d’hommes ou de familles, leurs déchéances, disgrâces ou chutes, ont peu retenu l’attention jusqu’à présent5. A cet égard, la contribution d’Aurian Meunier mérite d’être soulignée tant elle est caractéristique du désir éprouvé par ceux qui ne sont pas bien nés de se hisser au sein de l’élite locale, en obtenant des charges ou fonctions rémunératrices, et/ou par des moyens moins glorieux ou honnêtes, et d’adopter le style de vie conforme au rang que l’on souhaite occuper.

4Voilà pourquoi cette nouvelle journée d’étude mérite d’être saluée car elle lève le voile sur des aspects symptomatiques de la vie des populations d’Ancien régime, sur un quotidien où domine le respect de l’ordre établi par les autorités locales ou monarchiques, le respect des traditions ancestrales, familiales ou professionnelles, que ne révèlent pas forcément les travaux se fondant sur l’analyse des conflits ouverts dont témoignent les procédures conservées dans les archives judiciaires. Il est parfois difficile de saisir l’exacte portée d’un conflit éclatant au grand jour au sein d’une famille, d’un village ou d’une institution alors que tout se passe – ou semble se passer – pour le mieux depuis des décennies, voire des siècles.

5Dans les plus hautes sphères de la société roussillonnaise, les hiérarchies semblent bien établies. Pourtant, les préséances donnent lieu à de nombreux conflits entre autorités locales et royales, civiles et militaires, laïques et religieuses, qu’il s’agisse de posséder un banc d’église plus proche de l’autel pour assister aux offices religieux ou aux cérémonies publiques où chacun doit se tenir à une place préétablie ou de participer à une procession en respectant son rang. Bénédicte Dat signale que de nombreuses affaires de ce genre, internes au Conseil souverain, sont consignées dans ses registres secrets6, tout comme André Carboneill avait relevé dans sa thèse quelques affaires impliquant des seigneurs locaux7.

6De la même manière, parce qu’ils ont intégré certaines normes, les Roussillonnais comme le reste de la population française, reproduisent tout au long de leur vie des attitudes et comportements marquant, consciemment ou non, leur soumission ou leur acceptation d’une organisation sociale inégalitaire mais dans laquelle ils se reconnaissent. Leur participation tout au long de leur vie au fonctionnement des institutions locales, qu’elles soient politiques, professionnelles ou religieuses, leur confère un rôle actif dans la conservation et la transmission des usages légués par leurs aïeux. Ils s’intègrent ainsi parfaitement dans des processus pluriséculaires.

7Seuls remettent en cause ces modes de fonctionnement des comportements, généralement ponctuels et considérés comme marginaux, dont l’interprétation doit être faite avec moultes précautions car à la vérité peu d’actions semblent animées par un rejet pur et simple de l’ordre établi, qu’il soit économique ou professionnel, social, familial, politique, administratif ou religieux. L’illégalité ou criminalité n’est pas endémique, si ce n’est pour ce qui touche à la frontière, en particulier la contrebande8.

8Pourtant la plupart des intervenants se sont plutôt intéressés à l’indiscipline, l’irrespect des lois ou des codes de bonne conduite, ou encore des préceptes de la religion chrétienne. Les entorses aux bonnes mœurs, une matière ayant suscité tant d’écrits pour la période moderne9 n’a cependant pas intéressé les chercheurs pour la période médiévale depuis les travaux d’Emile Desplanque10. Aussi la contribution d’Aymat Catafau consacrée aux « Reconnaissances [de dettes] de quelques femmes du lupanar » de Perpignan au XV^e siècle mérite d’être saluée en ce qu’elle lève le voile sur les mécanismes de mise sous dépendance de ces femmes et l’identité de ceux qui participent à ce commerce et en tirent profit.

9En dehors de ces comportements marginaux quotidiens, plutôt discrets, bénéficiant de la tolérance des autorités locales, jusqu’à ce qu’un scandale éclate au grand jour11, la quête des Roussillonnais indisciplinés, refusant de se soumettre à toute forme d’autorité, locale ou monarchique, laïque ou religieuse, familiale ou professionnelle , apparaît très ardue tant ils sont rares. Voilà pourquoi les remises en cause isolées attirent davantage l’attention des chercheurs que les insoumissions chroniques car elles donnent lieu à des rapports ou procès-verbaux dressés par le personnel religieux, administratif ou policier, des enquêtes et des procès dont les pièces nous sont parvenues. Tel est le cas des procédures engagées contre des cadavres pour suicide ; l’homicide de soi-même constituant une atteinte aux droits divin et humain12, mais ne révélant pas et ne relevant pas d’un sentiment anti-religieux, antimonarchique ou anti-social.

10De la même manière, les processus par lesquels les Roussillonnais participent activement au maintien des hiérarchies établies sont bien moins analysés sans doute parce qu’en l’absence de conflit ils ne révèlent aucune distorsion entre les règles établies ou les ordres du roi et les comportements sociaux. Le monde des métiers illustre bien ce phénomène. Pour entrer un jour dans la vie d’adulte les jeunes gens se doivent de suivre une formation théorique, scolaire et universitaire, et pratique ou professionnelle, au moyen notamment d’un apprentissage. Cette période de formation, obligatoire pour de nombreux métiers, permet ensuite d’être embauché comme compagnon ou valet, avec l’espoir d’accéder un jour au statut de maître. A cet égard, il faut souligner l’existence d’actions particulières – relevant de l’assistance portée aux plus démunis13 – destinées à faciliter l’accès au monde professionnel d’enfants pauvres ou d’orphelins, ceux que l’Hôpital de la Miséricorde de Perpignan a pris en charge, et qui bénéficient d’un apprentissage gratuit14. Cependant, si l’apprentissage demeure payant pour les autres enfants, les relations entre maître et apprenti n’en sont pas pour autant déséquilibrées, car ces contrats synallagmatiques visent à assurer une bonne formation de jeunes gens qui permettent de renouveler en permanence les hommes de l’art tout en participant à l’activité de production de leur maître15. La hiérarchie professionnelle et la subordination des apprentis et compagnons à leur maître ne semblent pas être contestées ni remises en cause par ceux qui les vivent16.

11Au sein de la famille nord‑catalane, les relations semblent avoir évolué à la faveur des nouveautés introduites sous la Révolution, notamment depuis l’introduction du divorce dans l’ordre juridique national qui permet aux femmes, de même qu’aux hommes de s’extraire d’un cadre familial non désiré ou dont ils ne veulent plus, d’échapper aux pesanteurs familiales si pressantes sous l’Ancien Régime17. Ces nouveaux outils juridiques familiaux ont peu attiré l’attention si ce n’est celle de Jahiel Ruffier-Méray dont le regard s’est porté sur la population toulonnaise et dont la contribution constitue le pendant des recherches réalisées sur le même objet dans le département des Pyrénées-Orientales par Alban Maba il y a quelques années18.

12Ce sont les variations de l’ordre établi, qu’imposent les changements de dirigeant ou de régime, auxquelles les populations ne sont pas favorables, qui semblent facilement conduire ces dernières à l’irrespect, à l’endroit notamment des tous ceux qui peuvent incarner ou défendre ces changements, soit les autorités publiques et forces de l’ordre qui sont de plus en plus visibles dans le paysage nord-catalan au XIX^e siècles et se montrent promptes à s’émouvoir de toutes les injures et insultes proférées sur le coup de la colère par des hommes et femmes le plus souvent issus d’une population rurale et généralement analphabète des Pyrénées-Orientales. Les procédures judiciaires qui en découlent, lorsqu’elles parviennent à leur terme, débouchent sur des condamnations plutôt lourdes, notamment à des emprisonnements19. L’insoumission des habitants des Pyrénées-Orientales au XIX^e siècle, Charlotte Trilha a souhaité l’aborder sous un angle politique, tout particulièrement à travers les rapports entretenus par le département des Pyrénées-Orientales avec le pouvoir central sous la Monarchie de Juillet. Il est vrai que les autorités monarchiques ont dû garder un œil sur ce territoire excentré, très éloigné de la capitale française, notamment grâce à l’administration préfectorale. Assez paradoxalement, c’est à travers le développement des menaces à la Monarchie de Juillet que l’on mesure l’intégration des Pyrénées-Orientales dans la vie politique nationale. Ce département voit en effet ses Républicains et Légitimistes prendre ce nouveau régime pour ennemi commun et s’entendre pour tenter de le combattre, preuve qu’il est entré de plain-pied dans la vie politique française20.