Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Depuis plusieurs années, Oscar Jané Checa, historien catalan formé aux universités de Montpellier, Toulouse et Autonome de Barcelone, s’était fait connaître par la publication d’assez nombreux articles, en catalan, espagnol, français ou anglais, mais aussi par plusieurs livres portant sur l’histoire moderne de la Catalogne, en particulier pyrénéenne. Ses ouvrages font une grande place à l’histoire moderne du Roussillon et de la Cerdagne puisque qu’il s’agisse de Mont‑Louis1, de Ramon Trobat2 ou de sa thèse3, les comtés nord‑catalans – qu’il connaît très bien – sont au cœur de son travail. Par ailleurs, très impliqué dans l’action culturelle que l’on pourrait appeler de proximité, celle qui consiste à organiser colloques et journées d’étude « décentralisés » sur le territoire catalan et dans la Ribagorça voisine, Oscar Jané est également un infatigable éditeur à qui l’on doit divers ouvrages collectifs – parmi lesquels L’afrontera. De la dominació a l’art de transgredir4 – et un animateur de revues dont Ripacurtia5 et Mirmanda6, qui intéresse de très près le territoire nord‑catalan.
2Le livre que j’ai aujourd’hui l’honneur de préfacer est une version remaniée d’un ouvrage initialement paru en catalan tiré de sa thèse de doctorat d’histoire moderne soutenue en 2003. Dans ce travail, Oscar Jané se centre, comme son titre l’indique clairement, sur les relations que l’on pourrait qualifier d’ambigües entre la Catalogne et la France – la politique française, essentiellement – dans les deux derniers tiers du XVIIe siècle. En effet, si les deux pays avaient déjà eu l’occasion de se confronter comme ce fut le cas avec l’occupation française des Comtés du nord de la Catalogne à la fin du XVe siècle ce qui suscita déjà un fort sentiment anti‑français, c’est surtout avec l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans contre l’Espagne (1635) que les choses s’accélérèrent, mais aussi que s’installa une situation durable à plus d’un titre.
3Tout d’abord, l’action militaire française s’étendit sur plusieurs décennies, entre le début de l’intervention à la frontière du Roussillon, en 1637, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, c’est‑à‑dire la guerre de la Ligue d’Augsbourg ou guerre de Neuf Ans, moment que choisit l’auteur pour arrêter son étude. Ce n’est pas que la présence française ne se poursuive pas lors de la guerre de Succession d’Espagne mais la situation changea assez radicalement du fait même de l’alliance de la Castille et de la France au cours de ce conflit européen. La date‑clé des relations franco‑catalanes étudiées par l’auteur est bien 1640, c’est‑à‑dire le début de la guerre des Segadors, révolte des Catalans contre la monarchie hispanique. Quelque six mois après, les Portugais se lancèrent dans un processus similaire qui aboutira, lui, à une Restauration et puis à la reconnaissance de l’indépendance du royaume, par la Castille, en 1668. Du côté catalan, les choses furent bien différentes malgré l’appui français et malgré le fait que Louis XIII ait été proclamé comte de Barcelone. En effet, après la chute de Barcelone en 1652, la guerre franco‑espagnole se conclut provisoirement par le traité des Pyrénées de novembre 1659 qui amputa la Catalogne de sa partie nord (comté de Roussillon et trente‑trois villages du Comté de Cerdagne) au profit d’une France qui avait été sa protectrice. D’ailleurs, il s’agit là d’un thème qui a suscité les deux autres livres d’Oscar Jané que j’ai signalés plus haut, l’étude de la mise en place de la citadelle de Mont‑Louis pour contrôler la nouvelle mais fragile frontière politique et la biographie de Ramon Trobat dont l’anti‑hispanisme lui valut de se mettre – avec d’autres – sous la protection de la France à qui il dut son ascension. Le dernier chapitre du livre qu’il publie aujourd’hui revient sur cette question essentielle pour comprendre le destin de la nouvelle province du Roussillon après 1659, c’est‑à‑dire les relations de l’élite catalane avec la France de sorte que certains membres de cette élite n’ont pas hésité à faire le choix du roi très chrétien jusqu’au bout et au‑delà puisque nombreux sont ceux qui s’exilèrent en Roussillon, un peu comme des réfugiés politiques, nous y reviendrons. On le comprend, les interrogations d’Oscar Jané se placent sur un terrain qui n’est pas celui de la stricte histoire militaire et diplomatique qui avait pu être mobilisée dans des travaux déjà anciens7 puisqu’il s’aventure sur les terres plus neuves de l’histoire culturelle et des mentalités. En effet, ce travail, bien plus qu’une simple étude des conséquences des conflits sur les territoires qui en sont victimes, s’interroge sur le rôle que jouèrent la France et les Français dans le développement d’une conscience collective (une identité ?) de la population catalane au moment même où l’État moderne français prenait la place sur la scène internationale de la puissance espagnole en « déclin »8 et pour qui les années 1640 furent un tournant fondamental. Pour ce faire, il puise à des sources nombreuses et diverses. La bibliographie, très étendue, touche des domaines aussi variés que l’histoire politique, militaire, économique, culturelle, celle des idées ou des mentalités, l’historiographie, l’anthropologie, etc., faisant appel aussi bien aux historiographies catalane, française, espagnole qu’anglo‑saxonne, voire italienne. Du côté des sources manuscrites, l’auteur s’est livré à des dépouillements dans les dépôts des deux États, afin de croiser les regards même si, comme il le précise dans son introduction, en raison de l’orientation de son sujet, les archives françaises, en particulier militaires et diplomatiques, ont été quelque peu privilégiées, mais sans aucune exclusive.
4Le Roussillon occupe une place de choix dans ce travail, en premier lieu parce que, constamment situé en frontière des deux monarchies, il s’est trouvé en première ligne comme une sorte de territoire‑tampon lors de tous les conflits. Par ailleurs, son annexion par la France de Louis XIV, consécutive des négociations de la paix de 1659, renforça le poids de la présence française et le territoire devint une base arrière des opérations militaires lancées contre l’Espagne ; la densité de la présence de soldats sur son sol en est un reflet. On peut dire qu’il se convertit, alors pour l’historien, en laboratoire de l’affrontement monarchique qu’il subit de plein fouet et dont les conséquences furent profondes et durables. À travers les rapports établis entre la France et la Catalogne dans ces deux derniers tiers du XVIIe siècle, Oscar Jané montre l’évolution suivie par les relations franco‑catalanes, sans doute empreintes d’une certaine équivoque. D’abord, si la France manifestait de l’intérêt pour les affaires catalanes c’est qu’elles servaient sa vision géopolitique. Cela se traduisit par une politique de « manipulation » des Catalans par la France, aussi bien au moment initial que, une fois le Roussillon annexé, lors de l’instrumentalisation des révoltes catalanes de la fin du XVIIe siècle. On ne peut, ici, passer sous silence, la politique mise en place par les nouveaux maîtres en Roussillon, qui installèrent de nouvelles institutions, surent punir ceux qui s’étaient opposés à la Couronne de France et s’en attacher d’autres comme Ramon Trobat – fait président du Conseil souverain et intendant – ou Francesc de Sagarra –premier président du Conseil souverain en 1654 – qui réprima toutes les révoltes anti‑françaises que connut le Roussillon, en particulier celle des Angelets de la Terra (1667‑1675). Comme nous l’avons suggéré plus haut, le Roussillon devint le refuge des Catalans qui s’étaient déclarés pour la France par intérêt ou idéologie.
5Dans une grande mesure, l’élite pro‑française catalane, exilée du Principat, se retrouva en Roussillon pour échapper à la répression castillane en se faisant, finalement, porte‑parole de l’idéologie de la France de Louis XIV. L’auteur dévoile à travers eux et leur action un aspect fondamental de l’affirmation des États modernes : la capacité des monarchies à mettre à leur service les élites locales. Le zèle de ces nouveaux sujets fut tel qu’ils n’étaient pas loin de devancer la monarchie française dans sa politique linguistique tout en demeurant de fervents « patriotes catalans ». C’est que leur opposition à la Castille était si forte que leurs choix les convertirent – bon gré mal gré – en propagandistes de la cause française. Avec un parcours différent, puisque né, lui, à Perpignan, on pourrait aussi signaler le cas de Jacint Rigau‑Ros i Serra (1659‑1743) qui, devenu Hyacinthe Rigaud, est connu par son célèbre portrait de Louis XIV en costume de sacre de 1701.
6Une préface ne doit pas dévoiler outre mesure l’œuvre qu’elle présente. Arrêtons‑nous ici et laissons le lecteur découvrir par lui‑même la richesse de ce livre qui peut être lu à plusieurs niveaux. On peut y voir un travail d’histoire diplomatique et de géopolitique mais aussi y lire une interrogation sur les identités, celle du Roussillon après 1659 et celle de l’ensemble de la Catalogne – face à la pression militaire extérieure –, dans une période clé de l’histoire de l’Europe moderne durant laquelle l’équilibre des forces bascula. Sous la plume de l’auteur, on suit aussi les parcours et les choix d’individus qui, pour rester fidèles à leurs convictions, empruntèrent des chemins complexes. Au croisement de toutes ces approches, c’est bien un moment de la consolidation des États et ses ressorts, qui sont, par ce travail, éclairé. Que ce livre présente à la fois des éléments de compréhension des histoires catalane, française et européenne n’est pas le moindre de ses intérêts.
Notes de bas de page
1 JANÉ CHECA Oscar, La identitat de la frontera pirinenca. Efectes socials i polítics al nord de Catalunya des de la creació de Montlluís (1677-1698), Gérone, Diputació de Girona, 2008, 261 p.
2 JANÉ CHECA Oscar, Catalunya sense Espanya. Ramon Trobat. Ideologia i catalanitat a l’empara de França, Catarroja-Barcelone, Editorial Afers, 2009, 278 p.
3 Thèse publiée sous le titre França i Catalunya al segle XVII. Identitats, contraindentitats i ideologies a l’època moderna (1640-1700), Catarroja-Barcelone, Editorial Afers, 2006, 459 p.
4 JANÉ Oscar et FORCADA Eric (éds), L’afrontera. De la dominació a l’art de transgredir, Catarroja-Figueres- Perpignan, Afers, 2011, 172 p.
5 Revue du Centre d’études de la Ribagorça (CERIb) dont Oscar Jané est un des principaux promoteurs.
6 La revue de culture Mirmanda est née en 2006 à Perpignan. Jané est le codirecteur de la revue avec Éric Forcada.
7 On pense en particulier à J. SANABRE, La acción de Francia en Cataluña en la pugna por la hegemonía de Europa (1640-1659), Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, Barcelone, 1956, 747 p.
8 Le terme de « déclin » apparaît dès le titre du livre fondateur de J.H. Elliott, The Revolt of catalans. A study in the decline of Spain (1598-1640), publié à Cambridge en 1963. Il a connu, ensuite, une assez grande fortune historiographique.
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