I - LA LUTTE CONTRE LES INONDATIONS

1Plus difficile encore que la domestication des eaux souterraines et faisant l’objet de luttes incessantes, la maîtrise et l’utilisation des cours d’eau se manifestent dans le Comtat Venaissin par la même attention aux données de l’expérience et le même pragmatisme. La nécessité impose la régularisation des rivières et une protection efficace contre les inondations, mais la tâche est difficile et aucune victoire sur les éléments n’est jamais définitive. Les récits des inondations survenues à Avignon ou Carpentras sont empreints d’un fatalisme qui montre à quel point les chaussées n’ont d’autres objectifs que de rassurer et de maintenir le tracé des rives en dehors des périodes de débordement. L’histoire des rivières étant hors du champ de la recherche, on n’examinera pas les différentes manières de se protéger dont disposaient les communautés d’habitants. Elles étaient au demeurant fort limitées : en l’absence de barrages et de retenues, les digues et les chaussées soutenues par des pieux plantés dans la rivière ou le fleuve ne pouvaient être très efficaces. Il faut justement souligner cette impression d’incapacité à s’opposer à la nature. Cela ne signifie pas que les populations comtadines s’étaient résignées à subir les ravages des eaux, mais les efforts se portaient plutôt sur les secours et la remise en état des édifices humains et des terres agricoles. Au XVIII^e siècle, les digues qui contiennent la Loire dans son lit sont certes citées comme des exemples à suivre1, mais les moyens financiers manquent pour en réaliser de semblables et une volonté de coopération avec la France frontalière n’aboutit pas. En effet, le roi de France considère toujours que les deux rives du Rhône et de la Durance lui appartiennent et, à la demande des Parlements d’Aix et de Toulouse, il cherche à favoriser les communautés provençales ou languedociennes au détriment des comtadines pour faire pression sur le Saint-Siège. Aussi, une collaboration vraiment efficace est impossible.

2Les techniques maîtrisées sont insuffisantes mais se protéger face au fleuve ou à une rivière, c’est d’abord apprendre à déjouer ses pièges, observer ses crues et analyser leur ampleur et les dégâts provoqués - d’où ces nombreuses listes qui rassemblent toutes les crues connues pour chaque ville depuis le Moyen Âge. C’est aussi organiser les secours devant la menace, détourner le plus possible les eaux qui peuvent contribuer à grossir une inondation, même si cela représente des volumes limitées… Dans ces différents domaines aussi, aucune innovation majeure ne caractérise le XVIII^e siècle, mais les descriptions deviennent plus précises et sont de plus en plus souvent centrées sur les paramètres essentiels. Tout est prêt pour des travaux enfin efficaces qui ne peuvent résulter que d’une volonté politique ferme. Le XIX^e siècle s’y emploie plus activement que le précédent, trop souvent écartelé encore entre un certain fatalisme et une analyse réaliste de la situation. Les Archives Nationales et les dépôts départementaux conservent des liasses impressionnantes de projets, de comptes rendus de travaux et de rapports d’inspections concernant cette œuvre gigantesque entreprise avec un véritable esprit de système par les administrations préfectorales.

3Le danger est particulièrement grand au bord du Rhône et de la Durance mais la plupart des communautés du haut Comtat sont en bordure de torrents imprévisibles. Même Carpentras doit se méfier de l’Auzon, malgré la forte dénivellation entre le fond de la vallée et le site de la ville. La formation de trous dans le fond des rivières est la cause de tourbillons qui expliquent en partie les ravages causés sur les rives. Dans la plupart des communautés, des maîtres des eaux nommés lors des élections consulaires sont chargés de la surveillance des cours d’eau. Ils ont pour tâche de faire remettre rapidement en état les chaussées déformées ou de faire boucher les crevasses jugées dangereuses. À Carpentras, ce souci constant de l’état des rivières dans le terroir et dans celui de Loriol2 laisse de nombreuses traces dans les actes de la ville à la fin du XVI^e siècle et dans la première décennie du XVII^e siècle3. Paradoxalement, il n’apparaît presque plus au-delà de 1610. La négligence et le détournement des centres d’intérêt vers d’autres questions jugées plus importantes sont peut-être à l’origine de cette évolution. Cependant, à Monteux ou Sarrians, les « cotes » qui assurent le contrôle des rivières restent actives pendant toute la période étudiée. À Carpentras, il faut se reporter aux quittances dressées par les trésoriers pour trouver la mention des nombreux travaux effectués. Après 1610, les registres des actes sont réservés à des contrats jugés plus nobles. L’entretien de l’aqueduc y prend une place essentielle, ce qui traduit une évolution des préoccupations majeures, mais pas un abandon des tâches anciennes et nécessaires. Chaque année, les rivières font l’objet de curages pour les débarrasser des limons et des matériaux déposés qui rétrécissent et modifient leur cours. Ces travaux sont adjugés après des enchères publiques annoncées à son de trompe, comme pour n’importe quel autre prix-fait. Un contrat est passé devant notaire.

4Même à L’Isle, où la Sorgue déborde rarement de son lit et jamais très rapidement ni très violemment, le curage de la rivière est effectué régulièrement4. En 1676, le vice-légat rappelle aux consuls que leur communauté a l’obligation de nettoyer la rivière et les béals des moulins au moins une fois tous les trois ans, et qu’elle doit donc prévoir les dépenses nécessaires, alors que le conseil avait jugé qu’il pouvait en faire l’économie5. Il s’agit surtout d’éliminer les dépôts de terre et l’accumulation d’immondices qui pourraient gêner le fonctionnement des moulins ou obstruer les arcades des ponts. En effet, les évacuations de déchets se font le plus souvent directement dans la Sorgue et les volumes ainsi rejetés atteignent rapidement des proportions importantes. La ville paie parfois des personnes pour couper les herbes qui freinent le courant en amont des moulins et certains pêcheurs trouvent dans cette activité un complément de revenu6. Les rives de la Sorgue sont protégées dans la ville et près des moulins, condition essentielle pour le bon fonctionnement des systèmes de vannes. Le travail est long. Il faut effectuer des charrois nombreux pour évacuer les immondices et, chaque année, plusieurs dizaines de journées sont nécessaires au curage de la Sorgue et à la pose de pierres et de gravier au bord de la rivière.

II - LA MAÎTRISE DES RÉSEAUX D’ARROSAGE

5L’entretien des rivières et de leurs berges est une condition de la réussite agricole et du bon fonctionnement des moulins. Il rend possible la réalisation de dérivations efficaces. Les canaux d’irrigation ne peuvent avoir de prise fiable que si les rivières dérivées sont suffisamment maîtrisées ou du moins surveillées. Une prise fiable n’est pas une prise fixe. Même pour les principaux canaux comtadins, notamment ceux dérivés à partir de la Durance, la prise varie en fonction des caprices de la rivière et de la colère des hommes. La Durance a un cours très fluctuant. Les communautés situées sur sa rive gauche, par exemple Sénas et Orgon, considèrent avec méfiance l’influence des prises des canaux Saint-Julien et Cabedan destinés au terroir de Cavaillon, et ils les entravent parfois avec du bois et des pierres7. Il faut les réaménager presque chaque année. Les règlements de la ville interdisent de faire une prise commune aux deux canaux8 : le Saint-Julien a sa prise dans le terroir de Cavaillon ; le Cabedan dans celui de Mérindol en amont. Une prise est en principe construite avec des pilotis en bois, souvent du saule ou du pin, enfoncés en travers du lit de la rivière - mais sur une partie seulement de ce lit - et se prolongeant sur une de ses rives. Ces pilotis ont le plus souvent deux à trois pieds de diamètre et huit à douze pans de long. Des pierres et des moellons maçonnés sont placés entre les pieux et soutenus par des fascines transversales. Parfois, une grande martelière de pierre supporte la vanne appelée espassier.

6Toutefois, il n’est pas toujours possible d’édifier une prise en maçonnerie, même pour des canaux qui assurent l’irrigation d’un vaste secteur. Il faut alors se contenter de fascines et de clayonnages entre les pilotis, ainsi que d’une martelière provisoire : la prise est dite volante9. À Cavaillon, les deux principaux canaux n’ont que des prises volantes qui changent parfois d’emplacement au cours d’une même année. Les fascines y sont confectionnées avec des branches de pin que l’eygadier du canal Saint-Julien doit garder en réserve avec neuf cents pieux, des poutres de bois, cinquante paquets de corde, vingt-quatre pèles, huit massues dont quatre ferrées et douze pics. Ces matériaux et outils prêts à servir en permanence témoignent de la fréquence des travaux sur le plus ancien canal comtadin. Les pieux et les fascines servent tout le long du tracé du canal mais la hantise des Cavaillonnais est un retard dans la remise en état de la prise car tous les arrosages sont alors compromis, alors qu’il est relativement aisé de s’accommoder pendant plusieurs mois de berges endommagées. « Il est arrivé très souvent que faute d’outils et matériaux nécessaires, cinquante hommes n’ont pas fait l’ouvrage de dix ». Cette remarque, glissée en 1776 dans la liste des obligations de l’eygadier, souligne l’importance d’une saine organisation des chantiers. À l’époque moderne, un canal d’arrosage est en perpétuelle mutation. Le rôle de l’eygadier, nommé pour un, deux ou quatre ans par les consuls, est d’assurer la coordination entre les différents éléments du chantier. Sa première tâche est de maintenir constamment l’arrivée d’eau pendant la période des arrosages, du printemps à l’automne. Chaque fois que change l’origine du canal, il doit faire creuser une nouvelle gorge, fossé provisoire rejoignant le canal principal et stable. Certains propriétaires lésés résistent, et il faut engager de longues négociations qui risquent toujours de déboucher sur un procès. Pour faciliter d’éventuelles interventions, les règlements imposent de creuser deux gorges, ce qui double les superficies de terres concernées.

7Le canal de Cabedan-neuf a sa prise dans le terroir de Mérindol mais il faut attendre les années 1780, presque vingt ans après qu’il ait été creusé, pour que la communauté de Cavaillon cherche à lui donner une prise fixe, par convention avec l’évêque de Marseille. La négociation ne s’engage qu’à la suite d’un déplacement du lit de la Durance qui entraîne une forte diminution de la quantité d’eau dérivée10. La transaction passée avec l’évêque le 20 mars 1785 confirme cependant la nécessité de maintenir une prise volante : la seule contrainte est sa localisation à l’ouest d’une ligne joignant le clocher de Mallemort à un rocher appelé le gros Mourre, à l’extrémité du terroir de la Roquette11. L’accord prévoit aussi que la prise ne doit être ni en pierre ni en maçonnerie et que le canal ne doit pas avoir une section de plus de trois cannes carrées dans le terroir de Mérindol.

8Les prises qui distribuent l’eau dans les canaux d’irrigation nécessitent un entretien permanent et coûteux, surtout lorsqu’elles ont été mal conçues. Esprit Sinety, auteur d’un Traité d’agriculture destiné aux régions du sud de la France, dénonce les défauts de beaucoup d’entre elles et des écluses qui les accompagnent parfois12. Lorsqu’elles coupent transversalement la rivière, formant un angle à peu près droit avec la rive, la force de l’eau s’exerce directement sur elles, les dégradant rapidement, surtout en cas de crue brutale. Pour diviser et répartir l’effort exercé, les théoriciens proposent qu’elles forment un angle de 45 degrés par rapport à l’ouverture du canal. On ignore cependant comment se présentaient les prises à Cavaillon et dans le reste du Comtat et si ces reproches étaient fondés ou non.

9Comme pour un aqueduc, un nivellement est nécessaire avant la construction du canal, mais les exigences de rigueur et de précision semblent moins fortes, ce qui entraîne parfois des défauts. L’exemple du canal de Crillon est révélateur. Construit de 1775 à 1778 dans la plaine d’Avignon, son tracé est mal choisi. Placé plus à l’est, au pied des hauteurs de Caumont et de Vedène, il aurait permis d’irriguer un périmètre beaucoup plus important13. Un mémoire de 1796 dénonce les erreurs commises lors du choix du parcours suivi par les eaux14. Au XIX^e siècle, les techniciens des Ponts et Chaussées font les mêmes critiques15. En plusieurs endroits, le canal surplombe les terres irriguées de plus de quatre mètres, ce qui expose les champs au danger d’inondation en cas de rupture des berges. Les canaux de la plaine cavaillonnaise ont en revanche un tracé beaucoup mieux adapté. Le canal de Cabedan-neuf notamment suit les courbes de niveau, donc la pente naturelle, au pied des premiers contreforts du Luberon. Pour Esprit Sinety, le nivellement constitue la seule difficulté intervenant lors de la réalisation d’un canal d’irrigation. La pente doit être déterminée de manière à permettre une distribution des eaux à peu près égale dans toutes les zones arrosées, afin d’éviter qu’elles stagnent et croupissent.

10La réalisation des canaux comtadins aux XVII^e et XVIII^e siècles s’effectue toujours selon les mêmes procédés16. Des ouvriers qui sont souvent des paysans pauvres cherchant un complément de revenu sont chargés de creuser un fossé et d’évacuer la terre. Le travail est effectué sans machine, avec des instruments simples : des pics et des pelles. La terre est transportée dans des paniers d’osier jusqu’à des tombereaux tirés par des chevaux. Elle est évacuée loin du chantier mais une partie sert au renforcement des chaussées. Celles-ci sont tassées avec une demoiselle. Le fond et les berges des canaux restent en terre et ne sont pas maçonnés. Les ouvriers creusent le sol entre des piquets placés par les ingénieurs ou les entrepreneurs qui ont effectué le nivellement en tenant compte de la pente recherchée et de la nature du terrain. Pour éviter les éboulements, les rives ne sont pas perpendiculaires au fond du canal mais ont un profil légèrement en glacis. Lorsque l’eau pénètre, elle s’élève ainsi progressivement et il se forme moins de tourbillons qui risquent de creuser des trous. La largeur et la hauteur du canal varient en fonction du volume d’eau à dériver. Pour le canal Saint-Julien, la largeur est de douze pans en moyenne. Elle est de huit pans pour le canal de Cabedan-vieux et de douze pour le canal de Crillon. Les hauteurs varient de quatre à six pans. Les chaussées ont huit à quatorze pans de haut le long du canal de Crillon mais elles sont beaucoup plus basses à Cavaillon car les risques d’inondations de terres sont beaucoup plus réduits. Il s’agit donc d’œuvres modestes destinées à la mise en valeur de quelques quartiers et qui, malgré les discours admiratifs et parfois exaltés qu’elles suscitent, ne peuvent être considérées comme des ouvrages d’art.

11Le long du canal de Crillon, le renforcement de la partie intérieure des chaussées est assuré par une couverture de tèpes fraîches, mottes mêlées d’herbe ou de chiendent. Des fraisses maintiennent l’ensemble : il s’agit de fascines de pieux et de branchages formant un clayonnage. Les pieux sont faits en bois de saule. Plantés à environ un pied de distance les uns des autres, ils soutiennent les branchages entassés. La partie extérieure de la chaussée est soutenue par des poteaux de chêne. En cas d’éboulement d’une partie de la berge, les fraisses doivent être replacées et renforcées. À Cavaillon, les berges sont beaucoup moins consolidées, même si des fraisses soutiennent au moins une partie d’entre elles. Des crevasses s’y forment donc fréquemment. L’une des tâches du bureau des arrosages formé en 1733 est justement de veiller à une prompte réparation de ce type de dégradations17. Peut-être le canal Saint-Julien et le canal de Cabedan-vieux, pour lesquels on dispose de peu d’informations techniques, n’ont-ils fait l’objet d’un renforcement de leurs berges qu’au fur et à mesure que le besoin s’en faisait sentir. Il est assez fréquent que des particuliers se plaignent parce que les chemins longeant ces canaux sont inondés après une rupture de berge. De multiples témoignages prouvent que les rives du canal Saint-Julien étaient plantées de saules sur de longues distances, ce qui permettait de retenir la terre et contribuait à réduire les risques de dégradation.

12Pour franchir les vallons, des aqueducs sont nécessaires. Aucun n’a l’ampleur de celui de Carpentras. Un des plus élégants franchit le Coulon et mène sur la rive droite de la rivière les eaux dérivées par le canal Saint-Julien. Connu sous le nom de La Canaou, il a été construit en 1543 pour la famille d’Oppède qui souhaitait arroser ses terres du Rouret. En 1729, le marquis d’Oppède, qui cherche encore à faire valoir ses droits sur le fuyant du moulin Saint-Julien, le fait reconstruire. Il baille l’ouvrage à prix-fait à l’architecte de L’Isle Esprit Joseph Brun et à son beau-fils Nicolas Diet18. L’examen effectué par George Vallon, ingénieur des États de Provence choisi comme expert par le marquis, prouve que le prix-fait a été respecté. De l’aqueduc originel sont conservés deux piliers en pierres de taille. Ils supportent un arc de huit pans de large réalisé en moellons et mortier et doublé de pierres de taille. Les pierres proviennent de la carrière des Taillades. Cet arc permet de soutenir la gorgue de l’aqueduc qui passe au-dessous de lui : c’est une canalisation faite de planches en bois de chêne. Les planches ont cinq pans de long et sont parfaitement assemblées « à doubles joints », de façon à ce que l’eau ne filtre pas. La gorgue a environ neuf pans de large, ce qui correspond à peu près à l’ouverture des piles. Elle est reliée à l’arceau par des pièces de fer. Des poutrelles fixées tous les six pans assurent le rattachement de l’ensemble à l’arc de pierre.

13Le délai laissé aux entrepreneurs est très court : l’acte est signé le 16 avril 1729 et le travail doit être achevé le 8 mai de la même année. Pour un architecte talentueux et expérimenté comme Esprit Joseph Brun, un tel aqueduc ne représente pas une tâche très difficile. Cependant, l’ouvrage n’est pas encore achevé en juin 1730 et le marquis se résigne à accorder un délai supplémentaire jusqu’au 15 novembre. Sur les conseils de Georges Vallon, il en profite pour demander un renforcement de l’arc par un élargissement des murs. Lors de l’examen final, Georges Vallon constate que la gorgue de bois a une largeur inférieure à celle prévue et il demande quelques modifications pour augmenter son volume. Le marquis souhaitait attaquer les entrepreneurs en justice après les plaintes du fermier du moulin du Rouret et des arrosants de la rive droite du Coulon, mais il préfère finalement un accommodement car il est déjà en conflit avec la communauté de Cavaillon. Esprit Joseph Brun et Nicolas Diet ont fourni tous les matériaux et ont confectionné eux-mêmes le cintre et les échafaudages. Le coût final de l’ouvrage s’élève à 1665 livres alors que le prix-fait initial ne prévoyait qu’une dépense de 800 livres. Ce doublement est dû au soin apporté à la maçonnerie à partir de la prorogation du prix-fait en 1730. Le marquis souhaite un aqueduc solide et imposant qui témoigne de sa puissance et de ses droits. Mais ce coût relativement élevé montre aussi à quel point la création et l’extension d’un réseau d’arrosage nécessite, au même titre qu’une conduite d’adduction d’eau potable, de l’ingéniosité et de la détermination. Malgré les précautions prises et le soin apporté à la construction, le canal de bois est emporté quelques années plus tard par une crue du Coulon et la communauté, devenue entre-temps propriétaire de l’aqueduc, doit le faire réparer, ainsi que les butées de l’arceau de pierre qui le supporte19.

14Malgré les apparences, un canal d’irrigation n’est donc jamais un ouvrage simple. Sa réalisation oblige à surmonter des obstacles naturels. Les besoins des utilisateurs empêchent aussi d’en faire un ouvrage linéaire. Il possède de multiples ramifications sous forme de filioles qui permettent d’arroser des superficies importantes. Certaines filioles de grande dimension constituent de véritables canaux secondaires. D’autres, beaucoup plus nombreuses, sont très étroites et destinées à quelques champs ou quelques prés. Elles sont alors simplement appelées « fossés d’arrosage ». Les propriétaires ou les exploitants de terres agricoles peuvent avoir tendance à en creuser sans autorisation, mais l’ensemble du réseau est en principe contrôlé par la personne, l’association ou la communauté qui possède la branche principale. L’entretien des filioles et des fossés secondaires est à la charge de ceux qui les utilisent. C’est la source de nombreuses négligences et le nettoyage trop irrégulier des canaux entraîne assez souvent des débordements sur des terres voisines. Afin d’éviter des inondations ou de limiter leur ampleur, un canal de surverse permet de réguler l’arrivée d’eau, notamment en cas de crue de la Durance. Il rejette les eaux excédentaires grâce à une ouverture pratiquée dans la digue édifiée le long de la rivière. Le canal de Crillon possède un canal de surverse achevé en 1777. Celui de Cabedan-neuf possède également le sien, réparé au milieu des années 1780 avec un parapet, des chaussées et une martelière20.

15Les techniques d’irrigation sont assez complexes mais bien maîtrisées par les agriculteurs du sud du Comtat. Malgré les fraudes, l’utilisation du réseau cavaillonnais suppose une discipline d’ensemble et des habitudes bien rodées. Filioles et fossés secondaires doivent être alternativement ouverts et fermés pour permettre à l’eau d’atteindre les champs et les prés que les arrosants veulent mettre en valeur21. Les grandes martelières permettent de contrôler le débit des bras secondaires des canaux ou des valais issus d’un cours d’eau. Construites en pierres de taille, souvent surmontées d’une voûte, elles se présentent comme de petits édifices barrant un débouché du canal22. Elles sont construites sur des fondements solides et leur maçonnerie est soignée. De plus petites martelières et des espassiers sont répartis le long du canal principal et des filioles. Leur installation est simple. Elle consiste à placer deux pierres de taille espacées en travers de l’eau. Une rainure dans chaque pierre permet de glisser des planches de bois, rarement une seule, plus souvent deux, trois ou quatre. Chaque fois qu’il enlève une planche, le paysan permet le déversement d’une quantité d’eau supplémentaire vers son propre fossé et les rigoles qui mènent à ses terres. Ces martelières existent aussi au bord des petites rivières où elles tiennent lieu de prise. Ainsi, à Aubignan, des terres du quartier de Saint-Just sont arrosées au XVIII^e siècle par les eaux dérivées de la Mède grâce à une martelière pratiquée dans un massif de pierres23. L’ouverture de vingt-sept pouces de large sur seize de haut est ménagée au niveau du lit de la rivière et l’eau se déverse en formant une petite cataracte. « Une coulice, vulgairement appelée engrau, […] sert pour mettre une planche pour empêcher le passage des eaux lorsque l’on ne s’en sert pas pour les arrosages ». Ce procédé existe encore de nos jours dans les campagnes comtadines, même si les espassiers métalliques qui s’ouvrent et se ferment par un système de vis dominent désormais. Il exige une attention soutenue des paysans, surtout lorsque fonctionne un système de tour d’eau. De jour comme de nuit, la surveillance des martelières mobilise les énergies.

16Les prés et parfois les champs de céréales sont arrosés par submersion. Toute la surface de la parcelle est inondée. Une technique souvent utilisée en Provence et en Comtat est celle des calans24. Les parcelles sont divisées en compartiments peu profonds bordés de diguettes de terre, les coussins, d’environ un demi-pied de hauteur. Ces coussins sont établis perpendiculairement au fossé d’arrosage. Le champ peut être légèrement en pente dans le sens de la longueur afin que l’eau s’y déverse progressivement, mais il ne doit pas y avoir de pente transversale et le sol doit être plat afin d’éviter que se forment des mares. Lorsque la pente générale est nulle ou très faible, les compartiments sont larges, les coussins étant distants les uns des autres d’environ sept à dix pans. Lorsque l’inclinaison devient plus forte, les compartiments sont réduits pour éviter un ravinement du sol. Les cultures de légumes sont arrosées plus simplement par ruissellement ou déversement grâce à de petites rigoles d’un demi-pied à un pied de hauteur que les paysans font parfois déborder. Les rigoles sont espacées d’environ une canne. L’eau s’infiltre dans la terre et atteint les racines des plantes disposées en sillons parallèles. C’est l’irrigation à la raie qui est encore pratiquée pour le maraîchage.

17La plupart des arrosages sont gravitaires mais la dérivation s’effectue parfois par une machine élévatoire lorsque les terres sont situées au-dessus du niveau d’une rivière ou d’un canal. À L’Isle, les norias, attestées fréquemment pour alimenter en eau des jardins et des prés, sont mises en mouvement par la force du courant de la Sorgue. Dans le reste du Comtat, elles sont utilisées plus exceptionnellement, mais elles sont parfois associées à un puits qu’on dénomme alors puits à roue. Un mulet actionne une roue horizontale établie sur un puits, entre un pivot qui tourne sur une crapaudine et une traverse. En dessous, une roue verticale porte des chevilles qui traversent sa circonférence, s’engrènent d’un côté avec les dents de la roue horizontale et supportent de l’autre côté un chapelet de récipients. L’eau élevée se déverse dans une auge de planches soutenue dans la muraille du puits et s’écoule alors dans un réservoir, puis dans des canalisations, jusqu’à la terre à laquelle elle est destinée. En 1877, J.-A. Barral estime à 3 000 environ le nombre de norias du département de Vaucluse25. Elles serviraient essentiellement pour le maraîchage et présenteraient des modèles plus perfectionnés que celui décrit ci-dessus. Un siècle auparavant, le maraîchage était peu répandu en dehors du terroir de Cavaillon, particulièrement bien équipé en systèmes d’irrigation gravitaires. Les procédés techniques restaient traditionnels. Bien qu’il soit impossible de dénombrer les puits à roue existant dans le Comtat Venaissin aux XVII^e et XVIII^e siècles, ce type d’équipement, assez simple à construire et d’un faible coût, répondait fréquemment à des besoins ponctuels. Les actes notariés le mentionnent parfois. Ainsi à Carpentras, dans le quartier du Pont de Serres, des jardins et des prés appartenant à la famille de Cabanis sont arrosés à partir de 1690 environ par un puits à roue. Ce système permet de récupérer l’eau d’un fossé dérivé de l’Auzon26. Il a remplacé une « grue » puisant l’eau dans un bassin, procédé proche de celui du chadouf et d’un faible rendement. Le chadouf nécessite une action humaine et la capacité de puisage est beaucoup plus réduite qu’avec une noria. Le long de l’Auzon, beaucoup d’autres jardins sont dotés de puits à roue au XVIII^e siècle car c’est le seul moyen d’exploiter les riches terres de la petite terrasse qui surmonte la rivière27.

III - LES OPÉRATIONS DE DRAINAGE ET DE COLMATAGE

18Une fois l’irrigation terminée, quel que soit le procédé employé, il faut évacuer l’excédent d’eau. Aussi le superflu des arrosages est-il collecté en bas des parcelles dans des fossés qui rejoignent les roubines appelées aussi mayres. La pente du terrain permet à l’eau de s’écouler par gravité. Lorsqu’elle n’est pas régulière, notamment dans les zones légèrement en hauteur du nord du Comtat, le réseau de fossés d’assainissement est très dense. En 1877, J.-A. Barral suggère que ces fossés pourraient être supprimés si les paysans n’inondaient que les quatre cinquièmes des compartiments, le reste étant arrosé par l’eau infiltrée, mais sa théorie ne peut être généralisée et ne correspond pas aux habitudes du XVIII^e siècle. Elle est surtout destinée à faire des économies d’eau et à rationaliser encore plus les techniques d’irrigation. À Cavaillon, au XVIII^e siècle, d’incessantes protestations montrent au contraire que les paysans négligent de fermer les espassiers après avoir arrosé et gaspillent ainsi beaucoup d’eau. Les fossés de collecte sont donc indispensables. Mais canaux, filioles, roubines ont tendance à s’envaser rapidement. La Durance et les rivières à débit torrentiel du haut Comtat sont chargées de limon et de matières diverses qui contribuent fortement à l’enrichissement du sol mais qui obstruent assez rapidement des sections des fossés. Comme pour les cours d’eau naturels, le curage est une opération fréquente et indispensable. Les nombreuses roubines sont ainsi nettoyées soit directement par les propriétaires de terres ou leurs fermiers, soit par des associations contrôlées par les communautés28. Sans ce travail régulier, elles finiraient par se boucher et par provoquer de petites inondations qui endommageraient les champs et les prés.

19À Cavaillon, les fossés d’écoulement sont particulièrement nombreux et constituent le complément indispensable des fossés d’irrigation. Leur fonction est aussi de drainer la plus grande partie de l’eau descendue du Luberon. Le déboisement partiel de « la montagne » qui domine la plaine cavaillonnaise fait l’objet de nombreuses plaintes, mais ni les interventions des consuls, ni les menaces du vice-légat ne parviennent à limiter le phénomène. Or la conséquence est un accroissement des écoulements d’eau vers la plaine cultivée, notamment à chaque orage ou grande pluie. Ravinement et inondations sont des menaces de plus en plus fréquentes au XVIII^e siècle. Pour éviter de trop fortes nuisances, l’entretien des fossés d’écoulement devient primordial. En 1731, le fossé de Vidauque qui longe le Luberon est réouvert pour protéger les quartiers de Chante-Grillet et de Dorio29. Il faut aussi faciliter l’accès à ces fossés. En 1743, le vice-légat ordonne ainsi la construction d’une voûte souterraine sous le canal de Cabedan pour que les eaux venant du Luberon puissent rejoindre le fossé de Boscabrun30. À travers le Comtat, presque tous les baux de terres agricoles mentionnent l’obligation pour le fermier ou le métayer d’entretenir les fossés d’irrigation et de drainage. Le coût en est supporté soit entièrement par le preneur, soit par moitié entre celui-ci et le propriétaire. Cela suppose que le travail est considérable et ne peut pas toujours être mené par une seule personne, surtout lorsque les fossés desservent plusieurs exploitations.

20Dans les fonds marécageux, par exemple dans certains quartiers de L’Isle ou de Monteux, l’irrigation est systématiquement précédée par une opération de drainage. Le domaine de Mousquety, au bord de la Sorgue à L’Isle, fournit un exemple réussi de mise en valeur d’un sol marécageux31. Certes, réaménagé à partir de 1869 et remportant un second prix lors d’un concours agricole organisé en 1876, il n’est pas entièrement représentatif de la période étudiée. Pour les arrosages, l’utilisation de roues au fonctionnement complexe et d’un siphon venant du récent canal de Carpentras traduit les progrès accomplis depuis la fin du XVIII^e siècle. Cependant, pour effectuer le drainage, les propriétaires s’inspirent de vestiges anciens et abandonnés qu’ils ont retrouvés dans la zone marécageuse. Il leur suffit de recreuser les fossés existants et de poser des drains en remplacement des anciens devenus défectueux. Ceux-ci étaient formés de deux rangées de pierres placées au fond des tranchées et recouvertes de dalles. Au fil du temps, les pierres latérales avaient fini par s’enfoncer dans le sol très meuble et les dalles avaient bouché les drains. L’humidité avait alors regagné l’ensemble du terrain. Pour éviter que le même problème se reproduise, les nouveaux propriétaires créent un système semblable mais consolident le fond des tranchées par un dallage. L’eau récupérée par le drainage permet au moins partiellement l’arrosage des prés qui remplacent le marécage. Malgré le ton condescendant à l’égard des anciens procédés dont la dégradation provenait surtout de l’abandon de tout entretien pendant de longues années, la solution retenue n’innove guère. Elle correspond à une pratique ancienne que connaissaient les paysans des XVII^e et XVIII^e siècles, à Monteux, Sarrians, L’Isle et dans tous les terroirs à tendance marécageuse.

21Il existe plusieurs zones de paluds dans le Comtat : l’une en bordure du Rhône, de Lapalud à Avignon, l’autre sur un vaste périmètre qui s’inscrit au sud-ouest de la province dans un triangle dont les pointes seraient formées par les communautés d’Avignon, de L’Isle et de Sarrians. En fait, il ne faut pas imaginer ces espaces comme d’immenses marécages. Mais dans tous les terroirs du bord du Rhône ou de la zone des Sorgues, un ou plusieurs quartiers sont caractérisés par une forte humidité du sol qui rend nécessaire une adaptation agricole par l’entretien de prairies ou un drainage pour gagner de nouvelles terres à la culture. L’assainissement des paluds est ancien, souvent antérieur à la période moderne. Mais il faut continuer à entretenir les équipements qui permettent l’assainissement et les protéger contre les destructions liées aux crues des rivières. Daniel Faucher a donné une analyse très fine des pratiques près du village au nom évocateur de Lapalud32. Dans les quartiers des Berres ou Planières, au nord de la communauté, des fossés creusés collectivement à la fin du XV^e siècle facilitent l’évacuation des eaux stagnantes vers le Rhône. De nombreux fossés secondaires ont été progressivement reliés au premier réseau établi, « saignant » le marais par une arborescence de petites tranchées. Cette tâche n’est pas encore achevée au XVIII^e siècle, comme en témoignent un mémoire de 1749 et un plan de 1752. Les inondations du Rhône obstruent les drains et accroissent la masse des eaux qui ont tendance à stagner. L’assainissement et la mise en valeur des terres sont donc le résultat d’un travail permanent. Même si les rythmes ont varié selon les lieux, les méthodes sont identiques partout où la nécessité de drainer s’impose. L’évacuation se fait cependant plus difficilement vers des rivières modestes. L’association entre drainage et irrigation peut alors constituer une solution originale. Ainsi, dans le terroir de L’Isle, les Mourgons sont deux fossés de drainage qui collectent l’excédent d’eau d’une zone à tendance marécageuse et transportent cette eau vers des terres plus sèches qui nécessitent des arrosages. Sur un petit espace, la communauté qui gère le système veille à une meilleure répartition de l’eau en fonction des besoins33. Le fossé de Boscabrun à Cavaillon remplit aussi une double fonction.

22La pratique du drainage s’insère souvent dans des procédés de colmatage pour enrichir le sol, voire rendre cultivables des terres presque stériles. Elle est ancienne mais rarement menée systématiquement sur de grandes superficies. Au XIX^e siècle, des colmatages sont réalisés sur la commune de Violés grâce à l’eau de l’Ouvèze et sur la commune de Loriol grâce à la Mède34. Pour colmater une terre de manière rapide et efficace, il faut l’isoler par un fossé et la protéger par une chaussée de deux à trois pieds de haut. Le sol est disposé en pente et découpé en casiers de plus en plus petits au fur et à mesure qu’on s’éloigne du fossé qui fournit l’eau. De petites chaussées séparent ces casiers les uns des autres. Les eaux du fossé sont ensuite introduites de façon à inonder tous les casiers en passant par-dessus les chaussées. Elles déposent leur limon et s’écoulent dans une roubine où elles arrivent très claires. Le compartiment le plus proche du fossé d’arrosage est le premier colmaté, tandis que les autres casiers ont déjà reçu des dépôts plus ténus. L’eau est alors amenée directement au second compartiment jusqu’à ce qu’il soit à son tour entièrement colmaté. L’opération est répétée autant de fois que nécessaire. Chaque casier reçoit ainsi des dépôts de différentes natures, d’abord légers puis plus grossiers, et des labours permettent de les mélanger. L’avantage de faire plusieurs casiers est d’accroître la quantité de dépôts dans un temps donné en empêchant que le limon soit entraîné trop rapidement vers le bas de la surface à colmater. Quand l’opération est achevée, il ne reste plus qu’à araser les chaussées, combler les fossés et ménager une arrivée d’eau pour les prochaines irrigations. De la théorie à la pratique, il existe cependant beaucoup de différences. La plupart des paysans se contentaient sans doute d’inonder leurs terres pendant plusieurs années sans contrôler la nature et la hauteur des dépôts de limon aussi précisément que l’auraient voulu les agronomes du XIX^e siècle. Mais les plaines comtadines tirent leur richesse d’opérations semblables répétées des milliers de fois pendant plusieurs siècles.

23Dans les zones de collines, de hauts plateaux ou de montagnes, les opérations de drainage sont essentielles pour éviter le ravinement et l’érosion des sols. Elles ont fait l'objet d’études précises pour le sud de la France, notamment celle Blanchemanche35. La création de terrasses pour les cultures serait inutile sans une maîtrise de l’écoulement des eaux superficielles et souterraines. Des systèmes de collecte des eaux avec des fossés au pied des talus, parfois tout autour de la parcelle à protéger, s’inscrivent discrètement dans le paysage mais, lors des grandes pluies, ils se transforment en torrents. Ils sont souvent laissés à ciel ouvert, bordés de pierres, de bourrelets de terre ou de haies, mais ils sont parfois recouverts de dalles. En 1701, à Saint-Martin de Castillon, dans la viguerie d’Apt, des experts proposent de refaire un fossé qui protégeait une vigne car il a été emporté par les eaux de pluie36. Avec quatre pans de large, deux de profondeur, une muraille de chaque côté et un pavage au fond, il pourrait retrouver sa fonction pour de longues années. Comme en plaine, la récupération des limons s’avère précieuse. Les rigoles aboutissent parfois à des bassins et à des fosses où se dépose la terre ensuite utilisée par épandage dans les champs. Des retenues, petits barrages, chaussées ou simples pierres facilitent aussi cette récupération, tout en modifiant le profil de la conduite et en diminuant la rapidité du courant.

24Les retenues les plus grandes rendent possible le colmatage de ravins et de vallons. À Bonnieux, Saint-Martin et Apt, les restanques sont nombreuses et marquent encore le paysage. Il s’agit de barrages qui laissent passer l’eau et retiennent la boue et la terre, notamment lors des grandes pluies et des orages. Associées à des fossés qu’elles entravent, ces restanques facilitent la formation de terrasses obtenues à un faible coût. Les pentes sont progressivement réduites et adoucies, ce qui limite le ruissellement et l’érosion. Dans le Luberon, le procédé est ancien : les notaires signalent l’existence de restanques au début du XVIII^e siècle, mais des recherches plus systématiques seraient nécessaires pour connaître les premières mentions de ces barrages filtrants et surtout leur aire d’extension selon les époques. Une fois aménagées, drainées, colmatées, les terres sont parfois arrosées, même si l’agriculture de coteaux et de terrasses semble être généralement une agriculture sèche. En fait, les micro-réseaux d’irrigation sont nombreux et complexes. Ils ne différent pas fondamentalement de ceux de la plaine avec les trois opérations fondamentales de captage, transport et collecte. Celle-ci est la plus originale car une partie des eaux aboutissant à des réservoirs lors des pluies torrentielles est stockée et réunie avec l’eau de sources ou de rivières avant d’être dérivée vers les champs.

IV - BIEFS ET MOULINS

25Outre l’amélioration des terres agricoles, la maîtrise des eaux de surface a pour objectif le fonctionnement de moulins. Ceux-ci sont rarement installés directement sur une rivière à cause de l’irrégularité des débits. La construction de biefs efficaces est souvent plus complexe que celle de canaux destinés seulement à l’irrigation. Le Comtat Venaissin ne présente aucune particularité qui le distinguerait des provinces voisines. Or les moulins de Provence à l’époque moderne sont très bien connus grâce aux recherches d’Henri Amouric37. Aussi est-il préférable de laisser dans l’ombre un sujet qui mériterait de longs développements ayant leur propre logique. Une analyse de choix technologiques par ailleurs connus sans réflexion sur leurs répercussions économiques et sociales serait stérile. On peut cependant s’interroger sur la capacité des rivières comtadines à répondre aux besoins des communautés urbaines et villageoises. Les résultats de l’enquête nationale de 1809 montrent que le Vaucluse était un des départements de France qui possédaient le moins de moulins à eau38. Avec moins de 500 unités recensées, il était loin par exemple du Cantal qui en possédait environ 2 000 ou de la Dordogne avec ses 3 000 moulins. Cependant, il ne se distinguait guère des autres départements du pourtour méditerranéen qui, à l’exception de la Corse, avaient trop peu de rivières au débit abondant et régulier pour bénéficier d’un équipement comparable à celui des régions de massifs anciens, véritables châteaux d’eau comme le Massif Central, le Massif Armoricain ou les Vosges. Les conditions naturelles ont donc limité les capacités de meunerie des régions méditerranéennes. Toutefois, les hommes se sont adaptés à ces contraintes. La construction de canaux comme le Saint-Julien, ainsi que de petits barrages et d’écluses, ont permis d’équiper la plupart des communautés.

26Sur toutes les rivières et sur tous les canaux, un moulin nécessite un barrage qui peut être établi sur un béal de dérivation. Le béal est dérivé au moyen d’une prise qui ressemble à celle de n’importe quel canal d’arrosage, souvent avec des proportions plus modestes. La prise servant au moulin de la Quintine, propriété des Jésuites d’Avignon dans le terroir de Carpentras, près de l’Auzon, est réparée en 171839. Elle est en maçonnerie de moellons et de ciment et se termine par un entablement en pierres de taille. À Crillon, la prise du moulin à blé appelé « Dantelon » est plus précaire40. Elle est composée d’une simple fraisse qui demande un entretien constant. Le barrage édifié un peu plus loin sur le béal est construit avec des matériaux semblables : pieux de bois, moellons et pierre. Mais l’utilisation de métaux est fréquente. Presque partout, en amont des barrages, une grille de fer retient les corps étrangers dont l’accumulation pourrait gêner le fonctionnement de la roue. Les vannes métalliques qui permettent de contrôler les débits sont plus efficaces et plus faciles à manier que celles en bois. Elles sont plus ou moins nombreuses selon l’importance de l’équipement hydraulique. À L’Isle, où les moulins sont implantés directement sur la Sorgue, elles ont en général au début du XIX^e siècle de quatre-vingts centimètres à un mètre de large et de soixante centimètres à près de deux mètres de haut. Au nombre de quatre ou cinq par moulin, elles sont séparées par des piliers en pierre, parfois en bois. Il est donc possible d’en ouvrir un nombre déterminé selon l’abondance du débit souhaité.

27D’autres vannes servent de déversoir, permettant d’évacuer l’excédent d’eau, notamment lorsque la retenue gêne le fonctionnement d’autres moulins. Les vannes ne sont pas indispensables : un simple mur, par-dessus lequel se déverse l’eau au-delà de la retenue, est parfois jugé suffisant. La hauteur du mur qui ferme le barrage est essentielle pour la régulation du régime général des eaux. Indépendamment de l’ouverture ou de la fermeture des vannes, elle règle la quantité maximale d’eau qui peut être retenue. Aussi les ingénieurs du département imposent-ils des dimensions précises. Mais avant la mise en place de l’administration préfectorale, une liberté beaucoup plus grande était laissée à chaque propriétaire, les actes de concessions imposant seulement le respect du libre écoulement de l’eau, sans autre précision.

28En 1874, un schéma laissé par le représentant des Ponts et Chaussées pour une usine de L’Isle transformée en fabrique de vermicelles, après avoir longtemps servi de moulin à soie, permet de visualiser la place que pouvaient occuper une roue et les installations qui l’entouraient sur une rivière41. La date tardive ne fausse guère la perspective. La roue fait quatre mètres de large en travers d’un bras de Sorgue de dix mètres cinquante-cinq centimètres. Compte tenu de la largeur des piliers qui la supportent, il reste moins de deux mètres et cinquante centimètres pour le libre passage de l’eau. Des vannes de décharge joignent les piliers aux rives de la Sorgue en suivant une direction oblique. Seule une vanne peut être manœuvrée de l’intérieur du moulin grâce à un petit câble de transmission. Elle est sans doute la seule utilisée dans la plupart des cas. Quand la roue du moulin tourne, toutes les vannes de décharge sont fermées. En revanche, au moins une vanne doit être ouverte dès que le moulin cesse de travailler. Ce dispositif banal, maintes fois décrit pour des périodes antérieures, montre l’ampleur de l’espace occupé par une seule roue. Le régime général des eaux est forcément modifié.

29Le canal Saint-Julien à Cavaillon concentre sur son cours la quasi-totalité des moulins hydrauliques de la communauté. La plupart des installations ne sont cependant pas implantées directement sur le canal car les arrosages sont prioritaires et ne doivent pas être gênés. Un plan du faubourg de la porte d’Avignon, à l’extérieur de la vieille enceinte, montre deux moulins qui utilisent les eaux du canal vers 181142 : le moulin à farine, ancienne propriété de l’évêque, acquis par la ville en 1728 sous forme de bail emphytéotique et légué aux hospices après la révolution, et le moulin Gassier, usine à soie récemment installée. Le moulin à farine pour lequel fut construit le canal au XII^e siècle a conservé son emplacement d’origine. Il chevauche la branche principale du fossé. Un plan plus tardif montre qu’il existe un canal de décharge traversant souterrainement une partie des bâtiments et restituant directement l’eau une trentaine de mètres en aval, lorsque le moulin ne fonctionne pas et que la vanne de décharge reste ouverte43. Le moulin Gassier est construit près d’une filiole destinée à l’arrosage et dite « de l’Évêché » qui a sa prise légèrement en amont du moulin à farine. Cette filiole alimente d’autres moulins en aval. En 1811, le quartier a encore un aspect très rural, malgré la proximité de la zone urbanisée, et les arrosages y sont donc fréquents. Un petit canal d’amenée dérive une partie de l’eau vers le moulin Gassier, puis un canal de décharge ramène l’eau directement dans la branche principale du canal Saint-Julien, en aval du moulin à farine. Ce dispositif se rencontre beaucoup plus fréquemment sur tous les cours d’eau comtadins que celui observé sur la Sorgue. Il permet en effet de choisir plus librement la hauteur de chute et l’emplacement de la roue. Toutefois, des contraintes pèsent aussi sur les dérivations de ce type : les tailles du canal d’amenée et de la prise d’eau sont réglementées et la plupart des moulins restent dépendants du contexte agricole, puisqu’ils ne peuvent fonctionner pendant la saison des arrosages que si le volume d’eau est suffisant.

30Sur les rivières du Comtat, les mêmes caractéristiques et les mêmes contraintes sont attestées de nombreuses fois, notamment sur le Lez, l’Ouvèze, l’Auzon et la Nesque, au XVIII^e siècle et au début du XIX^e siècle44. Un plan partiel du Lez accompagnant une statistique de l’an XII montre les moulins du terroir de Grillon. D’amont en aval, on observe un foulon, un moulin à poudre, un moulin gruaire et à huile, un moulin à farine, un moulin à papier, un moulin servant à la fois de foulon et de fabrique de papier, un troisième foulon puis un troisième moulin à papier, et enfin deux moulins à farine. La rivière est donc particulièrement chargée. Le plan montre que presque tous ces moulins sont installés sur un béal de dérivation qui précède un canal de décharge. Deux moulins semblent faire exception : celui qui est dans le village et sert pour des activités de meunerie et un moulin à papier au sud du terroir. Bien qu’il ne soit pas possible de généraliser à partir de quelques cas isolés, il semble que les moulins établis anciennement par les communautés ou des personnages influents - évêque, seigneur - pour répondre aux besoins de la population locale aient eu le privilège d’être construits directement sur la rivière, alors que la plupart des autres aient dû se contenter d’une situation légèrement à l’écart, car ils émanaient d’initiatives privées et éveillaient la méfiance.

31La location des moulins s’accompagne de clauses très strictes qui ont pour but non seulement la préservation du bâtiment, du mécanisme et des instruments, mais aussi le respect des droits des autres usagers et l’entretien permanent des fossés45. Lorsque les consuls de Bollène louent le moulin à blé de la communauté, ils imposent au meunier l’obligation de nettoyer à ses frais la prise dans le Lez, ainsi que le béal sur la partie qui dépend directement du moulin, en collaboration avec le meunier du moulin de Valbouine en aval46. On retrouve sans surprise les mêmes clauses que pour les canaux d’arrosage et les rivières. Les réparations nécessaires à la prise restent à la charge de la ville, ainsi que celles du canal de décharge. Les espassiers de celui-ci restent fermés en temps normal : le dispositif n’est nécessaire qu’en cas de brusque montée des eaux ou d’inondation, de façon à éviter que le béal ne soit trop fortement endommagé. Le rôle du canal de décharge varie donc selon les cas : il peut presque en permanence restituer à la rivière ou au canal principal la plus grande partie de l’eau détournée, de façon à ne pas léser les arrosants ; il peut aussi évacuer exceptionnellement un excès d’eau risquant d’emporter berges et bâtiments. La configuration du terrain et les rapports entretenus par les différents usagers de l’eau, en fonction de leur situation, commandent les choix techniques.

32En période de sécheresse, les exploitants des moulins placent des planches dans les rivières pour faire converger le plus d’eau possible sous les roues. Cette pratique est attestée même dans la Sorgue où elle ne paraît pas s’imposer. Le manque d’eau pendant la saison sèche oblige propriétaires et exploitants à trouver des solutions pour faire tourner les roues sur les périodes les plus longues possibles. Des mules remplacent parfois l’énergie hydraulique. Le cas est fréquent pour les moulins à huile qui fonctionnent chaque année sur une très courte période, mais il est plus surprenant de le trouver mentionné en 1670 pour le moulin du canal Saint-Julien de Cavaillon47 : lorsque les arrosages supérieurs au moulin ont épuisé toute l’eau du canal, il ne reste que cette solution. Cependant, la technique la plus répandue pour pallier les inconvénients des sécheresses consiste à privilégier les moulins équipés d’une ou plusieurs roues horizontales.

33Les avis des historiens et des ingénieurs sont partagés sur l’efficacité des différents types de roues. Selon Henri Amouric, les roues horizontales dominent en Provence depuis le Moyen Âge pour les activités de meunerie. « Tout le Midi de la France a connu et employé la roue horizontale : Vaucluse, Var, Gard et Corse semblent être des sites privilégiés à cet égard »48. D’après une enquête préfectorale de 1809 qui ne mentionne le type de roue que pour les moulins à farine, sur quatre-vingt-dix-huit moulins utilisés pour la mouture dans les communautés de l’ancien Comtat Venaissin, soixante fonctionnent avec une roue horizontale, trente-huit avec une roue verticale49. Parmi ceux-ci, quinze se trouvent à Bonnieux, trois à Caromb, six à Cavaillon et Cheval-Blanc, quatre à L’Isle, un à Pernes, deux à Saint-Didier, un à Saumane, deux au Thor et deux à Villes. Les roues verticales peuvent donc se rencontrer à la fois dans des communautés traversées par une rivière ou un canal fournissant une grande quantité d’eau, comme L’Isle, Le Thor ou Cavaillon, et dans des communautés alimentées par des rivières à sec ou au débit très faible pendant une grande partie de l’année, comme Bonnieux. Dans son rapport au préfet, le maire de Saint-Didier mentionne que les deux moulins à roue verticale de sa commune manquent d’eau presque toute l’année, car ils sont installés sur le Barbara, petit affluent de la Nesque aux écoulements faibles et très irréguliers. À Villes, un des deux moulins ne fonctionne presque plus et l’autre travaille seulement quatre mois par an. Le cas de Bonnieux est exemplaire avec ses quinze moulins à roue verticale, nombre impressionnant pour un village modeste, mais qui peut s’expliquer paradoxalement par la nécessité de moudre rapidement les plus grandes quantités possibles de grains quand le torrent intermittent appelé La Riaille, seul cours d’eau du terroir, se gonfle brusquement au printemps et à l’automne. L’aménagement de réservoirs permettant de stocker l’eau, puis de l’utiliser avec des chutes artificielles, est indispensable.

34Sur la Sorgue, à L’Isle et au Thor, la moitié seulement des douze moulins à farine recensés fonctionne avec une roue horizontale. Celle-ci est particulièrement adaptée pour transmettre un mouvement rotatif directement sur un plan horizontal, ce qui correspond à la technique de la meunerie. La simplicité du mécanisme et son coût relativement modeste pour une efficacité suffisante devraient logiquement déterminer le choix des concepteurs comme celui des utilisateurs. Il n’en est pas toujours ainsi car intervient aussi la recherche d’un meilleur rendement. La roue verticale assure une rotation plus rapide des meules. Le mécanisme de transmission est certes plus complexe et plus fragile - il faut transformer un mouvement vertical en mouvement horizontal - mais lorsque la chute d’eau est faible, le procédé est préférable. En effet, lorsque la force de l’eau n’est pas très importante, la roue verticale tourne plus vite que la roue horizontale. Or à L’Isle ou au Thor, les roues verticales tournent soit au fil de l’eau, soit plus souvent avec une chute relativement faible, inférieure à deux mètres50. Avec la multiplication des installations à partir de la fin du XVIII^e siècle, aménager de fortes chutes aggraverait les conflits entre usiniers. En outre, pour les moulins à soie qui font de L’Isle et de Cavaillon un des centres de la révolution industrielle du sud de la France, les roues verticales sont nécessaires et elles se présentent comme des modèles, sans exclure d’autres procédés. En 1849, le plus ancien moulin à farine de Cavaillon continue à tourner sur le canal Saint-Julien avec deux roues horizontales. La construction d’un nouveau séchoir est prévue mais le mécanisme n’est pas contesté.

35Après les auteurs qui ont réfléchi à la répartition des types de roue hydraulique, il faut donc conclure qu’aucun argument décisif ne milite pour l’adoption d’une technique et que les choix effectués à l’époque moderne répondent à des exigences et à des calculs toujours particuliers dont la rationalité échappe souvent au regard contemporain. Lorsqu’à partir de la fin du XVIII^e siècle les moulins à usage industriel se répandent, au moins dans quelques communautés, le prestige de la roue verticale l’emporte, mais la mutation est lente et tardive. À L’Isle-sur-Sorgue, toutes les roues conservées de nos jours pour le plaisir des riverains et des touristes sont des roues verticales qui présentent un aspect monumental. À l’époque moderne, la monumentalité pouvait apparaître comme un handicap dans la mesure où elle avait tendance à ralentir le cours de l’eau. Toutes les techniques utilisées pour aménager le lit de la rivière devaient donc réduire cette source de nuisances. Quant aux roues horizontales qui dominent par leur nombre - mais pas de manière aussi massive que le suggèrent les études les plus récentes puisqu’elles forment moins des deux tiers des roues des moulins à farine et sont sans doute minoritaires pour les mécanismes des autres moulins - elles nécessitent l’aménagement de chutes qui justifient souvent la création et l’entretien d’un béal particulier. Dans ce cas aussi, les solutions adoptées permettent le plus souvent de faire des activités variées sans entraver le libre cours de l’eau.

36Toutefois, le nombre relativement faible de moulins suggère que l’ingéniosité des hommes eut ses limites face aux contraintes naturelles. Après le premier essor des années 1460-1560, l’activité des foulons, des moulins à papier et des martinets diminue. Aussi les nouvelles installations sont rares et certains moulins disparaissent ou sont transformés. Comme l’équipement en moulins à blé n’est pas susceptible de surcharger les rivières, la recherche de techniques novatrices n’est pas stimulée. Ce n’est donc pas dans ce domaine qu’il faut chercher l’originalité comtadine aux XVII^e et XVIII^e siècles. Malgré l’absence d’innovation majeure, les communautés d’habitants et quelques particuliers font preuve d’une volonté et d’une réflexion beaucoup plus grandes lorsqu’il s’agit d’améliorer les systèmes d’adduction d’eau et les capacités d’arrosage.

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37Les caractéristiques de la société comtadine se dégagent à travers l’observation de ses rapports à l’eau jusque dans les choix techniques opérés, faits de respect de la tradition, de rigueur dans les réalisations, de perfectionnement des acquis et d’extension progressive et prudente des expériences réussies. La recherche de la rationalité technique est tout aussi grande dans les opérations de dérivation des rivières ou de drainage que dans les travaux d’adduction d’eau, mais elle paraît moins spectaculaire parce qu’elle est plus ancienne et correspond à des pratiques plus largement diffusées. Dans toutes les provinces méridionales de France, il n’est guère de communautés sans un petit canal d’irrigation ou un bief souvent d’origine médiévale, entretenu avec soin selon des procédés qui ne changent pas beaucoup. La réflexion des ingénieurs ne trouve pas un champ d’application très large. Mais certains devis sont établis avec soin et l’entretien ou les réparations sont menés sous le contrôle d’un personnel compétent, sinon très spécialisé. Canaux d’amenée et d’évacuation, travaux de drainage et de colmatage sont par excellence le domaine d’un savoir collectif et populaire issu de l’expérience : paysans et artisans de divers métiers y collaborent sans spécialisation particulière. Il faut donc relativiser la mutation qui caractérise la rationalité technique au XVIII^e siècle. Dans certains cas, les changements sont antérieurs, et cette rationalité n’est pas forcément due à une volonté politique cohérente des élites pour faire progresser le nombre et l’efficacité des équipements publics. Mais les conseils de communautés n’en restent pas moins maîtres du jeu. À la fin de l’Ancien Régime, ils sont de plus en plus capables de donner de la cohérence et de la continuité à l’ensemble des politiques de l’eau et des réalisations techniques qu’elles impliquent.