44. 2015. Les excédents commerciaux : intolérables ? indispensables !
p. 327-336
Texte intégral
1L’année 2015 est marquée par trois évènements représentatifs de la dynamique économique allemande : le 1er janvier est mis en place le salaire minimum, innovation qui rompt avec le principe de l’autonomie tarifaire en vigueur depuis 1949 ; en septembre, la chancelière Angela Merkel ouvre les portes du pays aux immigrés et réfugiés du Moyen-Orient et l’Allemagne accueille près d’un million de personnes, impose des quotas à ses partenaires européens, pratiquement sans concertation, avant de réviser sérieusement sa politique d’immigration ; enfin, les dernières statistiques de l’année montrent que la France n’est plus le principal partenaire commercial de l’Allemagne, détrônée d’une place qu’elle occupait depuis 40 ans, par les États-Unis, puis l’année suivante en 2016 par la Chine.
2Quels enseignements tirer de ce dernier fait ? Comme souvent en économie, les évolutions structurelles se déploient dans le long terme, échappant à l’actualité, enfouies au cœur de la société, avant de se manifester brutalement en pleine lumière. D’un côté, l’inexorable progression des exportations allemandes, de l’autre le décrochage de la France. Dans un contexte d’économie ouverte et concurrentielle, les exportations sont un critère pertinent de la compétitivité d’un pays, et partant, de sa dynamique économique générale.
3L’année 1878 n’est plus qu’un lointain souvenir ! À l’époque, l’Allemagne enregistrait un déficit de 16,2 millions de francs-or avec la France pourtant vaincue en 1871 ; mieux, le Reich était importateur net de biens manufacturés, pour un montant de 42,2 millions de francs-or. Mais dès 1879, la balance commerciale allemande redevient excédentaire avec la France. Depuis la fin du XIXe siècle, la balance commerciale allemande a été souvent déficitaire, l’Allemagne important beaucoup de biens agricoles et alimentaires pour nourrir une population en expansion rapide, et aussi de matières premières pour son industrie de transformation. Mais depuis 1952, elle est constamment bénéficiaire, et les excédents ne font que croître. Ils ont quintuplé entre 1996 et 2016 (de 50,4 à 252 milliards €) ; leur total cumulé sur une décennie, entre 2006 et juillet 2017, atteint 2205,2 milliards €, alors que le déficit cumulé français pour la même période s’élève à 555,5 milliards : vertigineux écart !
4L’ampleur des excédents commerciaux allemands suscite irritation et inquiétude chez ses partenaires. En février 2017, The Economist titrait « intolérables excédents allemands », avant de récidiver en juillet « Le problème allemand. Pourquoi ses surplus endommagent l’économie mondiale » ; le quotidien Le Monde surenchérit en dénonçant « l’inquiétant excédent commercial allemand » (9 août 2017). Seule une économie hautement compétitive est en mesure de dégager sans discontinuer des excédents pendant plus d’un demi-siècle. Cette performance sur les marchés extérieurs tient à une combinaison optimale des deux composantes de la compétitivité, celle tirée par les prix et celle qualifiée de structurelle. Nous rejoignons Éric Rugraff quand il constate que le modèle allemand de croissance par les exportations n’est pas généralisable aux autres pays d’Europe, car « l’Allemagne est probablement le seul pays européen qui peut se permettre de jouer sur ces deux fronts » (Bulletin de l’observatoire des politiques économiques en Europe, no 27, 2012, p. 30).
5 La double compétitivité allemande. La première composante, la compétitivité prix, est gouvernée par l’évolution comparée des prix dans un pays et à l’étranger. Les prix intérieurs dépendant de plusieurs facteurs : le coût du travail (coûts salariaux unitaires, charges sociales patronales), le coût du capital (taux d’intérêt), le coût des matières premières, enfin la marge des entreprises. L’Allemagne a pratiqué dès 1949 une politique de modération salariale négociée avec les syndicats. Au fil du temps, les salaires ont augmenté plus vite que la productivité, et la compétitivité s’est dégradée dans les années 1990. Mais la situation s’améliore avec l’Agenda 2010 ; la productivité repart, les salaires stagnent, et l’amélioration consécutive des coûts unitaires efface alors le désavantage de compétitivité-coût accumulé depuis la réunification. La capacité concurrentielle de l’industrie est restaurée, d’autant plus que l’indice des coûts de main-d’œuvre augmente plus vite à l’étranger (en France + 34 %, en zone euro + 27 %) qu’en Allemagne (+ 16 %) entre 2001 et 2011. La modération salariale et l’austérité budgétaire ont comprimé la demande intérieure, amplifiant l’importance de l’excédent commercial. Mais des voix s’élèvent dans le pays et à l’étranger pour relancer la consommation et l’investissement, tandis que les salaires repartent légèrement à la hausse après 2015. L’autre volet des termes de l’échange est la valeur relative de la monnaie. L’adoption en 1949 d’un taux de change sensiblement sous-évalué à contribuer à stimuler les exportations. L’Allemagne fait alors le choix d’une croissance fondée sur leur expansion ; cette sous-évaluation a permis de reconquérir certains marchés extérieurs entre 1949 et 1962, et les positions acquises n’ont pas été entamées par la légère réévaluation (+ 4,75 %) de mars 1961. Les entreprises allemandes, à nouveau solidement implantées sur les marchés mondiaux, comme au début du siècle, ont réussi à vendre de plus en plus leurs produits, en exploitant l’image flatteuse du « made in Germany » autant que leur position de pricemaker sur certains marchés. Dans le même temps, en faisant jouer au maximum la concurrence entre leurs fournisseurs, elles ont minimisé le coût des importations, dégageant ainsi des excédents commerciaux réguliers. Il faut à nouveau rappeler que contrairement aux États-Unis, au Royaume-Uni, à la France ou à l’Italie, la monnaie n’a pas été utilisée par l’Allemagne comme une arme économique. Le pays n’a jamais mené de guerre monétaire (comme les USA ou la Grande-Bretagne), ni procédé à aucune dévaluation compétitive (comme la France ou l’Italie). De septembre 1949 à janvier 1969, le DM oscille entre 3,97 et 4,20 $. Si le DM a perdu de sa valeur intrinsèque après 1950, c’est aussi le cas des autres monnaies ; le DM de 1977 vaut 44 % du DM de 1950, mais le franc suisse 42 %, le dollar 40 %, le franc français 21 % et la livre 18 % ! La sous-évaluation initiale du DM a d’ailleurs été régulièrement atténuée par des réévaluations successives (1961, 1969, 1971, 1973), afin de protéger le pays contre « l’inflation importée » et les pressions spéculatives. Depuis 2000, l’Allemagne utilise la même monnaie que la France, mais réalise des performances sans comparaison. Aussi faut-il chercher davantage dans la compétitivité hors prix les raisons de ses succès.
6La compétitivité hors prix (ou structurelle) est déterminée par la compétitivité technologique (spécialisation internationale relative sur certains secteurs de haute et moyenne technologie, mais en sommet de gamme), les capacités d’innovation, la compétitivité commerciale (respect des délais de livraison, service après-vente, marketing). Cette compétitivité structurelle décisive sur le long terme a des racines historiques. Exporter est une nécessité vitale pour l’Allemagne. Le déséquilibre entre les ressources disponibles et les besoins d’une population en croissance rapide ont été régulés par l’émigration, soit vers l’Europe centrale dès le Moyen Âge, soit vers le Nouveau monde au XIXe siècle, puis par l’industrialisation, source de richesse majeure. L’Allemagne, pays densément peuplé, n’a pas une économie de rente. Elle est naturellement moins dotée que la France : au point que l’on puisse lire, dans un manuel scolaire de 1912 (Hans Bappert, Erdkunde für höhere Schulen, 4. Teil, 1912) destiné aux instituteurs : « la situation géographique favorable de la France sur deux mers est un atout naturel important, comme la qualité des sols, qui permettent une extraordinaire opulence de la production » (p. 97). Plus loin : « dans ce pays règne une certaine prospérité » et l’auteur de conclure : « c’est un des pays les plus riches du monde » (es ist eines der reichsten Länder der Erde), nourrissant ainsi le mythe du vivre comme Dieu en France (wie Gott in Frankreich leben). L’Allemagne n’a pas non plus les richesses naturelles illimitées des États-Unis, ni leur rente monétaire ou celle de la Grande-Bretagne avant 1914. Pour desserrer la contrainte extérieure, elle ne bénéficie d’aucun « grand espace » – pour reprendre l’expression de Jean-Marie Albertini – comme un empire colonial (l’empire français absorbe encore 37 % de nos exportations en 1958 !). Par nécessité, c’est le monde qui fut ce « grand espace » pour l’Allemagne. Les amputations territoriales consécutives aux deux guerres mondiales ont renforcé cette orientation structurelle. La perte des gisements de houille de Silésie et de Lorraine, après 1919, puis des riches terres à blé des provinces orientales après 1945, au moment où affluent des millions de réfugiés, pousse le pays à choisir l’option de la croissance tirée par les exportations.
7L’Allemagne a ainsi façonné un écosystème exportateur original, mettant les entreprises en concurrence, mais facilitant en même temps la coopération entre tous les acteurs : grandes firmes, Mittelstand, syndicats, universités, chambres de commerce... La compétitivité hors prix est un élément du patrimoine allemand, un système unique, façonné depuis des décennies, et difficilement reproductible ailleurs.
8Une autre forme d’adaptation du commerce extérieur est le remodelage des horizons commerciaux du pays. Il est soumis à un double effet de structure.
9- L’effet de globalisation d’une part. Les deux premières puissances mondiales s’imposent désormais comme les partenaires commerciaux privilégiés de l’Allemagne. Le pays s’adapte à la demande mondiale, accompagne les besoins des grandes puissances industrielles, et modifie en conséquence sa géographie commerciale. On voit ainsi les États-Unis progresser de la 6e place en 1991 à la seconde en 2000, puis la première en 2015, avant d’être dépassés par la Chine. Les Américains ont accru leurs achats de produits chimiques, machines et automobiles, trois points forts de l’offre germanique. La valeur des ventes allemandes aux États-Unis est 3,5 fois plus élevée que celle des ventes françaises, et pour certains postes, les écarts sont énormes : 24,2 milliards $ de machines allemandes exportées Outre-Atlantique, contre 7,84 pour la France ; 14,38 milliards de produits pharmaceutiques contre 2,78 milliards ; cinq fois plus de matériel électrotechnique, sept fois plus d’instruments de mesure ou d’optique... La France ne rivalise que pour le matériel aéronautique, les boissons et alcools, les huiles et parfums...
10- L’effet de proximité géographique d’autre part. Il a structuré depuis toujours la géographie du commerce extérieur allemand, le pays ayant 9 nations limitrophes. Mais si 5 partenaires sur les 12 premiers étaient frontaliers en 1991, ils sont désormais 7 avec l’adjonction de la Pologne et de la République tchèque, où l’Allemagne a redéployé une partie de son appareil productif. À ce propos, il convient d’étudier les chaînes de valeur, et plus précisément les échanges en valeur ajoutée (EVA), plus précis et signifiants que les statistiques conventionnelles. Les EVA mesurant le contenu en valeur ajoutée des flux d’échanges internationaux et de la demande finale permettent de mieux identifier les chaînes d’approvisionnement et les réseaux internationaux de production. On voit que l’Allemagne devient de plus en plus une plateforme d’assemblage de pièces importées des pays voisins, pour réexpédition, accréditant la thèse de l’« économie de bazar » énoncée par l’Ifo (Munich) et popularisée par Hans Werner Sinn ; l’industrie allemande passerait du Made in Germany au Made by Germany. En effet, la part réalisée en Allemagne de la valeur ajoutée des biens destinés à être exportés passe de 72 % en 1991 à 56,4 % en 2006 et 49,4 % en 2011. Elle a chuté plus fortement qu’en France (52,6), Suisse (52 %), États-Unis (59 %) ou Chine (51,3 %). Le mouvement s’est amorcé après la chute du mur de Berlin, quand l’Allemagne redéploie son appareil productif en Europe centrale, comme le Japon l’a fait auparavant en Asie du Sud-est. Cependant, le taux d’intégration (valeur ajoutée/chiffre d’affaires) des industries suit la même trajectoire que dans l’Union européenne depuis des décennies ; l’Allemagne continue également de créer sur place des emplois industriels, et ce redéploiement concerne avant tout l’industrie automobile.
11Quoi qu’il en soit, le commerce extérieur allemand témoigne d’une belle adaptabilité. Son essor ralentit dans les pays de la zone euro, pour s’accentuer sur les marchés prometteurs des pays émergents, où l’Allemagne exporte trois fois plus que la France. L’économie allemande est de moins en moins eurocentrée, et de plus en plus mondialisée : elle assure un gros volume d’échanges (plus de 10 milliards € par an) avec 24 pays du monde, contre 9 seulement pour la France. En 2016, la part de la zone euro dans les ventes allemandes est de 36,3 % contre 47 % pour la France, qui reste ainsi prisonnière d’une zone à faible croissance. Peu à peu, la France rentre dans le rang, et perd sa place de partenaire privilégié de l’Allemagne : en 1991 elle devance encore l’Italie (2e client de l’Allemagne) de 37,5 % ; en 2000, son avance sur les États-Unis passés seconds se réduit à 8,5 % ; en 2015, elle a disparu.
12 L’ampleur de l’excédent commercial allemand dérange. L’Allemagne est « accusée » de ne pas suffisamment importer ni investir, contribuant ainsi à accentuer les déséquilibres avec ses partenaires. Curieux raisonnement qui consiste à accuser les bons élèves de l’existence de cancres dans la classe ! Est-ce un mal d’être bon ? Il a été prouvé que la relance des importations allemandes ne profiterait guère à la France, qui ne pourrait satisfaire qu’imparfaitement le supplément de consommation intérieure du pays : fabrique-t-on des ordinateurs, des portables, des automobiles de luxe, des instruments de chirurgie ? Vend-on plus de tomates que les Néerlandais ? Selon le ministère allemand des Finances et l’institut Ifo de Munich, les excédents allemands ont aussi leur source dans les déficits de pays aux politiques keynésiennes excessives (relance par la demande) et dans leurs politiques budgétaires laxistes, qui dopent artificiellement une demande intérieure que l’industrie locale ne peut satisfaire !
13Les excédents commerciaux allemands contribuent, depuis des décennies, à équilibrer la balance des paiements du pays : ils sont en moyenne dix fois supérieurs au déficit chronique de la balance des services et l’épongent aisément. Ils dopent également la croissance : le poids de l’excédent commercial dans le PIB est passé de 0,3 % en 2000 à 7,6 % en 2016. À cette date, il contribue à hauteur de 10 % environ de la croissance du PIB enregistrée depuis 2015, soit 9,2 milliards € d’excédents supplémentaires pour une augmentation de 101,25 Mrd € du PIB.
14Cependant il faut convenir que la dépendance à l’égard des échanges extérieurs est un élément de fragilité de l’économie allemande. La propension à exporter (exportations/PIB) n’a cessé de croître depuis la réunification, passant de 22,2 % en 1991 à 30,4 % en 2001, 38,5 % en 2016 et 33,6 % au 1er semestre 2017, après un maximum historique de 41,3 % en 2011. Aujourd’hui 58,4 % des emplois industriels et 30 % des emplois tertiaires dépendant directement ou indirectement des ventes à l’étranger. L’économie allemande est très exposée aux variations de conjonctures et aux récessions : en 2009, le PIB a plongé de 5,6 % (en volume) contre 2,9 % seulement en France. Mais comme les exportations sont depuis 1952 un des moteurs indispensables de sa croissance, l’Allemagne est, d’une certaine manière, condamnée à réussir .
Parts de marché mondial à l’exportation des grands pays industriels (1948-2016) (en %)

Source : OMC, OCDE (en prix constants).
Structure géographique des exportations allemandes (1890-2016) (en %)

1. Empire austro-hongrois.
2. Autriche annexée en 1938.
Source : Statistisches Bundesamt.
À la conquête des marchés émergents1 (2016)
Pays exportateurs | Volume d’exportation vers les émergents (milliards $) | % des exportations totales |
Chine | 406,58 | 19,4 |
États-Unis | 351,232 | 24,1 |
Allemagne | 123,94 | 9,2 |
Japon | 112,20 | 17,4 |
Corée du Sud | 104,84 | 21,1 |
Italie | 44,93 | 9,7 |
France | 43,84 | 9,0 |
Royaume-Uni | 34,83 | 8,3 |
Pays-Bas | 29,70 | 5,2 |
1. Pays émergents retenus pour ce calcul : Brésil, Inde, Mexique, Turquie, Indonésie, Thaïlande, Viêt Nam, Arabie saoudite, Russie, Égypte, Philippines, Malaisie, Afrique du Sud.
2. Sans le Mexique : 120,27 milliards $.
Source : OMC/ONU/ITC.
Les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne (importations + exportations en Mrd €)

Source : Destatis.
Principaux produits exportés (en % du total des exportations)

Source : Statistisches Bundesamt. (pt. métall : produits métalliques ; électrotechn : matériel électrotechnique).
Les échanges commerciaux entre la France et l’Allemagne (2016) (milliards €)

Solde global : excédent de 14,194 milliards € en 2016.
Source : ministère de l’Économie et des Finances (direction du Trésor) Ambassade de France en Allemagne, note du 31 mars 2017.
Les exportations allemandes en Europe (2016)

Source : Stat. Bundesamt
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