5. 23 avril 1516. Protéger l’économie
p. 53-58
Texte intégral
1L’Oktoberfest de Munich s’est ouverte en septembre 2016 dans un contexte particulier : la célébration, dans toute l’Allemagne, des 500 ans de la « loi » sur la pureté de la bière (Reinheitsgebot). Le 23 avril 1516 en effet, le duc Guillaume IV de Bavière promulgue à Ingolstadt un décret stipulant que la bière ne doit contenir que trois ingrédients – l’orge, le houblon et l’eau – (un 4e ingrédient sera autorisé plus tard, la levure, dont on ne connaît pas alors l’existence).
2Il est inexact de présenter le décret de 1516 comme la plus ancienne loi du monde s’appliquant aux denrées alimentaires, puisque des dispositions comparables existaient pour la bière depuis des siècles, afin de réglementer la qualité du produit et de punir les mauvais brasseurs. En 1319, par exemple, l’évêque d’Eischstädt impose l’utilisation exclusive de ces trois ingrédients pour la fabrication de la bière ; Ratisbonne (1453) ou Landshut (1493) ont pris des dispositions analogues. Mais le décret de 1516 a marqué sans doute les esprits et pris force de loi. Quand Leonard von Eck prépare le texte promulgué par le duc, c’est pour répondre à de nombreuses plaintes sur la mauvaise qualité de la bière et donc protéger le consommateur, pour qui elle est un « aliment liquide » important. Il s’agit aussi de préserver les ressources en blé et en seigle, réservées à la production de pain, et de protéger l’artisanat local contre la concurrence des bières du Rhin et d’Allemagne du nord, qui contiennent des plantes aromatiques (le Moor Gagel – myrte des marais, myria gale). Mais cette règlementation vise aussi à protéger les ressources fiscales générées par la production et le commerce de la bière. L’impôt sur la bière (Biersteuer) existe depuis Charlemagne dans certaines villes ; Ulm l’institue en 1220, Kulmbach en 1388, les ducs de Bavière l’étendent à toute la Bavière en 1543. Ils ont besoin de fonds notamment pour financer la guerre contre les Turcs. Le Biersteuer est une ressource fiscale importante dans la région pendant longtemps : en 1913, il assure encore 35,8 % des ressources fiscales de la Bavière !
3Le texte de 1516 ouvre une ère nouvelle : celle de la protection de la production allemande. Œuvre multiséculaire, façonnée patiemment jusqu’à nos jours, par la puissance publique, elle comporte un volet défensif (protectionnisme, normes, brevets) et un volet offensif (espionnage). Un réseau d’institutions publiques et privées s’est constitué comme un filet protecteur autour de l’appareil productif allemand, invisible mais très efficace. La puissance économique allemande n’est pas le fruit d’un libéralisme échevelé, mais d’une protection multiforme de ses intérêts.
4Le Reinheitsgebot est étendu au Reich en 1906. Depuis cette date, le texte est régulièrement adapté. L’harmonisation avec la réglementation européenne est difficile (arrêt de la Cour européenne du 12.3.1987) ; depuis 1993 et 2005, on peut ajouter aux trois ingrédients de base, de la levure, des arômes, un stabilisateur, et commercialiser la boisson légalement... mais elle ne doit pas s’appeler « bière » ! La grande majorité des 1388 brasseries (27000 emplois en 2016 – 17 % du chiffre d’affaires à l’exportation) continuent de suivre les prescriptions ancestrales du Reinheitsgebot, considéré à leurs yeux comme un gage de qualité.
5La protection de la qualité, codifiée dès le XVIe siècle, devient un instrument de protection/promotion de l’industrie allemande au XIXe siècle. On connaît l’histoire du label « made in Germany ». Les producteurs de couteaux de Sheffield en Angleterre se plaignent alors de la concurrence de contrefaçons de piètre qualité, forgées en Allemagne. Pour éviter de prélever des taxes douanières sur ces copies, et s’exposer ainsi à des mesures de rétorsion, l’Angleterre décide d’introduire le marquage d’origine des produits étrangers. Le 23 mars 1887, le Parlement britannique, dans son Merchandise Marks Act, stipule que le lieu de production des marchandises doit être mentionné afin d’identifier d’un coup d’œil les produits importés – et donc permettre au consommateur anglais de leur préférer les produits nationaux. Quelques années auparavant, dans un jury de l’exposition industrielle de Londres (1862) se trouvait un ingénieur, Franz Reuleaux, qui avait également jugé les produits allemands de piètre qualité. Sa renommée internationale (élève de la TH Karlsruhe, professeur au Polytechnicum de Zurich puis de Berlin, il introduit les sciences mécaniques dans l’enseignement supérieur germanique) suffit à déclencher en Allemagne une vaste offensive pour améliorer systématiquement la qualité des produits allemands. Cette politique porte rapidement ses fruits, et du coup, les exportateurs allemands appliquent eux-mêmes la mention « made in Germany » sur leurs produits, si bien que le label, créé pour inciter à acheter anglais plutôt qu’allemand, aboutit au résultat inverse ! De stigmate, il est devenu label de qualité, reconnaissance mondiale de la réputation industrielle allemande. Même pendant la Grande Guerre, les mesures d’ostracisme (étiquetage obligatoire pour permettre l’application du boycott des exportations de la Triplice) n’ont pas entamé le crédit du label ni la réputation des produits allemands. Le label d’excellence s’est installé dans l’esprit des consommateurs, comme symbole d’une qualité et d’une fiabilité, jamais démenties : ni les réévaluations successives du DM, ni le cours élevé de l’euro, ni même le dieselgate/Vokswagen n’ont entaché sa réputation, ni la mondialisation qui bouleverse les chaînes de production et d’approvisionnement. La force des mythes... La « thèse » de « l’économie de bazar » (du « made in Germany » au « made by Germany ») est en effet réfutée. Selon cette thèse, l’économie allemande serait de plus en plus une simple plateforme d’assemblage de biens fabriqués à l’étranger, de finition, packaging et distribution, et de moins en moins de production proprement dite. Il est exact que les chaînes de production ont été réorganisées, notamment dans l’industrie automobile, en associant étroitement des fournisseurs situés dans les pays voisins d’Europe centrale ; l’emploi dans les filiales allemandes implantées dans les pays d’Europe centrale et orientale est passé de 3 % en 1991 à 21,5 % en 2008. En 2014, Audi a réalisé 53 % de sa production à l’étranger, contre 12 % seulement il y a dix ans. Mais l’emploi industriel a également augmenté en Allemagne, tandis que le volume de biens intermédiaires importés est resté stable. La production nationale (en Allemagne) reste majoritaire dans la plupart des branches, et elle incorpore de plus en plus de valeur ajoutée.
6Avec l’essor industriel du XIXe siècle, le dispositif protecteur de l’industrie du Reich s’est étoffé. La certification par les normes techniques a été insufflée par l’association des ingénieurs allemands (Verein Deutscher Ingenieure – VDI) – créée en 1856 – qui édicte en 1881 diverses consignes visant à contrôler la fabrication et surveiller le fonctionnement des chaudières à vapeur, suite à plusieurs accidents du travail ; la mesure s’étend aux industries électrotechnique et gazière. Puis vient la nécessité de rationaliser la production des armes pendant la guerre ; en janvier 1917, le « Königliches Fabrikationsbüro für Artillerie FABO-A » est chargé de standardiser les produits et procédés de l’industrie de guerre ; le 18 mai 1917 naît la première institution chargée de normaliser les pièces détachées et le 22 décembre est créée la commission des normes de l’industrie allemande (Normenausschuss der Deutschen Industrie – NADI), devenue en 1975 le DIN (Deutsches Institut für Normung e. V) siégeant à Berlin. La première norme – DI-Norm 1 – est édictée le 1er mars 1918.
7 Depuis un siècle, le DIN propose à l’industrie ses services de certification, conseils, assistance à l’exportation, notamment aux PME. On a bien compris en Allemagne, comme en Suisse et en Autriche, que la normalisation stratégique est autant un moyen de protection de la production nationale qu’une arme de conquête de nouveaux marchés ; elle pousse en effet à l’innovation, à la qualité, permet de réduire les coûts, impose des fournisseurs fiables, facilite les accords entre entreprises. Cette codification du savoir technologique est une force, un facteur de productivité. Parmi les facteurs de production contribuant à la croissance, des études économiques récentes identifient toujours le capital (pour 48,5 %) et le travail (pour 6 %), les 45,5 % restants relevant du « progrès technique ». On a décomposé ce résidu, en trois sous-facteurs : les brevets (expliquant 3 % de la croissance ; les licences 15 % et la normalisation 27,5 %). L’OCDE y voit une contribution majeure à l’efficience économique et au développement des échanges mondiaux. Chez Siemens, on estime que 1,1 à 2,8 % du profit net sont générés par les normes. Aujourd’hui, 75 % des entreprises allemandes utilisent les normes pour baisser leurs coûts et mieux exporter. Aussi est-on étonné de lire dans un quotidien spécialisé français – La Tribune (28 octobre 2014) – un tel titre : « Pourquoi les normes françaises contrarient le commerce extérieur » ; on y décrit une « réglementation pesante », « un ensemble de diktats (sic) pénalisant notre effort à l’exportation ». Il est piquant de voir les firmes allemandes ou suisses y recourir de plus en plus, tout en multipliant les succès à l’exportation...
8L’arme des normes techniques est devenue centrale dans l’industrie allemande ; elle apparaît comme un élément constitutif de l’ordre juridique et social du pays : « Normung ist Ordnung » (la norme c’est l’ordre) affirme le DIN... En Allemagne, la stratégie de normalisation n’est pas insufflée par l’État ; elle est auto-administrée par les acteurs privés – industrie, centres d’essais, syndicats, consommateurs –, les pouvoirs publics n’y sont qu’associés. L’harmonisation progressive des normes au sein de l’UE a atténué la portée de DIN. Mais la bataille continue : en 2016, un contentieux oppose la France à Mercedes Benz à propos d’un fluide réfrigérant pour les climatiseurs (le R-134a) utilisé par le constructeur de Stuttgart et autorisé par l’administration allemande (le KBA : Kraftfahrt Bundesamt) mais interdit par l’UE – qui recommande le HFO-1234yf...
9La protection du savoir technologique prend d’autres visages. Dès 1945, les Alliés autorisent la création d’une police industrielle dans les entreprises sous contrôle occidental. Formée d’anciens membres des services de sécurité du 3e Reich (Gestapo, SD, Abwehr), elle a empêché les communistes de noyauter les nouveaux syndicats en formation, procédant à des milliers d’arrestations jusqu’au milieu des années 1950, l’interdiction du Parti communiste en 1956 parachevant le travail...
10Plus classique est le dépôt de brevets, utilisé par toutes les industries du monde. L’office allemand de protection de la propriété intellectuelle est créé en 1877. Aujourd’hui, la RFA est la 4e déposante de brevets dans le monde, après la Chine, les USA et la Corée du Sud. Les secteurs concernés sont ceux où le pays cherche à préserver un avantage compétitif : machine-outil, ingénierie électrotechnique, télécommunications, instruments d’optique et de mesure, agrochimie. Instruite par la mésaventure du magnétoscope (inventé par Telefunken à la fin des années 1980, mais breveté par Toshiba !) l’Allemagne dépose 70 % de ses brevets chez ses grands concurrents industriels.
11L’arsenal des barrières douanières est toujours utilisé : de 2008 à 2016, selon Global Trade Alert, l’Allemagne se place au 6e rang dans leur utilisation, après les États-Unis, l’Inde, la Russie, l’Argentine et le Brésil (la France est 10e).
12Outre la protection douanière classique – alignée sur le dispositif européen –, l’Allemagne dispose d’une loi adoptée en 1961 (Aussenwirtschaftsgesetz du 28 avril 1961) qui, modifiée quinze fois depuis cette date, contrôle les investissements étrangers dans le pays. La France dispose d’un outil comparable avec le décret anti-OPA, très récent en revanche (2005). La modification du 3 décembre 2005 prémunit l’Allemagne contre les fonds souverains (Chine, Russie) susceptibles d’investir dans les secteurs sensibles. Échaudée par le rachat de Kuka par un fonds chinois, Berlin a bloqué en octobre 2016 l’acquisition d’Aixtron, fabricant d’équipements de puces électroniques, convoité par le fonds d’investissement chinois Fujian Grand Chip, et renforcé le dispositif le 12 juillet 2017.
13Une autre forme de protection et de contrôle national tient dans la structure du capital. De nombreuses firmes du Mittelstand – mais aussi de groupes plus importants – sont des entreprises familiales, à l’abri d’une OPA. Certains groupes sont détenus, en partie, par des capitaux publics : par exemple le géant RWE (électricité) ou Volkswagen dont le Land de Basse-Saxe détient 20 %, et surtout un droit de veto sur les décisions majeures de la firme : fermeture de sites, prise de participation extérieure – loi contestée au niveau européen, mais finalement entérinée par la Cour européenne de justice le 22 octobre 2013.
14Plus subtil enfin est le réflexe patriotique. Il joue pour le consommateur comme pour l’entreprise. Le consommateur allemand préfère acheter allemand. En 1998, le géant américain Wal Mart décide de s’implanter outre-Rhin ; mais le consommateur allemand, rationnel et informé, très au fait des rapports qualité-prix, reste insensible à la guerre des prix déclenchée par Wal Mart, qui vend surtout du produit chinois bas de gamme. Sur un marché saturé, où les acteurs doivent se conformer aux normes de certification, et où les salariés ne peuvent pas être exploités comme aux États-Unis, le groupe américain baisse pavillon et quitte le pays en 2006 sans avoir réalisé le moindre bénéfice... En 2003, Procter & Gamble veut racheter la part d’Allianz (géant allemand de l’assurance) dans Beiersdorf, fabricant de cosmétiques de Hambourg ; la ville de Hambourg détient 10 % de la pépite familiale. C’est finalement le groupe allemand Tchibo qui fait échouer l’OPA américaine en élevant sa part à 50 %. De même, dans l’industrie automobile, VDO Automotive (53000 salariés), l’équipementier de Siemens convoité par TRW (équipementier américain détenu par le fonds d’investissement sino-américain Blackstone) est finalement racheté par la firme allemande Continental. « Même engagée dans la compétition internationale une entreprise allemande juge tout naturel de s’adresser à des fournisseurs allemands, perçus, consciemment ou non, comme meilleurs (...) puisqu’ils sont allemands » observe G. Perrault (Le Figaro, 28.9.2107) qui poursuit : « nos voisins, très ouverts sur l’étranger, demeurent aussi, de façon plus subtile, enracinés dans une collectivité qui a le souci d’elle-même ». Outre-Rhin, le patriotisme économique est vécu comme une évidence.
15 L’industrie allemande est protégée, encadrée, épaulée depuis un demi-millénaire.
16L’Allemagne a façonné un dispositif souple, solide, complet, adapté en permanence, pour défendre son potentiel technique et son appareil de production. Et même si on lisait Adam Smith dans les cercles dirigeants prussiens dès la fin du XVIIIe siècle, le pays n’a pas hésité à pratiquer très vite un « protectionnisme ambigu » défensif et offensif, pour préserver sa seule vraie richesse : l’industrie.
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