1La côte roussillonnaise se situe au cœur d’un espace maritime où l’activité commerciale est intense au XVIII^e siècle1. À la jonction des côtes françaises et espagnoles, c’est une étape possible sur la route marchande reliant les côtes de l’arc latin. En dépit de cette place stratégique, l’activité liée au commerce maritime s’est longtemps cantonnée à Collioure2 et fut plutôt sporadique en matière de constructions et de ventes de navires de commerce jusqu’à 1740. Les deux études consacrées à ce jour à ce type de transactions le prouvent3. Elles s’appuient sur une série de déclarations faites auprès de l’Amirauté de Collioure de 1740 à 1790, aujourd’hui conservée dans le fonds de cette juridiction4, qui doit son existence au fait que toute personne acquérant ou faisant bâtir un navire doit le déclarer auprès de l’Amirauté de son domicile. C’est un règlement du 24 octobre 1681 qui, au lendemain de l’adoption de l’ordonnance sur la marine, a introduit cette obligation. L’Amirauté de Collioure n’ayant vu le jour qu’en 1740, elle n’a effectivement centralisé ces déclarations qu’à partir de là, et ce, jusqu’à la Révolution. Ces premières approches constituent un bon point de départ. La matière mérite cependant d’être envisagée sous un angle chronologique plus large – la période du XVIII^e siècle dans son entier offrant la possibilité de formuler des conclusions plus assurées – en exploitant directement les archives notariales antérieures et postérieures à 1740 afin de se livrer à une analyse juridique de ces actes. Une tâche ardue, car les ventes de navires n’ont pas toutes été déclarées et les ventes et constructions n’étaient pas systématiquement couchées par écrit5. Ces nouvelles investigations ont permis d’ajouter aux vingt-deux déclarations dix-neuf transactions, dont cinq pour la période 1705-1717, et quatorze pour la période où l’Amirauté était opérationnelle. Ainsi, quarante-et-une transactions forment la base de cette étude6 qui doit permettre d’affiner notre regard sur ce type de contrats (I) et sur la vie des affaires maritimes en Roussillon (II).

I. Les « contrats maritimes »

2Les Roussillonnais s’intéressant au commerce maritime semblent peu enclins à s’adresser aux notaires pour passer leurs actes ou contrats. Les trop rares traces écrites de leur activité ne facilitent pas le travail de recherche (A) tout en se révélant d’une grande diversité (B).

A. Une activité contractuelle difficilement saisissable

3La province du Roussillon vit généralement le dos tourné à la Méditerranée. Aussi, les « contrats maritimes » sont-ils plutôt rares, très inégalement répartis dans le temps, et n’ont pas toujours fait l’objet des mesures de publicité légalement requises.

4Le rythme des actes portant construction ou transfert de propriété de navires de commerce est en effet très irrégulier. À cet égard, les nouvelles transactions confirment les conclusions formulées par Annick Chelle et les complètent pour le début du XVIII^e siècle. Il existe des périodes « creuses » où les transactions sont rares, voire inexistantes, et des périodes où l’activité de vente et de construction s’intensifie.

Tableau 1. Échelonnement des transactions

5En l’état actuel des recherches entreprises, aucune transaction n’est décelée au cours des périodes 1718-1739 et 1744-17517 et deux seulement sont intervenues entre 1755 et 1781, la première en 1762, la seconde en 1773. L’achat, la vente et la construction ne constituent donc pas une activité continue, variant très certainement au gré des fluctuations du commerce maritime, voire des conflits armés opposant les puissances maritimes européennes et nord-africaines qui ont jalonné le siècle. À l’opposé, au cours des périodes 1706-1717, 1740-1743, 1752-1754 et 1782-1790, de nombreux contrats ont été conclus, déclarés ou non, au cours desquelles trois années se distinguent car particulièrement prolifiques : 1754, 1788, 17898.

6Par ailleurs, de nombreuses transactions, que l’on peut répartir en quatre catégories, n’ont fait l’objet d’aucune déclaration à l’Amirauté. La première regroupe les cinq ventes conclues bien avant la mise en place de l’Amirauté. Elles furent passées devant le notaire résidant alors à Collioure, François Garriga. Elles se succèdent sur une période de onze années, de 1706 à 1717, et mettent en présence des parties qui sont en quasi-totalité étrangères à la province9.

7La deuxième catégorie réunit les ventes faites après 1740 à des étrangers10. En effet, à partir de là, toutes les transactions portant sur la propriété de navires impliquant des Roussillonnais en qualité d’acquéreur ou de vendeur doivent être déclarées à l’Amirauté de Collioure, ce qui exclut les opérations réalisées à Perpignan ou Collioure entre étrangers à la province. Entrent dans cette catégorie la cession réalisée en 1783 par Étienne Lieutaud, patron de barque de Sète, à Jacques Mauri patron de barque de Palamos, de la tartane Les Âmes du Purgatoire, de 60 tonneaux11, qui n’est déclarée par aucun d’eux à Collioure, ou encore la vente consentie en 1789 par Jean-Laurent Jué, négociant de Perpignan, pour le compte d’Alexandre Jué et c^ie, de Marseille, du brigantin La Marguerite Magdelaine, de 130 tonneaux, à Georges Cumany, patron mahonnais12, qui n’apparaît pas non plus dans la liste des déclarations. Cependant, d’autres transactions impliquant des étrangers à la province n’apparaissent pas dans les archives de l’Amirauté alors qu’elles concernent également des Roussillonnais. C’est le cas en 1754 lorsque Garau Morer, patron de Tossa en Catalogne13, achète à Michel Rocino, négociant de Collioure, et Antoine Pams, patron de barque de la même ville, un bisque de 12 tonneaux, sans que ces derniers la déclarent... Le manquement est plus évident encore lorsque les deux parties sont domiciliées dans la province. En fournit un exemple la cession réalisée en 1789 par Pierre Zino, Génois domicilié à Port-Vendres, de la polacre Saint Antoine de Padoue, de 120 tonneaux, à François Durand mercader de Perpignan14.

8La troisième catégorie se compose de deux ventes partielles de bateau15. La première intervient en 1742. Salvi Pi, patron de Rosas, vend la moitié d’un bisque à deux Roussillonnais, Laurent Pi et Jean Dosans, déjà propriétaires de la première moitié du bateau16. L’absence de déclaration est sans doute liée au fait que les acquéreurs ne sont pas de « nouveaux » propriétaires. La seconde cession partielle est réalisée en 1753 : Jérôme Jalpi, un Catalan installé à Saint-Laurent-de-la-Salanque, cède une moitié de llaüt destiné au commerce à Sauveur Alio fils, habitant à Costa en Catalogne17.

9La quatrième catégorie est constituée par deux ventes que l’on peut qualifier de « circonstanciées »18. Les ventes faites devant notaire ne livrent qu’exceptionnellement des détails sur le contexte dans lequel le navire est cédé. Mais les deux ventes aux enchères publiques sont l’issue de situations si particulières qu’elles méritent d’être relatées. En août 1748, un vieux navire délabré entre dans le port de Port-Vendres avec à son bord sept personnes parmi lesquelles un seul « entend le français », François Smith. Ce dernier, natif d’Italie et installé à Gibraltar, sert depuis seize ans sur les bâtiments du roi d’Angleterre. Il explique qu’il était aux côtés du capitaine anglais Tomas Miler sur un ketch armé en course nommé Le Turc qui croisait sur les côtes pour tenter de faire des prises de bâtiments espagnols lorsqu’il prit le contrôle de ce bateau. Avec quelques hommes d’équipage, vénitiens ou anglais, il devait suivre Le Turc qui faisait voile vers Livourne mais, ayant été dérouté pendant la nuit, il ne put reprendre sa route. Il n’osa pas accoster en Catalogne pour ne pas y être fait prisonnier, et après quelques jours passés en mer, à court de vivres, il décida d’entrer à Port-Vendres, sachant que les hostilités entre navigateurs anglais et français avaient cessé. Il demandait à vendre ce bateau inapte selon lui à supporter de longs trajets après la quarantaine et à quitter ensuite le port. Ce bateau était en fait un loudre nommé le Saint Antoine, du port de 25 tonneaux environ, qui appartiendrait à son patron, Étienne de Mataro, de Barcelone. Bien que ce bateau ait été réclamé, il fut vendu, suivant les ordres donnés par Maurepas19 qui souhaitait qu’on le vendit « pour payer des deniers qui en proviendront tant les frais de quarantaine que les autres dépenses que le sieur Smith a faites pendant qu’il a été à Port-Vendres »20. Le reste du prix de la vente devait être conservé en dépôt par les officiers de l’Amirauté et remis à son propriétaire dès qu’il aurait prouvé son droit. C’est ainsi que le 9 novembre 1748 le Saint Antoine fut vendu aux enchères publiques sur le quai de Port-Vendres pour trois cents livres au patron Marc Vila de Blanes21.

10Deux ans plus tard, le 19 août 1750, des pêcheurs de Collioure qui travaillaient sur la plage de Canet, étant « employés aux pièces de bois pour la construction des vaisseaux du roi commandés par le sieur Jean-Baptiste Vigoureux archer de la prévôté de la marine au département de Toulon », découvrirent une tartane génoise abandonnée près de la côte remplie d’eau avec deux trous apparament faits exprès pour la faire couler. Ils la ramenèrent à Collioure où elle fut expertisée. Son origine restant douteuse au regard de son état, il fut décidé de la vendre aux enchères publiques et d’en partager le prix par tiers entre les pêcheurs qui l’avaient remorquée, les Invalides et l’Amiral de la Marine22. Les enchères n’ayant pas permis d’obtenir un prix satisfaisant, l’adjudication définitive du bâtiment fut repoussée jusqu’à ce que les autorités centrales demandent aux officiers de l’Amirauté de ne pas attendre le délai d’an et jour pour céder le navire afin d’éviter son dépérissement23, la vente devant être conclue même si le prix proposé semblait inférieur à la valeur réelle de l’esquif24. Il fut vendu deux cent cinquante-deux livres le 9 mai 1751 à Jean Dosans, patron de Banyuls.

B. Une diversité contractuelle patente

11Deux grandes catégories de contrats sont aisément identifiables : les constructions et les achats ou ventes.

12En matière de construction, il reste aujourd’hui difficile de formuler des conclusions définitives car l’existence de chantiers navals permanents n’est pas encore pleinement avérée en Roussillon. On ne retrouve que des traces éparses de la présence de maîtres d’ache et charpentiers de barque ou de marine à Collioure, comme Vincent Ferrer, charpentier de barque lors de sa condamnation pour injures par le Conseil souverain en 172425, qualifié ensuite de maître d’ache et calfat lorsqu’il expertise une tartane endommagée en 175026, Honoré Domenech, charpentier en 175027, Sébastien Pous, charpentier, qui en 1787 assiste au sauvetage du brigantin Le Porto. Pourtant, aucun contrat intéressant directement l’activité de construction ou réparation navale tel un contrat de construction, de réparation, d’achat de matières premières, d’embauche ou d’apprentissage dans ce type de métier, n’apparaît dans les fonds notariaux colliourencs du XVIII^e siècle. Il reste toutefois certain qu’à la veille de la Révolution deux maîtres constructeurs de navires sont en activité à Port-Vendres et Collioure28 : Jean-Vincent Gillan29 qui a occasionnellement servi d’expert30 pour l’Amirauté de Collioure31 et son père Jean Gillan32 sollicité à plusieurs reprises pour réparer des bateaux endommagés33, sauver des bateaux échoués34, ou construire des bâtiments. En effet, entre 1781 et 1784, Louis Pons, entrepreneur des fortifications de la province de Roussillon et des travaux de Port-Vendres, déclare qu’il fait construire successivement par Jean Gillan « maître de hache du lieu d’Agde » trois navires ou tartanes nommés Comtesse de Mailly, Comte de Mailly, Maréchal de Mailly, lequel doit ensuite jauger car « à défaut de jaugeur établi en titre d’office dans l’Amirauté » il est « le seul en état de remplir cet objet »35. Le père Gillan est également nommément cité comme le constructeur de la tartane la Comtesse de Montbarré, commanditée par Jacques Aiguillon, négociant de Perpignan, déclarée par lui le 14 juillet 177336, et a sans doute été le constructeur des deux tartanes nommées la Louise et le Saint-Sauveur, construites à Collioure, déclarées par Jean-Baptiste Martin le 22 mars 178837. À ces six constructions datées de 1773 à 1788 imputables à la famille Gillan s’en ajoutent quatre autres plus anciennes, datant des années 1740 et 1743. Une première tartane qui n’a pas été déclarée a été commanditée par François Massia, capitaine de barque à Collioure, et construite à Martigues par Simon Panisson en vertu du contrat conclu devant François Garriga notaire de Perpignan instrumentant à Collioure le 25 novembre 174038. Un second navire, « bâtiment à un mât », nommé le Saint Pierre, est déclaré par Gaspard, négociant de Collioure, le 4 décembre 1740 dont le lieu de construction n’est pas précisé. Une troisième « barque » ou « tartane à un mât » nommée le Saint Antoine de Padoue est déclarée avoir été construite à Collioure, sans autre détail, par Augustin Massia, natif de Llauret-de-Mar en Catalogne et vivant depuis plus de vingt ans à Collioure39. Enfin, le 29 décembre 1743, est déclarée une quatrième tartane, nommée le Saint Vincent, construite à Saint-Féliu-de-Guixols en Catalogne et menée à Port-Vendres, appartenant à parts égales à Paul Albench et Laurent Pi négociants de Collioure et Jean Dosans, négociant de Banyuls-de-la-Marenda40. Ainsi, pour dix constructions recensées, un seul contrat notarié a été dressé par un notaire roussillonnais, ce qui n’autorise hélas aucune comparaison41. De plus, cet unique contrat est avare de détails. Seules sont données les dimensions en long, en large et en hauteur du bâtiment, sans mention de sa portée, ni du payement échelonné qui dans un premier temps permettra de nourrir et de payer les ouvriers, dans un second temps de solder le reliquat du prix une fois la construction achevée et l’expertise réalisée42.

13En matière d’achats et de ventes de bateaux de commerce, les contrats varient selon les types de navires, les prix pratiqués, l’ampleur des transactions qui peuvent porter sur la totalité du navire ou seulement sur une quote-part. Définir le type de bateau vendu est épineux tant le vocabulaire employé pour désigner les navires ou vaisseaux est varié et imprécis43. Les actes évoquant de manière générique les barques pour désigner toutes sortes de bateaux44 ne sont pas d’une totale fiabilité car les dénominations changent parfois d’un acte à l’autre. Le mot barque désigne aussi bien les bateaux de pêche, les llaüts, que des tartanes, pinques ou bisques... En outre, les plus petits de ces bateaux, les llaüts, servent généralement à la pêche et occasionnellement au commerce. Leur achat ou vente n’est sujet à aucune déclaration auprès de l’Amirauté45 et de rares actes notariaux portent sur leur vente46. Au total, dix-huit transactions portent sur des tartanes, trois sur des bisques, quatre sur des pinques. Ce sont les trois types de bateaux les plus courants jusqu’aux années 1780. La dernière décennie d’Ancien Régime voit apparaître six brigantins et trois polacres. Le reste des bateaux est constitué par un llaüt, deux loudres, une felouque, un chebek, un bâtiment à un mât – sans doute une tartane ou un pinque au vu de sa portée47 –, et un « navire » de deux cents tonneaux qui est certainement un brigantin ou une polacre48. Les noms donnés à ces bateaux ont évolué : ce sont initialement des noms religieux qui font référence à des saints : Sainte Rose, Saint Joseph, Saint Jean, Saint Pierre49, Saint Antoine de Padoue surtout50, à la Vierge comme Notre-Dame du Mont Carmel, Notre-Dame de Monte Negro, Notre-Dame de Porto Salvo, Notre-Dame de la Merci, La Reine des Anges, La Vierge de la Garde, L’Immaculée Conception, à des noms comme La Providence ou, plus inquiétant, Les Âmes du Purgatoire... À partir des années 1780, les noms changent. Apparaissent les noms de personnes de haut rang : l’Infante Joachine Carlotte, le Dauphin, la Louise51, le Saint Sauveur52, la Comtesse de Montbarré, la Comtesse de Mailly, le Comte de Mailly, le Maréchal de Mailly, et un dernier nom qui mérite d’être cité, Ville de Perpignan, donné à un brigantin acheté en 1789 à Gênes et rebaptisé pour l’occasion.

14La taille ou portée des bateaux a augmenté lorsque les Génois se sont installés à Port-Vendres. Jusqu’en 1784 les navires ne dépassaient pas soiante-dix tonneaux, alors qu’ils franchissent parfois le seuil des deux cents tonneaux au cours des dernières années d’Ancien Régime. Là encore, les éléments fournis par les actes notariés ou les documents officiels manquent tantôt de précision, tantôt d’uniformité pour pouvoir tirer des conclusions totalement assurées. La première difficulté réside dans l’absence de cette mention dans quelques actes de vente. La seconde tient aux unités de mesure utilisées, car les actes alternent entre quintaux et tonneaux lorsque les navires sont jaugés dans les ports français ou catalans53 et des unités étrangères comme les émines génoises54. Une troisième réside dans les confusions résultant de la récurrence du nom Saint Antoine de Padoue donné à de nombreux bateaux, en l’occurrence des tartanes, un bisque et une polacre, aux portées différentes55. Les prix pratiqués ont mécaniquement suivi l’évolution du gabarit des navires. En début de siècle, les contrats portaient sur de petits navires dont les prix, plutôt raisonnables, variaient de cinq cents à trois mille livres, puis de 1740 à 1786 les prix ont crû jusqu’à six mille livres, avant d’atteindre en 1788 et 1789 des sommes exceptionnelles comme celle de vingt mille quatre cent quatre-vingts livres pour le Ville de Perpignan56. En principe, les acheteurs payent leur dû avant de passer l’acte devant notaire ou en présence de celui-ci, faisant l’économie d’une quittance. Selon la formule usitée, le vendeur se déclare « bien content et satisfait en a quitté et quitte » son acheteur. Mais parfois le payement se réalise en plusieurs versements. Ainsi, le prix de la tartane Notre-Dame du Bon Voyage, vendue le 6 décembre 1717, a, selon son acquéreur, été acquitté « en plusieurs fois différentes à tous ses plaisirs et volontés »57. Plus rarement le payement du prix est différé ; de quelques jours seulement pour la vente du 22 avril 1711 dont le prix fut acquitté le 1^er mai suivant. Ce payement se réalise généralement en numéraire, plus rarement partiellement en lettre de change. La vente réalisée en 1783 de la tartane Les Âmes du Purgatoire pour le prix de trois mille cinq cents livres est honorée au moyen de deux mille livres en espèces et de lettres de change d’un montant de mille cinq cents livres remises par l’acquéreur58. Enfin, en 1787, Hyacinthe Bergé achète deux parts d’une autre tartane nommée Les Âmes du Purgatoire en payant six cents livres au moyen d’un reçu à son capitaine et six cents livres aux deux vendeurs dans un délai de trois mois59.

15La propriété d’un bateau peut se diviser en vingt-quatre parts ou quirats. Chacune peut faire l’objet d’une vente. Aussi, pour bien assurer que c’est la totalité d’un navire qui est vendue, quelques contrats précisent que l’acte porte sur vingt-quatre quirats. C’est le cas de la cession réalisée en décembre 1754 par Michel Rocino, négociant de Collioure, et Antoine Pams, patron de barque, à Garau Morer, patron de Tossa en Catalogne, d’un bisque « de vingt quatre cairats et de part de douze tonneaux »60. Mais certaines ventes ne portent que sur une moitié de navire. Sans doute était-ce un moyen d’obtenir rapidement du crédit. Ainsi, en 1706, Denis Aleman cède douze quirats de sa tartane à un marchand de Montauban, Dominique Pascal, pour cinq cent soixante quinze livres qui lui sont remises sur-le-champ. Une telle opération implique de déterminer les rapports entre les deux associés. En l’occurrence, Denis Aleman conserve le patronage du navire et s’engage à informer dorénavant son associé de tous les profits qu’il réalisera grâce à leur tartane et à lui en verser la moitié61. En 1742, Salvi Pi vend la moitié d’un bisque à Laurent Pi et Jean Dosans qui en possédaient déjà la première moitié62, puis en 1787 Jacques Xinxet et Jacques Bonnet vendent leurs « deux parts et portions » de la tartane Les Âmes du Purgatoire sans que l’on sache ce que recouvre exactement cette expression car il n’est fait aucune mention d’autres parts sur ce navire d’à peine vingt-cinq tonneaux de portée63. Le prix de ces deux parts s’élevant à mille deux cents livres signifie que les vendeurs devaient posséder la plus grande partie, voire la totalité de ce navire64. L’augmentation du nombre de contrats de vente ou de construction, ainsi que la diversification des navires, attestent d’un essor de l’activité maritime roussillonnaise.

II. La vie des affaires maritimes

16Le littoral roussillonnais n’est pas très peuplé au XVIII^e siècle. Hormis la côte rocheuse, le reste de la rive méditerranéenne est essentiellement bordé de cabanes de pêcheurs qui résident quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Cela explique sans doute le peu d’activité des Roussillonnais en matière de construction, d’achat ou de vente de navires de commerce jusqu’en 1740. Une situation qui change ensuite, les affaires maritimes intéressant une population qui va se diversifier au cours du XVIII^e siècle (A), tissant un réseau de relations contractuelles de plus en plus complexes... et suspectes (B).

A. Un milieu d’affaires en voie d’internationalisation

17Plusieurs classes bien distinctes d’hommes achetant, vendant ou faisant construire des navires de commerce, se sont succédé au cours du XVIII^e siècle. Ont successivement pris part à ce commerce des étrangers à la province mais régnicoles, des Colliourencs et des Catalans du sud, des hommes d’affaires perpignanais, d’autres étrangers non régnicoles venant pour la plupart de contrées plus éloignées que la Catalogne.

18Au cours des années 1705 à 1717, les transactions portant sur des navires de commerce mettent en présence des contractants français parmi lesquels figure un seul Roussillonnais. Il s’agit de Denis Aleman, habitant de Port-Vendres, qui vend une tartane en 170665. Par ailleurs, durant cette même période, un autre Roussillonnais, le Colliourenc François Plegat, prend part à une vente, mais seulement au nom et pour le compte d’un marchand marseillais pour qui il vend un loudre en 171366. Enfin, le duc de Noailles, qui n’est ni Roussillonnais, ni habitant de la province mais en est le gouverneur, le porte à acquérir au nom du roi deux bâtiments en 1708 et 1711 appartenant à des patrons napolitain et toulonnais67. Ainsi, excepté le premier d’entre eux qui agit pour son propre compte, les autres contractants roussillonnais ou ayant une attache en Roussillon ne sont que des acquéreurs ou vendeurs par procuration. Les autres contractants sont un marchand de Montauban, Dominique Pascal, acquéreur du premier navire vendu en 1706, puis deux marchands de Marseille, sans doute parents, Pierre Bremon et Joseph Bremon, qui vendent des navires en 1713 et 1717 à un patron et à un écrivain de barque génois pour le premier, un patron de Marseille, François Tourron, pour le second68.

19À partir de 1740, ce sont les Colliourencs et les Catalans qui occupent le devant de la scène. François et Augustin Massia, Gaspard Cortade, Paul Albench, Jean Dosans, Michel Rocino, Laurent Pi, Jacques Roudière, François Joli et Joseph Grau, pour la plupart négociants et pour les deux derniers pêcheurs, tous de Collioure, achètent ou commanditent des constructions de navire entre 1740 et 1754, intervenant dans onze des douze transactions relevées pour cette période. Le seul acte dont ils sont absents est la vente réalisée en 1753 d’une moitié de llaüt servant au commerce par Gérome Jalpi, natif de Tossa en Catalogne et résidant depuis quatre ans à Saint-Laurent-de-la-Salanque, à Sauveur Alio fils, natif de Canet et résidant à Costa en Catalogne69. Lorsque ces transactions ne mettent pas des Colliourencs face à face, ces derniers contractent avec des Catalans comme Salvi Pi, patron de Rosas, Joseph Bosch, Barthélémy et Paul Pujals, marchands de Tossa, Antoine Vingut et Garau Morer patrons de Tossa, auxquels s’ajoute Marc Vila de Blanes qui acheta aux enchères un loudre en 174870. Ces deux groupes seront moins actifs à partir de 1762 mais toujours représentés. Thérèse Badie, veuve de Narcis Montaner qui fut vice-consul des États espagnols et de Naples et mère de son successeur portant le même prénom, achète un brigantin en 1762, une tartane en 1786, un pinque en 1788 ; François Lanquine-Lafite, négociant de Collioure, acquiert un brigantin en 1789 et Raymond Sagols un chebek en 1790, tandis que Jacques Xinxet négociant de Collioure et Jacques Bonnet, sergent royal de Collioure, cèdent une tartane en 1787. En 1762, Étienne Badie de Palamos vend une tartane à la veuve Montaner et, en 1783, Jacques Mauri, patron de barque de Palamos, achète une tartane.

20L’année 1773 aurait pu marquer l’avènement d’une nouvelle ère pour le commerce maritime roussillonnais car cette année-là réapparaît une activité de construction navale à Collioure et Port-Vendres et semble poindre une nouvelle bourgeoisie d’affaire « maritime » puisque Jacques Aiguillon, négociant de Perpignan, associé à Pierre Rouaud, négociant de Clermont-Lodève, commandite la construction d’une tartane à Jean Gillan à Port-Vendres. Opération originale à plus d’un titre puisqu’aucun Colliourenc ni aucun Catalan n’intervient71. Cependant, le véritable « décollage » se produit en 1781 lorsque se manifeste un personnage très actif à Port-Vendres, Louis Pons, qui n’est autre que l’entrepreneur des ouvrages du port. Il s’est alors associé à deux hommes d’affaires bien connus de Perpignan, François Durand négociant, et Augustin Bertrand receveur des fermes du roi, pour faire construire une tartane. Il en achète une autre avec Jacques Auberge, marchand droguiste de Perpignan en 1783, et en fera construire deux autres en 1783 et 1784 de taille plus importante, sans associé apparent72. En outre, en mars 1788, Jean-Baptiste Martin, négociant de Perpignan, fait construire deux tartanes à Collioure73, puis en 1789 François Durand, mercader de Perpignan, désormais seul, achète une polacre de cent-vingt tonneaux74.

21En cette fin de siècle, les Perpignanais trouvent des interlocuteurs et partenaires hors du Roussillon. Ce sont des patrons mahonnais – Jean Pons en 178475, George Cumany76 et Mathieu Calabresa77 en 1789 – ; un Anglais de Gibraltar – Pierre Polla, en 179078 – ; des Marseillais – Alexandre Jué et c^ie représenté par Jean-Laurent Jué, négociant installé à Perpignan79 – ; des Languedociens – Étienne Lieutaud, patron de barque de Sète80, Jean-Baptiste Roux avocat de Sète81 et Hiacinthe Bergé de Sigean82. Mais en 1788 et 1789, le groupe d’étrangers à la province le plus représenté est celui des Génois. En effet, les privilèges accordés aux navigateurs étrangers qui voudraient s’installer à Port-Vendres ont attiré des Génois désireux d’éviter les attaques de pirates algériens grâce au pavillon français. Parmi les cinquante-quatre Génois qui ont demandé à être reçus capitaines à l’Amirauté de Collioure83, Gérome Casanove, François Buscaglia, Antoine Bianchi, Jean Bollo et Antoine Buscaglia ont acheté un navire tandis que Pierre Zino et André Dodero en ont vendu.

B. Des opérations de plus en plus complexes... et suspectes

22Jusqu’aux années 1780, les ventes et constructions de bateaux restaient des opérations assez simples, mais l’arrivée massive à Port-Vendres de Génois en quête d’un pavillon français protecteur a complètement renversé cette situation. Ces contrats sont en effet devenus les pièces élémentaires de structures contractuelles complexes élaborées par ces Génois désirant uniquement profiter des atouts offerts par le pavillon français, ce qui laisse planer quelques doutes quant à leur sincérité. Ces achats de bateaux, à l’instar de l’installation à Port-Vendres de nombre de ces néo Roussillonnais, sont susceptibles de n’être que des paravents ou façades masquant des réalités frauduleuses84. À ce propos, la description des montages juridiques les plus caractéristiques peut emporter la conviction.

23Le 21 septembre 1785, Thérèse Badie, veuve Montaner, donne procuration à Jacques Brun, négociant de Bessan en Languedoc, pour acquérir en son nom un bâtiment de n’importe quelle espèce et port, auprès de quelque vendeur que ce soit, aux prix clauses et conditions qui lui sembleront les plus convenables, et réaliser toutes les formalités nécessaires auprès des amirautés compétentes conformément aux ordonnances sur la marine, et de donner le commandement au patron ou capitaine de son choix85. Ce navire, le Saint Antoine de Padoue, une tartane de quatre-vingts tonneaux, est acheté à Sète le 16 décembre 1785 à Jean-Baptiste Roux, avocat en parlement, puis déclaré le 18 janvier 1786 à l’Amirauté de Collioure. Quelques jours plus tard, le 28 janvier, devant notaire, la veuve Montaner avoue dans une « contre-lettre ou agnition de bonne foi » que « la réelle vérité est cependant qu’elle ne l’a acquise que par moitié et par indivis avec le sr Joseph Bensa capitaine de barque » natif de Gênes habitant Port-Vendres qui lui a versé un acompte de la moitié du prix86. Le commandement est alors naturellement confié à ce même Joseph Bensa87 et non à celui qu’aurait pu nommer Jacques Brun comme sa procuration le précisait. Le navire sera expertisé à Sète le 16 février et déclaré apte à pouvoir voyager en Méditerranée88.

24Trois ans plus tard, la veuve Montaner effectue de nouveaux montages juridiques impliquant des capitaines génois et des navires de commerce. En effet, le 11 mai 1789, Jean-Baptiste Dassori, capitaine d’origine génoise domicilié à Port-Vendres, donne procuration à Sauveur Patrix Palau, bachelier en droit de Perpignan, pour vendre un pinque de 80 tonneaux, l’Immaculée Conception, alors ancré à Port-Vendres. La veuve Montaner l’achète le 13 mai par acte sous seing privé89 et trois jours plus tard elle donne procuration à Emmanuel Palau, procureur en la Cour, afin qu’il règle les formalités d’enregistrement du navire auprès de l’Amirauté90, ce qu’il exécute en précisant qu’elle compte en donner le commandement à Jean-Baptiste Pedasseau, capitaine de mer au grand cabotage domicilié à Agde, actuellement à Perpignan pour lequel elle se porte caution91. Puis, le 3 juin suivant, elle accorde une nouvelle procuration, à Jean-Baptiste Dassori cette fois-ci, afin qu’il s’embarque sur ce pinque commandée par Jean-Baptiste Pedasseau pour aller commercer à Gênes92. À ce premier montage s’en ajoute un second, car le même jour la veuve concède une seconde procuration à Louis Dodero, qualifié de « négociant italien » qui réside à Port-Vendres, pour s’embarquer sur une polacre également nommée l’Immaculée Conception commandée par Gabriel Cullere de Sète afin d’aller commercer à Gênes93. Ainsi, Thérèse Badie, veuve Montaner, aurait confié le commandement de deux navires, une polacre et un pinque, à deux Languedociens auxquels elle aurait « adjoint » pour leur voyage jusqu’à Gênes afin d’y commercer deux Italiens vivant à Port-Vendres, Louis Dodero et Jean-Baptiste Dassori. À ce stade de l’analyse, et faute d’indices supplémentaires, de nombreuses questions restent en suspens : combien de navires possède véritablement Thérèse Badie ? Si elle possède effectivement deux navires, tous deux portant le même nom94, a-t-elle procédé à l’identique pour les deux ? Les a-t-elle rachetés à des capitaines étrangers pour leur en rétrocéder la maîtrise avec la complicité de capitaines languedociens complaisants ? Pourquoi ne déclare-t-elle qu’une acquisition à l’Amirauté et non pas deux ?

25Une autre opération du même acabit impliquant un capitaine d’origine génoise et un négociant colliourenc mérite d’être ajoutée à la liste des transactions douteuses. Le 4 juin 1789, André Dodero, originaire de la région génoise, vend un brigantin ancré à Gênes rebaptisé pour l’occasion Ville de Perpignan95 à François Lanquine-Lafite négociant de Collioure96 qui, dès le lendemain, lui donne procuration pour gérer ce navire et se livrer au commerce en ayant préalablement donné le commandement à Barthélémy Baliste, capitaine de Narbonne97. Dans cette affaire, l’attention est attirée par le versement du prix antérieur à la conclusion du contrat de vente, ce qui soulève la question de la réalité de ce payement, et les pouvoirs exorbitants donnés d’emblée par le nouveau propriétaire du navire à son capitaine. D’après la procuration, François Lanquine-Lafite donne à André Dodero, qualifié de « marin »98, « pouvoir de pour lui et en son nom naviguer sur le bord du brigantin appellé La Ville de Perpignan... et sous le commandement du capitaine Barthélémy Baliste de Narbonne, faire tels voyage que bon lui semblera, soit du commerce en propre, soit à fret ; passer tels contrats à fret pour tels voyages qui se présenteront, en recevoir le montant, signer telles polices, contrats de quelque nature que ce soit, même à la grosse, et enfin toute espèce de contrat concernant la propriété du navire, même de vente d’icelui le cas échéant, aux prix clauses et conditions qu’il jugera convenables ; et en cas de malheur, de naufrage, se présenter devant tous officiers de l’Amirauté comme feroit99 ledit constituant ». Si ce n’est le nom officiel du propriétaire du navire, en quoi la situation a-t-elle changé après la vente pour l’ex-propriétaire ?

26Enfin, on ne peut qu’être troublé lorsqu’on s’aperçoit que le 26 mars 1790 le capitaine du pinque Saint Antoine de Padoue Pierre Zino déclare qu’il s’est échoué sur la plage de Canet et ne mentionne pas parmi les intéressés à ce navire le nom de François Durand, mercader de Perpignan, auquel il l’avait pourtant vendu le 23 avril 1783100...

Conclusion

27Au terme de ces nouvelles recherches, force est de constater que le XVIII^e siècle fut le théâtre de profondes transformations dans la vie des affaires sur la côte nord catalane : les hommes, les bateaux et les sommes en jeu ont changé... Les dernières décennies du siècle apparaissent d’ailleurs comme une ultime étape, voire un tournant dans la vie des affaires maritimes en Catalogne nord dans la mesure où un second milieu d’affaires s’intéressant à ce type de commerce naît à Perpignan, bien plus important que celui de Collioure, et qui semble ouvrir la province au commerce international. Un phénomène bien évidemment lié à la création de Port-Vendres, une entreprise à laquelle plusieurs Perpignanais prennent part, achetant des terrains à bâtir et des maisons aux Colliourencs et les revendant aux candidats à l’installation, notamment des Génois. L’exacte envergure de ce phénomène, sa réalité et son impact sur l’économie locale, restent cependant à évaluer. De prochaines recherches sur l’activité marchande de Port-Vendres et de Perpignan au XIX^e siècle apporteront très certainement des éléments de réponse.

Annexe