35. 13-15 Novembre 1959. Bad Godesberg : l’adieu du SPD au marxisme
p. 261-266
Texte intégral
1Entre le 13 et le 15 novembre 1959, le SPD prend congé du marxisme et du concept de lutte des classes, en adoptant, par 324 voix contre 16, à son congrès extraordinaire de Bad Godesberg (près de Bonn), un nouveau programme dont le réformisme doctrinal est enfin conforme à la pratique du parti.
2Lors du congrès fondateur de Gotha (1875) les réformistes l’avaient déjà emporté, mais la ligne marxiste restait vivace et triomphait même aux congrès d’Erfurt (1891) et de Heidelberg (1925). Quoique pragmatique, le parti n’avait pas tranché sur le plan idéologique, entre marxisme et réformisme. En octobre 1945, les dirigeants socialistes survivants se réunissent au couvent de Wenningsen, pour préparer la reconstruction du parti.
3Celui-ci, qui a perdu le contrôle des régions orientales où il était fortement implanté par suite de sa fusion forcée avec le parti communiste, en zone soviétique, se trouve réduit aux trois zones occidentales où il n’est pas majoritaire. Le parti est alors dominé par des émigrés et des résistants, d’où émerge la figure de son chef « tragique et incontesté », Karl Schumacher (1895-1952). S’appuyant de son seul bras sur l’épaule de sa secrétaire Anne-Marie Renger, avance sur sa seule jambe, d’autant plus énergique et inébranlable qu’il est physiquement diminué, ce héros de 1914 décoré de la Croix de fer et rescapé de Dachau, est persuadé que l’avenir de l’Allemagne passe par le socialisme, le contrôle démocratique des grandes entreprises, la planification étatique, et que son parti, légitimé par sa résistance au nazisme, sera le vecteur privilégié de cette transformation. Il combat l’ancrage à l’Ouest prôné par K. Adenauer, ce qui réduit selon lui la perspective de réunification nationale.
4Mais les temps ont changé. Avec la guerre froide l’Allemagne tourne le dos au communiste (le parti communiste allemand KPD est dissous en 1956 par le Tribunal constitutionnel fédéral) et les succès politiques et économiques de L. Erhard condamnent le SPD à l’opposition ; il s’enferme alors dans une sorte de sclérose doctrinale et une politique du refus, qui débouchent sur des échecs électoraux. Le SPD doit évoluer. Il ne peut plus apparaître comme le parti des Nein-Sager ; il lui faut aussi élargir sa base électorale, reconquérir l’électorat ouvrier catholique de la Ruhr, sans pour autant se couper de la bourgeoisie libérale anticléricale... Au congrès de Munich (1956) de substantielles avancées sont à noter ; des thèmes nouveaux, comme la formation professionnelle, l’organisation des loisirs, l’automation dans l’industrie, sont débattus, donnant un tour résolument moderne au congrès, d’autant que sont mises en sourdine les antiennes comme la nationalisation des secteurs-clés.
5En septembre 1957, le SPD enregistre un nouvel échec électoral malgré un léger progrès en voix et en sièges au Bundestag (+ 18 sièges, soit 169 sièges contre 270 à la CDU/CSU). Le peuple allemand renouvelle massivement sa confiance à Adenauer, au pouvoir depuis huit ans. Toujours dans l’opposition, le SPD poursuit sa mue. Au congrès de Stuttgart il adopte le projet de renouvellement du programme fondamental (Grundsatzprogramm) préparé par Willi Eichel, dont la première ébauche sort en avril 1958. On y lit des choses nouvelles sous la plume des socialistes : la libre concurrence est un des moteurs du progrès économique ; on prône la liberté de choix pour les consommateurs et la liberté économique pour les PME. Dans une interview au Spiegel (7 octobre 1959), aux questions directes, W. Eichel donne des réponses lapidaires :
- « Êtes-vous encore marxiste ? » Nein.
- « Voulez-vous vraiment abandonner l’économie planifiée ? » Absolut.
- « Voulez-vous non seulement maintenir l’économie concurrentielle, mais la promouvoir ? » Richtig.
6Les choses sont claires.
7La nouvelle direction du parti compte désormais, à côté de Erich Ollenhauer (1901-1962) président du SPD depuis 1952, des dirigeants pro-réformistes comme l’ancien communiste Herbert Wehner ou le libéral Waldemar von Knoeringen, ainsi que Willy Brandt ou Helmut Schmit. Ces réformistes pragmatiques résolus à donner à l’action du parti une base idéologique nouvelle, entament un énorme travail d’information auprès des militants ; au cours de centaines de réunions et de débats s’affrontent vieux militants nostalgiques de la lutte des classes et la « nouvelle gauche » plus libérale. Le SPD effectuant cette mue douloureuse alors qu’il est dans l’opposition, le choc des idées, l’affrontement entre « frondeurs » et majorité n’a aucune incidence sur le cours de la vie économique et sociale du pays... Quel contraste avec l’affligeant spectacle offert plus d’un demi-siècle plus tard par les déchirements et l’implosion du parti socialiste français pendant le quinquennat de François Hollande... De ces longs débats – qui ne sont pas des querelles d’Allemands –, se distinguent trois personnalités, Fritz Sänger (journaliste), Benedikt Kautsky (économiste, fils cadet du vieil idéologue) et Adolf Arndt (avoué), et sort une œuvre collective longuement mûrie, le fameux programme de Bad Godesberg.
8En place du vieux socle idéologique, les rédacteurs préfèrent le terrain des valeurs : la liberté, la justice, la solidarité, autant d’obligations réciproques résultant du sens de la communauté, représentent les valeurs fondamentales de la volonté socialiste. Le programme se présente comme un ensemble de références à la morale chrétienne, à l’humanisme libéral, à la philosophie classique. En effet, le premier chapitre du nouveau programme fait explicitement référence à l’éthique chrétienne, au point que le jésuite Owald von Nell-Breuning qualifie la partie consacrée à la politique sociale de véritable « abrégé de la doctrine sociale de l’Église ». En 1958, l’académie catholique de Munich consacre ses travaux aux relations entre christianisme et socialisme ; Karl Forster, futur secrétaire général de la conférence épiscopale de l’Allemagne de l’Ouest négocie des ouvertures avec le parti socialiste, notamment pour équilibrer le penchant catholique vers la CDU. Le rapprochement a porté ses fruits.
9 La révolution doctrinale. D’un contenu très riche, retenons l’essentiel :
- La rupture avec l’idéologie marxiste, avec le communisme et la lutte des classes. Les valeurs fondamentales du socialisme sont la liberté, la justice et la solidarité ; le socialisme démocratique respecte les décisions de chacun en matière de foi, décision dont le contenu ne doit être déterminé ni par un parti politique ni par un État. Le SPD réaffirme ainsi son hostilité au marxisme : le député Heinrich Deist critique les « vieux » marxistes partisans des nationalisations en ces termes : « le SPD n’a pas vocation à se livrer au commerce d’antiquités » ; rejet plus violent encore du communisme : « les communistes répriment la liberté (...), violent les droits de l’homme et le droit à l’autodétermination de la personnalité et des peuples ». On est loin du « bilan globalement positif » proclamé par Georges Marchais (PCF) et de l’union de la gauche de 1981 en France ! Dans le même temps, le SPD accepte le réarmement de l’Allemagne, et sa présence dans l’OTAN.
- L’adhésion à l’économie de marché : il n’est plus question de socialisation des moyens de production, d’économie planifiée (sauf dans les charbonnages). L’initiative privée est reconnue comme le moteur principal du progrès économique, « tant qu’elle n’empêche pas la mise en place d’un ordre social juste ». Pour limiter les inconvénients de la concentration capitaliste, il faut contrôler les grandes entreprises par la cogestion, et protéger les PME. Longtemps accusé d’être « le parti de l’inflation », le SPD veut une monnaie stable. Il accepte le capitalisme comme base de la vie économique et sociale, qu’il souhaite améliorer, et se rapproche ainsi de la philosophie des partis conservateurs, avec lesquels des alliances ou coalitions sont désormais possibles.
10Pour longtemps, Bad Godesberg a frappé par l’audace de ses ruptures : le rejet définitif du dogme marxiste, l’ampleur des concessions faites au libéralisme économique, autant d’éléments qui élargissement la base électorale du parti, devenu parti de gouvernement. Comme aucun parti à lui seul ne peut former une majorité (à l’exception de la CSU en Bavière), des coalitions sont souvent nécessaires pour gouverner, tant à l’échelon fédéral, que régional (Land) ou communal, ce qui accentue finalement le caractère centriste de toute politique possible.
11Le SPD ne recueille pas immédiatement les fruits de sa révolution interne, mais il progresse régulièrement en sièges au Bundestag, pour atteindre un maximum historique en 1972 avec 230 sièges contre 225 à la CDU/CSU ; il progresse également en voix et mord désormais au-delà de son électorat ouvrier traditionnel – sans pour autant l’abandonner – en touchant de nouvelles couches de la population : jeunes, femmes, catholiques, ruraux, cadres. Il s’enracine profondément dans la société. Il n’est plus perçu comme un parti de classe (Klassenpartei) mais comme un Volkspartei, un parti du peuple tout entier. Ce recentrage est providentiel, sans lui, les sociaux-démocrates n’auraient jamais gouverné l’Allemagne. Après les années Schröder, ils réalisent même un second Bad Godesberg, en rompant avec leur aile gauche radicale qui fonde en 2007 le parti Die Linke (59000 adhérents).
12Comme la CDU/CSU forme une droite conservatrice, plus proche du centre que des extrêmes, l’Allemagne s’appuie désormais sur deux grands partis de gouvernement, solides et structurés. Leur alternance au pouvoir ou leur coalition garantissent la stabilité politique, leur large représentativité de la diversité sociale du peuple préserve l’homogénéité du pays, et créent finalement les conditions du développement économique et du progrès social.
13Le SPD est aujourd’hui le plus puissant parti social-démocrate du monde. Il a toujours obtenu plus de 100 sièges à la diète fédérale depuis 1919, et recueilli régulièrement autour de 10 millions de suffrages. Il a mobilisé un million d’adhérents en 1977, avant de refluer sous le triple choc de la réunification, de la mondialisation et de l’afflux migratoire récent. Au 1er janvier 2016, il compte encore 459902 adhérents. Son budget et son patrimoine net autorisent un certain optimisme.
14On est loin du désastre français...
Portrait statistique du SPD (Allemagne) et du PS (France)


1. Au 1.1.2016.
2. Au 30.4.2016 mais 86 171 à jour de cotisations, selon Le Parisien.
3. En Allemagne : indépendants.
4. 2009.
5. 2011.
6. Élections fédérales du 24 septembre 2017.
7. Élections présidentielles de mai 2017 et législatives juin 2017 (273 députés dans la législature précédente).
* Les données financières sur les partis politiques en France manquent de transparence. Il est certain en revanche que la dotation publique du PS passera de 25 millions € en 2017 à 7 en 2018 suite au grave échec électoral de juin 2017. Le siège social du PS est estimé à 50 millions €.
Sources : bpd.de ; Spiegel.de ; C. Dargent, H Rey « Sociologie des adhérents socialistes », Cahiers du Cevipof n° 59 (2014) ; Deutsche Bundestag : Drucksache 18/7910 ; Journal officiel du 31.12.2015 (p. 516-519).
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