Version classiqueVersion mobile

Eaux claires, eaux troubles dans le comtat Venaissin (XVIIe - XVIIIe siècles)

 | 
Patrick Fournier

Quatrième partie. La modernité hydraulique comtadine

Chapitre neuvième. Des progrès à la ville et au village

Texte intégral

1À la campagne, la modernité hydraulique du Comtat Venaissin se traduit par une lente mutation des terroirs mais au cœur des villes et des villages, elle est souvent plus spectaculaire. Du moins a-t-elle dû paraître plus soudaine et frapper davantage les esprits chaque fois que de nouveaux réseaux d’adduction étaient mis en service, chaque fois aussi que de nouveaux systèmes d’évacuation des eaux usées accompagnaient les nouvelles exigences de propreté. À la fin du XVIIIe siècle, la multiplication des roues hydrauliques pour des usages industriels modifie le paysage de certaines villes et crée de nouveaux types de travail et de rapport à la production. Certes, dans tous les domaines, les changements techniques ont été peu spectaculaires. Cependant, la preuve est faite que des mutations importantes ont été accomplies en l’absence de toute révolution des procédés utilisés. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les villes et les villages du Comtat s’équipent en égouts, en fontaines publiques et privées, en lavoirs et en moulins. Cependant, seule une augmentation du débit global des fontaines publiques, une multiplication des fontaines privées et une amélioration des équipements permettant un usage diversifié de l’eau peuvent être considérées comme les signes d’un progrès matériel. Il faut donc mesurer l’efficacité des changements et tenter de comprendre les inégalités qui subsistent ou qui se créent dans l’accès à l’eau et à ses nouvelles formes d’utilisation. Il faut en effet se méfier des proclamations officielles et des discours des élites transmis par les délibérations des conseils des communautés. Faute de témoignages laissés par les masses populaires, une grande partie de l’analyse des représentations de l’eau se fonde sur la satisfaction de minorités actives qui tirent de substantiels avantages de leurs initiatives. À travers l’étude des résultats obtenus, il est désormais possible de s’interroger sur la modification des conditions d’usage de l’eau pour toute la population.

I - ÉVACUER LES EAUX SALES

2Les villes et les villages comtadins possèdent rarement un système d’égouts cohérent. La méfiance vis-à-vis des eaux stagnantes en est peut-être la cause : même souterraine, l’eau croupit dans l’espace urbain. Cette situation explique en grande partie l’échec des politiques d’assainissement. Les eaux usées et les eaux de pluie s’écoulent souvent hors des cités en traversant les rues, ce qui pose des problèmes lorsque les habitants deviennent plus exigeants. Les rues étant rarement pavées, il existe peu de rigoles pour canaliser une partie des eaux. Pourtant, des solutions partielles sont proposées et mises en œuvre. Elles ne constituent que des réponses isolées à des problèmes particuliers. Dans certains cas, l’existence d’égouts est attestée, notamment à Carpentras, mais le réseau est rudimentaire et insuffisant pour l’évacuation de tous les déchets. Lorsque passe une rivière importante, comme à Avignon ou L’Isle, elle reçoit une grande partie des ordures et des rejets d’eau usée.

  • 1 B. Ing., ms 1734, f 90-97, 13 février 1783.

3Dans tous les cas, la principale préoccupation des populations est moins d’évacuer les eaux usées que de les récupérer, de les utiliser et de les introduire dans un cycle de transformations, au profit surtout des terres agricoles. Une suite de contestations et de compromis entre l’évêque de Carpentras et le conseil de ville est exemplaire par ses enjeux et sa durée – un siècle, de 1683 à 17831. En 1683, l’évêque Gaspard de Lascaris prétend disposer d’une partie des fossés près de la porte de Mazan et des eaux qui s’y déversent par deux conduits souterrains. Il entend poursuivre l’arrosage de jardins relevant de la manse épiscopale, selon un usage dont les évêques précédents avaient joui. Mais la communauté prétend être seule maîtresse des fossés dans lesquels elle a créé son propre jardin pour le louer. L’arbitrage du recteur aboutit au partage des eaux : un conduit reste à la disposition de la manse, un autre permet de bonifier le nouveau jardin de la ville. Le problème de la propriété de ces eaux se pose à nouveau en 1782 lorsque le conseil décide de combler le fossé dans lequel elles se déversent. L’évêque Joseph de Béni acquiert alors la totalité des eaux venant des deux conduits contre le versement de 1 500 livres à la ville.

4Malheureusement, il n’est pas possible de décrire la manière dont le système de collecteurs d’eaux usées et de déchets fonctionne, ni de préciser la date de sa construction, car ne subsiste ni plan ni devis. Les conduits se déversent dans les fossés de la ville, ce qui ne fait que déplacer le problème. Tant que les fossés ont servi à la défense de la cité puis ont accueilli des jardins, des prés et des liogues à fumier, cela n’a pas provoqué de protestations. Mais à partir de la fin du XVIIe siècle, une ceinture de promenades commence à les remplacer. Les abords de la ville doivent devenir propres puisqu’ils sont consacrés aux loisirs de la bonne société. Il faut donc trouver une réponse aux demandes de l’élite urbaine. Malgré les difficultés faites à l’évêque, sans doute pour des raisons financières, celui-ci apporte la solution indispensable : à partir de 1783, les eaux usées sont transportées par des canalisations voûtées assez loin de la cité et elles sont utilisées dans le jardin de la manse. Ce sont toujours les terres agricoles qui permettent de les recycler. Le conseil de Carpentras impose des obligations strictes à Joseph de Béni : les eaux d’égout ne peuvent être retenues stagnantes dans des bassins ou des réservoirs à moins de trente toises de la promenade.

5De semblables solutions existent dans d’autres communautés. Les concessions accordées par la révérende Chambre apostolique du Comtat Venaissin ne donnent peut-être pas une connaissance exhaustive de la réalité, mais elles suggèrent une fréquente réutilisation des eaux d’égout et des eaux de pluie qui découlent des rues en charriant toutes les ordures jetées par les fenêtres ou déposées devant les habitations.

Construction d’égouts.
1623 - Sablet - Autorisation de faire un trou dans les remparts pour y faire passer un égout qui doit recevoir les eaux pluviales et les évacuer hors de Sablet.
1739 - Cavaillon - Autorisation de construire un égout le long des remparts pour y jeter les ordures de l’hôpital des pauvres malades. Une arcade doit traverser les lices entre l’hôpital et les murailles de la ville, et un petit corridor sur cette arcade doit permettre de jeter les immondices.
« On n’a pu trouver dans la maison un endroit propre et convenable pour y construire un lieu pour les ordures et immondices, à l’occasion de quoy on a souffert et on souffre une très grande incommodité, étant dans la dure nécessité de les faire porter dans un petit ciel ouvert, et pour cet effet de traverser tout ledit hôpital, ce qui donne non seulement une grande puanteur dans la maison mais encore une incommodité insupportable pour les personnes qui sont chargées de ce soin ». Trois sœurs étant venues de Tarascon pour soigner les malades « et vaquer à toutes les fonctions nécessaires à l’hôpital et de la manière qu’on les exerce à Tarascon, elles auroient représentées (sic) aux suppliants le très grand inconvénient qu’il y avait de n’avoir pas dans l’hôpital un lieu pour les ordures, besoins des pauvres et immondices, et la grande nécessité qu’il y avoit d’en pratiquer un » (ADV, 1 Β 308, f 298-299, 21 décembre 1739).
1744- Pernes - Autorisation de faire un aqueduc souterrain à travers les remparts pour détourner les eaux qui s’écoulent dans une cave à côté de la rue du Portalet.
1767 - Villes - Autorisation de faire une conduite souterraine pour l’écoulement des eaux qui inondent une cave.

Autorisations de se servir des eaux d’un égout ou d’une rigole à ciel ouvert.
Dans l’ordre : Date - Communauté concernée - Lieu par lequel passe l’eau - Destination de l’eau.
Les points d’interrogation signalent les données inconnues.
1630 - Bédoin - ? - Jardin (L’égout traverse les remparts et le ravelin de la porte de Saint-Jean puis s’écoule dans les fossés).
1705 - Pernes - Rue des Montagnes - ? (Il s’agit plus d’une rigole à ciel ouvert que d’un véritable égout).
1714 - Grillon - ? - Terre.
1738 - Carpentras - Fuyant de la fontaine de la Bouquerie - Jardin (Deux conduits traversent les remparts, dont l’un près du couvent des Observantins au bout de la place du marché aux cochons, puis passent sous les fossés et le chemin public allant vers le pont de Serres. Ils débouchent sur un canal qui conduit l’eau au jardin de noble Etienne de Georges de Cabanis).
1739 - Bédoin (Renouvellement de la concession de 1630) - ? - ?
1742 - Mormoiron - ? - Terres (Il s’agit d’une rigole à ciel ouvert).
1747 - Mormoiron - Quartier de Coste-Chaude - Clos des Gorguettes (Mention de trois cloaques qui signifient sans doute ici rigoles à ciel ouvert).
1759 - Cavaillon - Lices - ?
1759 - Lagnes - Chemin de Lagnes à L’Isle - Verger et Jardin.
1781 - Bonnieux - Fuyant des eaux de la fontaine de la porte des Artauds - Terre.
1783 - Mornas - Trou dans les remparts - Puits à roue d’un jardin.

Source : ADV, Table des concessions d’eau (manuscrite), 1 Β 295 à 316 (Actes des concessions d’eau et nouveaux baux souscrits par la Chambre apostolique de Carpentras).

6Les demandes de construction d’égouts sont très rares : une seule au XVIIe siècle et trois au XVIIIe siècle. Seul le conseil de Sablet s’engage dans un projet concernant l’ensemble d’une communauté d’habitants. Les trois concessions du XVIIIe siècle sont d’ampleur beaucoup plus restreinte. Deux d’entre elles ont seulement pour but de permettre à des particuliers de détourner l’eau qui inonde leur cave. La troisième est accordée à l’hôpital de Cavaillon à la demande de sœurs venues de Tarascon qui avancent des arguments précis touchant à la fois la commodité, l’hygiène et les mauvaises odeurs jugées dangereuses pour la santé. La circulation des personnels de soin entre les établissements de santé entraîne donc une diffusion des principes de propreté : les hôpitaux peuvent servir de modèle. Toutefois, il ne semble pas que l’exemple de l’hôtel-Dieu de Cavaillon ait été suivi ailleurs. Les habitudes anciennes qui consistent à entreposer les ordures dans la rue et à les porter plus ou moins régulièrement hors de la ville sur des charrettes se maintiennent presque partout jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

  • 2 L. Breysse, op. cit.. 1981. p. 277.

7En effet, des égouts plus anciens existent mais semblent être eux aussi en nombre relativement limité. Les quelques autorisations de se servir des eaux qu’ils transportent montrent en fait des ouvrages rudimentaires. Il s’agit quelquefois de simples rigoles à ciel ouvert classées un peu abusivement avec les égouts, car elles ne permettent pas de résoudre le problème des mauvaises odeurs et de l’insalubrité, protégeant seulement le reste de la rue des incommodités liées à la présence d’immondices. Lors des pluies violentes, ces rigoles débordaient sans doute. Dans les quelques communautés où des égouts souterrains sont mentionnés au XVIIIe siècle (Carpentras, Bédoin, Grillon, Cavaillon, Lagnes, Bonnieux, Mornas), les eaux s’écoulent toujours à l’extérieur des remparts et quelques particuliers en profitent pour enrichir leurs terres. D’autres communautés en possédaient peut-être de semblables, comme Lapalud dont le conduit souterrain passant sous l’hôtel de ville et aboutissant au bief est réparé en 17502. Dans tous les cas, l’égout recueille seulement les eaux qui s’écoulent dans les rues et non les rejets des maisons particulières. Aussi l’initiative de l’hôtel-Dieu de Cavaillon est-elle très novatrice. Lorsque des particuliers demandent une évacuation privée, c’est seulement pour faciliter l’écoulement de remontées d’eau et non pour construire un véritable égout. Tous les systèmes évoqués évacuent des immondices emportés essentiellement par des eaux de pluie et accessoirement par divers liquides rejetés. Aussi n’y a-t-il guère de différence entre les concessions d’eaux d’égouts ou d’eaux pluviales. Si ces dernières sont plus nombreuses (trente-huit concessions recensées de 1581 à 1787), cela traduit la faiblesse du nombre de réseaux collecteurs efficaces. Mais la nature et la qualité des eaux sont identiques et leur débouché est presque toujours le même.

  • 3 ACC, BB 261, f 279-280, 28 octobre 1762 (décision de prolonger la voûte qui conduit les eaux dans l (...)
  • 4 AC L’Isle, Fds J, reg. 30, pièce L. Les égouts débouchent dans la Sorgue : 1°) à droite de la porte (...)
  • 5 AC L’Isle, Fds J, reg. 5, pièce III.

8Certains systèmes forment un véritable réseau souterrain. Dans la capitale comtadine, au XVIIIe siècle, il existe au moins six conduites rejetant des eaux usées hors de la ville, tout autour des remparts, entre les portes d’Orange et de Mazan, autour de ces deux portes et près de la porte Notre-Dame. Aussi les cloaques sont-ils nombreux à la périphérie urbaine, malgré les efforts pour les faire disparaître3. À L’Isle, la Sorgue offre un débouché naturel aux dix égouts mentionnés dans un État des ponts, égouts, aqueducs et fontaines à la charge de la ville, daté de 18224. Comme la Sorgue de l’Arquet passe au milieu de la cité, tous les égouts ne débouchent pas au-delà des remparts. Mais cette situation est particulière car la Sorgue est la seule rivière comtadine à pouvoir drainer rapidement en toutes saisons les eaux usées. Aussi le modèle carpentrassien est-il sans doute plus fréquemment suivi. À Bédoin par exemple, l’eau de l’égout se déverse dans les fossés. Un seul cas de construction d’un nouvel égout au XVIIIe siècle a été retrouvé. Il s’agit à L’Isle d’un petit aqueduc amenant l’eau dans la Sorgue, au débouché d’un pavé en dos d’âne. L’ouvrage est réalisé entre 1757 et 1759 mais donne rapidement lieu à des contestations avec le couvent des Cordeliers installé à proximité qui modifie l’ouvrage sans consulter le conseil de ville5. C’est une œuvre modeste qui draine les eaux de pluie pour supprimer quelques cloaques près de la porte appelée le Portalet.

9L’utilisation des eaux pluviales s’écoulant hors des villes en passant par les portes est presque systématique. Il se trouve presque toujours quelques particuliers qui possèdent des terres facilement amendables et arrosables par ce moyen. Les concessions de la Chambre couvrent toute la période étudiée. Elles se répartissent de façon assez homogène dans le temps mais sont plus nombreuses au XVIIIe siècle (vingt-trois cas) qu’au XVIIe (onze cas), essentiellement à cause d’une absence d’actes de ce type durant presqu’un demi-siècle, de 1625 à 1674. En dehors de ce creux, on compte un ou deux actes par décennie mais quatre pour les années 1680-1689 et 1730-1739, trois pour les années 1740-1749, cinq pour les années 1750-1759 et six dans la décennie 1780-1789. La période 1731-1757 (douze actes) est celle qui connaît l’apogée de ce mouvement de concessions. En fait, le nombre d’actes de concessions d’eau de tous types a tendance à augmenter assez nettement après 1730. Dans un contexte de croissance économique, l’initiative individuelle se libère sans doute.

10En outre, les fossés perdent de plus en plus de leur importance. Ce n’est pas nouveau car, après la fin des guerres de religion, les remparts et les systèmes défensifs ont cessé de servir mais, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, on continue partout à entretenir les fossés, même s’ils sont consacrés à de multiples usages - jeu de ballon, étendage du linge, production d’herbe parfois affermée par les conseils de ville à des particuliers… Au XVIIIe siècle, l’attention portée à la conservation des fossés est de moins en moins grande et ils commencent souvent à être comblés - c’est le cas aussi bien à Carpentras qu’à Villes. Il devient alors nécessaire d’éloigner encore plus les rejets d’eau qui ne peuvent plus s’écouler dans ces espaces où de multiples activités n’étaient apparemment guère gênées par une certaine saleté. La mutation des sensibilités et l’attention croissante à la propreté des abords des villes ont incité les conseils des communautés à encourager des initiatives individuelles qu’elles avaient pu au contraire freiner auparavant. Mais il ne faut pas exagérer la mutation : l’utilisation des eaux pluviales qui se déversent naturellement hors des villes est une pratique ancienne.

11Eaux de pluie charriant boue, fumier et immondices et eaux usées rejetées des maisons se mêlent donc encore fréquemment dans les rues, débordant souvent des rigoles lorsque celles-ci sont aménagées et s’infiltrant dans le sol où elles peuvent contaminer les eaux des puits. L’évacuation des eaux sales n’a pas pour but une stricte préservation des eaux propres en évitant tout contact entre les deux : elle se limite à éloigner les nuisances les plus visibles et notamment l’inondation des caves et des sous-sols. Encore l’efficacité de cette pratique est-elle sans doute faible, ce qui explique que beaucoup de particuliers cherchent plutôt à profiter d’une humidité permanente qui facilite la production de fumier. L’absence de grands projets et de revendications du peuple et des élites prouve que l’idée d’un isolement des eaux sales est une préoccupation encore secondaire qui va même contre l’intérêt de la paysannerie.

  • 6 P. Boudriot, « Essai sur l’ordure en milieu urbain à l’époque pré-industrielle », Histoire, économi (...)
  • 7 Morceaux de tissus.
  • 8 ACC, FF 115, f 38, 4 juin 1721.
  • 9 Fosses ou cuves dans lesquelles sont mises à tremper les peaux.

12La notion même de séparation entre eaux propres et eaux sales est niée par l’habitude de rejeter des ordures dans les rivières : les comportements sont les mêmes en Comtat que dans la plupart des villes françaises6. À Carpentras, les autorités consulaires n’hésitent pas à faire de la rivière proche le réceptacle des déchets urbains. En 1721, un règlement défend de jeter dans les rues l’eau des bassines qui ont servi à étouffer les cocons et d’y laver les estrasses7, mais cela est autorisé dans l’Auzon, sous le chemin des tanneries8. À partir de la porte d’Orange, au nord de la ville, un chemin en pente conduit aux caulquières9 en contrebas. Établis au bord de l’Auzon, les ateliers des tanneurs sont consacrés à la plus polluante des activités artisanales de Carpentras. Cependant, séparés de la ville et éloignés des habitations, ils ne suscitent pas de protestation et personne ne se plaint de la conséquence de leur présence sur la qualité des eaux. Déjà sali en dessous des tanneries, l’Auzon peut l’être encore un peu plus par les rejets des tireurs de soie.

  • 10 AN, F 14 6305.

13À Avignon, au début du XIXe siècle, la préoccupation des autorités municipales et départementales n’est pas d’empêcher l’évacuation des ordures par le fleuve mais au contraire de la favoriser en facilitant le libre écoulement des eaux vers le Rhône, réceptacle ultime des déchets urbains. C’est pourquoi, à partir de l’an VII, des règlements tentent de fixer des normes concernant la position et la dimension des roues qui se multiplient sur le canal qui rejoint le fleuve10 : il faut éviter que l’eau reflue, inonde et stagne. Mais les nombreuses plaintes montrent que ces règlements ne sont pas respectés car les intérêts économiques en jeu sont trop importants. Aussi les immondices s’accumulent-ils rapidement au fond du canal, obligeant le syndicat formé en 1807 à des curages fréquents. Des canaux secondaires reçoivent aussi l’eau de la Sorgue et sont spécialement destinés à transporter les immondices. Lorsque l’écoulement est gêné, ce qui arrive fréquemment, ces égouts à ciel ouvert se transforment en énormes cloaques nauséabonds. Dans une ville de plus de 20 000 habitants, le problème des déchets se pose avec une acuité qu’il n’a dans aucune communauté comtadine mais la solution préconisée, sans doute la seule possible, est peu originale.

  • 11 ACC, FF 112, f 207 v°-209, 27-29 mars 1666.
  • 12 Le terme de carrières désigne ici les rues.

14Les solutions globales sont cependant souvent inadaptées aux maisons des particuliers puisque celles-ci ne sont pas reliées à un réseau. C’est pourquoi chaque citadin et chaque villageois doit trouver un moyen de se débarrasser de ses eaux usées en gênant le moins possible les autres habitants. Seuls les cas de contestations peuvent être connus et ils témoignent de la difficulté à assainir les espaces intérieurs. En 1666, à Carpentras, une gorgue de pierre recevant les immondices de la maison d’Esprit Laty laisse filtrer des eaux usées dans une demeure voisine qu’elle longe, car elle est crevassée et mal couverte11. L’intervention du maître des carrières12 oblige Esprit Laty à réparer la conduite pour qu’elle déverse désormais entièrement ses eaux dans la rue. Presque toutes les conduites d’évacuation débouchaient ainsi sur les espaces publics. Durant la longue sécheresse estivale, l’écoulement des eaux usées était insuffisant. La saleté et la puanteur des villes et villages atteignaient alors leur degré le plus haut.

  • 13 ACC, FF 109, f 106 v°-107, 8 mai 1615.
  • 14 ACC, FF 109, f 127, 27 mai 1617 ; f 132, 20 juin 1617 ; FF 112, f 190, 13 mai 1666.
  • 15 ACC, FF 118, f 23 v°, 21 juin 1780 ; FF 119, f 8, 27 mars 1786.
  • 16 AC L’Isle, Fds J, reg. 15 bis, pièce LVI, 28 août 1687.

15Les eyguiers ont aussi souvent leurs débouchés sur des rues et des places. Selon les différents sens de ce terme, il s’agirait soit d’évier, soit de citernes qui rassemblent l’eau de pluie drainée par des conduites. Les règlements et les contrôles effectués évoquent la saleté de leurs eaux et les évacuations qui sont faites après des usages domestiques. Il semble que le sens de citerne puisse être rarement retenu. Même lorsque c’est le cas, la citerne est fréquemment associée à un lieu destiné à laver. Les fuites et débordements sont fréquents. Le trop plein tombe parfois dans la rue. Les maîtres des carrières sont chargés d’éviter que l’eau n’abîme des façades ou n’incommode les passants. Sur ordre des consuls, ils doivent veiller à ce que les habitants bouchent convenablement le conduit des eyguiers13. Il ne s’agit cependant pas d’une préoccupation de premier plan pour les dirigeants de Carpentras. Les mises en demeure de réparer ou de modifier des conduites privées sont très rares dans les livres de la police consulaire : deux en 1617, une en 166614. En 1780, les consuls ordonnent de baisser les débouchés des éviers jusqu’à terre mais dans les années qui précèdent le rattachement du Comtat à la France, un seul particulier est mis en cause pour n’avoir pas observé cet ordre15. À L’Isle, une décision du juge ordinaire défend en 1687 à un particulier de faire construire un eyguier débouchant sur la rue16. La faiblesse des interventions témoigne de l’incapacité à trouver des solutions véritables. Les maîtres des carrières de Carpentras peuvent faire orienter les rejets vers le recoin d’un petit jardin où se rassemblent les eaux de pluie, comme c’est le cas en 1617 pour un eyguier qui donnait auparavant sur la rue Saint-Jean ; ils peuvent protéger la même année le pavé fait récemment dans la rue du collège. Mais ils ne peuvent empêcher les eaux usées de se rassembler dans des zones moins visibles où elles stagnent et contribuent à entretenir une pourriture redoutée.

16La confrontation entre les pratiques et les représentations confirme la difficulté à éviter la stagnation des eaux et des déchets dans les communautés d’habitants. Freinée par la volonté des paysans de conserver dans l’espace bâti des lieux de production de fumier, l’évacuation des eaux usées et des immondices reste difficile et déficiente, même à proximité des habitations cossues, d’autant plus que le partage social de l’espace est loin d’être rigoureusement organisé. Les progrès réalisés dans ce domaine sont donc très faibles au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’accès à l’eau claire est en revanche grandement amélioré durant la même période.

II - CONFORT URBAIN, CONFORT PRIVÉ

A - La question du débit des fontaines publiques

  • 17 J. de Clapiès, Mémoire…, op. cit., Carpentras, D. Eysseric, 1718, p. 4.
  • 18 ACC, 1 D 14, f 24.

17Les renseignements sur le débit des fontaines publiques sont très rares. Les quelques informations disponibles concernent toutes Carpentras. C’est suffisant cependant pour permettre d’évaluer l’efficacité des efforts entrepris. Dans le premier Mémoire qu’il rédige en 1718 pour la rénovation de l’aqueduc, Jean de Clapiès ne donne pas d’indication chiffrée sur le débit des sources dérivées depuis le XIVe siècle à partir du terroir de Caromb. Il explique seulement qu’elles ne fournissent plus que des quantités d’eau très faibles, « le lit de terre glaise sur lequel elles couloint dans les souterreins ayant été miné par succession de temps par le cours des eaux »17 Une des deux sources est ainsi devenue inutilisable, rejoignant un torrent qui coule à proximité, tandis que la seconde est très affaiblie. En revanche, Jean de Clapiès indique que les recherches menées au quartier des Fontainiers, à la limite des terroirs de Serres et de Mazan, ont permis de découvrir près de cinquante pouces d’eau coulant sans interruption et captés entièrement par une canalisation récente. Au tout début du XIXe siècle, un nouveau rapport entrepris pour la réfection du réseau ne s’intéresse plus à ces sources, pourtant toujours aussi abondantes mais jugées trop calcaires. Il précise en revanche que la source des Alps donne environ deux pouces d’eau et qu’une seconde source également captée à environ 200 mètres au sud de la précédente donne six pouces supplémentaires18.

  • 19 J. A. Barral, Les irrigations dans le département de Vaucluse, op. cit., Τ I, 1877, p. 75.
  • 20 B. Ing., ms 1127, f 396-397, « chapitre 9ème. De la manière de mesurer la quantité d’eau qui sort d (...)

18Comment interpréter ces chiffres ? A priori, ils n’expriment pas un débit puisque la notion de temps n’intervient pas et que seul le volume est donné. En fait, la mesure intervient forcément dans un temps déterminé. J. A. Barral explique comment procèdent les fontainiers19. Le lit du cours d’eau est barré par des planches percées d’une rangée horizontale de trous d’un pouce de diamètre. Ces trous sont bouchés par des tampons puis débouchés un à un jusqu’à ce que le niveau de l’eau se maintienne à une hauteur constante d’une ligne au-dessus du sommet des orifices. Chaque orifice d’un pouce de diamètre laisse passer 19 mètres cubes et 195 litres en vingt-quatre heures, soit un débit de 22,2 centilitres par seconde. Cette opération est également décrite par Antoine d’Allemand dans son Traité de nivellement20. Les renseignements des deux auteurs concordent mais l’ingénieur carpentrassien donne un grand nombre de détails. Il conseille de ne pas faire la mesure directement à la source mais quelques toises en avant et de faire creuser un réservoir capable de contenir l’eau afin de faciliter l’opération. Sa dernière recommandation est de toujours mesurer les débits des sources dans les périodes de sécheresse « affin de pouvoir touiours conter sur une mesme quantité d’eau ». Or on ignore la période de l’année pendant laquelle ont été effectuées les mesures évoquées par Jean de Clapiès et par les fontainiers du début du XIXe siècle. Toutefois, les règles énoncées par Antoine d’Allemand sont celles en usage parmi les hommes de l’art. Elles ne se signalent par aucune originalité. Jean de Clapiès notamment est suffisamment expérimenté pour faire des mesures fiables. Une autre difficulté provient de l’éloignement dans le temps entre les deux estimations. Le débit d’une source est variable, parfois sur des durées assez courtes. Mais il faut se contenter des deux seules données disponibles en connaissant leurs limites. Vers 1805, le débit des sources du quartier des Fontainiers est toujours considéré comme très abondant alors que Jean de Clapiès notait dès 1718 la faiblesse de l’écoulement venant de Caromb. Par-delà des variations que l’on ne peut estimer, les données disponibles fournissent de précieux témoignages à partir desquels le raisonnement semble possible pour l’ensemble du XVIIIe siècle.

19Une fois ces difficultés levées, il apparaît que les progrès accomplis grâce à la dérivation des sources des Fontainiers sont considérables : le débit de l’eau théoriquement disponible passe d’environ huit pouces à cinquante-huit pouces entre 1714 et 1719, soit, dans les mesures actuelles, de moins de deux litres à près de treize litres par seconde. Mais ce débit est mesuré près des sources. Les conduites permettaient-elles d’amener toute l’eau découverte jusqu’aux fontaines de la ville ? Pour la période qui précède la mise en service du nouvel aqueduc, la réponse est négative : une rénovation est nécessaire parce que le précédent ouvrage est sous-dimensionné et parce que le système de siphon ne peut supporter la pression supplémentaire due à la forte augmentation du débit. Quand la réfection complète est achevée à la fin des années 1730, la déperdition de l’eau entre les sources et les fontaines est en revanche beaucoup plus faible.

20Des calculs très théoriques permettent d’évaluer les capacités de transport des conduites entre le regard de Toni, où se rejoignent toutes les eaux captées, et l’aqueduc puis la ville. La formule permettant de calculer un débit est simple :

21D = S. V

22D désigne le débit en m3 /seconde, S la section de la conduite en m2 et V la vitesse en m/seconde.

23La section est assez facile à connaître au milieu du XVIIIe siècle : en aval des arches qui traversent l’Auzon, deux tuyaux de poterie de cinq pouces de diamètre chacun sont prévus par le Mémoire de Jean de Clapiès de 1718 et ces dimensions sont respectées lors des commandes ultérieures de tuyaux à des artisans de Bédoin. En 1757, à l’intérieur de la ville, quatre rangs de tuyaux de quatre pouces de diamètre chacun joignent la tour des eaux à la fontaine de la Bouquerie, puis trois rangs amènent l’eau jusqu’aux fontaines de l’hôtel de ville. En 1777, lors d’une réparation des conduites intra muros, quatre rangs partent toujours de la tour des eaux dont trois de cinq pouces de diamètre et un quatrième de quatre pouces. La capacité de transport a donc été augmentée entre 1757 et 1777, moins par souci d’accroître le débit que pour prolonger la durée de vie des tuyaux. En 1817, lorsque des conduites sont remplacées sous la Mède et dans la ville, elles ont douze centimètres de diamètre, ce qui correspond approximativement à cinq pouces.

  • 21 L’objectif des calculs qui suivent est très modeste. Il s’agit d’évaluer approximativement le débit (...)

24Il reste à déterminer la vitesse de l’eau. Elle dépend essentiellement de la pente et des frottements contre les parois. Une formule élaborée expérimentalement permet de la calculer21 :

25(4 L/I).(a V + b V2) + (0,5 V2/2 g) = Ζ

26L désigne la longueur de la conduite sur laquelle est calculée la vitesse (en mètres), I le diamètre (en mètres), V la vitesse en mètres par seconde, g l’accélération (valeur constante de 9,81 mètres par seconde), Ζ la dénivellation entre le point le plus haut et le point le plus bas de la conduite (en mètres), a et b étant des coefficients constants établis par de Prony et modifiés par Darcy en tenant compte de l’existence de dépôts sur les parois. Selon Darcy, a = 0,000032 et b = 0,000443.

27Du regard de Toni à l’aqueduc sur l’Auzon, la distance est d’environ 3 300 mètres et la dénivellation de 15 mètres. En arrondissant à 12 centimètres le diamètre de chacun des deux tuyaux qui recueillent l’eau, mesure plutôt faible, la formule donne une vitesse de 0,52 mètre par seconde et le débit est de 5,9 litres par seconde et par tuyau. Le nouvel aqueduc sur l’Auzon est donc construit pour transporter un volume d’eau de près de douze litres toutes les secondes. Une vérification avec d’autres mesures s’impose. Du regard de Toni à la tour des eaux, la dénivellation est d’environ 20 mètres sur une distance d’environ 3 900 mètres. Le diamètre des tuyaux qui partent de la tour est légèrement modifié au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle mais une moyenne de 12 centimètres peut être raisonnablement conservée. Les formules donnent dans ce cas une vitesse de 0,63 mètre par seconde et un débit de 7,1 litres par seconde pour chaque tuyau. Or il existe deux tuyaux à l’entrée de la tour et quatre à la sortie. Il est évident que le débit réel n’est pas multiplié par deux après le passage dans le réservoir de la tour qui ne peut stocker que des quantités relativement faibles. Le doublement du nombre de tuyaux permet surtout de répartir l’eau à travers la ville en multipliant les conduites et de faciliter l’entretien et les réparations.

28L’écart entre les résultats obtenus est faible et s’explique facilement par l’imprécision des dénivellations et des longueurs considérées. Il ne traduit pas une différence de débit mais une marge d’erreur, énorme sans doute pour un ingénieur qui voudrait atteindre l’efficacité maximale dans sa construction, acceptable pour une recherche qui doit prendre en considération les limites de la documentation. Chercher une précision accrue n’aurait aucun sens puisque le diamètre des conduites varie considérablement au fil des années, rétrécissant à cause du dépôt de tartre jusqu’à ce qu’un nettoyage ou un remplacement des tuyaux lui rende à peu près sa dimension d’origine. Constater que douze à quatorze litres d’eau par seconde entrent en permanence dans la ville par la tour des eaux après les travaux des années 1714-1734 constitue déjà un résultat très significatif. Le débit théorique de l’eau qui se rassemble au regard de Toni étant d’environ treize litres par seconde, toute l’eau des sources tant anciennes que nouvelles semble parvenir dans la cité. Jean de Clapiès et Antoine d’Allemand ont donc conçu un ouvrage parfaitement adapté aux possibilités locales et aux besoins des populations, les sources des Lontainiers apportant de l’avis général l’abondance d’eau tant attendue. Contrairement à beaucoup de réalisations romaines, l’aqueduc de Carpentras n’est pas surdimensionné et son rendement est excellent. En dehors des périodes d’obstruction des conduites, certes assez fréquentes, les habitants de Carpentras devaient disposer en permanence de quantités suffisantes d’eau coulant à gros jets de toutes les fontaines de la ville.

29En considérant que toute l’eau des sources captées arrive en ville, le volume disponible est d’environ 150 m3 par jour avant le tournant des années 1714-1734 et 1 100 au-delà. Or on peut grossièrement estimer la population de Carpentras à 7 000 habitants vers 1710 et 10 000 vers 1760. Sur cette base, on obtient une moyenne d’environ 21 à 22 litres d’eau par personne et par jour vers 1710 et 110 litres par personne et par jour vers 1760. La situation a peu varié au cours du XVIIe siècle : les conduites, souvent réparées, sont restées les mêmes jusqu’en 1714. La population a probablement augmenté, dans des proportions inconnues en l’absence de tout dénombrement antérieur à 1693. La demande d’eau était sans doute un peu moins forte. En revanche, plusieurs enquêtes de la seconde moitié du XVIIIe siècle et le recensement de 1793 montrent que la population carpentrassienne résidant constamment en ville n’atteint qu’exceptionnellement 10 000 personnes. Le volume d’eau disponible pour chaque habitant est donc encore supérieur à celui avancé.

  • 22 B. Buffet, R. Evrard, L’eau potable à travers les âges, Liège, Solédi, 1950, p. 160-161.
  • 23 Ibid., p. 196-197 ; B. Jullien, « L’eau à Paris au XVIIIe siècle », Position des thèses soutenues p (...)

30L’interprétation des résultats est difficile. La comparaison avec d’autres villes des XVIIe et XVIIIe siècles témoigne de l’avance prise par la capitale comtadine à partir de 1734. Les fontaines de Paris auraient reçu vers 1608 environ 1 000 m3 d’eau par jour dont les deux tiers en eau de Seine élevée par les pompes du Pont-Neuf. Ce débit serait passé à 1 500 m3 par jour en 1623 grâce à la reconstruction de l’aqueduc d’Arcueil, puis à 3 500 m3 par jour vers 1670 avec les pompes du pont Notre-Dame. Les trois quarts de l’eau auraient alors été tirés de la Seine22. Le débit global serait resté à peu près le même jusqu’aux années 1780 en l’absence d’équipements nouveaux. L’installation par les frères Perrier de pompes à feu au pied de la colline de Chaillot en 1781 et au pied du « Gros Caillou » en 1783 procure théoriquement à la ville 4 000 m3 supplémentaires chaque jour. La véritable mutation est postérieure avec la construction sous le Consulat et l’Empire du canal de l’Ourcq dérivant sur plus d’une centaine de kilomètres une masse d’eau impressionnante refoulée par des pompes. Après la mise en service de cet équipement résolument moderne et adapté aux besoins, la rupture avec tous les expédients des siècles passés est affichée et les Parisiens profitent de 70 000 m3 par jour, près de dix fois plus qu’à la fin du XVIIIe siècle23. En retenant les estimations de 510 000 habitants au début du XVIIIe siècle et de 600 000 juste avant la période révolutionnaire, la population parisienne aurait donc disposé aux fontaines publiques d’une moyenne d’environ 7 litres par personne et par jour vers 1700 et de 12,5 vers 1785. L’augmentation est très faible en comparaison des résultats obtenus à Carpentras. Pendant tous les XVIIe et XVIIIe siècles, les habitants de la capitale comtadine sont beaucoup mieux pourvus que les Parisiens et leur avantage s’accroît encore à partir des années 1730. Or ils bénéficient d’une eau de source dont la qualité est nettement supérieure à l’eau de Seine qui forme l’essentiel des ressources de Paris. Les Parisiens ne rattrapent leur retard que dans le premier quart du XIXe siècle, mais toujours avec de l’eau de rivière.

  • 24 B. Buffet, R. Evrard, op. cit., 1950, p. 127-136.

31Pour les autres villes européennes, les estimations de débits sont rares. B. Buffet et R. Evrard en avancent quelques-unes24. À Rome, deux aqueducs antiques réhabilités entre la fin du XVe siècle et le début du XVIIe siècle et un aqueduc entièrement neuf datant de la fin du XVIe siècle avaient une capacité totale de transport de 112 000 m3 par jour, si l’on se fie aux débits mesurés au XIXe siècle. La cité pontificale n’a pas de rivale en Europe. Les habitants de Carpentras ont-ils voulu disposer des mêmes avantages que leurs compatriotes de Rome ? Si c’était le cas, il y aurait dans ce domaine un modèle fourni par les États pontificaux. Mais force est de constater que les initiatives comtadines ne viennent pas de la ville éternelle.

  • 25 Renseignements communiqués par Madame Josette Pontet lors du colloque de Nice sur l’eau et la ville (...)
  • 26 Renseignements communiqués par Madame Froissard lors du colloque de Nice (« Antibes et l’aqueduc de (...)

32Liège est aussi une ville privilégiée, même si au XVIIe siècle les quantités d’eau disponibles sont beaucoup moins impressionnantes. Le drainage de l’eau souterraine est réalisé par des galeries destinées à rendre possible l’exploitation de houille. Il procure au XVIIe siècle 350 m3 par jour dans les deux paroisses du centre de la ville. Au XVIIIe siècle, cinq galeries supplémentaires drainant chacune environ 200 m3 par jour sont mises en service. Dans plusieurs villes européennes, la construction d’aqueducs au milieu du XVIIIe siècle rend l’eau beaucoup plus abondante. À Lisbonne, une canalisation de 18 kilomètres achevée en 1743 aurait amené 1 700 m3 par jour. À Caserte, en Italie, le débit de l’aqueduc édifié dans les années 1750 aurait été prodigieusement élevé, comparable à celui des aqueducs de Rome : 46 000 m3 par jour après un parcours de 42 kilomètres. Enfin, à Montpellier, l’aqueduc construit et remanié dans le seconde moitié du XVIIIe siècle aurait fourni 1 500 m3 par jour. Sans entrer dans une nouvelle bataille de chiffres sur la disponibilité moyenne par habitant, on constate qu’hormis les cas exceptionnels de Rome, de Caserte et dans une moindre mesure de Liège, les habitants des villes grandes et moyennes d’Europe occidentale sont moins favorisés que ceux de Carpentras. Or Paris, Lisbonne et Montpellier sont tout de même des exemples connus parce qu’un effort y a été consenti pour améliorer les équipements anciens. Des recherches menées sur le sud-ouest de la France montrent le retard pris dans beaucoup de villes. Au XVIIIe siècle, il n’existe qu’une seule fontaine publique à Pau, aucune à Dax et Périgueux. Les progrès sont très limités. Même à Bordeaux, un grand projet formé en 1790 n’aboutit pas. Seule Bayonne se lance à peu près au même moment que Carpentras dans un programme de création de fontaines25. Dans le comté de Nice, l’aqueduc de Fontvieille à Antibes n’est construit qu’entre 1781 et 178526.

  • 27 G. Truc, L’eau en Vaucluse, Conseil général de Vaucluse, 1991, p. 14.

33Il faut cependant se méfier des apparences. Les débits théoriques ne donnent pas le volume d’eau effectivement consommé. Les habitants de Rome s’approvisionnent certes plus facilement aux fontaines publiques que ceux de Paris, mais la plus grande partie de l’eau dérivée sert au décor baroque ou se perd dans les rues et les égouts. À Carpentras comme à Montpellier ou Lisbonne, l’eau coule de façon continue dans les conques des fontaines et elle n’est que partiellement utilisée pour les besoins domestiques. Avec 110 litres par habitant et par jour, la capitale du Comtat atteindrait presque dès le XVIIIe siècle les niveaux actuels de consommation moyenne d’eau en France - 150 litres par personne et par jour vers 1990, « chiffre couramment utilisé pour dimensionner les réseaux de distribution d’eau potable »27. En fait, les besoins et les usages des XVIIe et XVIIIe siècles sont sans aucun rapport avec ceux de la fin du XXe siècle. Les chiffres ne doivent donc pas faire illusion. Il est seulement possible d’affirmer qu’avec la quantité d’eau coulant des neuf fontaines de la ville vers 1790, les Carpentrassiens couvrent à peu près la totalité de leurs besoins, sauf lorsque des incidents se produisent sur le réseau. Mais la consommation d’un habitant de Carpentras n’est peut-être pas supérieure à celle d’un Parisien ou de n’importe quel autre citadin.

  • 28 B. Jullien, « L’eau à Paris au XVIIIe siècle », op. cit., 1988, p. 105.

34Il faut en effet tenir compte des autres modes d’alimentation en eau, notamment de l’habitude d’aller puiser l’eau directement dans les rivières. Les porteurs d’eau occupent une place essentielle dans le peuple de Paris alors qu’ils n’apparaissent jamais dans les archives du Comtat ou d’Avignon. « Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, plusieurs compagnies se créent avec pour objet d’élever, de purifier et de vendre l’eau de la Seine en utilisant les services de nombreux porteurs d’eau »28. À Avignon et L’Isle, l’eau est puisée directement dans le Rhône et dans la Sorgue. Les habitants de ces villes vont eux-mêmes chercher l’eau, les plus aisés envoyant leurs domestiques pour accomplir cette corvée. Enfin les puits, rarement publics, sauf à Avignon, fournissent l’essentiel de l’eau à usage domestique dans les cités trop éloignées d’une rivière et qui n’ont pas jugé utile la réalisation d’un réseau d’adduction, comme Cavaillon. Même à Carpentras, de nombreux puits existent dans les cours des maisons. Les systèmes de stockage sont rares, sauf peut-être dans certaines zones de hauts plateaux et de montagne peu peuplées où ils constituent le seul moyen de se procurer de l’eau. Les villes et les particuliers n’envisagent jamais la construction de grands réservoirs, sans doute par crainte des eaux stagnantes.

35Une proportion considérable de l’eau de source distribuée à Carpentras est donc gaspillée. À Pernes et dans toutes les communautés qui font un effort pour se doter d’un aqueduc souterrain et de fontaines, le gaspillage est de même nature. Comment expliquer que des sommes considérables soient investies pour amener dans l’enceinte des villes et des villages de l’eau qui se perd ? En fait, à Carpentras et dans les communautés avoisinantes, personne n’a le sentiment que l’argent a été dépensé inutilement. L’eau n’est pas perdue lorsqu’elle alimente des fontaines plus nombreuses autour desquelles se presse une foule de femmes venues remplir leurs récipients, des artisans qui se procurent de quoi nettoyer leurs outils, des paysans avec quelques têtes de bétail ou des chevaux, notamment les jours de foire et de marché. Elle n’est pas perdue non plus lorsqu’elle rejoint les égouts, voire les caves des particuliers, pour faire du fumier et arroser de petits jardins à proximité des habitations, lorsqu’elle remplit le lavoir de la communauté où les femmes créent à nouveau des liens de sociabilité, lorsqu’elle est constamment disponible pour les maçons qui s’activent sur un chantier public ou privé et lors des incendies qui se déclarent si facilement dans une grange ou un grenier… Ce qui importe, c’est moins la quantité d’eau moyenne consommée que la constante disponibilité d’un volume suffisant dans tous les quartiers de la ville. Or cet objectif n’est atteint qu’avec la captation et la dérivation de sources très abondantes, au débit largement supérieur à ce qui est théoriquement nécessaire. À certaines heures de la journée, lorsque 1’affluence en ville était forte, le débit de douze ou treize litres par seconde s’avérait peut-être indispensable.

36Des évaluations très aléatoires font état d’une consommation moyenne dans les grandes villes françaises de 15 litres par personne et par jour vers 1800, inférieure aux 22 litres théoriquement disponibles à Carpentras vers 1710. Rien n’indique que les Comtadins aient été de plus gros consommateurs d’eau que les Parisiens, vivant au cœur d’une concentration de richesses unique dans le royaume de France. La nécessité de capter de nouvelles sources et de reconstruire les portions de l’aqueduc les plus proches de la capitale comtadine ne se comprendrait pas si l’ambition des élites urbaines n’avait pas été de répondre à des sommets quotidiens et hebdomadaires de consommation, alors que les conceptions médicales et dans une moindre mesure les limites techniques rencontrées empêchaient de faire des réserves. L’avance de Carpentras, perdue seulement au cours du XIXe siècle quand des équipements beaucoup plus modernes se multiplièrent partout, tenait surtout à la commodité offerte à la population. À Paris, seules les familles aisées disposant des services d’au moins un domestique étaient entièrement débarrassées de toute corvée d’eau. À Carpentras, l’équipement était suffisant pour que tous les habitants n’eussent qu’un trajet limité à parcourir pour se procurer de l’eau et celle-ci était pure et fraîche, d’une qualité incontestablement supérieure à celle de la Seine, ne serait-ce que par son goût. L’accès à l’eau demandait pourtant toujours un effort : il fallait sortir de chez soi pour remplir un récipient ou faire la lessive. L’arrivée de l’eau au cœur de la maison constitue un progrès plus décisif. Elle donne une idée plus juste de la consommation réelle d’une famille mais au XVIIIe siècle, elle reste réservée à quelques privilégiés du rang ou de la fortune.

Β - L’apparition de réseaux de distribution d’eau à domicile

  • 29 ACC, DD 24, liste évolutive commencée le 29 avril 1748 et achevée en 1759 ; ACC, Ο 3, n. f., frimai (...)
  • 30 Un demi-tuyau correspond soit à un tuyau partagé entre deux particuliers, soit à un tuyau au diamèt (...)

37Parmi les moyens utilisés pour augmenter les ressources financières de la communauté et faire face aux charges qui pèsent sur elle, notamment à cause de l’entretien, l’octroi de concessions privées a déjà été souligné. Cette faveur permet d’orner les jardins et les cours intérieures d’hôtels particuliers de fontaines décoratives, mais elle a aussi un but utilitaire. Plusieurs listes des personnes bénéficiant d’une concession sont conservées29. Chaque tuyau concédé a quatre lignes de diamètre. Il prend son origine dans le regard d’une des fontaines publiques ou dans un petit réservoir destiné non à stocker l’eau, mais à la répartir. Certaines personnes réussissent à disposer de plusieurs tuyaux : deux, voire deux et demi comme le marquis de Murs ou le marquis Desisnards30. En 1759, cinquante-six tuyaux payants sont dirigés vers des maisons particulières, auxquels il faut ajouter trois tuyaux cédés gratuitement à Antoine d’Allemand pour services rendus et au seigneur d’Olonne après la vive contestation qui l’a opposé à la ville. Les huit couvents, le palais épiscopal, la rectorie, le séminaire, le collège, l’hôtel-Dieu, la maison de Charité et la maison du Refuge disposent chacun d’un tuyau gratuitement, selon un droit contesté mais déjà en vigueur au XVIe siècle, soit 15 tuyaux supplémentaires.

38Chaque tuyau privé a un diamètre d’un tiers de pouce alors que les deux gros tuyaux publics qui entrent dans la ville par la tour des eaux et qui sont calibrés de manière à transporter à peu près toutes les eaux de source ont quatre pouces de diamètre. Le calcul des sections respectives pour un tuyau public et un tuyau privé montre que la section du premier est 144 fois supérieure à celle du second. En faisant abstraction des différences de pression, des frottements contre les parois et des déperditions dues à des causes diverses, le débit de l’eau arrivant en ville permet théoriquement d’alimenter deux cent quatre-vingt-huit fontaines privées. Les soixante-quatorze tuyaux privés ont en fait la capacité de dériver environ le quart de l’eau publique, soit 275 m3 par jour. Chacun d’eux peut fournir quotidiennement près de 4 m3 d’eau, volume impressionnant lorsqu’on sait qu’en général un tuyau n’équipe qu’une seule maison. Avec un débit réduit de 25 %, les fontaines publiques continuent à répondre largement aux besoins de la population, mais l’accès à l’eau est très inégalitaire. Qui sont les quelques privilégiés disposant d’un tuyau privé ?

39Même si l’intérêt public est affiché, la liste des bénéficiaires montre à quel point les élites nobiliaires, qui sont aussi à Carpentras les familles les plus riches, savent profiter de leur pouvoir. On y retrouve tous les personnages importants de la cité au milieu du XVIIIe siècle : le comte de Sobirats, le marquis de Murs, le marquis Desisnards, Monsieur de Pellissier, président de la révérende Chambre apostolique, le seigneur d’Olonne, le marquis de Modène, Monsieur d’Inguimbert, un lointain cousin de l’évêque, et beaucoup d’autres. Même s’il est difficile d’établir une proportion de nobles à partir des seuls noms, on peut affirmer que la quasi-totalité de ceux qui possèdent une fontaine privée dans leur maison en 1759 appartiennent à l’épée ou à la robe. Il faut attendre 1758 pour qu’à côté d’un nom apparaisse la mention « bourgeois ». Sur une liste postérieure mais non datée, cette mention figure à deux reprises à côté d’un marchand chapelier et d’un salpêtrier. On trouve aussi quelques médecins et quelques notaires mais les nobles forment toujours une écrasante majorité. Le prix demandé ne semble pourtant pas prohibitif. À une époque où l’hygiène est encore limitée à quelques gestes simples, la présence d’eau dans une maison est autant le signe d’un rang social que d’un besoin.

  • 31 ACC, BB 264, f 18 v°-19, 28 mai 1787 ; f 46, 13 avril 1788.

40Les artisans qui ont besoin d’eau pour leur activité, comme le salpêtrier Charles Brun, n’obtiennent un tuyau qu’à des dates tardives. En 1787 et 1788, le conseil de ville accorde deux séries de concessions31. Sur vingt-sept personnes concernées, on compte huit docteurs en droit, sept membres de l’épée, deux notaires, un bourgeois, un chirurgien, un marchand, un confiseur, quatre ménagers et deux personnes dont on ne connaît pas la situation sociale. Il existe donc une réelle diversification du statut des bénéficiaires mais, dans les deux cas, la priorité est donnée aux membres du conseil de ville. Sur les dix nouveaux membres du réseau en 1788, neuf appartiennent au conseil. Les ménagers et les quelques bourgeois ou assimilés qui obtiennent satisfaction à la fin des années 1780 ont tous accès au conseil, alors que les artisans qui en sont rejetés doivent se contenter des fontaines publiques. C’est seulement pendant la révolution qu’un teinturier peut se brancher sur le réseau public. Les intérêts privés et les réseaux d’influence jouent un rôle majeur dans l’octroi de tuyaux. Les bénéfices du progrès sont donc inégaux suivant les groupes sociaux. L’accès direct au réseau ne s’étend presque pas jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Comme les deux listes postérieures à celle de la période 1748-1759 ne sont pas datées, l’évolution est difficile à cerner, mais aucune ne dépasse le nombre de cinquante-neuf tuyaux privés. Il n’est pas certain que les concessions de 1787 et 1788 élargissent beaucoup le cercle des bénéficiaires : les tuyaux se transmettent par vente ou par cession d’une personne à une autre mais comme la concession d’origine est publique, la ville tient à garder le contrôle des mutations. Des tuyaux sont partagés : c’est le cas entre le médecin Boyer et M. Audifret, qualifié de bourgeois. Peut-être ont-ils une fontaine commune entre deux maisons proches. Peut-être dérivent-ils chacun vers leur maison la moitié du volume correspondant à un seul tuyau. M. Gaudin, président de la Chambre, se substitue à une date indéterminée à M. de Bimard, tandis que Maurice Vache reprend la concession dont disposait Madame de Vérot. Trois autres cas figurent sur la liste la plus tardive antérieure aux événements révolutionnaires.

41L’érudit Antoine Denoves donne en 1808 une liste des fontaines particulières et décrit les évolutions pendant et après la Révolution. Son travail n’a certes rien d’officiel et doit être considéré avec prudence. Il présente cependant un avantage sur les listes des archives communales : les fontaines sont citées avec l’indication de l’île où elles se trouvent, ce qui permet de tracer une carte de leur répartition. Le résultat est sans surprise. Les quartiers et les îles qui concentrent le plus de concessions privées sont ceux où la densité de l’habitat est la plus faible, où les maisons sont les plus grandes et où vivent les familles les plus aisées de la ville. Ainsi le quartier de la Porte Notre-Dame possède vingt-cinq des cinquante-neuf fontaines recensées, dont une dizaine dans les îles 32, 36 et 38 qui entourent la rue Dorée, principale rue aristocratique. Le quartier de la porte de Mazan, le plus populaire, ne rassemble en revanche que cinq fontaines privées. Une seule se situe entre la rue Saint-Lazare et les Lices, dans les poches de pauvreté de la ville. Les quartiers de la porte d’Orange et de la porte de Monteux occupent une situation intermédiaire avec respectivement douze et dix-sept fontaines privées. Or il s’agit de quartiers dans lesquels les groupes sociaux sont assez mêlés, avec des contrastes assez brutaux entre des îles d’habitat populaire et d’autres abritant des populations bourgeoises et nobles. Une étude plus précise, île par île, ne ferait que confirmer cette évidence : les grandes maisons avec cour et jardin sont beaucoup plus souvent équipées d’une arrivée d’eau que les petites maisons serrées les unes contre les autres ou habitées collectivement. Ce résultat prouve que les fontaines sont presque toujours implantées dans les maisons pour leur seul usage et qu’il n’existe presque pas - peut-être même pas du tout - de fontaine collective destinée à plusieurs habitations voisines. Il montre aussi que la plupart des grandes demeures individuelles désignées communément par l’appellation d’hôtel particulier ont leur propre fontaine.

  • 1 Chaque carré représente une concession

Note (1)1

42Pendant la période révolutionnaire, les droits anciens se maintiennent mais de nouvelles personnes sont autorisées à dériver un tuyau d’eau. Antoine Denoves donne un diamètre de six pouces pour les tuyaux, sans préciser à quel moment a eu lieu le changement de dimension. Un notaire, un bourgeois, le receveur des impositions de l’arrondissement, un teinturier et un ménager sont autorisés à se brancher sur le réseau public, malgré les difficultés de fonctionnement de l’aqueduc et les dégradations subies. Les critères expliquant cette faveur ne sont pas expliqués. Des îles qui n’étaient dotées d’aucune fontaine privée, sauf pour des bâtiments religieux, en acquièrent ainsi une : ce sont les n° 1, 5 et 41, dans trois quartiers différents.

43Au moment où écrit Antoine Denoves, vers 1808, le nombre de concessions payantes correspondant chacune à une fontaine s’élèverait à soixante-dix, et huit continueraient à être accordées gratuitement selon des traditions anciennes ou plus rarement des innovations récentes : au palais de justice, ancien palais épiscopal, à la maison de la tuerie, à la sacristie de l’église Saint-Siffrein, au collège, à la maison de Charité, à l’hôpital, au logement de gendarmerie et à la maison des héritiers d’Antoine d’Allemand. En outre, la Révolution a fait disparaître la plupart des maisons religieuses et le palais de la rectorie dont les bâtiments ont été revendus et partagés. Selon Antoine Denoves, les nouveaux propriétaires ont hérité du droit de dériver un tuyau à condition de payer au même tarif que les autres : ils sont dix-huit dans ce cas mais peu ont demandé à en jouir. La vente des couvents constitue donc un instrument d’élargissement de l’accès à l’eau dont les conséquences réelles sont cependant lentes à se faire sentir. Les nouveaux propriétaires ne saisissent pas immédiatement l’occasion qui leur est donnée parce que le réseau fonctionne mal au début du XIXe siècle et qu’ils n’en éprouvent pas tous le besoin. La pression pour obtenir l’eau à domicile est donc moins forte que celle qui s’exerce pour rétablir les anciens débits aux fontaines publiques. Dans des notes postérieures à la première rédaction de son manuscrit, Antoine Denoves ne cite que sept fontaines privées construites entre 1812 et 1819, dont deux dans l’île 1 et trois dans les îles 34 et 35 du quartier de la porte Notre-Dame. Un négociant, un notaire, un avocat, un apothicaire, un imprimeur sont à l’origine de ces réalisations, deux cas restant indéterminés. La bourgeoisie locale a ainsi un accès plus facile à l’eau qu’avant la Révolution, mais le menu peuple reste toujours à l’écart.

44En reprenant la comptabilité d’Antoine Denoves, on obtient cent huit fontaines privées alimentées vers 1820 par l’aqueduc. Leur nombre a presque doublé par rapport à la période antérieure à la révolution. En fait, toutes ces fontaines ne fonctionnent pas en même temps et si l’on tient compte du transfert des droits des communautés religieuses vers des particuliers, l’augmentation est beaucoup moins forte. Avec les bouleversements intervenus dans la propriété immobilière au cours de la Révolution et de l’Empire, beaucoup de fontaines ont changé de main. La bourgeoisie active qui travaille dans les professions libérales ou dans le commerce a accru son influence et profité des changements pour acquérir des avantages. L’obtention d’un tuyau privé n’est pourtant guère plus facile qu’avant 1790. Rien ne permet d’affirmer que se produit une démocratisation de la présence de fontaines dans les maisons. La dernière liste retrouvée émanant de la municipalité fait état de seulement soixante-quinze portions d’eau payantes en 1816 dont profitent soixante-dix-sept maisons ou institutions différentes. Le collège et la maison de Charité y figurent. Les exemptions sont donc réduites, ou peut-être supprimées.

45Ainsi, la croissance du nombre de fontaines est très lente et le menu peuple se contente toujours des fontaines publiques. Les progrès spectaculaires réalisés au XVIIIe siècle rencontrent assez rapidement leurs limites. Toutefois, la bourgeoisie modeste du négoce et des professions libérales a désormais accès à ce nouveau confort à peu près aussi aisément que l’ancienne noblesse. L’évolution commencée pendant la période révolutionnaire est désormais achevée. La répartition des concessions par quartier et par île correspond approximativement à celle fournie par Antoine Denoves mais trop de cas sont mentionnés sans aucune précision pour qu’une seconde carte puisse être établie. Une dizaine de fontaines sont créées dans les maisons des faubourgs en plein développement, près des portes de Mazan et de Monteux, à l’extérieur des remparts. C’est un signe de l’accès à l’eau des catégories sociales en ascension qui ne s’installent plus forcément au cœur de la vieille cité.

  • 32 En 1657, messire Jean-Jacques de Seguins, écuyer de Carpentras, baille au potier d’étaing Jean Bron (...)

46La fontaine privée reste donc réservée à une élite qui s’élargit peu et rassemble peut-être trois cents à quatre cents personnes en attribuant un coefficient arbitraire de cinq à chaque fontaine recensée, peut-être un peu plus si l’on tient compte de la domesticité et des religieux avant la Révolution. Parallèlement aux progrès accomplis dans l’espace public, il existerait donc un progrès spécifique et supérieur dans la sphère privée de quelques intérieurs nobles et bourgeois. Mais s’agit-il vraiment d’un progrès de nature différente de celui accessible à tous ? Profiter de l’eau qui coule directement à proximité de sa maison est un luxe, sauf pour quelques artisans qui font de la fontaine un de leurs instruments de travail. Mais ce luxe convoité répond-il à des besoins ? Comme pour les fontaines publiques, il ne semble pas exister de système de réservoir et l’eau coule en permanence, sans robinet. C’est du moins le cas le plus fréquent32. Les arrivées d’eau ne sont pas installées dans la maison mais dans une cour ou un jardin attenant. Le confort est donc relatif. Compte tenu de la taille de Carpentras et de la répartition des fontaines publiques entre les quartiers, il n’y a guère de différence entre le déplacement dans le jardin ou la cour d’une maison pour atteindre l’équipement privé et le parcours de quelques dizaines de mètres supplémentaires pour aller à l’édifice public. L’avantage tient autant au prestige recherché et à la quantité constamment disponible qu’à la commodité de l’approvisionnement : un particulier qui obtient une concession est assuré de disposer pour un prix modique - douze livres par an puis vingt-quatre livres à partir de 1795 - de près de 4 000 litres par jour dont il peut faire ce qu’il veut, alors que les autres habitants n’ont que l’usage d’une eau abondante mais qui leur coule entre les doigts une fois rempli leur broc ou leur seau.

47Que peuvent faire des particuliers aisés avec un tel volume d’eau lorsqu’ils ne l’utilisent pas pour une activité artisanale ? La création d’une fontaine ornementale n’est pas leur seule motivation, notamment lorsque le milieu social qui accède aux concessions se diversifie et que l’eau arrive dans des maisons sans recherche ornementale très soignée. L’utilisation plus aisée de l’eau dans une cuisine ou pour la toilette et la facilité pour renouveler le contenu des fontaines en céramique constituent des éléments de confort qui n’exigent que de petits volumes. L’entretien d’un jardin ornemental et des plantes d’une cour intérieure est rendu possible mais à Carpentras le parcellaire est si serré, contrairement à Avignon, que ces espaces sont très réduits. Les grandes maisons sont dotées d’une écurie. L’entretien et la boisson des chevaux nécessitant beaucoup d’eau, les propriétaires de fontaines privées évitent les embarras autour des conques publiques qui servent d’abreuvoir. Maigres usages en définitive par rapport aux disponibilités. La conclusion est la même que pour les fontaines publiques : le confort apporté par la proximité et l’abondance de l’eau est indissociable d’un gaspillage qui n’est pas perçu comme tel. Le progrès est plus ou moins consciemment vécu comme un plaisir, un refus du rationnement, une exigence de facilité dans les gestes de la vie quotidienne. Toute la population en profite mais les élites y ajoutent un raffinement qui constitue une marque de distinction : elles continuent à devoir remplir toutes sortes de récipients avant d’utiliser l’eau mais elles peuvent le faire en restant constamment à l’écart de la foule, en évitant de se mêler aux cercles de la sociabilité populaire. L’arrivée d’eau dans une maison contribue au renforcement de la séparation entre la sphère du public et celle du privé, phénomène essentiel qui touche la société au XVIIIe siècle et se diffuse progressivement à partir des familles aisées, mais qui se produit avec une extrême lenteur : vers 1820, plus des neuf dixièmes de la population de Carpentras doivent encore sortir dans la rue pour se procurer de l’eau.

  • 33 DRAC, Pré-inventaire dactylographié, Carpentras, p. 707-721. L’hôtel de Gaudemaris est situé au 18, (...)
  • 34 Ibid., p. 348. La maison est située au 29, impasse Sainte-Marthe. Elle date de la première moitié d (...)

48La représentativité de Carpentras est faible à l’échelle du Comtat Venaissin. Peu de villes octroient des concessions privées à quelques habitants : seules Pernes et Monteux le font à une échelle beaucoup plus réduite que la capitale comtadine. Presque partout cependant, une élite parvient à disposer d’eau pour son seul usage, soit grâce à une source privée, soit par captation dans le lit d’une rivière proche, mais les progrès accomplis ne sont pas mesurables. Dans beaucoup de maisons, l’eau est disponible par un moyen beaucoup plus traditionnel que la fontaine : le puits privé ou collectif. Des puits privés anciens ont subsisté jusqu’à nos jours dans la cour des maisons, parfois dans une pièce basse. L’inventaire de la DRAC, qui n’est pas exhaustif, mentionne ainsi deux puits placés dans des cours à Carpentras, l’un dans l’hôtel de Gaudemaris réaménagé aux XVIIe et XVIIIe siècles sur une demeure de la Renaissance33, l’autre dans une maison de l’impasse Sainte-Marthe34. Ce dernier daterait du XVIIe siècle. Un puits situé dans la cour d’une maison donnant sur la place Saint-Siffrein et connue sous l’appellation d’hôtel de Galeri a conservé des éléments d’architecture qui prouvent que son existence remonte au moins au XVe siècle. Le puits n’entre pas en concurrence directe avec la fontaine. Son eau est souvent jugée insalubre, ce qui la rend impropre à la consommation - sauf dans les villes où il n’existe pas de solution de rechange ! - et en l’absence de pompe, l’arrosage de jardins est fastidieux. Dans la capitale comtadine, les fontaines représentent donc un progrès incontestable.

  • 35 M. Baulant, « Pratiques de l’eau dans la Brie des XVIIe et XVIIIe siècles », Ethnologie française, (...)

49Il faudrait à la fois pouvoir compter le nombre de puits existant, analyser son évolution et connaître les usages précis qui étaient faits de l’eau qu’on en tirait. C’est ce qu’a tenté Micheline Baulant qui montre l’augmentation du nombre de puits à Meaux, mais sans parvenir à évaluer avec précision la proportion de maisons qui en sont dotées, même s’il semble qu’elle ait approché les 50 % à la fin du XVIIIe siècle35. Les campagnes de la Brie auraient été précocement équipées mais auraient souffert des troubles des guerres de religion et de la première moitié du XVIIe siècle. Au-delà, la réouverture des puits anciens se serait accompagnée de nouvelles réalisations. Les tentatives pour effectuer des recherches comparables dans quelques localités du Comtat comme Carpentras ou Cavaillon et pour confronter les résultats à ceux obtenus en Brie se sont en revanche avérées vaines. En effet, les mentions de puits sont très rares dans les actes de vente ou de location de maisons comme dans les inventaires après décès. L’enregistrement de leur existence semble aléatoire, à moins qu’il y en ait eu effectivement très peu, mais comment serait-ce possible dans des villes sans fontaine publique et relativement éloignées d’une rivière ? Face au petit nombre d’indications dans les archives et à l’impossibilité de pénétrer systématiquement dans les cours intérieures, il a fallu renoncer à compter.

  • 36 BM Av., ms 5075, Mémoire sur la distribution des eaux dans la ville d’Avignon, vers 1840 ; Bayol, « (...)

50Il est certain en revanche qu’Avignon possède vers 1800 un grand nombre de puits dont beaucoup sont anciens, ce que confirme le témoignage du docteur Pamard : « chaque maison a, pour ainsi dire, le sien, indépendamment desquels il y en a d’autres dans quelques quartiers qui sont ouverts à tout le monde. Quelques-uns de ces derniers ont été comblés par une suite de défaut de police ». Dans les années 1840, lorsque la municipalité commence à s’occuper sérieusement des questions de salubrité publique et cherche à limiter l’usage des eaux de puits grâce à l’utilisation de pompes, il aurait existé 50 puits publics et 2 000 puits privés36. La plupart auraient été très anciens, ce qui expliquerait leur mauvais état et l’importance des infiltrations des eaux d’écoulement. Même si ces données manquent de précision et ne permettent pas de comprendre l’évolution des pratiques, elles confirment que les puits sont fréquemment utilisés par la population au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle et répartis à travers toute la ville, limitant les distances à parcourir pour accomplir les corvées d’eau.

  • 37 ANC, 3 Ε 26, reg. 2214, f 493 v°-494, 27 septembre 1719. Charles Fabre, travailleur de terre de Car (...)
  • 38 ADV, 3E33/921, f 255 v°-258. Une autre mention de construction de puits avec un bâtiment de grange (...)
  • 39 ADV, 3E33/961, f 973-974, 12/11/1781 ; 3E33/962-1, f 18 v°-21, 12/1/1782, f 384 v°-387,7/10/1782.

51Si la sociabilité autour des fontaines donne lieu à quelques descriptions pittoresques et à quelques affaires judiciaires, les puits publics et privés laissent beaucoup moins de traces dans les archives. Les granges en sont fréquemment équipées. Le puits de la grange de noble Jean Bernard Dedos au quartier des Teyssières, dans le terroir de Carpentras, est ainsi un lieu de rencontre pour des travailleurs de terre qui viennent s’y désaltérer ou y puiser des seaux pour leurs travaux agricoles37. La construction de puits apparaît quelquefois, notamment dans la campagne cavaillonnaise au milieu et à la fin du XVIIIe siècle, mais aucune série de prix-faits n’a pu être constituée. Ainsi le 3 mai 1730, messire Joseph Gabriel d’Agard donne à prix-fait au maçon Antoine Sabatier la réalisation d’une grange au quartier des Arcoules, avec un puits à creuser près du bâtiment aussi profondément que possible38. Entre 1780 et 1782, trois contrats pour la construction de puits sont passés devant le notaire Sébastien Blaze. Dans deux cas, ils accompagnent la réalisation d’une grange tandis que dans un cas, il s’agit d’un nouvel équipement dans une maison de la ville39.

  • 40 En 1641, un habitant de Maubec promet à un propriétaire de Flassan de lui trouver deux sources dans (...)
  • 41 ANC, 3 Ε 26, reg. 2218, f 110 v°-111, 31 mars 1723.

52À la campagne, la possession d’un puits ou d’une source captée est indispensable à la fois pour le bétail et pour les usages domestiques40. Il est peu probable que le XVIIIe siècle ait connu une réelle mutation. Seule la multiplication des créations de granges autour de Cavaillon explique que de nouveaux puits aient été creusés, ce qui était rendu facile par la faible profondeur de la nappe phréatique. À la veille de la Révolution, les constructions de granges dans la campagne cavaillonnaise semblent en fait presque toujours accompagnées de la réalisation d’un puits. En revanche en ville, chaque puits supplémentaire dans une maison ancienne représente une recherche de commodité nouvelle. Mais lorsque des travaux sont entrepris et donnent lieu à la rédaction d’un prix-fait, il s’agit presque toujours de réparations. Ainsi en 1723, le travailleur de terre Paul Dufaux confie au maçon Barthélémy Pons la réfection d’un puits dans une des deux petites maisons qu’il possède rue du Saule, au cœur du quartier le plus populaire de Carpentras41. Même dans des zones d’habitat pauvre, il existe donc des puits anciens.

53Les exigences sont toujours précises. Les dimensions sont indiquées, du moins pour la largeur car la profondeur dépend évidemment de l’emplacement de la nappe. Pour sa maison de la Grande Rue de Cavaillon, le travailleur de terre Jean Noyer veut un puits de trois pans et demi de large dans lequel montent au moins deux pans et demi d’eau. Le couronnement doit être fait d’une seule pièce en pierres de taille. Le ménager Jean Sarnette est encore plus explicite. Il fait édifier sa grange sur le modèle d’un de ses voisins qui possède un puits couronné de pierres poutrières : le sien aura des pierres de taille et une potence pour puiser l’eau dont la hauteur devra être au moins de trois pans. Un autre ménager exige que son puits ait au moins deux pans et demi d’eau, quatre pans de diamètre, qu’il soit fait en bonnes pierres poutrières et couronné par quatre pierres de taille servant de margelle. Au fond, un tour en bois doit servir de filtre. C’est avant tout la hauteur d’eau qui importe. La demande d’installation d’un filtre, même rudimentaire, témoigne de l’attention portée à la qualité de l’eau que l’on tente déjà de purifier.

54Ainsi, les registres des notaires dépouillés ne fournissent que des indications fragmentaires. En ville, il est probable que des puits mitoyens servent à plusieurs maisons et plusieurs familles. La seule certitude est que les puits sont déjà assez largement répandus dans tout le Comtat à l’époque moderne. Les témoignages plus précis concernant Avignon peuvent être considérés comme représentatifs des communautés du sud et de l’ouest de la plaine comtadine qui possèdent les mêmes caractéristiques. Si un progrès se manifeste entre la fin du XVIe siècle et le début du XIXe siècle, il est forcément lent, progressif et sans rupture.

C - La diversification des équipements et du matériel à eau

55Le progrès n’est pas seulement lié à la diminution de la distance par rapport à l’eau, à l’accroissement des quantités disponibles et à l’amélioration de la qualité du liquide distribué. Il s’exprime aussi par la différenciation entre les récipients qui témoigne de la diversification des usages de l’eau. La manière de stocker l’eau, même en petites quantités, de la répartir entre les pièces de la maison, même avec des méthodes rudimentaires, et de s’en servir aux différents moments de la journée est riche d’enseignements sur les modes de vie et la culture matérielle. Son étude rejoint l’analyse des représentations par laquelle s’ouvrait cette étude. Il n’existe pas de cause première qui expliquerait toute l’évolution. Les représentations génèrent des besoins qui s’expriment à travers des progrès matériels et ceux-ci à leur tour modifient les représentations. C’est pourquoi la réflexion est forcément circulaire. Jusqu’à présent, la modernisation constatée s’appuyait sur une politique des communautés mettant en relation des demandes particulières avec l’intérêt général. Dans le domaine de la culture matérielle, le progrès se produit apparemment sans la médiation de la gestion publique. Il est donc plus directement lié aux goûts, aux croyances, aux conceptions médicales… Toutefois, il est facilité par les efforts accomplis à l’échelle de la collectivité. Il ne peut donc se comprendre qu’en relation avec les autres évolutions matérielles et techniques.

  • 42 Avignon et Carpentras s’équipent surtout à partir des années 1760. Voir notamment J. Vellas, L’urba (...)

56Dans deux domaines qui nécessitent une abondance d’eau, les XVIIe et XVIIIe siècles se caractérisent par des exigences nouvelles : la création d’un lavoir est presque toujours inséparable de la réfection des réseaux d’adduction, répondant forcément à une demande, et la protection contre les incendies est une des justifications des villes pour la construction de nouvelles conduites plus efficaces. Certes, les progrès sont modestes : les femmes lavent toujours le linge avec les mêmes gestes et la lutte contre le feu passe plus par l’isolement des maisons touchées, dont tous les liens sont coupés avec le reste du quartier, que par une extinction rapide. Mais des moyens nouveaux sont mis à la disposition des communautés d’habitants et ils sont fréquemment utilisés. La lutte contre les incendies passe par l’usage de pompes adaptées aux regards des fontaines et reliées à des tuyaux de cuir, et surtout de seaux que les villes tiennent prêts pour cet usage42. L’existence de fontaines rassure sans constituer un atout déterminant.

  • 43 G. Thuillier, « Vie matérielle et comportements biologiques. Pour une histoire de la lessive en Niv (...)
  • 44 P. Delsalle, Le cadre de vie en France aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Gap-Paris, Ophrys, 1995, p. (...)

57La construction de lavoirs couverts constitue un progrès beaucoup plus décisif. Désormais, les femmes peuvent laver le linge en toutes saisons dans une eau claire sans aller jusqu’à la rivière, parfois lointaine. Elles peuvent aussi étendre le linge sur des prés qui sont mis spécialement à leur disposition. Ces possibilités ne sont pas offertes partout : le Comtat des lavoirs est aussi celui des fontaines. À L’Isle et à Velleron, la Sorgue offre directement son eau claire et fraîche mais à Cavaillon, Ménerbes ou Bollène, la lessive nécessite des corvées d’eau pénibles. En revanche la capitale comtadine, Pernes, Monteux, Le Thor, Vedène, Crestet et Lapalud sont dotées de lavoirs dès le XVIIIe siècle. Seul un dépouillement exhaustif des archives communales permettrait de faire un inventaire complet. Les quelques éléments dont on dispose montrent cependant que le Comtat Venaissin est très en avance sur d’autres provinces françaises, par exemple le Nivernais étudié par Guy Thuillier, dont les communautés ne commencent à faire construire des lavoirs que dans les années 182043. Les lavoirs ne s’imposent presque partout en France qu’au XIXe siècle. Toutefois, il semble qu’un premier tournant se soit produit dans les années 1720 dans certaines provinces ou certaines villes, notamment en Franche-Comté, à Marseille et à Nancy44. Les premières réalisations comtadines sont postérieures de quelques années seulement. Ces équipements profitent des excédents dus aux débits plus abondants. Ils sont en outre indispensables pour préserver la qualité de l’eau des fontaines en incitant les femmes à ne pas chercher à enfreindre les règlements concernant les bassins de celles-ci et à ne pas endommager les conduites publiques. Aussi est-il logique que la création de nouveaux réseaux et de nouvelles fontaines publiques soit suivie après un temps relativement bref par la construction d’un lavoir.

  • 45 ACC, BB 275, f 23-24, 27 mars 1738.
  • 46 ANC, 3 Ε 26, reg. 2282, f 354 v°-367. L’arrêté de compte date du 7 mai 1754.

58À Carpentras, un lavoir est édifié en 1738 près de la porte de Mazan à l’extérieur des remparts. Il est l’œuvre d’Esprit Martin et de Pierre Mély, les fontainiers qui viennent d’achever les conduites reliant l’aqueduc à la ville45. Deux tuyaux alimentent en permanence un abreuvoir pour les bestiaux. Le trop-plein s’écoule dans le lavoir. L’eau se déverse ensuite dans un réservoir creusé dans le fossé pour faciliter l’arrosage d’un jardin loué par la ville. La hiérarchie des usages place la lessive après le soin des bêtes, au risque de salir l’eau. Équipement moderne, le lavoir n’est cependant qu’un élément à l’intérieur du cycle des utilisations de l’eau et il occupe une place beaucoup moins importante que les fontaines dans les préoccupations des édiles, peut-être parce qu’il semble destiné à la commodité du peuple et que les élites sont peu sensibles au progrès qu’il apporte. Cependant, celui de Carpentras est construit avec soin. Il est couvert par un toit de tuiles, les rebords sur lesquels le linge est battu sont inclinés et la pente générale est prévue pour que l’écoulement des eaux se fasse à un rythme convenable. Cette attention portée à des éléments techniques simples répond à des exigences précises : le lavoir est d’emblée l’outil d’une profession. Dans les différents actes passés par les consuls, il est toujours question des lavandières. Elles font des lessives pour toute la population et tout au long de l’année, ce qui exclut l’idée que le linge n’était lavé qu’une ou deux fois par an lors de grandes bugades. Un arrêté de compte entre les enfants du fontainier Esprit Martin mort en 1753 révèle qu’une lessive récente a été payée environ huit livres46. Peut-être le lavoir permet-il d’accroître la fréquence des lessives mais les lavandières n’apparaissent pas brusquement avec la construction de celui-ci. Leur existence contribue au contraire à la création de cet équipement qui, par leur intermédiaire, rend service à toute la population.

  • 47 Un liard vaut trois deniers. Les places à deux liards sont donc deux fois moins chères que les autr (...)

59Cette commodité a un prix. Dès sa création, le lavoir de la porte de Mazan est loué pour des périodes de trois ans à une ou plusieurs personnes contre une rente annuelle, à charge pour les fermiers de se rembourser et de faire si possible des bénéfices en percevant un sol patas sur les premières places au début du lavoir, là où l’eau est la plus propre, et deux liards patas au-delà47. Le bassin où se font les lessives doit être nettoyé régulièrement de façon à ce que l’eau reste claire. La valeur de la location annuelle est connue sans interruption à partir de 1738. Elle fournit une indication sur la fréquentation du lieu.

Prix de la ferme du lavoir de la communauté de Carpentras, en livres monnaie de France par an. Source : ACC, BB 275 à 281

Prix de la ferme du lavoir de la communauté de Carpentras, en livres monnaie de France par an. Source : ACC, BB 275 à 281

60La tendance entre 1738 et 1791 est à l’augmentation avec une brusque poussée en 1787. Entre 1741 et 1744, années durant lesquelles le montant de la ferme est le plus faible, le lavoir a été fréquenté au moins 3 600 fois chaque année en comptant toutes les places à un sol patas - mais beaucoup sont en fait deux fois moins chères. La rentabilité est assurée puisque le prix de la ferme double dès 1744. Les nouveaux fermiers espèrent donc au moins 7 200 accès au lavoir chaque année.

  • 48 ACC, BB 276, f 486-487, 13 octobre 1760.
  • 49 ACC, BB 277, f 20-21, 16 avril 1763.

61La construction en 1760 d’un nouveau lavoir pour remplacer celui de la porte de Mazan jugé incommode montre le succès de cet équipement désormais indispensable48. Édifié dans une terre de la maison de Charité, à quelques dizaines de mètres en contrebas de l’ancien, sur le chemin qui mène à l’aqueduc, ce lavoir présente l’avantage d’être divisé en cinq parties délimitées par des parpaings pour les différentes opérations de lavage et de rinçage. Il possède deux arrivées d’eau, une de chaque côté. Les bassins situés aux extrémités offrent seize places à un sol patas, les autres places étant toujours à deux liards patas49. L’abreuvoir a disparu mais pas le réservoir pour arroser un jardin. Les tarifs et les obligations des fermiers ne changent pas. En revanche, le prix de la ferme augmente, atteignant ou dépassant 300 livres par an, sauf entre 1775 et 1778. Entre 1787 et 1790, la fréquentation minimale pour rentabiliser la ferme doit être de 11 640 accès aux meilleures places et elle est atteinte puisque le prix de la ferme augmente encore en 1790. Un tel succès ne peut s’expliquer que par la venue régulière de femmes, notamment des professionnelles du lavage qui amènent sans doute plusieurs pièces de linge à la fois, de façon à ne pas alourdir inutilement leurs frais. On peut même imaginer que les meilleures places sont occupées presque quotidiennement par des habituées mais la concurrence est sans doute rude au fur et à mesure que le lavoir attire plus de femmes. Quoi qu’il en soit, la hausse de fréquentation prouve que les lessives rapprochées deviennent une exigence de plus en plus forte au cours du XVIIIe siècle. Mais le phénomène ne commence pas en 1738 : le niveau du prix de la ferme atteint dès l’année de mise en service montre que des habitudes anciennes trouvent un nouveau moyen pour se manifester.

  • 50 ANC, 3 Ε 29, reg. 363, f 244-245, 27 mai 1766.

62En effet, la lessive se pratique dans d’autres lieux, notamment à l’intérieur des maisons. Dans les inventaires faits devant notaire, la mention de tines est fréquente, mais ces grandes cuves en pierre ou en bois servent souvent à faire fermenter le vin, même si ce n’est pas toujours précisé. Un acte isolé révèle cependant l’existence de tines destinées à la lessive. Le 27 mai 1766, une association est formée entre François Conil de Carpentras et Claude Noget, un broquier de Sarrians50. Ce dernier s’engage à réaliser dans le délai d’un mois « une certaine quantité de tines de diverses grandeurs servant aux lessives pour servir au public, dont quatre seront cerclées de fer, lesquels cercles seront fournis par ledit sieur Conil, de même que tous les autres bois et cercles en bois, clous en cas de besoin, en un mot toutes les fournitures nécessaires pour ladite quantité, excepté le prix de la façon d’icelles dont ledit Noget ne pourra jamais rien prétendre ». L’objectif est la location des tines, d’abord pendant quinze mois au profit du seul François Conil, puis pendant encore six ans en partageant entre les associés le produit retiré. Ces cuves en bois remplies d’eau manuellement sont encombrantes et d’un coût élevé. Aussi leur location est-elle très pratique pour les grandes lessives peu fréquentes. Elle explique la rareté de cet équipement dans les inventaires après décès.

  • 51 L. Giraud, Cinquante intérieurs carpentrassiens au XVIIIe siècle : contribution à une étude de l’en (...)
  • 52 M. Ferrières, Le peuple et son patrimoine à Avignon, 1610-1790, Thèse d’habilitation, 1995, p. 148.

63Une étude menée sur une cinquantaine d’intérieurs carpentrassiens ne révèle qu’une « cuve en bois de sapin pour la lessive » (1776) et une « bassine en laiton pour laver le linge » (1742)51. Au Mont-de-Piété d’Avignon, des cornudos, baquets de bois cerclés de fer semblables aux tines, sont engagés lorsqu’ils ne servent pas pour les deux grandes bugades, celle du début du printemps et celle de l’entrée de l’hiver52. Ce constat n’est pas contradictoire avec le succès du lavoir. Les deux pratiques coexistent : pour les draps et le linge de table, les lessives sont espacées dans le temps et la location de tines ou leur retrait du Mont peut s’avérer utile, mais pour le linge de corps et les autres vêtements, des lessives plus fréquentes sont nécessaires. Elles peuvent être faites au lavoir ou à l’intérieur de la maison, par exemple sur un eyguier ou près d’un puits. Des cuves plus petites comme celle dessinée par le peintre carpentrassien Denis Bonnet en 1827 suffisent alors. Une planche de bois tenue à hauteur du genou s’appuie sur le rebord de la cuve, légèrement inclinée, de façon à faciliter le frottage du tissu.

  • 53 ANC, 3 Ε 26, reg. 2210-2236 ; 3 Ε 28, reg. 332-365, reg. 486-495.

64Dans les maisons, le souci de propreté du linge et des habits témoigne de la recherche du bien-être. La multiplication des ustensiles et récipients permettant de conserver l’eau, de la transférer d’un endroit à un autre et de la puiser en petites quantités partout où elle peut se révéler nécessaire ou agréable est en revanche plus difficile à cerner en l’absence de sondages systématiques dans les registres de notaires ou dans les archives des Monts-de-Piété. À l’intérieur de presque toutes les demeures, même modestes, un équipement apparaît très tôt : l’eyguier. Au hasard de dépouillements menés pour des recherches sur l’aqueduc de Carpentras, cinq exemples ont été recensés dans les années 172053 : ils se trouvent dans des quartiers populaires, notamment près de la porte de Mazan, et sont installés deux fois au moins dans une salle basse, sans autre précision. Pour les années 1740, deux eyguiers ont été trouvés, dont un dans une chambre louée. Enfin, dans les années 1780, les deux exemples recensés équipent une cuisine. L’un est accompagné d’un placard et est situé à côté de la cheminée. Dans toute unité d’habitation semble s’imposer la nécessité de disposer d’une pierre creusée pouvant recevoir de l’eau avec un système d’évacuation vers la rue. Très souvent, le seul contact régulier avec l’eau à l’intérieur d’une maison devait s’effectuer sur l’eyguier qui pouvait répondre à des besoins divers, de la vaisselle aux rares gestes de la toilette.

  • 54 ACC, GG 102, Mont-de-Piété de Carpentras, 1732-1740.
  • 55 M. Ferrières, Le peuple et son patrimoine…, op. cit., 1995, p. 146.

65Le transport vers l’eyguier et les récipients servant à faire la cuisine est assuré par de nombreux seaux en bois cerclé de fer, plus rarement en cuivre, qui permettent de conserver pour un temps assez bref l’eau remontée du puits ou recueillie à la fontaine et qui sont désignés en Provençal par le terme de ferrat. Les cassettes - francisation du provençal casseto - sont des sortes de louches ou de petites casseroles munies d’un manche. L’ensemble constitué par le seau et la cassette est généralement présent dans plusieurs lieux d’une habitation : salle basse ou cuisine, office, cellier, cour, surtout si elle est dotée d’un puits, écurie… Cinq cassettes de laiton sont déposées au Mont-de-Piété de Carpentras entre 1732 et 173554. Un autre gros récipient permettant de transporter de grands volumes d’eau est la dourgue, cruche de cuivre qui peut atteindre seize livres à vide55. S’agit-il d’un récipient utilisé par des porteurs d’eau professionnel ? C’est peu probable à Avignon et Carpentras où ces spécialistes de l’approvisionnement en eau n’apparaissent jamais. La dourgue constitue plutôt un moyen de constituer de grosses réserves pour éviter de trop fréquents déplacements aux fontaines ou à la rivière.

66Sur la table, les récipients ont des formes très variées. Parmi eux, le plus répandu est incontestablement le broc. Entre 1732 et 1735 par exemple, quinze brocs de cuivre sont déposés au Mont de Carpentras. En fait, le broc est fréquent à toutes les époques. C’est même le seul récipient à eau déposé en grand nombre au Mont pendant deux siècles. Il suffit de feuilleter les registres des archives pour s’en convaincre. Sorte de grand vase avec une forme assez ronde, une ou deux anses et un bec évasé, il est pratique, maniable, et peut contenir aussi du vin. Selon le dictionnaire de Mistral, c’est le récipient favori des femmes qui vont puiser de l’eau car il est d’une contenance assez grande et peut être porté sur la tête, mais il n’existe pas de modèle type. Les brocs déposés au Mont sont toujours en cuivre mais d’autres en bois ou en poterie sont conservés dans les maisons : de faible valeur, ils rendent pourtant les mêmes services. Ceux en poterie maintiennent plus longtemps la fraîcheur de l’eau et sont d’un moindre coût que les objets en métal. Vient ensuite la gamme des pots, notamment le peichié, cruche à trois anses en métal, et les aiguières, très rares au Mont d’Avignon comme dans les inventaires après décès à Carpentras. Les bassines en cuivre, assez fréquentes au Mont-de-Piété de Carpentras entre 1732 et 1735, servent surtout à ébouillanter les cocons de vers à soie : cet usage mentionné une seule fois dans les registres du Mont semble représentatif car les registres de la police de la ville l’évoquent à plusieurs reprises.

67Dans différentes pièces, cuisine, salon ou même chambre, sans qu’apparaisse de spécialisation évidente, la fontaine est un objet assez fréquent au XVIIIe siècle. Il reste cependant très difficile de suivre une évolution. Sa taille a tendance à croître : elle s’insère souvent dans un véritable meuble en bois, avec une table ou un pied pour supporter le bassin en cuivre ou en faïence. Le réservoir au-dessus du bassin est fermé par un robinet. Il est en faïence, en fer blanc ou en laiton. Dans les maisons qui obtiennent une concession d’eau, la fontaine-meuble peut être le complément de la fontaine-monument, au moins si l’on suppose que cette dernière n’est pas équipée d’un robinet. La possibilité est ainsi donnée de se procurer en quelques emplacements privilégiés de l’habitation des quantités d’eau modestes pour une toilette rapide ou pour remplir un pot : par rapport à la fontaine monumentale, l’avantage réside dans le choix plus aisé des lieux où l’eau est constamment disponible. La domesticité peut être chargée de ravitailler ces réservoirs.

  • 56 ANC, 3 Ε 27, reg. 265, f 433-437, 9 juin 1764 ; f 452-466, 16 juin 1764 ; reg. 270, f 549-550, 17 o (...)

68Lawrence Giraud trouve au moins une fontaine dans une vingtaine de maisons sur les cinquante-six inventaires étudiés, sans pouvoir conclure à une diffusion de plus en plus large. Sont-elles réservées aux foyers les plus aisés ? Leur prix est assez élevé : en 1726, une fontaine est évaluée à trentecinq livres ; une autre est estimée à seize livres en 1754. La décoration et la matière font beaucoup varier le prix. Lors d’une vente réalisée les 10 et 11 octobre 1771 par Françoise Mély dans le cadre du règlement d’un héritage, une fontaine et un pot en terre cuite ne rapportent que quatorze sols alors qu’une cassette en laiton s’élève à une livre dix sols et qu’un broc de cuivre accompagné de sa cassette vaut dix livres trois sols. Françoise Mély conserve en revanche une fontaine de cuivre dont la valeur reste inconnue56. Le nombre de fontaines en terre cuite échappe à toute quantification. Ainsi le premier inventaire des biens de Françoise Mély réalisé en 1764 ne mentionne pas cet objet alors qu’il figure dans le second sept ans plus tard. Or les ustensiles vendus sont tous issus de l’héritage provenant du père de Françoise. Il faut donc supposer que les descriptions des notaires laissent dans l’ombre des objets de peu de valeur. Combien de pots, fontaines, récipients de toutes sortes échappent-ils ainsi aux investigations ? La fontaine est peut-être plus répandue que ne le laissent supposer les dénombrements. Son absence aux Monts-de-Piété d’Avignon et de Carpentras indiquerait non sa rareté mais au contraire son caractère indispensable.

  • 57 ANC, 3 Ε 26, reg. 2216, f 82-100, 27-29 mars 1721.

69Présente dans plusieurs pièces grâce à la fontaine en céramique ou en métal, l’eau occupe une place privilégiée dans deux espaces qui tendent à se spécialiser au XVIIIe siècle : la cuisine et le cabinet de toilette. Alors qu’au XVIIe siècle, le terme de salle basse domine pour désigner le lieu où sont préparés les repas et où est placé un eyguier, la cuisine parfois prolongée par un office est de plus en plus spécialisée après 1700. Un inventaire de 1721 décrit le matériel à eau que contient une cuisine d’un couple de bourgeois de Carpentras, Joseph Toussaint Vitalis et sa femme : une cruche en cuivre ancienne et une fontaine de cuivre à deux tuyaux pouvant contenir environ un demi-seau d’eau, avec un bassin également en cuivre, l’ensemble étant en bon état et supporté par une table en sapin57 On ne trouve pas de mention d’un eyguier. Dans une chambre de la même maison, une aiguière en étain avec son bassin et un broc cerclé de fer servent peut-être pour la toilette.

  • 58 L. Giraud, Cinquante intérieurs…, op. cit., 1995-1996, p. 110-111. La proportion est calculée sur v (...)
  • 59 A. Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens. XVIIe - XVIIIe siècles, Par (...)

70Lawrence Giraud a repéré une dizaine de cabinets qui sont spécialisés pour la toilette, tous postérieurs à 1750, ce qui représente 40 % de son échantillon composé uniquement de familles appartenant à l’élite urbaine58. La concomitance avec les premières concessions d’eau à des particuliers est frappante, mais on ne peut affirmer qu’il existe un lien direct entre la possession d’un tuyau et celle d’un cabinet de toilette. En fait, le cabinet n’est jamais l’équivalent d’une salle de bain : il est « équipé de tables de toilette, de chaises percées, de bidets avec leur cuvette de faïence, de chevalets ou « porte-habits » et de « tambours pour chauffer les chemises » ou le linge. On y trouve aussi parfois des têtes à perruque, des plats à barbe et divers objets de toilette ». En revanche, rien ne s’apparente à une baignoire et les fontaines n’y sont jamais placées. Même si le cabinet se spécialise de plus en plus dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il ne permet pas encore de rompre avec la pratique de la toilette sèche. Comparés à ceux de Paris, les intérieurs de la capitale comtadine paraissent alors souséquipés en matériel à eau59. Aucun ne possède une de ces salles de bain plus ou moins luxueuses qui apportent un éclat supplémentaire à quelques grandes demeures parisiennes. Même les fontaines qui permettent de stocker l’eau paraissent moins nombreuses et plus petites que dans beaucoup de foyers parisiens. La mode, le goût du luxe et le raffinement des mœurs expliquent au moins autant que le souci de propreté la splendeur de l’équipement de certains hôtels particuliers.

71En revanche, le menu peuple de Carpentras dispose d’avantages incontestables sur celui de Paris. Il a à sa disposition à proximité et en abondance une eau très pure, agréable à boire et qui facilite les tâches ménagères en offrant notamment la possibilité de lessives fréquentes. Les Parisiens peuvent stocker en moyenne 65 litres d’eau grâce à divers récipients. Ils disposent donc théoriquement de quantités suffisantes mais, pour se procurer de tels volumes, ils doivent soit accomplir une corvée très pénible, surtout pour ceux qui habitent dans des maisons collectives à plusieurs étages, c’est-à-dire les moins favorisés, soit payer des sommes relativement élevées : trois à quatre livres le mètre cube fourni par un porteur d’eau. À Carpentras, le prix de l’eau est très faible : il se limite à la taille des fontaines, vingt-quatre puis douze sols par an. Les différences concernant la qualité et l’accès à l’eau n’ont pas de conséquence directe sur l’hygiène individuelle ou collective mais elles ont forcément une incidence sur les gestes de la vie quotidienne, sur le plaisir pris à boire l’eau et sur la santé. Dans ces domaines, la mesure est impossible et n’aurait pas de sens mais à Carpentras et dans toutes les communautés comtadines qui développent au XVIIIe siècle une politique comparable, le progrès technique modifie sans rupture les habitudes de consommation et d’utilisation de l’eau.

III - AUX ORIGINES DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN COMTAT

72Le confort des populations est une préoccupation assez générale pour donner peu à peu naissance à un débat sur l’intérêt public. En revanche, l’utilisation de l’énergie hydraulique dans les communautés d’habitants pour le fonctionnement de moulins n’offre pas une occasion de controverses aussi vives, même si le partage de l’eau est difficile et si des contraintes pèsent sur les habitants lors de l’utilisation des moulins de la communauté et parfois de seigneurs. Dans ce domaine, la recherche du progrès ne semble pas préoccuper les édiles ni les particuliers jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, comme si l’acquis suffisait. Cependant, Avignon et L’Isle sont des centres modestes mais réels de la révolution industrielle dans la première moitié du XIXe siècle et comme dans les autres formes d’utilisation de l’eau, l’héritage des périodes antérieures n’est pas négligeable.

  • 60 M. Lacave, Entreprises industrielles comtadines, op. cit., 1971, carte hors-texte : « Les moulins à (...)

73Les moulins font partie du paysage rural et urbain et presque toutes les communautés en possèdent au moins un. Il reste cependant difficile de les dénombrer et de suivre leur évolution entre le XVIe et le XVIIIe siècle car les enquêtes manquent avant les périodes révolutionnaire et napoléonienne. Les actes de concessions d’eau ne les mentionnent pas tous car certains existent depuis l’époque médiévale et d’autres ont été créés sans autorisation particulière lorsque leur implantation ne soulevait aucune contestation. Seulement cinquante-trois actes accordant une dérivation pour un moulin ont été recensés entre 1580 et 1789. C’est très peu si l’on compare ce nombre au résultat de quelques enquêtes systématiques qui ont été réalisées. Michel Lacave mentionne cinquante-deux moulins à usage « industriel » ayant existé dans le Comtat entre le XIIIe et le XVIe siècle60. Certes, tous n’ont pas fonctionné en même temps : certains ont disparu et d’autres sont apparus durant ces quatre siècles. Mais ces cinquante-deux moulins prouvent qu’il existe dès la fin du Moyen Âge une tradition manufacturière importante en Comtat. En outre, les moulins à farine ne sont pas mentionnés dans l’enquête de Michel Lacave. Or il ne fait aucun doute que la plupart des communautés en possédaient un. Les moulins à huile pouvaient également fonctionner grâce à l’énergie hydraulique. Les rivières comtadines étaient donc déjà très sollicitées.

74La localisation des moulins ayant existé entre 1200 et 1600 trace une géographie de l’artisanat hydraulique. Avec six foulons et deux moulins à papier, L’Isle est la principale cité comtadine pour ce type d’activité. Elle bénéficie des eaux de la Sorgue. Cette rivière porte vingt-et-un moulins entre son origine, la résurgence de Vaucluse, et le village d’Entraigues, avant qu’elle ne rejoigne l’Ouvèze. Malaucène dispose du ruisseau du Groseau alimenté en permanence par une source abondante. Ce village possède les activités proto-industrielles les plus variées du Comtat : deux foulons, deux martinets, un moulin à papier et deux autres moulins pour lesquels Michel Lacave ne donne pas d’indication précise. L’Auzon, malgré un débit plus faible, fait tourner huit moulins dont cinq à Carpentras. L’Ouvèze est également sollicitée : une fois à Vaison, à Roaix, à Rasteau et à Courthézon - en Principauté d’Orange dans ce dernier cas - et surtout quatre fois à Sorgues, mais après avoir été rejointe par d’autres rivières dont la Sorgue. Les autres moulins sont très dispersés. Les rivières à débit torrentiel sont donc relativement négligées par rapport à celles qui sont issues de résurgences : Fontaine de Vaucluse et Groseau. La géographie dicte en grande partie les choix d’implantation. Ce ne sont pas seulement les caractéristiques du régime qui expliquent les créations de moulins sur la Sorgue. Pour le papier comme pour les toiles, la qualité de l’eau est indispensable. Or l’eau issue des résurgences présente une pureté que n’ont ni le Rhône ni la Durance. Mais à Carpentras, l’importance relative de la proto-industrialisation tient sans doute au rôle économique de la ville, grand marché de consommation où se font beaucoup d’échanges entre le Comtat et le Dauphiné. L’ensemble de ces considérations explique la concentration des moulins à eau destinés aux productions proto-industrielles dans un espace assez restreint qui s’étend de Carpentras à L’Isle du nord au sud et de Sorgues à Vaucluse d’ouest en est : trente-quatre des cinquante-deux moulins mentionnés par Michel Lacave y sont localisés.

Les moulins destinés à des activités artisanales (XIIIe-XIXe siècles)

Ensemble des moulins à eau du Comtat Venaissin (vers 1800 – 1810)

  • 61 ADV, 7S, Canaux, n° 346 à 348, Enquête hydraulique, an XII (fonds en cours de reclassement).
  • 62 ADV, 6 M 427, État des moulins et usines en activité.

75À l’autre extrémité de la période étudiée, plusieurs documents permettent d’obtenir une vue d’ensemble de la répartition des moulins à eau. En l’an XII, une enquête sur les rivières du département est menée par les autorités préfectorales. Le résultat est très incomplet car il privilégie les communautés du nord du Vaucluse et ne fournit aucune donnée pour des villes aussi importantes que Carpentras et L’Isle61. Une autre enquête datée de 1809 porte exclusivement sur les moulins et usines en activité62. Malgré les lacunes constatées, il semble possible de proposer une image globale de la répartition des moulins hydrauliques dans le Comtat entre 1800 et 1810. En effet, la confrontation des données disponibles permet d’éliminer les plus grosses erreurs.

76La synthèse des données de l’an XII et de 1809, en éliminant les doubles comptes, donne un total de cent quatre-vingt-six moulins sur le territoire de l’ancienne province comtadine, sans compter les moulins à huile dont la plupart sont mis en action par la force animale. Sur cet ensemble, cent dix-sept sont des moulins à blé (63 %), quatorze des foulons (7,5 %), trente-deux des moulins à soie (17 %) - mais il existe dans ce cas sans doute beaucoup moins de roues hydrauliques que de moulins -, onze des moulins à papier (6 %), sept des moulins à garance (4 %), trois des martinets (1,5 %), deux des moulins à tanner (1 %). Il existerait donc soixante-neuf moulins destinés à des usages artisanaux dans les limites de l’ancien Comtat (37 % du total). La progression est relativement faible par rapport à la situation du XVIe siècle telle que la décrit Michel Lacave. Toutefois, la simple comparaison des nombres ne donne pas toujours une idée juste de l’évolution réelle.

  • 63 ACC, 1 D 13, f 140 v°-141, 8 pluviose an XII.
  • 64 ACC, 1 D 12, f 151-152, 28 pluviôse an X. Ce document est la réponse à deux séries de questions adr (...)

77Dans la partie septentrionale du Comtat, la continuité l’emporte. À Malaucène par exemple, les équipements hydrauliques semblent presque immuables sur trois siècles. Les deux moulins à foulon du XVIe siècle existent encore en l’an XII. La petite ville s’est dotée d’un second moulin à papier et d’un troisième martinet mais la nature des activités est restée la même. Les autres communautés ont également connu peu de changement. Bollène, Roaix et Vaison ont perdu leur martinet, Caderousse son moulin à papier. Rasteau et Mazan leur foulon. En revanche, des moulins à soie ont été créés à Sérignan et Bédoin, des foulons à Camaret, Vaison et Mormoiron et un moulin à gruau à Beaumes. À Carpentras, la tradition proto-industrielle semble avoir disparu : foulons et martinet n’apparaissent plus dans les enquêtes du début du XIXe siècle. En fait, deux foulons utilisent les eaux de l’Auzon63 et la fabrication de salpêtre est devenue une activité importante dans la ville, mais le manque d’eau empêche Carpentras de connaître un développement artisanal plus spectaculaire. Le conseil municipal le fait remarquer en réponse à une lettre du sous-préfet : « Un canton, une ville quelconque ne sauraient donner de l’extension à leurs manufactures, à leur commerce, s’il ne circule dans leur territoire un volume d’eau suffisant pour fournir aux diverses usines qu’on pourrait y établir […] La petite rivière d’Auzon ne saurait suffire aux moulins que l’on voit sur ses bords […] Il ne se fait point d’étoffes de soie dans cette commune ni dans l’arrondissement »64.

  • 65 ADV, 6 M 427, Enquête de 1806. Etat des manufactures en vue de l’exposition universelle de 1806 à P (...)

78La réseau des Sorgues profite au contraire pleinement de ses possibilités et les enquêtes donnent une vision partielle et figée d’une réalité qui évolue rapidement. La nature des activités a changé entre le XVIe siècle et les années 1800. La soie est devenue une des principales spécialités de L’Isle. La première filature de soie daterait du début du XVIIIe siècle mais les quatre autres mentionnées dans une enquête de 1806 sont récentes, puisque aucune n’a plus de onze ans65. La fabrication de couvertures de laine est une tradition beaucoup plus ancienne : une des manufactures de L’Isle consacrée à cette activité existerait depuis le début du XVIe siècle. Les autres ont moins d’un siècle mais ont été implantées progressivement. Quant à la fabrication de cadis, elle aurait commencé dans les années 1720 mais douze des quatorze manufactures existant en 1806 auraient alors moins de vingt ans. Le développement industriel de L’Isle a donc connu une accélération très importante à la fin du XVIIIe siècle, même si survit incontestablement une tradition textile qui remonte au Moyen Âge. Le même phénomène s’observe à Vaucluse dont les activités papetières se maintiennent mais où se créent aussi des foulons, tandis que disparaissent les martinets. En aval, trois autres communautés possèdent une tradition industrielle. Les activités textiles de Châteauneuf-de-Gadagne et Entraigues ont disparu entre le XVIe et le XVIIIe siècle mais trois moulins à papier existent en 1809, deux à Châteauneuf et un à Entraigues. Quant au village de Vedène, il est entré pleinement dans la révolution industrielle avec la construction en l’an XI d’un laminoir à cuivre, en l’an XII d’une fabrique de canons et en 1806 d’un martinet. À Vaucluse, L’Isle et Vedène, des moulins à garance exploitent cette nouvelle richesse de la plaine comtadine.

79Plus au sud, seule Cavaillon a développé une activité manufacturière grâce aux eaux qu’elle dérive de la Durance, profitant des possibilités que lui offre le canal Saint-Julien à l’intérieur de la ville. Elle s’est spécialisée dans les filatures de soie, domaine dans lequel elle concurrence L’Isle si l’on accepte le principe selon lequel la production est à peu près proportionnelle au nombre d’ouvriers : cent dix-sept à L’Isle en 1806 contre cent onze à Cavaillon. Cette dernière ville est même en progression depuis l’an XII, date à laquelle ses filatures de soie n’employaient que quatre-vingt-dix ouvriers, alors que L’Isle est en déclin, avec une baisse de cent quarante à cent dix-sept ouvriers pendant la même période. Les filatures cavaillonnaises datent toutes de la fin du XVIIIe siècle : 1786, 1787, 1795, 1796, 1798 et 1800.

  • 66 Histoire d’Avignon, Aix-en-Provence, Edisud, 1979, p. 539.

80En définitive, l’utilisation de l’énergie hydraulique n’a été intensifiée à la fin du XVIIIe siècle que sur le réseau des Sorgues et à Cavaillon. Le bilan est médiocre même si, dans des villes comme L’Isle et Vedène, des capitaux importants sont investis dans les nouvelles activités et si l’esprit d’entreprise se développe. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’Avignon, qui sort du cadre strict de cette étude, connaît à la même époque un développement manufacturier du même type que celui de L’Isle, avec une ampleur beaucoup plus grande. Le rattachement des enclaves pontificales à la France dans le contexte révolutionnaire met fin aux interdictions qui pesaient sur elles, notamment celle de fabriquer des toiles peintes instituée par le Concordat de 1734. Les droits de douane très élevés qui frappaient Avignon et les provinces méridionales de la France avaient été réduits en 1757 pour les soieries, mais, à la demande des fermiers généraux, la pression douanière avait été maintenue à un niveau important pour beaucoup de produits jusqu’à la Révolution. C’est pourquoi le rattachement d’Avignon et du Comtat à la France favorise un regain de prospérité qu’incarne notamment l’inauguration solennelle en 1792 de la première manufacture d’indiennes depuis la fermeture de toutes celles existant en 173466.

  • 67 AN, F 14 6305, Dossier « Commune d’Avignon ».

81Dans la rue du Cheval-Blanc et dans une partie de la rue des Lices s’installent ensuite plusieurs manufactures de toiles peintes : il en existe huit en 1834. La filature de la soie se développe aussi grâce à l’énergie hydraulique et trouve un débouché local avec la multiplication dans la ville des métiers à tisser. Mais aucune étude systématique ne permet de faire un bilan du nombre de roues hydrauliques à Avignon dans la première décennie du XIXe siècle ni de connaître précisément leur utilisation. Cependant, un témoignage fournit des indications plausibles. Le 26 février 1822, le sieur Deleutre, propriétaire de terres près du canal de Vaucluse, écrit au ministère de l’Intérieur pour se plaindre de l’inaction du préfet qui laisse les propriétaires de roues hydrauliques surélever le plafond de l’eau et inonder de vastes étendues le long des remparts67. Il affirme que ce problème est récent car la première roue pour un moulin à soie n’a été installée sur le canal qu’en 1766. Le 12 floréal de l’an XI, vingt-huit roues de moulins à soie fonctionnaient déjà. La progression fut donc rapide puis la situation se stabilisa : en 1822, il n’y avait toujours que vingt-huit moulins à soie sur le canal.

82Un bilan économique est impossible. Grâce à un dépouillement très large des archives notariales, Michel Lacave parvient à reconstituer les espaces commerciaux alimentés par la production drapière, papetière et métallurgique des moulins comtadins du milieu du XVe siècle au milieu du XVIe siècle, mais les volumes produits et les revenus obtenus restent inconnus. Je n’ai pas tenté la même expérience pour les XVIIe et XVIIIe siècles : les résultats n’auraient pas été meilleurs car ils auraient été fondés sur les mêmes sources et il n’en existe pas de plus précise avant le début du XIXe siècle. L’analyse de la conjoncture artisanale dépasse en outre largement le cadre de cette étude. Les résultats obtenus montrent cependant que les communautés comtadines et les particuliers tirent un bon parti des rivières, s’adaptant sans retard particulier mais aussi sans coup d’éclat aux évolutions plus générales qui caractérisent l’espace français. La vocation manufacturière de L’Isle et d’Avignon qui caractérise tout le XIXe siècle s’annonce dès les années 1780, après une longue période d’assoupissement relatif.

***

83En ville aussi, les progrès sont décisifs au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, mais ils sont beaucoup plus importants après 1700 qu’avant, alors que la mutation des terroirs est déjà largement entamée au milieu du XVIIe siècle. La modernisation des réseaux d’adduction d’eau donne des résultats remarquables, sans doute supérieurs dans la capitale comtadine à ceux obtenus dans d’autres communautés, mais importants aussi à Pernes ou à Monteux. Le XVIIIe siècle s’offre le luxe de pouvoir gaspiller de l’eau. Mais ce gaspillage est contrôlé. Il existe en fait toute une circulation de la ressource strictement organisée qui hiérarchise les usages : fontaines publiques et privées, abreuvoirs spécialisés, fuyants orientés vers des lavoirs ou vers des réseaux d’évacuation des déchets. L’abondance n’est pas vaine et elle change réellement les conditions de vie des populations du haut Comtat. Les aspirations révélées au début de cette étude débouchent sur des réalisations efficaces qui maintiennent cependant une distance sociale au sein des communautés entre ceux qui sont capables de s’approprier une partie des eaux publiques et ceux qui doivent se contenter des équipements collectifs. Une seconde mutation intervient à l’extrême fin du XVIIIe siècle. Les progrès antérieurs sont désormais très bien maîtrisés et les manufactures commencent à se multiplier sur les principaux cours d’eau comtadins. Le phénomène paraît d’autant plus étonnant que les années 1780 puis la période révolutionnaire sont souvent considérées comme une phase de crise économique. En Comtat, les activités textiles se développent au contraire, peut-être parce que le rattachement à la France en 1791 met un terme aux barrières douanières qui freinaient le commerce. À l’aube du XIXe siècle, les ressources hydrauliques comtadines sont pleinement utilisées. Seuls de grands travaux menés à partir du Rhône et de la Durance peuvent désormais bouleverser radicalement la situation.

Notes

1 B. Ing., ms 1734, f 90-97, 13 février 1783.

2 L. Breysse, op. cit.. 1981. p. 277.

3 ACC, BB 261, f 279-280, 28 octobre 1762 (décision de prolonger la voûte qui conduit les eaux dans les fossés hors de la porte d’Orange) ; BB 263, f 143 v°, 24 juin 1781 (décision de prolonger l’égout qui se déverse devant l’hôpital pour détourner les eaux dans le fossé entre les portes de Notre-Dame et de Monteux).

4 AC L’Isle, Fds J, reg. 30, pièce L. Les égouts débouchent dans la Sorgue : 1°) à droite de la porte d’Avignon en sortant de la ville ; 2°) à gauche de la même porte ; 3°) près de la porte des Frères mineurs ; 4°) près de la place du marché ; 5°) près de la porte de Ville Vieille ; 6°) près de la porte du Portalet ; 7°) au bout de la rue des battus noirs ; 8°) près du Tuadou : 9°) à Bouigas ; 10°) près de la rue de l’Arquet.

5 AC L’Isle, Fds J, reg. 5, pièce III.

6 P. Boudriot, « Essai sur l’ordure en milieu urbain à l’époque pré-industrielle », Histoire, économie et société, 1988, 7e année, n° 2, p. 272-273.

7 Morceaux de tissus.

8 ACC, FF 115, f 38, 4 juin 1721.

9 Fosses ou cuves dans lesquelles sont mises à tremper les peaux.

10 AN, F 14 6305.

11 ACC, FF 112, f 207 v°-209, 27-29 mars 1666.

12 Le terme de carrières désigne ici les rues.

13 ACC, FF 109, f 106 v°-107, 8 mai 1615.

14 ACC, FF 109, f 127, 27 mai 1617 ; f 132, 20 juin 1617 ; FF 112, f 190, 13 mai 1666.

15 ACC, FF 118, f 23 v°, 21 juin 1780 ; FF 119, f 8, 27 mars 1786.

16 AC L’Isle, Fds J, reg. 15 bis, pièce LVI, 28 août 1687.

17 J. de Clapiès, Mémoire…, op. cit., Carpentras, D. Eysseric, 1718, p. 4.

18 ACC, 1 D 14, f 24.

19 J. A. Barral, Les irrigations dans le département de Vaucluse, op. cit., Τ I, 1877, p. 75.

20 B. Ing., ms 1127, f 396-397, « chapitre 9ème. De la manière de mesurer la quantité d’eau qui sort d’une source ».

21 L’objectif des calculs qui suivent est très modeste. Il s’agit d’évaluer approximativement le débit maximum sur l’aqueduc et dans les conduites qui entrent en ville et de le comparer au débit des sources dérivées. La formule utilisée est celle que recommandaient les ingénieurs du début du XXe siècle, suffisamment fiable pour être appliquée si l’on ne cherche qu’une précision relative. Elle est tirée de R. Busquet, Précis d’hydraulique. La houille blanche, Paris, librairie J. B. Baillière et fils, 1905, p. 36-60.

22 B. Buffet, R. Evrard, L’eau potable à travers les âges, Liège, Solédi, 1950, p. 160-161.

23 Ibid., p. 196-197 ; B. Jullien, « L’eau à Paris au XVIIIe siècle », Position des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1988 pour obtenir le diplôme d’archiviste-paléographe, Paris, Ecole des Chartes, 1988, p. 99-107.

24 B. Buffet, R. Evrard, op. cit., 1950, p. 127-136.

25 Renseignements communiqués par Madame Josette Pontet lors du colloque de Nice sur l’eau et la ville dans le cadre du Congrès des Sociétés historiques et scientifiques d’octobre 1996 (Communication intitulée « Les politiques de l’eau dans le sud-ouest »).

26 Renseignements communiqués par Madame Froissard lors du colloque de Nice (« Antibes et l’aqueduc de Fontvieille »).

27 G. Truc, L’eau en Vaucluse, Conseil général de Vaucluse, 1991, p. 14.

28 B. Jullien, « L’eau à Paris au XVIIIe siècle », op. cit., 1988, p. 105.

29 ACC, DD 24, liste évolutive commencée le 29 avril 1748 et achevée en 1759 ; ACC, Ο 3, n. f., frimaire an IX : B. Ing., ms 1190, Fonds Denoves, 1808 ; ACC, 1 D 16, f 69 v°-70, 23 décembre 1816.

30 Un demi-tuyau correspond soit à un tuyau partagé entre deux particuliers, soit à un tuyau au diamètre réduit.

31 ACC, BB 264, f 18 v°-19, 28 mai 1787 ; f 46, 13 avril 1788.

32 En 1657, messire Jean-Jacques de Seguins, écuyer de Carpentras, baille au potier d’étaing Jean Bronzin la reconstruction d’une conduite pour amener l’eau d’une source à sa grange de Saint-Sauvaire, dans le terroir d’Aubignan. L’arrivée de l’eau est prévue en deux endroits : la basse cour et la salle basse de la grange. La canalisation amenant l’eau à l’intérieur du bâtiment est nouvelle. Le trop-plein est évacué vers des réservoirs permettant l’arrosage du jardin mais aucun robinet n’est mentionné : les mufles en pierre par lesquels sort l’eau n’en sont probablement pas équipés. ANC, 3 Ε 26, reg. 1890, f 99 v°-101, 22 mars 1657. Jusqu’au début du XIXe siècle, le même silence règne sur l’utilisation éventuelle de robinets dans les maisons.

33 DRAC, Pré-inventaire dactylographié, Carpentras, p. 707-721. L’hôtel de Gaudemaris est situé au 18, rue de la Monnaie. Le puits est associé à une fontaine de structure très simple : bassin rectangulaire et arrivée d’eau en fonte.

34 Ibid., p. 348. La maison est située au 29, impasse Sainte-Marthe. Elle date de la première moitié du XIXe siècle mais comporte des éléments antérieurs.

35 M. Baulant, « Pratiques de l’eau dans la Brie des XVIIe et XVIIIe siècles », Ethnologie française, XX, 1990/2, p. 213-224. Des sondages pratiqués dans une étude notariale de Meaux permettent d’avancer des données chiffrées. Mais l’absence de mention d’un puits dans un acte ne signifie pas que cet équipement n’existe pas.

36 BM Av., ms 5075, Mémoire sur la distribution des eaux dans la ville d’Avignon, vers 1840 ; Bayol, « L’eau potable en Avignon », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, deuxième série, TV, 1905, p. 83-96.

37 ANC, 3 Ε 26, reg. 2214, f 493 v°-494, 27 septembre 1719. Charles Fabre, travailleur de terre de Carpentras, fournit cette information lors d’un témoignage rendu nécessaire par une contestation entre le propriétaire et le rentier de la grange.

38 ADV, 3E33/921, f 255 v°-258. Une autre mention de construction de puits avec un bâtiment de grange apparaît le 23 février 1731 au quartier de Plan d’aval, 3E33/922, f 57 v°-59.

39 ADV, 3E33/961, f 973-974, 12/11/1781 ; 3E33/962-1, f 18 v°-21, 12/1/1782, f 384 v°-387,7/10/1782.

40 En 1641, un habitant de Maubec promet à un propriétaire de Flassan de lui trouver deux sources dans ses terres et de conduire l’eau par des borneaux jusqu’à sa grange : ANC, 3E28/154, f 680 v°-681. 16/9/1641.

41 ANC, 3 Ε 26, reg. 2218, f 110 v°-111, 31 mars 1723.

42 Avignon et Carpentras s’équipent surtout à partir des années 1760. Voir notamment J. Vellas, L’urbanisme à Avignon au XVIIIe siècle, mémoire de maîtrise, université d’Avignon, 1995-1996, p. 80. L’entretien des pompes est inscrit dans tous les budgets de l’époque du Consulat et de l’Empire à Carpentras.

43 G. Thuillier, « Vie matérielle et comportements biologiques. Pour une histoire de la lessive en Nivernais au XIXe siècle », Annales ESC, 24e année, n° 2, mars-avril 1969, p. 377-390.

44 P. Delsalle, Le cadre de vie en France aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Gap-Paris, Ophrys, 1995, p. 99.

45 ACC, BB 275, f 23-24, 27 mars 1738.

46 ANC, 3 Ε 26, reg. 2282, f 354 v°-367. L’arrêté de compte date du 7 mai 1754.

47 Un liard vaut trois deniers. Les places à deux liards sont donc deux fois moins chères que les autres.

48 ACC, BB 276, f 486-487, 13 octobre 1760.

49 ACC, BB 277, f 20-21, 16 avril 1763.

50 ANC, 3 Ε 29, reg. 363, f 244-245, 27 mai 1766.

51 L. Giraud, Cinquante intérieurs carpentrassiens au XVIIIe siècle : contribution à une étude de l’environnement quotidien, mémoire de maîtrise, université d’Avignon, 1995-1996, p. 39-40.

52 M. Ferrières, Le peuple et son patrimoine à Avignon, 1610-1790, Thèse d’habilitation, 1995, p. 148.

53 ANC, 3 Ε 26, reg. 2210-2236 ; 3 Ε 28, reg. 332-365, reg. 486-495.

54 ACC, GG 102, Mont-de-Piété de Carpentras, 1732-1740.

55 M. Ferrières, Le peuple et son patrimoine…, op. cit., 1995, p. 146.

56 ANC, 3 Ε 27, reg. 265, f 433-437, 9 juin 1764 ; f 452-466, 16 juin 1764 ; reg. 270, f 549-550, 17 octobre 1771.

57 ANC, 3 Ε 26, reg. 2216, f 82-100, 27-29 mars 1721.

58 L. Giraud, Cinquante intérieurs…, op. cit., 1995-1996, p. 110-111. La proportion est calculée sur vingt-cinq inventaires établis entre 1752 et 1797.

59 A. Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens. XVIIe - XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1988, p. 348-365, « Le problème de l’eau et de l’hygiène ».

60 M. Lacave, Entreprises industrielles comtadines, op. cit., 1971, carte hors-texte : « Les moulins à usage industriel dans le Comtat, XIIIe - XVIe s. »

61 ADV, 7S, Canaux, n° 346 à 348, Enquête hydraulique, an XII (fonds en cours de reclassement).

62 ADV, 6 M 427, État des moulins et usines en activité.

63 ACC, 1 D 13, f 140 v°-141, 8 pluviose an XII.

64 ACC, 1 D 12, f 151-152, 28 pluviôse an X. Ce document est la réponse à deux séries de questions adressées par le ministère de l’Intérieur au conseil de commerce à Avignon.

65 ADV, 6 M 427, Enquête de 1806. Etat des manufactures en vue de l’exposition universelle de 1806 à Paris.

66 Histoire d’Avignon, Aix-en-Provence, Edisud, 1979, p. 539.

67 AN, F 14 6305, Dossier « Commune d’Avignon ».

Notes de fin

1 Chaque carré représente une concession

Table des illustrations

Légende Note (1)1
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/3904/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 392k
Titre Prix de la ferme du lavoir de la communauté de Carpentras, en livres monnaie de France par an. Source : ACC, BB 275 à 281
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/3904/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 100k
Légende Les moulins destinés à des activités artisanales (XIIIe-XIXe siècles)
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/3904/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 276k
Légende Ensemble des moulins à eau du Comtat Venaissin (vers 1800 – 1810)
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/3904/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 267k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search