1De nombreuses études relatent les méfaits des « célibataires mâles des royaumes de jeunesse »1 sévissant en France jusqu’à la Révolution. Depuis la fin du Moyen Âge en effet les « jeunes hommes à marier » constituent un groupe social intermédiaire entre les enfants, impubères, et les adultes établis, mariés et généralement pères de famille. Ce groupe semble s’être formé lorsque cet état transitoire de la vie d’un homme a perduré une dizaine d’années en moyenne, de l’âge de 15 ans environ jusqu’à celui de 30 ans, voire plus, du fait du retardement de l’âge du mariage2... Une durée suffisante pour que chaque génération masculine identifie ses intérêts spécifiques et communs, s’organise et connaisse un destin propre, plus ou moins institutionnalisé. Ces jeunes gens, frustrés de ne pas avoir encore trouvé leur place dans la société, n’étant pas établis, vivant toujours sous le toit de leurs parents et l’autorité paternelle, confinés à des tâches professionnelles subalternes, sont effectivement au cœur de la vie de leur communauté villageoise ou urbaine3. Ils sont, par voie de conséquence, susceptibles de causer de nombreux troubles à l’ordre public lorsque les activités auxquelles ils s’adonnent en groupe dégénèrent en actes de violences. En Roussillon, l’étude de la jeunesse reste à écrire.

2Si de nombreux articles et ouvrages historiques évoquent des événements ou affaires retentissantes ayant impliqué de jeunes Roussillonnais réunis en groupe, aucune recherche n’a encore été menée sur la place occupée par la jeunesse de la Catalogne nord à l’époque moderne, son organisation, ses mouvements et débordements, son indiscipline, prétendue ou véritable. Il est en effet patent qu’une telle quête se heurte d’emblée à une double difficulté majeure : cerner cette population et son activité (I), et tenter de dépasser l’ambigüité qui caractérise ce phénomène, la jeunesse constituant tantôt un groupe fonctionnel, tantôt un élément perturbateur (II) de l’ordre social.

I. Un phénomène insaisissable

3La masse volumineuse que constituent les archives judiciaires d’Ancien Régime conservées aux archives départementales des Pyrénées-Orientales, ne permet pas d’isoler ni d’identifier clairement les groupes de jeunes gens (A) et leurs comportements criminels (B).

A. La difficile identification des groupes de jeunes

4Réaliser une fiche signalétique ou un « portrait-robot » du jeune délinquant est très malaisé tant il ressemble au jeune non-délinquant. Déjà, le terme de « jeune » ou de « garçon » est en lui-même difficile à définir. Le vocabulaire judiciaire est variable, le personnel judiciaire évoque les jeunes, jeunes gens, garçons ou « jeunes gens de famille »4... Il désigne en général les fils de famille, c’est-à-dire des garçons vivant sous la puissance paternelle, qui ne sont ni mariés ni pères de famille. Cependant, il n’existe aucune certitude quant à la situation de famille des jeunes délinquants, notamment leur statut marital, car ce point n’est évoqué qu’en cours de procédure. On apprend qu’ils vivent chez leur père ou qu’ils sont chefs de famille. C’est ainsi que François Sampso, impliqué dans un combat à coups de pierre en 1720 à proximité de Perpignan, tenta d’obtenir sa levée d’écrou en apitoyant les juges sur le sort de son épouse enceinte et de ses enfants n’ayant pour subvenir à leurs besoins que son travail5... Le mariage est pourtant un élément crucial. À Toulouse, parmi les plus excités des groupes d’hommes qui sèment le trouble, les plus âgés ont 40 voire 57 ans, mais tous sont célibataires6. En Roussillon, la limite d’âge des hommes impliqués dans les affaires criminelles est plus raisonnable7, variant de 17 ans tout juste pour les plus jeunes jusqu’à dépasser la trentaine, sans arriver généralement à l’âge de 35 ans, pour les plus âgés. Pour autant, il arrive que des enfants participent à des mouvements réunissant adultes et jeunes gens, hommes et femmes. Les textes répressifs du Conseil souverain et des consuls de Perpignan le trahissent en établissant que les responsables légaux des enfants, c’est-à-dire les pères et mères, tuteurs ou curateurs, peuvent supporter les peines pécuniaires prévues par leurs arrêts ou ordonnances8 tels que les arrêts du Conseil souverain des 3 août 1691 et 12 septembre 1702 interdisant les pedrades9, l’ordonnance des consuls de Perpignan du 19 décembre 1760 interdisant de jeter quoi que ce soit sur une troupe de théâtre en représentation sur la place de la Loge10, ou celle du 30 mai 1769 prohibant l’usage de pétards, fusées ou feux d’artifice aux sorties des églises, aux processions dans les rues et sur les places de la ville, ou par simple « galanterie ou badinage »11. Enfin, sur le plan socioprofessionnel, la plupart des couches de la population sont touchées par le phénomène, même si en général ces personnes sont peu qualifiées, hommes de la terre, brassiers ou jardiniers, pêcheurs, compagnons du secteur artisanal, domestiques ou valets... Plus rarement, ce sont des militaires isolés dans un groupe de civils, des étudiants, des écoliers ou des clercs, mais jamais des nobles.

5Cette jeunesse chahuteuse n’est pas très structurée. Son degré d’institutionnalisation apparaît faible12. En effet, aucun signe distinctif n’est mentionné, aucun rituel d’entrée ou de sortie du groupe ne paraît suivi et aucune procédure de désignation d’un chef n’est ostensible quoique les magistrats interrogent fréquemment les jeunes à ce propos. Des réponses fournies, il ressort que les jeunes gens se regroupent spontanément autour de meneurs, peut-être les plus âgés, ceux qui ont davantage de caractère, de force, ou qui se montrent les plus audacieux... Ce sont eux qui provoquent ou réagissent aux provocations des premiers venus ou d’adversaires biens connus, et surenchérissent dans la violence. Ils sont parfaitement identifiables, et généralement identifiés par les témoins, les victimes ou leurs proches. Ce sont eux qui sont poursuivis et parfois condamnés. Au-delà du constat d’une organisation purement empirique, quelques traces d’institutions anciennes subsistent, dont la portée reste à établir. Au XVIII^e siècle, il existe un abat de malgovern13 qui, à Perpignan, est nommé par les consuls de la ville et dépend de l’église de Notre-Dame du Pont au faubourg de la ville, tandis qu’ailleurs dans la province quiconque semble pouvoir remplir ces fonctions en des occasions comme un charivari14. Aussi, davantage que les institutions de jeunesse, ce sont les cadres privilégiés offrant l’opportunité aux jeunes de se manifester en groupe par des actes de violence qu’il faut rechercher au premier rang desquelles figurent les fêtes villageoises. Elles constituent en effet un cadre habituel d’affrontement car les jeunes hommes de tous les villages alentours s’y retrouvent et, sachant qu’ils vont s’y retrouver, s’y préparent. Ces fêtes sont un théâtre de conflits ritualisés15, mais peu violents et n’ayant généralement pas de suites judiciaires. Dans sa requête au juge de Finestret, Gaudérique Fabre, domestique du curé d’Espira-de-Conflent, expose que « les villages de Finestret et d’Espira sont très voisins, il est très naturel que des villages voisins soient fréquentés par les particuliers qui les habitent pendant la fête locale avec toute seuretté »16. Il semble ne pas comprendre la raison de l’acrimonie que nourrissent les garçons de Finestret envers ceux d’Espira... Très certainement feint-il son étonnement face à un phénomène si banal... D’ailleurs, maltraité par quelques garçons de Finestret, il prétend dans sa plainte que son agression a été faite « de dessein préméditté », dénonçant le « complot » qui se serait formé le jour de l’an 1759 entre quelques jeunes de Finestret, ayant reçu le conseil « de ne pas aller à Finestret ce soir (-là) ou de se retirer à bonne heure parce que ce soir on devoit donner des coups de batton à ceux d’Espira et les lapider »17... Outre les fêtes publiques, les jeunes gens de la province se manifestent en des occasions moins régulières, lors de fêtes familiales ou privées trop arrosées... Viennent ensuite les fameuses pedrades, ou combats à coups de pierre, auxquelles s’adonnent volontiers les Roussillonnais de villages voisins les dimanches et jours de fêtes, ou encore en fin de journée...

B. Une criminalité « commune »

6La banalité de la criminalité des jeunes gens se vérifie au point de vue judiciaire et populaire.

7En premier lieu, les activités des groupes de jeunes varient peu. Les jeunes se retrouvent habituellement les dimanches ou en fin de journée, pour la soirée et une partie de la nuit18, ou encore à l’occasion des bals privés et fêtes villageoises estivales19, c’est-à-dire en dehors de leurs occupations premières, d’ordre familial ou professionnel. Assez fréquemment ils se livrent à des virées nocturnes au cours desquelles ils boivent du vin dans les cabarets ou chez les particuliers, notamment ceux qui vendent du « vin à la glace » en été, puis ils « roulent » par les rues de leur village en chantant ou en dansant. à ce stade de la soirée, enivrés, ils cherchent querelle à ceux qu’ils croisent, les injuriant, les provoquant, passant et repassant plusieurs fois au même endroit pour saisir un prétexte quelconque à des insultes, des menaces, des coups... Ainsi surviennent des rixes à coups de pierre ou de bâton, voire des armes blanches, dagues ou baïonnettes, finissant par la fuite ou mise hors de combat de l’un des adversaires, parfois tragique. Retentissent les premiers cris poussés par les riverains qui, alertés par le bruit, ouvrent leurs portes ou fenêtres, éclairent la rue et découvrent une scène de crime. Étendu sur le sol, un corps gît dans une mare de sang à même le sol ou contre la porte d’une maison. Comme un écho tardif, résonnent les pleurs des parents chez qui l’on traîne le corps ensanglanté et parfois inanimé de leur fils... Le chirurgien, prestement sollicité, ausculte le blessé et dresse son rapport, rejoint par le baille du lieu qui établit les premières constatations et recueille les premiers indices, les premiers noms... Tel est le scenario que relatent avec tant de similitudes la plupart des dépositions des témoins, quelle que soit l’affaire envisagée... En 1729, une trentaine de jeunes gens terrorise la population du village de Pézilla. Ils s’assemblent la nuit, armés de « pistolets, sabres et autres armes offensives » telles que des bâtons ou baïonnettes et agressent les passants, dont certains doivent la vie sauve aux « lumières que l’on mit aux fenestres qui leur fit craindre d’estre reconnus ». Les principaux acteurs de ces méfaits sont dénoncés par le procureur du roi pour assemblées illicites, port d’armes illicites, émotions populaires, force publique... mais aussi vol, incendie20 et viol21. La procédure judiciaire révèle que ce groupe profite depuis quelques années d’activités nocturnes comme les sérénades qu’il donne pour molester les passants22.

8Les activités diurnes des groupes de jeunes gens sont du même acabit. À Font-Romeu, le 8 septembre 1777, une « troupe de jeunes gens » de six garçons originaires de la Llagonne prend pour cible Jean Caminade, domestique de Mont-Louis. Le mobile est presque anodin. En début de soirée, il permet l’arrestation d’un homme originaire de Llivia qui s’était réfugié dans la chapelle en le dénonçant, ce qui déplaît à la population présente sur la place du village parmi laquelle se trouvent ces jeunes gens avec lesquels il échange quelques coups... Isolé et raccompagné à l’écart de la place du village, il est poursuivi par ces jeunes gens qui le jettent dans un ruisseau, lui assènent des coups de pierre, de bâton et de poing, le traînent par les cheveux dans la boue. Il perd connaissance mais cette « furieuse troupe » s’acharne, lui écrasant le corps et la tête avec de grosses pierres jusqu’à ce qu’il baigne dans son sang. Le calvaire du délateur cesse grâce à l’intervention des gens du lieu, notamment un cavalier de la maréchaussée armé d’un pistolet23. Cette agression en plein jour est d’une sauvagerie exceptionnelle. Plusieurs témoins parlent de massacre. Elle vaudra aux six tortionnaires d’être condamnés, par contumace, à un bannissement pour cinq ans de la viguerie de Cerdagne24. En 1774, Joseph Granger, de Ponteilla, se plaint d’avoir été par trois fois la victime de jeunes gens de Trouillas qui insultent presque quotidiennement les jeunes de Ponteilla ; une affaire bénigne ponctuée par un plus amplement informé25. Les affrontements diurnes dont l’ampleur est la plus remarquable restent les combats à coups de pierre, les pedrades, soit dans un village, soit sur terrain neutre, au milieu des champs et des friches, qui se déroulent les dimanches et jours de fête, ou en soirée. C’est ainsi qu’au début du XVIII^e siècle, quelques jeunes garçons ou écoliers de Perpignan se battent régulièrement avec les garçons jardiniers de Saint-Estève, village voisin. Leur champ de bataille est situé de l’autre côté du pont de pierre, sur la rive de la Têt opposée à celle où se trouve Perpignan, un lieu suffisamment proche de la capitale pour que les jeunes Perpignanais puissent s’y rendre rapidement, mais assez éloigné de la ville, pour que les forces de l’ordre ne puissent intervenir promptement et efficacement... Forts de leur impunité, ils réitèrent leurs combats plusieurs jours d’affilée, jusqu’à ce que l’un d’eux soit pris ou grièvement blessé et qu’une procédure soit lancée...26 Dans le reste de la province, les rivalités entre habitants de villages voisins sont parfois ancestrales, sans doute parce que les occasions de s’affronter sont proportionnelles aux opportunités d’entrer en contact, lors du travail des champs ou des fêtes. Ces affrontements sont prévisibles, vraisemblablement prévus, presque rituels... En marge des fêtes de village ou les jours d’oisiveté, les jeunes du cru marquent leur territoire face aux voisins...

9La banalité des infractions commises par les jeunes se prolonge dans un traitement judiciaire qui en estompe toute originalité, ignorant toute responsabilité collective et ne retenant, pour qualifier les faits délictueux, que les dommages causés aux victimes et à l’ordre public, et les comportements de chaque protagoniste. Au XVIII^e siècle la criminalité des moins de trente ans ne se distingue pas par des infractions spécifiques27 mais par la circonstance de réunion. Nicole Castan, à propos de la société languedocienne prérévolutionnaire, établit que « jusqu’à vingt-cinq ans, la délinquance est plus qu’à tout autre âge un phénomène de groupe, surtout si elle dérive d’excès non prémédités et apparaît comme la suite fatale des divertissements »28. Une réalité que ne permet pas de saisir le traitement judiciaire de cette délinquance en l’absence de reconnaissance de responsabilité collective. Cela explique d’ailleurs le fait que régulièrement des poursuites criminelles sont initialement dirigées contre plusieurs individus, mais qu’à l’issue des procès les condamnations sont rarement multiples. Chaque protagoniste n’est poursuivi, voire condamné, qu’à raison de son comportement personnel, des actes qu’il a lui-même accomplis... Autant dire qu’en dehors de l’auteur de l’acte matériel qui a causé le dommage à la source du procès, celui ayant porté le coup fatal en cas d’homicide29, nul autre ne sera vraiment inquiété... Les fréquentes contumaces ne permettent pas de déterminer avec exactitude le rôle de chaque membre du groupe impliqué. À titre d’exemple, le procès fait en 1718 pour le meurtre d’André Passet à huit individus s’achève par la condamnation du seul présent au procès, Mathieu Fray, banni pour dix ans de la province, la contumace des autres restant à instruire30. Il n’existe donc pas de principe de responsabilité collective en matière criminelle et l’appartenance à un groupe n’est pas répréhensible en soi... Dans le réquisitoire qu’il dresse le 28 février 1690, suite à « un grand bruict et démêlé prez de la place du Puig (de Perpignan) entre quelques soldats des cazernes et de la place et quelques paysans », le Procureur général du roi au Conseil souverain, Vilar-Reynalt, demande que les deux hommes « les plus coupables » soient écroués pour lancer la procédure... À peine engagées, les poursuites sont dirigées contre les seuls auteurs de l’acte générateur du trouble de l’ordre public ; ni les soldats, ni les Perpignanais ayant pris part ensuite aux événements ne seront mis en cause31... Seule une condamnation pécuniaire peut conduire tous les membres d’un groupe à subir la même sanction. Ainsi, par sa décision du 13 avril 1717, le juge seigneurial de Mosset condamne cinq garçons qui ont troublé une sérénade à verser à leur victime, Balthazar Lavila, 45 livres de réparation civile et 5 livres d’amende chacun pour le seigneur haut justicier. Il est vrai que l’auteur du coup de bâton ayant grièvement blessé Balthazar Lavila n’a pas été identifié.

10En second lieu, les actes commis par les groupes de jeunes gens suivent un régime classique car la circonstance de réunion, bien qu’elle puisse induire un soupçon de préméditation, le groupe pouvant avoir préparé un méfait avec une cible désignée à l’avance, est généralement écartée faute de preuve. Conséquemment, ce genre d’affaire prend place parmi les injures verbales ou réelles, excès, coups de bâton, jets de pierre... jusqu’à l’homicide. Autant de qualifications dont sont susceptibles les actes reprochés aux jeunes gens et qui empêchent une juste quantification de ce phénomène. Au surplus, les simples injures verbales ou blessures légères, plaies ou égratignures, fruits d’une altercation inopinée ne donnant lieu qu’à un procès civil ou rapidement civilisé à la demande des parties32, sont classées dans les archives civiles33. Enfin, pour pouvoir apprécier avec justesse ce phénomène, il faudrait examiner les archives civiles et criminelles depuis les juridictions inférieures, seigneuriales et royales34, jusqu’au Conseil souverain. La quête d’infractions commises par des groupes de jeunes s’avère donc ardue. Les sources disponibles sont diffuses et les traces laissées par ce phénomène sont bien difficiles à déceler. Il faut dépasser les mentions portées dans les inventaires, répertoires et autres instruments de recherche pour se plonger dans les fonds d’archives judiciaires et extraire des faits et circonstances de chaque crime ou délit tout ce qui peut révéler la présence de plusieurs garçons ou de plusieurs groupes de jeunes gens. Ces sources forment une masse démesurée car ces jeunes gens relèvent des juridictions de droit commun, compétentes pour l’ensemble des criminels, adultes ou non, qu’il s’agisse des juridictions seigneuriales, royales subalternes, ou du Conseil souverain de la province.

11Face à la criminalité des jeunes gens, la population se révèle tantôt active, tantôt passive. Il est vrai que depuis le Moyen Âge « l’existence se trouve littéralement saturée de brutalité », mais une brutalité ordinaire qui frappe tous les âges, tous les rangs sociaux et les deux sexes35. D’ailleurs, les jeunes participent fréquemment à des actes de violence collectifs récurrents tels que les pedrades opposant des adultes ou hommes établis, paysans et bergers de terroirs voisins, et qui dégénèrent parfois en expéditions punitives de groupes armés ajoutant à leurs pierres et bâtons des dagues ou baïonnettes, voire des armes à feu. De la même manière, si les jeunes gens sont actifs aux charivaris, y sont également présents des enfants, des hommes et femmes de tous âges... Enfin, très ponctuellement, lorsqu’il s’agit de ridiculiser un jeune couple, sans user de violence, les attroupements peuvent réunir un panel plus représentatif de la population. Fait exceptionnel, le soir du 23 août 1722 à la Bastide, se réunit un groupe composé d’hommes mais aussi de femmes pour chanter devant la porte de la maison de Michel Carrère. Ils prétendent qu’ils le font « sans insulter ny faire du mal à personne ». Pourtant, lorsque Emmanuel Carrère, consul de la communauté de Boule-d’Amont, arrive sur les lieux, il tente de les faire emprisonner par le baille local qui s’y refuse faute d’argument, ce qui lui vaut d’être maltraité par le plaignant, cherchant à lui prendre les clés de la prison pour les incarcérer lui-même. Il prétend, quant à lui, que la chanson l’offensait mais le procès criminel ne donne pas davantage de détail sur son contenu36.

12Les hommes établis prennent parfois le relais pour tourner en dérision les unions de filles du village avec un « étranger » d’un village voisin qu’ils considèrent mal assorti. Ainsi, en 1725, le mariage projeté entre Jean Blad apothicaire résidant à Pézilla et Paule Marrassé fille d’un pagès de Villeneuve-de-la-Rivière semble déplaire à Antoine Barrière consul de Villeneuve qui aurait composé une chanson « infamante » contre les futurs mariés. Selon lui, le père de la jeune fille aurait été valet de bourreau à Narbonne37, l’oncle du prétendant aurait été marqué de la fleur de lys à Perpignan et la jeune fille ne serait mariée que pour payer les dettes de son père à son futur mari, n’ayant pas d’argent pour la doter38. Cette chanson aurait été diffusée dans tous les villages alentours, les jours de fêtes locales où des copies furent glissées sous les portes et fenêtres de particuliers39... Le vendredi 10 août, Antoine Barrière l’aurait chantée par les rues et les places en sonnant du cor, devant la maison du curé, pour finir au cabaret où il aurait pris « la peine de l’enseigner couplet par couplet à une troupe d’enfants du village ». Le lendemain, à la nuit tombée, il se serait mis à la tête d’une quinzaine d’hommes et de garçons qui « roulèrent par tout le village chantant ladite chanson, et passant et repassant devant la maison dudit curé et de ladite maison, sonnant du cor quand ils étoient aux environs desdites deux maisons ». Barrière aurait aussi publiquement affirmé que si les deux autres petits enfants de Marrassé tombaient malades, « cet apothicaire ne manqueroit pas de leur donner quelque drogue pour les envoyer à l’autre monde », pour recueillir son héritage. Barrière nia avoir écrit cette chanson40 et prétendit l’avoir trouvée dans une lettre cachetée passée sous sa porte une vingtaine de jours auparavant qu’il aurait brulée après l’avoir apprise par cœur ! Il fut pourtant condamné à faire « réparation honorable » c’est-à-dire à réparer son offense en s’excusant publiquement.

13La population locale est de toute évidence de parti pris lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux soldats. Ainsi, en 1690 à Perpignan, un conflit éclata sur la place du Puig entre un groupe de maçons et quelques soldats du régiment de Normandie qui se sont poursuivis à travers les rues de la ville en se jetant des pierres41. Interrogés, la plupart des riverains prétendent avoir vu des soldats en nombre poursuivre quelques malheureux paysans catalans et s’en prendre à tous ceux qu’ils croisèrent42. L’un des soldats révèle qu’au cours de la poursuite « des paysans sortirent de chez eux en criant "Mata ! Mata !" »43. Il est évident que les manifestations violentes constituent un véritable « spectacle » pour la population. Quelques affaires révèlent la présence de la foule en masse... En 1702, quelques personnes devant justifier leur présence à une pedrade expliquent dans leur requête que « bien que les suppliants se trouvassent ledit jour sur le lieu de las pedrades néanmoins ils y furent plustot portés par curiosité qu’autrement, sans qu’ils eussent aucune fronde en main ni jetassent aucune pierre ». L’un d’entre eux, nommé Morer, avoue que ce jour-là il s’est placé sur une hauteur en compagnie d’autres habitants d’Ille et de Boule d’où il « regardoit les pedrades » opposant des habitants des deux villages44. Y assiste même le curé du lieu qui intervient lorsque les événements prennent une tournure aggravée... Au charivari qui se déroule à Trouillas en 1717 viennent comme au spectacle des hommes et des femmes de tous âges ainsi que des enfants, qui participent ponctuellement au mouvement de foule...

14En d’autres occasions, la passivité de la population relève davantage de la résignation ou de la crainte que d’un acquiescement tacite. Lors de troubles nocturnes, elle se barricade derrière ses portes et volets clos lorsque des pierres heurtent le sol, les murs, portes et volets ou dévalent les rues, observant passive et impassible les affrontements et les rixes sur les places publiques, les poursuites à travers les rues des villages, ou attendant leur fin, pour ne réagir qu’à l’heure la plus critique, lorsque le sang a coulé. La mort d’André Passet à Thuir au cours d’une bagarre dans la nuit du 8 au 9 mai 1718 en donne un parfait exemple45. Les enquêtes révèlent fréquemment que les troubles ne sont pas isolés mais durent depuis plusieurs jours ou semaines, voire quelques années. Leurs auteurs n’ont pas été inquiétés parce que rien ne le justifiait vraiment... Un simple désordre, du « bruit » ou « carillon » ponctuel, ne peut pas fonder une poursuite. Il faut que l’événement prenne de l’ampleur ou une dimension tragique... En 1754 à Perpignan, une procédure est ouverte car « depuis deux ou trois années » des jeunes gens se regroupent le soir à proximité du couvent Sainte-Catherine de Sienne où « ils jettent des pierres aux fenêtres du corps de logis des novices »46 pour pouvoir converser avec celles qui se mettent aux fenêtres47. Un manège qui tournerait depuis le dernier été à un tapage insupportable aux riverains48. Sur la base des témoignages des habitantes de la rue de las molas où se trouve ce couvent, fut dressé un réquisitoire constatant qu’un groupe de « jeunes gens de famille » fait « un tapage épouvantable, avec des cloches, des cors de garde-vignes, des violons mal accordés et des trompettes49 qui troublent tant les Dames de ce couvent que des voisins »50. Ces mêmes garçons se rendent parfois à l’arrière du couvent « où ils font beaucoup de train qui dure quelquefois pendant une heure, qu’ils font rouler des grosses pierres sur le pavé51, contrefont l’enfant qui crie, insultent les dames religieuses en leur criant à haute voix enfitades pisseuses et autres sottises de pareille espèce52, chantent des chansons infâmes53 [...] grimpent aux grilles des fenêtres des apartemens bas du derrière de ce couvent [...] font des ordures à la porte qui est vis-à-vis du four S(ain)te Claire ». Une procédure qui restera sans suite...

15L’absence de condamnation n’incite pas les jeunes gens à la retenue. Parfois victimes d’une agression restée sans suite judiciaire, ils se livrent à une expédition punitive qui leur paraît légitime... Un phénomène amplifié par le fait que les « bien-nés », fils de baille ou de consul, personnages représentant l’autorité locale, régulièrement impliqués dans des actes violents, jouissent d’une large impunité... Ainsi, en 1774, la procédure relative aux chahuts nocturnes causés par des sérénades à Bouleternère compte parmi les plus excités le fils du baille local et le fils du second consul54... En 1717, le charivari survenu à Trouillas fait apparaître en première ligne le fils du baille local qui, informé des faits, se refuse à intervenir55. Le neveu de ce même personnage, portant le même prénom, fait l’objet d’une plainte en 1741 pour avoir giflé une jeune femme alors qu’elle dansait sur la place publique. Il y est dépeint comme « coutumier » de ce genre de comportement injurieux, et son père prénommé Gérome est à cette époque baille de Trouillas56. Il est clair que les « élites » locales sont au-dessus des lois...

16Il est en outre impossible d’obtenir des témoignages pertinents car il règne parmi la population une omerta conduisant les témoins à n’être que partiaux ou partiels. Lorsque les garçons impliqués sont identifiés et ne disparaissent pas après les faits, ils prétendent n’y avoir participé que marginalement, avoir rapidement été mis hors de combat et s’être retirés, avoir aidé un compagnon blessé à rentrer chez lui... Bien sûr, ils sont rentrés bien trop tôt pour avoir assisté aux faits intéressant la justice, ou étaient là mais pas assez près pour voir quelque chose dans une ruelle sombre et dire qui a fait quoi57. Les juges et les autorités locales peinent ainsi à trouver des témoins, et plus encore des témoins impartiaux. La seule lecture des informations permet de déterminer aisément de quel parti sont les témoins interrogés. Quant aux témoins neutres, ils sont souvent indirects et ne rapportent que des ouï-dire, la rumeur publique, des faits arrivés postérieurement ou en marge des actes criminels et, tout comme les témoins directs, ils n’ont en général reconnu aucun des protagonistes. Quant aux principaux intéressés, ceux que l’on accuse d’avoir participé aux actes délictueux, ils restent généralement évasifs, nient appartenir à un groupe organisé, prétendent s’être retrouvés en groupe par hasard, s’étant joints sans préméditation à d’autres jeunes gens... Et, lorsque les faits remontent à quelques jours, la mauvaise foi ou mauvaise volonté des personnes mises en cause est plus patente encore. Bonaventure Belloch, soupçonné d’avoir jeté des pierres sur un groupe de jeunes gens jouant la sérénade un soir de décembre à Baho, en fournit un bon exemple. Interrogé sur son emploi du temps ce soir-là, il prétend d’abord ne pas se souvenir de ce qu’il faisait le 10 décembre à l’heure dite car il n’y a « pas d’horloge au lieu de Baho »58 avant de convenir plus tard d’une partie des faits. En 1690, à Perpignan, suite à des combats ayant opposé des maçons et des paysans de la ville à des soldats de la caserne Saint-Jacques, trois versions sont recensées dans les dépositions et interrogatoires : d’un côté les maçons prétendent avoir été agressés gratuitement par les soldats tandis que les soldats prétendent le contraire ; les premiers affirment que les seconds ont reçu le renfort de nombreux autres militaires – quelques témoins le confirment –, ce qui les aurait obligé à fuir ou riposter, tandis que les militaires assurent qu’une foule de paysans armée de fourches et de bâtons de bois, parfois ferrés, s’est attroupée pour leur faire face... La police et des autorités locales empruntent une voie médiane, le sous-baille a en effet vu dix à douze paysans se battre avec sept à huit soldats59. Par ailleurs, cette affaire révèle l’inconfortable position d’un délateur ou d’une délatrice. Thérèse Mounière, femme de soldat de la caserne Saint-Jacques, n’hésita pas lorsque les soldats commencèrent à frapper aux portes des paysans pour retrouver leurs agresseurs à dénoncer Guillaume Michard dit Cansalade comme le premier fauteur du trouble, l’ayant vu jeter des pierres aux soldats en les provoquant verbalement. Un comportement qui l’exposa aux reproches du beau-frère de Cansalade « qui n’apportoit ni armes ni baton (et qui) dit à un autre paysan qui apportoit un bâton ferré de luy casser la teste à cause qu’elle découvroit les gens... ». Auditionnée, elle prétendit avoir croisé le dénommé Cansalade le lendemain des faits près du cimetière Saint-Jacques qui lui aurait lancé : « Bougresse de putain tu es celle qui m’a découvert, en sortant je me laveray les mains de toy »60, ce que confirme la déposition du sous-baille61. Dénoncer un coupable n’est pas dans les mœurs. En 1717, Joseph Llucia, meneur d’un charivari, prétend ne pas avoir jeté d’ossements d’animaux devant la porte d’Antic Carbonnell, que d’autres l’ont fait mais qu’il n’a pu les reconnaître car il était « incommodé des yeux »62 ! Voilà bien un cas exceptionnel de trouble oculaire diurne. Ce type d’infirmité passagère est plus fréquent la nuit où les jeunes d’un même village s’affrontent volontiers mais sans se reconnaître63, sans voir la principale victime de l’échauffourée ou son agresseur... Pour éviter d’être dénoncé, l’intimidation préventive n’est pas toujours efficace. En 1775, à Saint-Laurent-de-la-Salanque, Laurent Canal qui avec d’autres jeunes gens a maltraité un domestique, donna « quelques poussades » et menaça d’assommer Jean Roques dit Lapalme s’il le « dénommait comme l’un des coupables », ce qui fut sans effet64.

II. Un groupe fonctionnel ou perturbateur ?

17Les jeunes constituent à la fois un instrument d’autorégulation au sein de leur communauté (A) mais aussi un facteur de désordre, de trouble à l’ordre public (B).

A. La prise en charge de la défense de la communauté

18Les jeunes Roussillonnais semblent bénéficier de l’assentiment, au moins tacite, du reste de la population locale, pour assurer la défense de leur communauté face à ceux qui sont perçus comme des « étrangers ». Au premier rang des étrangers ne figurent pas les gabaix ou Français de passage, mais les habitants des villages voisins, ceux avec lesquels les contacts sont plus fréquents, les conflits ancestraux, susceptibles de leur causer davantage de torts. En effet, l’un des premiers soucis des jeunes gens est de préserver leurs potentielles épouses en évinçant les soupirants et prétendants venus d’ailleurs à la faveur des fêtes locales, de la fréquentation des tavernes ou débits de boissons alcoolisées, de sérénades nocturnes dans les rues de leurs villages... Suivant un schéma commun dans l’ancienne France65, ils assurent une sorte de police interne, un rôle qui prend toute son ampleur en diverses occasions telles que les fêtes villageoises, les pedrades et les charivaris.

19À Rodès, petit village de la vallée de la Têt, lors des fêtes locales, les jeunes gens du cru jouent un rôle de premier plan. Parmi eux sont recrutés les chefs de danse, « vulgairement » appelés caps de jouclas qui assument la direction des festivités musicales, permettant aux « étrangers » de danser moyennant payement. C’est à ce propos qu’une querelle éclate le soir du 15 août 1788, lorsque les chefs de danse de Rodès demandent aux jeunes gens de Vinça, village voisin, un prix plus élevé que celui exigé des autres étrangers66. Ce traitement discriminatoire serait à l’origine du différend entre les deux villages. Bien évidemment les jeunes de Rodès et le baille de ce village prétendront au cours de l’instruction que les gens de Vinça sont les seuls fautifs : autorisés à danser « ces particuliers abusèrent de cette permission puisque au lieu de se comporter avec honnêteté ils dansèrent avec la plus grande indécence mêlant à leurs gestes des coups de sifflet, des cris et des hurlements et affectant de provoquer les spectateurs en leur marchant sur les pieds et cela dans la seule vue d’exciter du tapage ou querelle »67. Les musiciens s’étant alors arrêtés de jouer, le baille local aurait prié ce groupe d’une cinquantaine de jeunes hommes de changer cette attitude imputée au « mépris ou libertinage » ou de quitter les lieux. Ils se seraient alors retirés en refusant de payer, envoyant dire aux chefs de la danse que s’ils voulaient être payés ils n’avaient qu’à les rejoindre à la sortie du village où ils les paieraient « à coups de trique ». S’ensuivront des heurts très violents plusieurs jours durant entre les populations de ces deux communautés... Quelques années plus tôt, à Finestret, la rumeur court l’après-midi du 1^er janvier 1759, jour de bal, que les gens d’Espira-de-Conflent feraient mieux de ne pas rester dormir sur place s’ils ne veulent pas recevoir des coups de bâton68. Si cette nuit-là aucune bagarre ne perturbe la fête, plus avant dans la soirée le cabaret est le théâtre d’une échauffourée entre quelques jeunes du village et Gaudérique Fabre, domestique du curé d’Espira. Il est évident que les fêtes sont l’occasion pour les jeunes gens du lieu où se déroule un bal de s’affirmer face à leurs voisins, mais elles sont parfois un terrain neutre pour les jeunes gens d’autres villages qui s’y donnent rendez-vous pour s’affronter. Ainsi, le 3 janvier 1773, deux troupes d’hommes, l’une d’Ille et l’autre de Corbère, se rendent « par complot avec des armes et des bâttons » à la fête locale de Néfiach où elles s’affrontent sur la place publique69. Heureusement, le baille local parvient à rétablir le calme en ordonnant aux habitants d’arrêter tous les étrangers, ce qui permet d’emprisonner trois hommes dont l’un est relâché immédiatement, tandis que les deux autres sont transférés aux prisons de Perpignan, un de chaque parti.

20Parmi les manifestations les plus ostensibles et récurrentes de la violence des groupes de jeunes, figurent les pedrades, ces combats à coups de pierre que se livrent les Roussillonnais de villages voisins70, à main nue ou avec des frondes, et qui dégénèrent parfois en luttes entre hommes de tous âges armés de bâtons, d’outils agricoles et de fusils. Cette tradition paraît bien ancrée dans les mentalités car les autorités n’ont de cesse de réitérer les mêmes ordres, les mêmes criées, les affichages des mêmes arrêts du Conseil souverain qui renouvellent d’anciennes prohibitions... Déjà, l’arrêt rendu le 3 août 1691 pour interdire les pedrades s’appuie sur des arrêts plus anciens dont il ne précise pas la date. L’inefficience de cette réglementation provinciale est patente71, et l’arrêt du 12 septembre 1702 qui en reprend les termes n’aura pas davantage de succès car tout au long du XVIII^e siècle des pedrades se dérouleront dans les campagnes et la capitale roussillonnaises... Certains contrevenants tentent pourtant de se disculper en prétendant ignorer l’interdiction. C’est le cas de deux des trois garçons arrêtés le 26 juillet 1715 par les alguazils du Conseil souverain car le troisième, François Cayrol, garçon rôtisseur de Perpignan, âgé de 22 ans, auquel on demande s’il sait que les combats à coups de pierre sont interdits, répond que « l’année passée il le savoit mais que cette année il ne le savoit pas, lesdites deffenses n’ayant pas été publiée ni réitérées »72... On mesure à la fois sa fausse naïveté et l’intérêt des publications régulières. Au surplus, ces jeunes gens ne semblent pas avoir conscience du danger que représentent leurs frondes. François Cairol ajoute d’ailleurs « qu’il ne croit pas que ce soit un mal de porter de fronde pour se divertir à tirer quelque pierre sans offenser personne »73. L’un des deux premiers garçons, Jacques Orbes, âgé de 18 ans, arrêté alors qu’il a dans sa poche une fronde, se défend en disant qu’il « la portoit par manière, n’ayant jamais eu l’intention de se battre à coups de pierre ». Le second, Honofre Ferrer, garçon rôtisseur, âgé de 30 ans, prétend qu’il a emprunté la fronde de Cayrol et « tiré trois ou quatre pierres en l’air sans tirer à personne [...] pour se divertir seulement » et qu’il ne faisait pas partie des garçons qui se battaient près de la rivière. Dans le doute, ces jeunes gens furent seulement soumis à un plus amplement informé. Mais les combats entre habitants de villages voisins prennent parfois une ampleur exceptionnelle. C’est le cas au cours de l’été 1702 où les habitants de Bouleternère, Rodès, Vinça, Rigarda et autres lieux du Conflent, prennent l’habitude de s’affronter à coups de pierre dans les champs. Une partie des habitants de ces villages ne s’y rend d’ailleurs que par curiosité comme au spectacle74... Déjà, en 1695, des combats à coups de pierre entre les habitants de Catllar, Ria, Sirach, Codalet et Prades, avaient causé la mort de Bonaventure Croquer, de Catllar75.

21Enfin, depuis le XVI^e siècle, certaines unions matrimoniales sont difficilement acceptées par les jeunes gens, celles où un veuf convole en secondes noces, les privant d’une partenaire éventuelle. La manifestation la plus ostensible de ce mécontentement consiste dans le charivari76 ou servelli qui sévit en Roussillon77 comme ailleurs et qui, lorsqu’il dégénère, justifie l’ouverture d’une procédure judiciaire, ce qui fut le cas par deux fois au XVIII^e siècle.

22La première affaire se déroule à Trouillas en février 1717 à l’occasion du mariage de la fille d’Antic Carbonell, second consul de la ville, avec Jacques Molins, habitant du Mas Deu et veuf. En pareille occasion, il semble que les futurs mariés soient tenus, suivant la coutume, de promettre de donner quelque chose à titre de « charité » à la marguillerie de l’église, ce qu’ils n’ont pas fait78. D’où le début d’un charivari dès l’avant-veille du jour de la célébration de l’union, des jeunes gens du village ayant commencé au son des tambours à amonceler des pierres et des espinards ou buissons épineux « muraillant » la porte principale de la maison du père de la future mariée et à jeter des pierres contre les fenêtres de la maison, blessant la sœur et le beau-frère du futur marié. Ce tapage dura une partie de la nuit, puis reprit le lendemain et continua jusqu’au soir, à ce détail près que ce furent désormais des ossements de cadavres de bœufs, mules et ânes et des pierres qui bloquèrent ladite porte. Enfin, le jour de la célébration du mariage, un groupe de jeunes gens du village mené par Joseph Llucia79, fils du baille local, fit fermer la porte de l’église jusqu’à ce que Jacques Molins paye 15 sols pour l’église... Quelques heures plus tard, lors du dîner pris dans la basse-cour de la maison d’Antic Carbonnell, le même groupe se positionna face à la maison80, deux d’entre eux, le fils du baille, Joseph Llucia, et le fils du marguillier et sous-baille de Trouillas, entrèrent dans la maison « pour voir si l’on vouloit donner quelque chose de cherité à l’église suivant la coustume »81 afin que le repas de noce puisse se dérouler dans le calme. L’un des convives, Jean Olive, prétend qu’après avoir refusé de donner de l’argent, Antic Carbonnel aurait fait donner « un barral de vin du pain et des nois » à ceux qui faisaient le charivari mais sans les contenter82... Pour cette visite au domicile de Carbonnel, Joseph Llucia fait « l’abat de malgoubern aportant pour ce lors de la tête d’un petit mouton et une corne de bœuf et un papier faisant signe d’y écrire avec ladite corne ce qu’il fit suivant l’usage et la coutume »... affirmant qu’il était de coutume de payer à l’église et parfois à la maison mais toujours pour l’église... Le nouveau refus essuyé provoqua un déchaînement d’insultes adressées à ceux qui assistent à la noce et le dépôt de nouvelles carcasses de bêtes mortes qui répandent une odeur si nauséabonde qu’aux dires des convive, on aurait pu les croire sous la table où ils dinaient83... L’événement que constitue un charivari attire la foule locale. Plus de quatre-vingt personnes auraient été présentes pour l’occasion. L’information confirme que ce jour-là les habitants de Trouillas « regardoient ceux qui faisoient cherivari ou servelli devant la maison dudit Carbonell ». Elle établit en outre qu’Antoine Carbonnel, Antic Carbonnel et Felip Molins, sortis de la maison pour obtenir des explications verbales84, auraient fini par se battre avec quelques habitants de Trouillas. Une bagarre au cours de laquelle Felip Molins aurait reçu des coups de barre et de pierre de plusieurs assaillants et été grièvement blessé à la tête85... Antoine Carbonnel aurait en effet violemment jeté les os entassés devant sa maison contre ses assaillants, ce qui aurait poussé l’un des spectateurs, Narcis Comas, à intervenir car parmi les trublions se trouvaient « plusieurs petits garçons » et qu’il craignait qu’ils ne fussent blessés86. Le baille du lieu, rapidement averti et présent sur place, n’a cependant pas voulu intervenir bien que les témoins aient désigné les coupables et les pierres utilisées pour l’occasion87. Il apparaît que cette justice de proximité, incarnée par le baille, est plutôt tolérante, voire complice car ce type de trouble fait partie des mœurs et que le propre fils du baille en est l’un des instigateurs.

23La seconde affaire a pour théâtre la Cerdagne française où, le 3 novembre 1754, Génis Aris, accompagné de son père et de son frère se rend du village d’Err à Sainte-Léocadie où il doit épouser en secondes noces Anne-Marie Coll, dudit lieu88. Il rencontre en chemin un groupe de jeunes cerdans qui lui réclament « six migeres de vin pour le cheribally dudit Génis Aris »89. Aris leur ayant répondu qu’il ne leur donnerait qu’une migere ou trois à quatre quartaux de vin, ils se retirent chez Jean Girvès à Palau avant de se rendre au cimetière de l’église de Sainte-Léocadie où ils font « un grand carrillon » avec des « corns sonnettes et bâtons », obligeant le curé à sortir de l’église et à les menacer de faire venir le baille. Une fois le mariage célébré, les nouveaux mariés et leurs proches partent en convoi à pied, accompagnés par ces jeunes gens qui reprennent leur carillon. Au bout d’un quart d’heure, alors qu’ils passent devant la maison de Pierre Olivier, pagès de Sainte-Léocadie, « n’ayant peu s’accorder au sujet du vin », deux des membres du groupe se saisissent d’Anne-Marie Aris et l’enferment dans la maison de Pierre Olivier où ils la garderont pendant toute la nuit avec d’autres filles du convoi90... Ils réclament en échange de leur libération de quoi souper. Le viguier de Cerdagne, Sicart, résidant à Sainte-Léocadie, est rapidement informé et charge son valet Nicolas Garretta de donner ordre à ces jeunes gens de libérer ces jeunes femmes, ce qu’ils refusent de faire « ledit Sieur Sicart n’ayant rien à voir sur cela ». Dans sa plainte, Génis Aris dit que les jeunes gens lui ont demandé « de leur payer du vin attendu que le suppliant se marioit une seconde fois, ainsy qu’il est d’usage en cette Cerdagne lorsque quelqu’un se marie une seconde fois ». Finalement, Anne-Marie Aris passe sa nuit de noce enfermée chez Pierre Olivier où les ravisseurs recevront des vivres de leurs parents... Des ravisseurs qui ne seront condamnés qu’à une amende de 10 livres chacun et à faire « réparation d’honneur à M. le viguier de l’injure faitte à l’authorité de sa charge »91.

24Ces deux affaires prouvent que le charivari fait partie des us et coutumes locaux, admis par la population et les autorités qui n’interviennent qu’en cas d’abus. À Trouillas les enfants participent aux jets d’ossements malodorants sur la maison où se tient le repas de noces en présence de leurs parents qui sont là comme au spectacle et en Cerdagne les parents des garçons ravisseurs de la mariée leur apportent leur soutien en les approvisionnant comme pour tenir un siège...

B. Un facteur de trouble au sein de la communauté

25Les groupes de jeunes gens entrent parfois en conflit avec des membres de leur propre communauté, qu’il s’agisse d’autres jeunes gens du cru, isolés ou en bande, d’étrangers durablement installés tels que les militaires ou de riverains mécontents de tapages nocturnes. Des bandes rivales peuvent semer le trouble dans les rues de leurs propres villages. C’est ainsi qu’au cours de l’été 1730 à Eus l’avocat fiscal du seigneur local dresse un réquisitoire établissant « que depuis quelques temps au lieu de Eus il y a deux ou trois bandes de garçons qui rôdent toute la nuit atroupés chacun faisant leur bande portant des bâtons et armes à feu, des sabres et des épées, [...] que ainsi attroupés ils font de grands désordres audit lieu et dès que les bandes se rencontrent ils se disent mille sottises ce qui les porte souvent à se battre tellement que les habitants dudit lieu n’osent pas sortir la nuit pour vaquer à leurs affaires (de) crainte qu’il ne leur arrivat quelque facheux accident s’ils rencontroient les attroupés de ces jeunes gens, [...] que à cause [...] ont esté publiée des criées par tout lieu portant deffence aux ostes dudit lieu de ne donner à manjer et à boire aux habitants dudit lieu passé les neuf heures » mais que « depuis les jeunes gens dudit lieu ainsi attroupés s’en vont la nuit à des maisons particulières qui leur vendent du vin et leur donnent manje et boire, ce qui fait que appres ne font que de désordre en dit lieu et leurs pères leur permettent de ce faire et les habitans qui leur vendent du vin souffrent semblables atroupemens faits les soirs... »92. Sur la base de ces constats il réclame l’ouverture d’une information93 qui sera riche d’enseignements car les témoignages recueillis confirmeront l’existence de deux bandes rivales. Celle des garçons riches dont les chefs seraient Pierre Calmon et François Dalmer, et celle des garçons pauvres dont le chef serait Vincent Roca94, ceux-là mêmes qui se sont battus sur la place du village, ultime accroc à l’origine de la procédure95. De plus, Barthélémy Dalmer, 26 ans, de la bande de Roca, explique que l’hostilité régnant entre ces deux bandes provient de ce qu’ils « ont eu des querelles précédemment tant à l’occasion des filles que autrement et parce que les riches ne sont pas bien aisés de se faire avec les pauvres », ce que Sauveur Soléra confirme, avouant que les garçons pauvres « s’assemblent à la nuit parce que les garçons riches ne veulent pas se faire avec eux ayant eu des carrillons et querelles » par le passé.

26Les jeunes gens désœuvrés sont en quête de divertissement. Prêts à s’inviter dans des soirées privées, ils manifestent bruyamment leur mécontentement lorsqu’ils en sont éconduits. Les exemples de fêtes familiales ayant suscité l’intérêt puis le mécontentement de jeunes hommes sont nombreux. Ainsi, le soir du dimanche 14 décembre 1749, Pierre Bouttes, docteur ès lois, domicilié à Perpignan, se divertit après avoir soupé avec quelques parents et amis dont l’un joue d’un instrument, quand on frappe à sa porte. L’un des convives, Étienne Ramond bourgeois noble, dit par la fenêtre à ce visiteur nocturne que c’est une soirée entre familles où personne d’extérieur n’a été invité et qu’il ne doit pas se fâcher si on ne lui ouvre pas. Cette personne serait repartie « contente de la réponse ». Pourtant, un peu plus tard dans la soirée, un groupe de jeunes gens auquel prennent part des étudiants en droit et un clerc vient jeter des pierres aux fenêtres de la maison, met le feu par deux fois à la porte principale de la maison, lâche quatre coups de pistolet et insulte « les personnes du sexe », les traitant « de putains et de garces », un tapage qui durera jusqu’à deux heures du matin et dont ces jeunes gens se vanteront les jours suivants à Perpignan96. Quelques années auparavant, en 1723, à Perpignan, Antoine Bastide, résidant chez le dénommé Mossas, capitaine d’arquebusiers, se plaint de ce que le dernier jour de carnaval, le 9 février, vers minuit, alors qu’il se divertit, chantant et dansant chez lui avec quelques parents et amis, trois ou quatre hommes ou garçons ont frappé à sa porte « voulant entrer à toute force ». Mossas leur aurait dit qu’il ne donnait pas de bal et que ce n’étaient que quelques parents qui se divertissaient. Ils seraient repartis mais revenus ensuite avec des bâtons, auraient ouvert la porte et blessé Antoine Bastide sorti dans la cour pour donner du foin aux chevaux97...

27Lors de bals privés, les convives en viennent parfois aux mains. Le 14 février 1705, un bal est donné à Perpignan dans la maison d’un maître tailleur nommé Claira, où Antoine Laporta, avocat, alors qu’il danse avec la reine du bal, est pris pour cible par Jean Augé garçon maréchal à forge qui à haute voix aurait dit « pour ce plesant visage d’avocat on joue des menuets et pour les autres des carconnes98 ». S’ensuivent quelques échanges verbaux puis au moment où Augé aurait tenté de donner un coup de bâton à Laporta ce dernier aurait paré le coup en lui assenant un coup de poing. L’affaire n’aurait eu d’autres suites que judicaires...99 Quelques décennies plus tard, dans la soirée du 13 décembre 1775, s’est réunie au domicile de Jacques Bombes citoyen noble de Millas une « assemblée de parents de quatre à cinq familles alliées où l’on s’amusoit et dansoit au son du violon ce qui faisoit une espèce de bal garni de jeunes gens, de dames et demoiselles ». Au cours de la soirée, Dominique Puig, docteur ès lois, de Perpignan, fatigué de danser, déboutonne sa veste pour que sa chemise humide puisse sécher. Sauveur Grau, docteur en médecine de cette même ville, aurait alors traversé la salle pour lui lever et tirer la chemise « de ses culottes en plein assemblée », une injure dont le jeune avocat se venge en lui donnant une tape. Une escarmouche qui tournera à la vendetta entre les deux familles100.

28Au sein de chaque communauté d’habitants, les jeunes gens semblent exercer, de fait, un contrôle des rues, notamment la nuit lorsqu’ils se regroupent pour jouer des sérénades. Il n’est pas évident que ces sérénades soient toutes destinées à gagner les faveurs de jeunes filles car bien souvent, pour éviter un affrontement, les jeunes gens jouant la sérénade changent de lieu101. De plus, ils affirment qu’ils cherchent simplement à se divertir en jouant, chantant et dansant et, à deux exceptions près102, ne désignent jamais de jeune fille lors de leur déposition... A fortiori, il n’est pas certain que ceux qui troublent les sérénades essaient d’évincer des concurrents103. Toujours est-il qu’à l’occasion des sérénades nocturnes se déroulent des affrontements entre bandes rivales, révélatrices de la dangerosité des ruelles des villages catalans la nuit. Quatre nuits ensanglantées illustrent ce propos. Dans la nuit du 14 au 15 août 1714, à Thuir, quelques garçons, venus jouer la sérénade pour une fille de la maison de Rose Camps, sont pris à partie par d’autres garçons de Thuir qui leur jettent des pierres104. Cet accrochage dégénère et quelques minutes plus tard, l’un des agressés, Philip Ripull, meurt poignardé... Deux ans plus tard, au cours de l’été 1716 à Mosset, un groupe de jeunes hommes vient jouer la sérénade à la porte de Maurice Oliver « pour sa fille » aux alentours de dix heures du soir. Le prétendant instigateur de la sérénade, Balthazar Lavila, s’est adjoint pour l’occasion quelques amis et Jean Cantié, musicien habitant la ville, chargé de jouer de la flute et du tambourin contre rémunération pour accompagner les chansons du reste du groupe. À peine commencent-ils à jouer qu’un second groupe de garçons intervient dont l’un assène un coup de bâton sur la tête de Lavila tandis que ses acolytes mitraillent de pierres cette chorale nocturne... Les agresseurs prétendront lors de leurs interrogatoires que l’on a voulu les empêcher de passer par cette rue105. Quelques mois plus tard, un soir de décembre 1718, aux alentours de neuf heures, un petit groupe de six ou sept jeunes hommes de Perpignan et de Baho joue la sérénade devant la maison du dénommé Jacques Sauret à Baho, l’un d’eux jouant de la guitare, un autre du violon et un troisième du hautbois. Ils sont plutôt calmes, mais bientôt confrontés à un quatuor de jeunes gens du lieu plus agressifs parmi lesquels Michel Gailly s’échine à faire du bruit pour couvrir la musique jusqu’à l’interrompre. S’ensuivent quelques disputes verbales et les Perpignanais se résignent à quitter l’endroit pour se rendre à la maison de Louis Grillera où ils boivent et jouent de leurs instruments. Lorsqu’ils en sortent, vers onze heures, ils se rendent chez François Caujola, habitant du lieu qui s’est joint à eux en cours de soirée et qui les invite à boire. Jean Maury, garçon cordonnier de Perpignan, et pour l’occasion guitariste, lance alors à ses compagnons « il faut gagner le boire et jouer un peu des instruments dans la rue », mais à peine jouent-ils de leurs instruments que les quatre trublions réapparaissent, les insultent et leur jettent des pierres jusqu’à blesser Jean Maury dès lors contraint de se retirer en compagnie de son groupe106. Enfin, dans la nuit du 23 avril 1774, quelques jeunes gens du village de Boule, dont fait partie Isidore Pontich, décident « de se récréer dans le village avec leurs violons » mais y rencontrent une bande rivale dont ils connaissent déjà les penchants belliqueux107. Elle comptait dans ses rangs Joseph Mari, fils du baille local, qui prend à cœur de les poursuivre par les rues du village, les provoque en les insultant et les huant dès qu’ils s’arrêtent pour jouer. Arrivés devant la maison du baille du lieu pour faire une sérénade, l’un des gêneurs, Laurens Dedebat, fils du second consul, utilise même une poêle ou panne castagnère contre laquelle il frappe de la main ou avec une pierre pour couvrir le son du violon. La course poursuite dégénère en bataille rangée entre les partisans des deux clans à laquelle les parents et voisins mettent fin lorsqu’Isidore Pontich est grièvement blessé à la tête108.

29En marge des débordements coutumiers, les pratiques morbides ou symboliques font exception. En effet, les groupes de jeunes gens peuvent choisir une « tête de turc » pour une soirée. À Saint-Laurent-de-la-Salanque, le soir du 5 janvier 1775, quelques garçons du lieu viennent chez François Cort, consul du lieu qui vend du vin blanc, où ils rencontrent Jean Duran, domestique du baille local dit lo gabaix, qui joue aux cartes au jeu de truc. Ils le soulent puis le mettent dans ce qu’ils appellent un « brancard à charrette » ou balera, promettant à leur souffre-douleur de se souvenir de « la nuit des roys »109, le convoyant à l’auberge pour l’abandonner devant la maison de son maître. Survient alors un second groupe composé de fils de pêcheurs, dont l’un aurait « déboutonné les culottes dudit Jean Duran, l’auroit maltraité et lui auroit arraché les poils des parties, et l’auroit soulevé plusieurs fois par le membre viril en lui donnant plusieurs coups110 [...] Ils l’auroient transporté sur le même brancard dans le cimetière dudit lieu après l’avoir promené dans tout le village », exposant Jean Durand « dans les rues et carrefours dudit lieu en faisant des lamentations et en chantant autour dudit brancard [...] comme si c’eut été un convoi funèbre »111. Ils auraient ensuite réitéré leurs mauvais traitements, et selon le procureur fiscal du lieu « ils (le) secouèrent plusieurs fois par le membre viril et l’un d’eux ayant tiré son couteau lui en donna un coup audit membre pour achever de lui arracher [...] de sorte qu’après cela ils le laissèrent sur ledit brancard couvert de son capot où il demeura jusqu’à sept heures du matin »112. La jeune femme qui a découvert le corps de Jean Durand et l’a réveillé avoue « qu’elle a entendu dire publiquement dans le lieu de Saint-Laurent que la jeunesse dudit lieu l’avait insulté pendant qu’il était ivre »113. Tous les membres du second groupe furent condamnés par contumace à dix ans de galères114.

30Toujours dans la plaine salanquaise, les jeunes gens de Saint-Laurent-de-la-Salanque ont sans doute pour ambition en 1773 de s’affirmer face aux villages voisins en subtilisant ce qui représente à leurs yeux un trophée, un arbre appelé vulgairement may planté par les jeunes sur la place publique de leur village115. Une entreprise réussie à Claira mais qui échoue à Saint-Hyppolite où elle suscite des affrontements dans la nuit du 30 au 31 mai 1773116. Cette nuit-là, vers une heure, les habitants de Saint-Laurent venus arracher le may sur la place de Saint-Hyppolite font un tel tapage, par leurs cris et les pierres qu’ils jettent sur les portes et fenêtres des maisons, qu’ils éveillent la population locale qui finalement les oblige à battre en retraite.

Conclusion

31Les manifestations de violence de la jeunesse roussillonnaise constatées au XVIII^e siècle laissent apparaître une province « réputée étrangère » peu éloignée du reste du royaume. Les comportements imputables aux jeunes Catalans sont en effet à la même époque commis par des jeunes Béarnais, Languedociens, Provençaux ou Bourguignons. Ils troublent la quiétude des autres provinces pyrénéennes, méridionales et françaises. Il est clair que les jeunes occupent alors une place ambigüe au sein de la société car ils sont à la fois une cause de nombreux troubles, désagréables au reste de la population, mais plus encore un fer de lance ou bras armé pour leur communauté villageoise ou urbaine, sanctionnant les atteintes au groupe qu’ils représentent ou à leurs propres intérêts. La rareté des condamnations confirme qu’ils bénéficient souvent d’une impunité, imputable tantôt aux transactions criminelles conclues entre familles de victimes et de coupables ou aux civilisations de procès, tantôt à l’assentiment tacite ou au laxisme du reste de la population, tantôt à la crainte, qui les érige en garants d’une portion de l’ordre social. Leurs débordements ne seraient qu’un prix à payer par la communauté.