Préface
p. 7-9
Texte intégral
1A la lecture de la thèse de Muriel Texier, on mesure combien la célèbre trilogie de Roubier – ramenant la théorie de la concurrence déloyale aux griefs de confusion, de désorganisation et de dénigrement – semble aujourd’hui sinon dépassée, à tout le moins étriquée. Cette classification habituellement utilisée pour recenser les applications prétoriennes de la théorie de la concurrence déloyale et à laquelle la doctrine moderne ajoute habituellement le parasitisme économique, paraît très imparfaite puisqu’elle met au même niveau les comportements et leurs effets : le dénigrement et l’imitation sont des comportements, mais la désorganisation de marché ou d’entreprise, à l’instar de la confusion, constitue le résultat d’une conduite déloyale : on confond en réalité les moyens de la désorganisation qui s’identifient à des comportements et ses effets. Or, l’étude de ces moyens s’avère très délicate lorsqu’il s’agit de délimiter ce qui relève de l’audace conquérante des concurrents et ce qui ressort de la concurrence déloyale : les propos de l’auteur sur le couponnage électronique croisé ou la commercialisation par internet le démontrent pertinemment.
2Muriel Texier aurait pu se contenter d’étudier ces procédés conduisant à la désorganisation de la concurrence et leurs effets. Il suffit de consulter les nombreux développements figurant dans la thèse de Muriel Texier ou de compulser les remarquables fascicules qui y sont consacrés au Répertoire de droit commercial et au Jurisclasseur pour s’apercevoir que le sujet aurait pu être facilement limité au droit de la concurrence, englobant à la fois les pratiques individuelles mais aussi les pratiques collectives puisque la désorganisation peut avoir des effets sur le fonctionnement du marché.
3Cependant, la thèse de Muriel Texier est beaucoup plus ambitieuse puisqu’elle ne se cantonne pas au droit de la concurrence. Il s’agit pour elle de démontrer que la désorganisation, concept générique, jamais répertorié par les dictionnaires juridiques, qu’elle qualifie de notion émergente, peut accéder à la vie juridique en transcendant tout le droit de l’entreprise, qu’il s’agisse de l’ensemble du droit des affaires ou du droit social. Le champ d’investigation est alors considérable : la richesse de la bibliographie et de l’appareil scientifique de la thèse, unanimement reconnue par le jury, démontre que l’auteur avait les moyens de ses ambitions. Les divers aspects de la désorganisation sont étudiés de la revente à perte au lock-out en passant par les détournements de fichiers ou encore le débauchage de salariés, même si l’auteur puise naturellement plus facilement dans le droit de la concurrence déloyale ou des pratiques restrictives de concurrence (revente à perte, rupture brutale de relations commerciales établies...) ses plus belles sources d’inspiration. En tout état de cause, c’est bien là le terreau de la notion de désorganisation.
4Il est toujours difficile de définir une notion négative, de surcroît caractérisée par la fluidité, telle que la désorganisation. Pourtant, Muriel Texier innove en proposant avec assurance et au prix d’un bel effort de conceptualisation une définition juridique de la désorganisation recouvrant les différents aspects abordés. Cette dernière apparaît comme un dommage d’importance significative (qu’elle distingue d’une simple perturbation) et d’origine illicite (l’intention de nuire n’étant pas requise) subi par une organisation économique, lequel est constitué par la perte d’un élément de l’organisation ou par la perte d’une valeur concurrentielle nécessaire à son fonctionnement.
5Dans son approche des différents aspects de la désorganisation, l’auteur oppose classiquement, avec de remarquables qualités de synthèse, désorganisation de l’entreprise et désorganisation du marché. La désorganisation de l’entreprise recouvre dans son étude tant la désorganisation interne provoquée par la maladie ou la grève abusive que la désorganisation externe qui renvoie traditionnellement au débauchage de salariés, à l’appropriation du savoir-faire ou de secrets de fabrique, à la violation des circuits commerciaux de distribution ou des clauses de non-concurrence... La désorganisation du marché lui permet d’aborder notamment la revente à perte, la pratique des prix anormalement bas, le paracommercialisme ainsi que les pratiques concertées.
6Certains développements sont attendus, d’autres moins. Ainsi la distinction opérée entre la désorganisation du marché par les entreprises et la désorganisation du marché par les États membres (violation des règles relatives aux aides d’État, manquements au principe de libre circulation des marchandises) démontre bien que la culture de Muriel Texier ne s’arrête pas au droit privé, mais qu’elle puise aussi son inspiration dans le droit communautaire auquel elle fait constamment appel.
7Muriel Texier explique également comment la désorganisation peut paradoxalement légitimer le recours à certains moyens en principe illicites -comme le lock-out-et comment, dans les situations les plus courantes, elle est provisoirement ou définitivement sanctionnée. Le second aspect est certes plus attendu que le premier, mais il permet, d’une part, à l’auteur de relancer la discussion sur des questions à la mode telles que celle des dommages-intérêts punitifs et, d’autre part, au lecteur d’appréhender la diversité et la force des sanctions prononcées par les tribunaux, le Conseil de la concurrence ou les institutions européennes.
8Il s’agit donc bien d’une véritable construction doctrinale qui appelle en tant que telle la discussion ou la controverse, mais qui, de notre point de vue et de celui du jury, semble parfaitement réussie. Le sujet était pourtant à la fois difficile à maîtriser du fait de la diversité et de la complexité des manifestations de la désorganisation. Or, l’auteur nous semble avoir gardé suffisamment de hauteur pour ne pas se perdre dans des descriptions interminables ou des développements non finalisés. Muriel Texier fait par ailleurs constamment preuve à la fois d’un sens critique aiguisé et de modération dans les points de vue qu’elle défend, tant il est vrai qu’un recours immodéré par les juges à une théorie de la désorganisation pourrait freiner toute initiative économique.
9Sortie brillamment du DEA Concurrence et consommation, alors dirigé par Jean Calais-Auloy et Yves Serra, Muriel Texier choisissait d’entreprendre une thèse en droit de la concurrence sous la direction d’Yves Serra, qu’elle a achevée sous ma direction à la suite de la disparition prématurée de ce dernier. Titulaire d’une allocation de recherches, ayant exercé successivement des fonctions de moniteur, puis d’attaché temporaire de recherches, avant de soutenir récemment sa thèse, elle continue à dispenser des enseignements à l’université où elle est particulièrement appréciée pour son sérieux, sa culture juridique et son sens de la pédagogie. Elle souhaite intégrer définitivement l’université pour se consacrer à la recherche et à l’enseignement. Ses travaux et son parcours devraient logiquement lui en ouvrir les portes...
Auteur
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Yves Picod
Professeur à l’Université de Perpignan Via Domitia, Doyen de la Faculté de droit et des sciences économiques, Responsable du Centre de droit de la concurrence Yves-Serra
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