Introduction
p. 9-14
Dédicace
À ma femme
Texte intégral
1Pourquoi l’économie allemande est-elle si forte ?
2Pourquoi l’Allemagne demeure-t-elle, depuis 150 ans, aux premières places dans l’économie mondiale ? On explique aisément le « miracle » économique d’après 1945, comme la bonne santé actuelle du pays réunifié. Mais l’Allemagne a vécu les plus grands bouleversements politiques depuis près de deux siècles. Déjà en 1874, Heinrich von Treitschke pouvait parler des « misères et malheurs d’une histoire extrêmement compliquée et confuse » ; mais depuis cette date, aucun pays au monde – URSS, Chine et Pologne exceptées – n’a subi un tel enchaînement de traumatismes. Il faut rappeler les séquences de cette histoire terrible.
31918, la défaite. 2,5 millions de morts, la misère dans le peuple, les mutilations territoriales (70 000 km2). Le tableau s’assombrit avec une révolution bolchévique réprimée dans le sang, ouvrant une période de troubles incroyable. Alors que la France panse ses terribles blessures, l’Allemagne se déchire : coups d’État avortés, assassinats politiques, émeutes sanglantes, exécutions sommaires, 400 attentats, grèves, occupation étrangère ; dans un climat insurrectionnel et révolutionnaire de guerre civile éclate la grande inflation, et à peine remise de ce choc, l’économie en subit un second, la crise de 1930 (5,6 millions de chômeurs en 1932) qui s’ouvre finalement sur la tragédie du nazisme.
41945, nouvelle défaite. La « Stunde Null » : 6 à 8 millions de morts, un pays en ruines, anéanti, submergé de millions de déracinés : 9 millions de personnes déplacées lors des bombardements alliés retournant chez elles et croisant 8 millions de prisonniers de guerre de retour également, auxquels s’ajoutent 12 millions d’expulsés chassés d’Europe centrale. L’Allemagne n’existe plus ; une réforme monétaire violente, puis la coupure de la nation en deux États hostiles, dont l’un va vivre encore pendant 40 ans sous le joug communiste. Deux défaites successives, des dizaines de millions de victimes, deux dictatures puis le nouveau choc de la réunification de 1990, cette fois aux conséquences positives.
5Si l’on remonte le temps, le pays a connu d’autres traumatismes d’ampleur : la guerre de Trente Ans – première guerre civile européenne – dévaste le pays pour un siècle : déjà l’Allemagne ravagée, financièrement exsangue, politiquement mutilée, moralement abattue, menacée dans son existence même... Après la guerre de Sept Ans et les guerres napoléoniennes, elle ne fut pas loin de l’abîme non plus.
6Pourtant, de chaque épreuve, l’Allemagne sort fortifiée. D’où notre interrogation qui rejoint celle de Jacques Droz dans l’introduction de son Histoire de l’Allemagne : « comment l’Allemagne, ce pays divisé, incapable pendant des siècles de réaliser son unité, a pu devenir au XIXe siècle une puissante nation qui a cherché à soumettre l’univers à son rêve d’hégémonie mondiale ? »
7Aujourd’hui, l’Allemagne est la 4e puissance économique mondiale. Examinée sur la longue durée, la trajectoire de son économie est riche d’enseignements. Selon les calculs d’Angus Maddison – parfois contestés – la part de l’Allemagne dans le PIB mondial a oscillé entre 3,3 % vers 1500, 3,8 % vers 1600, 3,6 % vers 1700 et 3,8 % en 1820. Elle bondit à 6,5 % en 1870 sous l’effet d’une poussée industrielle phénoménale et culmine à 8,8 % en 1913. Reflux après les deux défaites aux guerres mondiales, entre 4 et 4,3 % de 1950 à 1998. Les chiffres d’A. Maddison rejoignent pourtant les calculs du CEPPI/Chelem (Panorama de l’économie mondiale) qui montrent aussi que l’Allemagne a bien résisté (comme le Japon) avec 4 % du PIB mondial en 1960 et 4,6 % en 2015. Les autres grandes puissances (à l’exception du Japon), ont reflué : les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie. L’Allemagne non. Pourquoi ?
8La divergence avec l’économie française est frappante. En 1820, la France (plus peuplée) produit deux fois plus de richesses que l’Allemagne (38 Mrd $ Geary-Khamis de 1990, selon A. Maddison – contre 16,39 Mrd). Un siècle plus tard, l’écart est comblé. L’Allemagne dépasse la France de 6,2 % en 1910. Les deux guerres mondiales et les crises évoquées rebattent les cartes, mais la France est à nouveau dépassée en 1935, puis en 1951. Depuis cette date – soit plus d’un demi-siècle – l’Allemagne creuse l’écart, qui atteint 40,6 % en 2016. Les écarts sont moindres si l’on calcule le PIB par habitant (14 %), mais l’Allemagne nous devance toujours ; d’ailleurs, la puissance, c’est d’abord une valeur absolue !
9Telle est la réalité : la grande résistance de l’économie allemande, capable de préserver, sur la très longue durée, sa place aux premiers rangs de l’économie mondiale, en dépit de la double contrainte des tourments de son histoire et de la concurrence mondiale grandissante.
10Quels ressorts profonds, quelles forces anonymes agissent pour alimenter cette fabuleuse capacité de résurrection, qui n’a jamais cessé de fasciner les nations voisines ?
11La force économique allemande a une épaisseur historique ; on se propose de l’explorer en sélectionnant quelques évènements saillants qui ont jalonné ce parcours exceptionnel. Certes l’histoire s’écrit en continu, comme le rappelle André Piettre (Les trois stades de l’économie – 1955) : « l’histoire d’une société est comparable à une étoffe ornée, de place en place, de motifs divers. La trame, c’est-à-dire la vie quotidienne matérielle et contraignante (...) forme le tissu de ces siècles vulgaires ». Mais parfois, ajoute-t-il, apparaît un « motif central vers lequel tout converge ». Ce motif, c’est l’évènement économique saillant retenu dans notre démarche, un peu comme dans Les très riches de l’humanité de Stefan Zweig (Sternstunden der Menscheit, 1939). Plutôt qu’une histoire continue (elle existe d’ailleurs, avec la remarquable Histoire économique de l’Allemagne – 1994, de Michel Hau) nous proposons une histoire granulaire, se déployant comme un long collier dont on ne voit que quelques perles, unies par un fil invisible.
12Les événements retenus sont de diverses natures : inventions, lois, créations d’entreprises, discours politiques, accords ou traités. Tout concourt finalement à la vie économique ! Chaque événement révèle, explique, éclaire notre propos : « tout événement est symbole » disait Goethe (« alles Ereignis ist ein Gleichnis » – Faust). Certains ont marqué les contemporains, d’autres ne sont à l’époque que des faits passés inaperçus, et reconsidérés a posteriori en « événements » par le travail des historiens. C’est même la nature propre des faits économiques dont le retentissement dans la conscience d’un peuple est moindre qu’un événement politique ou artistique. Certains faits et événements provoquent des ruptures, des inflexions, d’autres agissent plus lentement, dans les profondeurs de la société, mais tout événement dit M. Winock (« Qu’est-ce qu’un événement ? » L’histoire, 268/2002) est destructeur d’un ordre autant que constructeur d’un nouvel équilibre.
13La sélection opérée se heurte aux difficultés habituelles du travail d’historien. D’abord, poser une date, c’est simplifier, rationaliser, et, d’une certaine manière, mutiler la complexité du réel. Mais cette méthode, semble-t-il, se justifie d’autant plus que l’Allemagne a une histoire « hachée », scandée de multiples dates-repères qui sont autant de ruptures. Ensuite : comment distinguer le fait historique important, du fait non historique, insignifiant ? C. Seignobos disait, dans sa Méthode historique appliquée aux sciences sociales, qu’on juge de l’importance d’un fait à ses conséquences... mais P. Valéry répliquait que « l’histoire justifie ce que l’on veut »... De la réalité historique équivoque, inépuisable, la recherche historique propose sans cesse de nouvelles explications. Non sans raison, Henri-Irénée Marrou (De la connaissance historique) disait : « l’histoire est une réponse... à une question que pose au passé mystérieux la curiosité, l’inquiétude ».
14Autre évidence : on ne peut échapper à sa propre subjectivité ni à son temps ; c’est en fonction du présent que l’on attribue, a posteriori, à tel fait une signification et une valeur, choix qui sera nécessairement soumis à la critique ultérieurement.
15Étudier un fait historique n’est pas tout : faut-il le relier aux autres et établir des liens de causalité qui rendent compte de cet enchaînement ? Chaque événement est singulier, irréductible, est-il pour autant autonome ? Nous ne le pensons pas. Les faits et leurs conséquences ne disparaissent jamais, ils se sédimentent, laissant comme des traces d’ADN... Cette histoire évènementielle de l’économie allemande n’est pas une succession incohérente et désordonnée de faits, dénuée de signification : un fil invisible, parfois rompu, relie chaque fait au précédent. L’histoire est géologie : elle se fait couche par couche, par lente sédimentation des faits, que le temps enfouit peu à peu dans l’oubli, mais qu’un mouvement tectonique peut faire resurgir en surface... Le passé ne passe pas, en économie moins qu’ailleurs.
16Autre risque associé à notre démarche : le finalisme, la dimension téléologique de la lecture que l’on fait de l’histoire ; celle-ci serait compréhensible par sa fin. L’Allemagne offre une terre propice à cette question, avec le débat sur le Sonderweg, cette évolution spécifique allemande qui aurait conduit au nazisme. Selon Klaus Peter Sick, l’historien Hans-Ulrich Wehler (1931-2014) entendait au début des années 1970 localiser « les différents carrefours historiques, où, dès le XIXe siècle, la société allemande était censée avoir pris le chemin de 1933 ». Existe-t-il un Sonderweg économique ? Il serait absurde de s’engager dans cette voie, de rechercher dans tel événement des siècles passés une cause lointaine de tel aspect de l’économie actuelle ; l’histoire de l’Allemagne est trop tumultueuse pour que de telles filiations s’instaurent durablement ; en revanche nous faisons l’hypothèse que la prospérité économique actuelle s’est construite lentement, par fines couches, chaque fait saillant retenu (et d’autres sans doute) laissant sa trace d’ADN dans les cellules profondes de la société. Ainsi le système d’apprentissage dual, si admiré, n’est pas issu d’une génération spontanée ; de même la crainte de l’inflation et la lutte pour la maîtriser ou l’art du compromis et du dialogue social ont une longue histoire qui commande l’évolution actuelle.
17Les faits sélectionnés s’inscrivent dans une démarche transversale. Ils sont d’ordre juridique, technique, institutionnel, diplomatique ou culturel, autant que strictement économique. Michelet le premier avait intégré le droit, la religion, l’art, les sentiments, la géographie à l’approche historique. Dans La cité antique (chap. IX-1864), Fustel de Coulanges ne dit pas autre chose : « l’histoire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine ». Les économistes ont suivi. Dès 1949, dans L’action humaine, un traité d’économie (trad. 1985), Ludwig von Moses (1881-1973) insiste : « l’économie ne se laisse pas décomposer en branches spécialisées. Elle traite invariablement de l’interconnexion de tous les phénomènes de l’action économique. Tous les faits économiques se conditionnent mutuellement. Chacun des divers problèmes économiques doit être traité dans le cadre d’un système complet qui assigne sa juste place et son juste poids à chaque aspect des besoins et des désirs humains. Toutes les monographies restent fragmentaires si elles ne sont pas intégrées dans un traitement systématique du corps entier des relations sociales et économiques ». J. Schumpeter le rejoint : « avec sa main classificatrice, le chercheur sort d’une manière artificielle les faits économiques du grand courant de la société ». D’où le rejet des formalisations mathématiques excessives qui stérilisent la pensée économique contemporaine. Dans le même esprit, Serge-Christophe Kolm (« L’économie et les mathématiques », Le Monde, 6 juin 1989) écrit : « pour les problèmes économiques les plus importants actuellement, la discipline qui peut aider l’économiste est plus souvent la philosophie, l’éthique, la sociologie, la psychologie ou l’histoire, que les mathématiques (...) il est exclu que le langage mathématique joue seul un rôle, et même qu’il joue un rôle crucial ». Plus près de nous, l’historien américain David Landes insiste sur les « valeurs culturelles » pour expliquer « la grande divergence », c’est-à-dire l’essor économique britannique contemporain du déclin chinois, rejoignant André Piettre et bien d’autres.
18Dernier point : quel horizon temporel retenir ? Nous pensons que 4 événements majeurs ont constitué la matrice du succès économique allemande sur la longue durée : la création du Saint-Empire, la Réforme, la guerre de Trente Ans, la naissance de la Prusse. Les autres faits s’ordonnent en plusieurs grandes périodes : essor (XVIIe siècle-1914) – consolidation (entre-deux-guerres) – renaissance (depuis 1945 et 1990).
19Ainsi, notre propos mêle deux des horizons définis par Fernand Braudel : le temps évènementiel et le temps de l’évolution structurelle. Choisir, dans les faits saillants du temps court ceux qui éclairent le temps long (celui de l’économique) fut notre défi.
20Encore un mot : l’ouvrage est centré sur la réussite de l’économie allemande dans le long terme. Il est clair que l’auteur est bien conscient des faiblesses ou insuffisances actuelles du pays : vieillissement démographique, dépeuplement de l’ex-RDA, déficit de main-d’œuvre qualifiée, dépendance excessive à l’égard des exportations, éclatement du paysage bancaire, sous-investissement public, creusement des inégalités sociales, choc de l’immigration et risque de fragmentation de la société...
21Le temps de la superpuissance économique allemande est peut-être révolu ?
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