Conclusion
p. 337-344
Texte intégral
1Il est difficile d’apporter à la question posée en introduction une réponse simple. La puissance économique d’un pays est une patiente construction, où un faisceau d’éléments de nature et d’importance diverses additionnent ou neutralisent leurs effets au fil du temps, dans « les va-et-vient parallèles de la cause et de l’effet » dont parlait Marc Bloch. Dépasser l’analyse des symptômes de la réussite économique (croissance du PIB, plein emploi, excédent commercial, déficit et dettes contenus) pour en chercher les ressorts profonds nous a conduit à rejoindre Manuel Gottlieb pour qui « le non économique est une condition indispensable au bon fonctionnement de l’économique » (« Theory of an Economic System », American Economic Review, May 1953, cité par André Piettre).
2En feuilletant notre « herbier de faits » (diraient les détracteurs de l’histoire évènementielle), on voit l’économie se déployer dans le temps et certaines tendances et forces agissantes y exercer durablement leurs effets.
3 Pauvreté et rente. L’actualité nous présente l’Allemagne comme un pays riche, voire prospère ; il suffit de se promener dans le Mecklembourg pour prendre la mesure de cette fausse impression. Il ne faut jamais oublier que l’Allemagne fut, pendant des siècles, un pays pauvre aux sols et au climat ingrats. Les propos de François Garçon sur la Suisse (Le modèle suisse, Paris, Perrin, 2008) sont transposables sans peine au cas germanique : « en 1945, la Suisse était un pays pauvre, une terre d’émigration tant ses campagnes et ses zones de montagnes étaient ingrates ». Les deux pays n’ont pas assis leur (relative) richesse sur la rente d’une nature généreuse, mais sur le commerce et l’industrie. Même la richesse minière de l’Allemagne exploitée dès le Moyen Âge, impose un rapport particulier au travail : dans le premier tome de son De re metallica (1556), Georg Bauer dit Agricola (1494-1555) insiste pour vaincre les réticences de ceux qui hésiteraient à sacrifier leur champ pour en faire une mine, au motif que le filon peut s’épuiser alors que la terre se renouvelle indéfiniment : le risque industriel contre la rente agricole ! Mais la frugalité n’a pas empêché la Prusse de s’enrichir, ni la richesse immense de l’Espagne, de déchoir observe A. Piettre. La France en revanche, « trop choyée par les grâces que la bonté divine a si libéralement versées sur sa terre » disait François Pyrard, simple marchand-explorateur du début du XVIIe siècle, a trop largement fondé son économie sur la rente agricole ou touristique (bonnes terres agricoles, paysages, patrimoine architectural). La vraie richesse vient de l’industrie. Tant que l’agriculture reste la première source de richesse, le PIB/ht de la France dépasse de 5 à 10 % celui de l’Allemagne ; les niveaux se rapprochent à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne dépasse la France en 1884 puis creuse l’écart à mesure qu’elle développe son industrie (20 % en 1910) ; avec les deux guerres mondiales, les courbes se rejoignent, puis l’Allemagne dépasse à nouveau la France en 1955, et l’écart atteint 13,8 % en 2016. De la pauvreté passée, l’Allemand a conservé un goût prononcé de l’épargne (c’est la plus forte d’Europe) et une certaine simplicité de mœurs, incarnée par sa chancelière. En attendant, la pauvreté intrinsèque a été vaincue par un lourd investissement dans le travail qualifié et une exploitation méticuleuse et rationnelle des ressources. Il faut voir le soin apporté à l’entretien des forêts allemandes, la qualité des paysages et le souci de tirer le meilleur parti de chaque km2 du territoire : un km2 allemand crée près de 3 fois plus de richesses qu’en France (9,7 millions $ contre 3,65). Il n’est pas étonnant non plus qu’un des traits culturels permanent du capitalisme allemand soit d’être plus ouvert à l’esprit d’entreprise qu’à l’esprit de spéculation.
4 Valeurs protestantes et prussiennes. L’Allemagne préexiste à Luther et au Grand Électeur, mais les ruptures introduites par la Réforme et la Prusse dans son histoire ont façonné non seulement la personnalité politique du pays, mais les mentalités et attitudes dictant les comportements de chacun, pendant des décennies, à mesure que leur emprise s’affirmait dans la société. Il existe un inconscient des peuples, fait de souvenirs, de vieilles peurs, et de ces attitudes et représentations : le sens du devoir, l’éthique de responsabilité, la probité (« au XVIIIe siècle, les États allemands étaient moins frappés par la corruption et l’incompétence que la France », souligne Th. Nipperdey), la valeur du travail, l’esprit collectif, la rigueur, le goût de l’ordre ; autant de stéréotypes diront ceux qui n’ont pas vécu suffisamment longtemps dans le pays pour prendre conscience qu’il s’agit bien d’une réalité quotidienne. Ses effets sur l’économie sont évidents : volume et qualité de la production, respect des engagements, mobilisation des énergies, persévérance dans l’action. Comment, par exemple, expliquer autrement le façonnement depuis des siècles d’un formidable réseau de voies navigables, véritable défi à la géographie.
5 Thomas Mann (Considérations d’un apolitique, 1917) opposait aux valeurs occidentales (individualisme, démocratie, droits de l’homme) les valeurs « allemandes » de devoir, d’ordre de justice, garanties par un État fort. Il se convertit aux valeurs occidentales dans les années 1930. Mais est-ce étonnant que ces valeurs imprègnent les consciences quand on sait que Luther hait l’Italie de la Renaissance, et que pour lui l’universalisme passe après la nation. Pierre Chaunu (Le temps des réformes, 1975) et Pierre Béhar ont montré l’antinomie entre Réforme et Renaissance, le choc de valeurs opposées, qu’illustre la querelle d’Érasme et de Luther. Pour ce dernier, le peuple élu (allemand) « possède les privilèges de l’âme, les vertus de loyauté, de fidélité, de frugalité, d’honnêteté, qui sont comme autant de signes que, de tous les peuples, il est le moins corrompu par le péché originel ». Ces valeurs ont longtemps prévalu dans l’Allemagne contemporaine. Celle-ci, disait Bismarck, n’est qu’« une annexe de la Prusse ». Mais le sceau prussien fut heureusement raboté par la précieuse diversité, héritée du Saint-Empire et portée les Rhénans, les Hanséates ou les Bavarois. Les historiens s’accordent à dire que la Réforme et la Prusse furent cependant des vecteurs de modernité : marche à l’individualisme, valeur attachée à l’éducation (l’obligation scolaire fut imposée en Prusse dès 1717, mais plus tôt encore en Saxe-Weimar – 1642), au livre et à l’université (Luther était un érudit), à l’activité productive, réceptivité au progrès technique ajoute Michel Hau ; on devrait aussi parler de l’innovation sociale ou de la modernisation de l’État. Ils rejoignent ainsi les conclusions d’Émile De Laveleye, qui dans la Revue des deux Mondes, s’interrogeait sur les raisons de la victoire prussienne de Sadowa (1866) : « parce qu’en Prusse, l’instruction était plus répandue, le génie d’invention plus éveillé, le goût du progrès plus actif, le travail mieux dirigé, les finances mieux administrées, en un mot toutes choses conduites avec plus d’ordre, d’économie et d’intelligence (...) c’est donc à des causes morales qu’il faut remonter dès qu’on veut expliquer les faits humains, et tout grand succès en ce monde est toujours le résultat d’une force de l’esprit ou d’une vertu de caractère ».
6 L’État. L’originalité de l’Allemagne est d’avoir su mettre l’État à sa juste place. On pourrait parler de l’État optimal, à mi-chemin entre l’État minimal anglo-saxon, et l’État omniprésent des régimes centralisés (France, ex-URSS). Cette étrange fusion opérée à la fin du XIXe siècle entre l’État frédéricien, centralisé et autoritaire, et l’héritage du Saint-Empire, fait de souplesse, de diversité et de partage des pouvoirs, de subsidiarité en somme (concept inventé en Allemagne) porte aujourd’hui tous ses fruits. D’abord l’État est proche : dès 1531, un édit de Charles Quint confie aux communes le devoir d’assistance aux pauvres, ajoutant une politique publique à l’œuvre de miséricorde de l’Église. Proximité incarnée aujourd’hui par le Land et sa constitution, voire par les grandes villes aux larges prérogatives ; d’où un devoir d’efficacité et de réactivité. Efficacité : un fonctionnaire français administre 13 personnes, son homologue allemand 20, à périmètres de compétence équivalents. Les problèmes locaux sont réglés localement. Les lois allemandes, adoptées au terme de longs débats, sont mises en œuvre dans les semaines qui suivent le vote ! Réactivité : le voyageur se déplaçant de ville en ville dans l’Allemagne de 1975 pouvait être surpris de voir tous les bâtiments publics (écoles, administrations, hôpitaux) bardés d’échafaudages et de grues : partout, l’État imposait d’installer des fenêtres à double ou triple vitrage suite au choc pétrolier de la fin 1973... L’État régule, stimule, règlemente, contrôle, sévit, parfois pesant, jamais étouffant. Hegel décrivait la Prusse comme l’État rationnel par excellence, celui dans lequel « l’individu acquiert sa liberté par un sacrifice total aux obligations collectives » ; la soumission des ego individualistes à la collectivité reste en effet un trait permanent de la société allemande : on est plus libres donc plus forts ensemble. Le philosophe Peter Sloterdijk rappelle non sans raison : « nous autres Allemands, nous avons appris la démocratie tardivement. Ceux qui apprennent tard respectent le texte des lois ». Par ailleurs, l’activité de l’État se déploie depuis toujours dans un climat de relative concurrence entre les pouvoirs – centraux et régionaux, entre le Reich, les Länder et les villes bourgeoises, entre le Bund et les Länder aujourd’hui ; stimulant exceptionnel ! Concurrence également entre les entreprises ; d’une part, les plus petites ont toujours été protégées (le statut des artisans est protégé, celui les PME également par les constitutions fédérales de 1919 et de 1949, la loi de juillet 1957 et les constitutions régionales) d’autre part, un large secteur mixte, animé par les villes, les Länder, les coopératives, crée depuis des décennies près du tiers de la richesse nationale. La culture économique allemande considère la concurrence comme un défi sain et constructif.
7 Révolution ou réforme ? La paix sociale, la coexistence culturelle et religieuse en Allemagne ne datent pas de l’après-guerre, elles prennent source dans les Paix de religion de 1555 et 1648. Depuis trois siècles, le tissu social germanique n’est plus déchiré par des convulsions violentes comme en France. L’Allemagne a été épargnée par la Révolution et la Terreur, et même si Kant a salué l’événement, le modèle français fut vite rejeté. D’ailleurs, note A. de Tocqueville avec humour : « en Allemagne, il n’y a pas de révolutions possibles. La police les interdirait ». De fait, le pays est préservé de la guerre civile larvée, de la sourde hostilité permanente qui, depuis 200 ans en France, dresse gauche contre droite, jacobins contre girondins, patrons contre salariés, laïcs contre catholiques ; un clivage sans cesse réactivité par certains syndicats et intellectuels, qui structure la société française sur le paradigme de l’affrontement et crée un climat d’affaires parfois déplorable. François Crouzet (L’Europe à la fin du XVIIIe siècle, 1985) date le déclassement de la France de la période révolutionnaire et napoléonienne, en raison de la ponction mortelle sur l’intelligence et la capacité créatrice du pays.
8De même, le discours marxiste et communiste n’a guère eu d’écho en Allemagne. Dans une lettre à Ferdinand Lassalle (2 octobre 1859), Marx se désolait du faible écho de son livre, le Capital, annonçait son intention d’écrire la suite en anglais, « et de ne plus s’occuper des bourgeois pantouflards allemands ». Les velléités politiques radicales ont été tuées dans l’œuf, tant au niveau des syndicats (congrès de Gotha) que de la vie politique (les spartakistes sont écrasés en 1919 à la demande des sociaux-démocrates, le KPD est interdit en 1956, le SPD rompt définitivement avec le marxisme en 1959). Ainsi le poison qui ronge le corps social, alimente les antagonistes et s’en nourrit, ce travail de sape qui ruine l’unité sociale et spirituelle de la France, fait place outre-Rhin à une culture de la stabilité (politique, monétaire) propice à l’activité économique. L’Allemagne (mais aussi la Suisse, l’Autriche, les Pays-Bas, les pays scandinaves) préfère le bon sens, le réalisme, le dialogue au lyrisme d’estrade : « voilà longtemps que les hommes politiques [suisses] ne promettent plus ni grand soir ni semaine des quatre jeudis » observe François Garçon dans Le modèle suisse, op. cit, p. 305. En France, tout part de la Révolution et tout y retourne : or la Révolution, c’est l’échec des modérés. L’Allemagne a fait l’économie de cette tragique période et c’est le triomphe d’Eduard Bernstein sur Karl Liebknecht, d’Eugen Dühring sur Karl Marx, de la social-démocratie sur le communisme, du compromis sur la culture du conflit, de l’action sur le verbe. On connaît la critique de Kant sur la pensée magique, cette conviction que les mots changent le monde ; dans la pensée magique, dire c’est faire. Kant invite au contraire à quitter la magie et découvrir l’endurance. Les Allemands savent l’obstination des faits, le principe de réalité, la résistance des choses ; d’où ce pragmatisme, cette action persévérante, sous la conduite de la raison, « constructrice du monde ». Le résultat économique de cette grande divergence entre nos deux pays est clair : en France, une société bloquée depuis des décennies, des dizaines de millions d’heures de travail perdues dans les grèves et manifestations rituelles de République à Bastille, une tension permanente entre démocratie représentative et démocratie de la rue (plus violente), des corps intermédiaires (syndicats) inexistants sinon pour défendre les professions les moins vulnérables d’après leur statut, un État central intervenant dans le moindre conflit social aussitôt politisé mais qui faillit à ses missions premières (éduquer, protéger), un mécontentement général sur fond de lent appauvrissement d’un pays dont les capacités créatrices, pourtant exceptionnelles, sont brisées. Aujourd’hui, un ouvrier allemand travaille autant qu’un Français, mais dans un cadre plus agréable et avec une rémunération supérieure, un jeune trouve deux fois plus vite une place d’apprentissage ou un travail, un médecin ou un professeur a une rémunération supérieure de 50 à 60 %, une famille (deux enfants, un salaire) ou une entreprise sont moins imposées, le risque dépendance pris en charge par la Sécurité sociale...
9 Mentalités ? Celui qui souhaite remonter plus loin encore dans l’explication est parfois tenté de s’aventurer sur les terres mouvantes et incertaines des mentalités collectives, de fouiller « l’âme d’une nation ». Pour Fustel de Coulanges (La cité antique, Hachette 1864), « l’histoire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine ». L’économiste lui emboîte le pas : selon Alain Peyrefitte (Du miracle en économie, Odile Jacob, 1995), « l’économie, loin de se réduire à des données brutes – matières premières, capitaux, main d’œuvre ne supposerait-elle pas, avant tout, une mentalité favorable à l’économie » et d’ajouter « le jeu de forces mentales est essentiel ». Éternelle question. Si les études de psychologie collective restent frappées de suspicion, il est pourtant frappant de voir, depuis Tacite (Germania), nombre de philosophes, écrivains, historiens et essayistes céder à la tentation, parmi lesquels Montaigne, Montesquieu, Mme de Staël, Michelet, Tocqueville, Schopenhauer, Nietzsche, Renan, Hofmannstahl, Heine, Gide, et bien d’autres.
10En pleine période d’antagonisme franco-allemand, à la fin du XIXe siècle, on peut lire dans un manuel de géographie de l’enseignement secondaire à propos de l’Allemand, grand, fort, blond aux yeux bleus : « au moral, il est caractérisé par la ténacité, l’ardeur au travail, le respect de la discipline et de l’autorité : ce sont ces qualités qui ont fait du peuple allemand ce peuple de soldats manœuvrant avec la précision de machines et ce peuple de savants, de chercheurs acharnés, méticuleux, jamais las, auxquels manquent trop souvent la proportion, la mesure et le goût mais qui ont en partage des qualités peu communes, la profondeur de l’esprit d’analyse et l’aptitude consciencieuse aux patientes investigations ». D’où, s’interrogent les auteurs, viennent alors cette « haine arrogante », cet « orgueil de la domination », cette « force brutale » s’imposant au droit et à la justice ? (Franz Schrader, Louis Gallouedec, Géographie de l’Europe, Paris, Hachette, 1896, 438 p., p. 334).
11 On peut comprendre le recours à ces interrogations, tant nous étonne le parcours si heurté de l’Allemagne, effondrements et périodes de léthargie alternant avec de brusques réveils et la destinée hors norme de ce peuple. Edgar Quinet disait que « chaque peuple a en lui un point par lequel il l’emporte sur tous les autres, et ce point unique domine et reparaît à chaque épreuve décisive de son histoire (...). L’Allemagne (...) a pour elle son bonheur domestique, ses préoccupations de famille, un reste de vieilles mœurs qui, nulle part, ne sont plus reposés que là ; peu de soucis, moins de désirs, une vie religieuse qui lui a suffi longtemps ». Portrait vite démenti par les faits ! Plus lucide, il ajoutait cependant : « il faut dire cependant qu’elle a incontestablement plus de science et une science mieux répandue, plus vivante, plus libérale dans laquelle elle a consenti jusqu’à ce jour à enfermer son ambition et son génie novateur ». À la fin de son ouvrage, A. Drijard ne veut pas aborder le « genre décevant » des mentalités collectives, mais il ne peut s’empêcher de citer une pleine page du portrait que Veit Valentin (Geschichte der Deutschen, Berlin, 1947) dresse de son peuple, « toujours soumis au risque de démesure, et qui s’est plu à savourer ses malheurs avec une délectation morose ». Dans son livre, Willy Hellpach (Der deutsche Charakter, Bonn, 1954) se propose de dégager les constantes du caractère national allemand en retenant 6 critères inaltérables : l’énergie créatrice, la profondeur et la solidité (Gründlichkeit), l’amour de l’ordre, le mépris des formes, l’entêtement et un penchant à la sensiblerie... Plus près de nous, Thea Dorn remarque : « nous avons un grand amour de l’ordre, mais aussi une inclinaison vers l’abîme » (Die deutsche Seele, – l’âme allemande –, 2011). Alain Minc est persuadé que « les pays comme les individus ont un ADN » et que « leur nature profonde a largement conditionné leur comportement sur la scène internationale ». Il se défend évidemment de tout déterminisme génétique, mais pense que « rien n’est explicable dans leurs actions, leurs attitudes, sans la compréhension en profondeur des ressorts de leur identité » (Alain Minc, L’âme des nations, Paris, Grasset, 2012). Peut-être est-ce finalement le Général de Gaulle qui a exprimé le mieux ce que chacun ressent confusément ? En décembre 1944, en visite en URSS, alors que son train s’arrête en gare Mosdok, sur le trajet Bakou-Stalingrad-Moscou, il descend sur le quai, allume une cigarette et déclare à son traducteur Jean Laloy, en présence de l’ambassadeur soviétique à Paris, Bogomolov : « N’oublions jamais que les Allemands sont venus jusqu’ici. Et voyez comme ils se battent maintenant. C’est un grand peuple, un très grand peuple » et il poursuit : « la guerre est loin d’être finie »...
12 Les rouages de la collectivité allemande fonctionnent sans doute mieux qu’ailleurs, la machine économique et sociale mieux huilée, l’énergie et la compétence du machiniste sans faille. Moins sujette que les Latins aux entraînements du verbe, moins individualiste, plus pragmatique et rigoureuse, l’Allemagne a construit patiemment, malgré une histoire tumultueuse, une société moderne, démocratique, inclusive, et une économie solide. Son modèle économique (économie sociale de marché, stabilité monétaire, rigueur budgétaire) et politique (fédéralisme, partage des compétences et des pouvoirs) a fait école, et inspiré largement les bases de la construction européenne. De toutes ses crises, l’Allemagne est sortie par le haut.
13Gerhard Schröder fut l’architecte de la réforme économique, Angela Merkel, en bon notaire, en a simplement géré l’héritage.
14Mais les nuages s’accumulent à l’horizon : vieillissement démographique, grande dépendance à l’égard des exportations, industrie automobile ébranlée (scandale du diesel), morcellement du secteur bancaire (nombreuses banques sous-capitalisées), déficit d’innovation, défis énergétique et climatique, sous-investissement public, inégalités sociales persistantes, (6,9 millions de mini-jobs à 450 € par mois) notamment à l’est, pauvreté menaçant les retraités et les familles monoparentales : il faut en somme refonder la Sozialmarktwirtschaft. Enfin, l’Allemagne ne peut plus se penser exclusivement comme simple puissance civile, mue par ses seuls intérêts économiques ; la géopolitique frappe à sa porte : tensions politiques extérieures (Brexit, Turquie, Russie, Ukraine) et intérieures (montée du populismes, pression migratoire extra-européenne et majoritairement musulmane, défi de l’intégration de près d’un million et demi de demandeurs d’asiles depuis 2015)...
15L’Allemagne doit se réinventer.
16À nouveau.
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