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Eaux claires, eaux troubles dans le comtat Venaissin (XVIIe - XVIIIe siècles)

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Patrick Fournier

Troisième partie. Le triomphe de la rationalité technique

Chapitre sixième. De la source à la fontaine : techniques d’adduction d’eau et entretien des conduites

Texte intégral

  • 1 ACC, BB 267 à 281 (15590-1793), Actes de la ville de Carpentras.
  • 2 Bélidor, La sience des ingénieurs dans la conduite des travaux des fortifications et des bâtiments (...)

1Les principales contraintes auxquelles sont soumis les entrepreneurs sont inscrites dans le devis que leur impose l’administration consulaire ou éventuellement provinciale. Une importante série de devis concerne les constructions, réfections et extensions du réseau hydraulique entre les sources de Caromb et les fontaines de Carpentras1. Elle présente l’avantage de pouvoir être régulièrement suivie pendant deux siècles. Elle constitue la principale source d’informations pour la connaissance des techniques d’adduction d’eau. Bélidor, auteur de L’architecture hydraulique, ouvrage paru en 1734, considère le devis comme le « chef-d’œuvre de l’ingénieur » : « c’est dans un devis qu’un ingénieur habile peut donner des marques de sa capacité, et c’est en effet l’endroit par lequel on peut en juger le plus sûrement »2. En fait, les devis n’émanent pas toujours d’un ingénieur. Si Jean de Clapiès et Antoine d’Allemand sont l’auteur de nombreux devis entre 1718 et 1760, des architectes ou des artisans qui ont une formation théorique beaucoup moins complète qu’eux en rédigent également. Le terme de devis est rarement utilisé : celui de prix-fait est le plus fréquent. En 1718, Jean de Clapiès préfère le terme de « mémoire » pour son projet global et ambitieux de réparation des conduites et de l’aqueduc sur l’Auzon.

2Les prix-faits étudiés ont des objectifs à la fois modestes et précis : fixer les modalités des réparations ou des constructions. Les rédacteurs, souvent anonymes, ne cherchent pas à briller ni à faire preuve d’un savoir original. Ils ne cherchent pas non plus à proposer des solutions techniques sophistiquées et séduisantes par la modernité qu’elles pourraient sembler présenter. Au contraire, les choix opérés restent très traditionnels et une méfiance commune pour des techniques trop novatrices unit concepteurs, entrepreneurs et élites urbaines. Le prix-fait manifeste toujours à Carpentras - et la règle semble pouvoir être étendue à l’ensemble du Comtat Venaissin - un compromis prudent entre les ambitions manifestées, les exigences d’une saine gestion communautaire et les capacités des entrepreneurs auxquels est confiée la réalisation du projet. Le prix-fait doit contraindre les artisans à respecter des clauses censées assurer la solidité de l’ouvrage et il n’a guère d’autre ambition dans la plupart des cas. Les techniques préconisées ne sont que la mise en forme de pratiques usuelles parfaitement connues par les entrepreneurs. Les consuls font donc rédiger un contrat passé devant un notaire, qui est aussi le secrétaire de la ville, afin de préciser le tracé des conduites et surtout d’imposer des normes de construction. La précision croissante des prix-faits étudiés ne révèle pas une plus grande maîtrise technique mais une volonté consulaire sans cesse plus forte de contrôler tout le processus de la construction. L’utilisation d’Antoine d’Allemand comme rédacteur des devis et comme inspecteur permanent des ouvrages hydrauliques de la ville traduit cette détermination : les compétences de l’ingénieur local ne sont pas utilisées pour imaginer quelque projet grandiose mais pour aider le conseil de la communauté à suivre efficacement le cours des travaux.

I - LA QUÊTE DE NOUVELLES SOURCES…

  • 3 ADV, 1 Β 304, f 266-272, 25 juin 1683.
  • 4 ADV, 1 Β 304, f 255 v°-260, 9 mai 1683.

3Lors des opérations d’adduction, la première difficulté consiste à trouver de nouvelles sources. À Valréas, en 1683, une source du quartier de la Pallud qui ne tarit jamais, même lors des grandes sécheresses d’été, permet d’alimenter à nouveau la canalisation publique qui n’amenait plus qu’un filet d’eau dans la ville3. Mais il est rare que subsistent encore à l’époque moderne des sources connues et non exploitées. C’est pourquoi il faut faire appel le plus souvent à des spécialistes. Certains préconisent simplement un agrandissement des sources déjà dérivées afin que les eaux s’écoulent plus facilement, ainsi que la construction d’ouvrages permettant de récupérer les eaux et d’éviter les gaspillages, mais cela ne peut constituer que des solutions provisoires. Lorsqu’elles sont envisagées en 1683 à Bollène, au quartier de la Fouillène, les habitants du bourg ont seulement observé une baisse des débits et un tarissement durant quelques périodes de l’année4. Il s’agit donc de tenter d’exploiter entièrement les capacités de la source avant d’en chercher éventuellement une autre si la situation ne s’améliore pas.

  • 5 AC Monteux, BB 19, f 137 v°-140, 18 février 1720.
  • 6 ACC, BB 261, f 237 v°-239, 26 juillet 1761 : R. Caillet, Un consul sourcier, Carpentras, imprimerie (...)

4Lorsque des recherches sérieuses sont entreprises à Pernes pour un grand projet destiné à permettre l’augmentation du nombre de fontaines dans la ville, elles sont menées par des entrepreneurs qui creusent à la recherche de la nappe phréatique. À Monteux, la prospection qui suit la sécheresse de l’été 1719 est conduite dans le quartier de Puymaneau car des sources y sont déjà connues5. Partout, la tradition orale ou la présence de sources modestes sont les indices qui permettent d’espérer l’existence d’une plus grande quantité d’eau en profondeur. Dans tous les textes consultés, seuls deux exemples de recherche de sources font explicitement référence à des sourciers, terme qui n’est cependant jamais utilisé. En 1761, Jean Baptiste Siffrein Labaume, maître apothicaire et troisième consul de Carpentras, cherche des sources qui pourraient être jointes à celles déjà dérivées par la ville. “Il fit usage à cotté des souterrains de nos fontaines, du talent merveilleux qu’il a du don de la Baguette pour trouver de nouvelles sources”6. Il aurait ainsi découvert dix-sept sources dans les terroirs de Caromb et de Mazan. Aucun sondage n’est tenté mais la capacité à trouver des sources peut être un motif de fierté pour un notable dont le métier implique des connaissances scientifiques. Au milieu du XVIIIe siècle, l’utilisation de la baguette n’est pas considérée par l’élite de Carpentras comme irrationnelle, dangereuse ou démoniaque.

  • 7 AC Beaumes-de-Venise, DD 2, n. f., 3 décembre 1787.
  • 8 La description de la baguette de sourcier est donnée dans Y. Rocard, La science et les sourciers. B (...)

5En 1787, à Beaumes-de-Venise, le recours à l’art de la baguette débouche sur des fins beaucoup plus pratiques. La communauté paie trois livres à Jacques Eyme, sept livres au sieur Desalle de Saint-Jalle en Dauphiné, vingt-quatre livres à M. Alard, maître maçon de Saint-Hilaire en Languedoc, qualifié d’expert pour dériver les sources, et trois livres quatre sols à divers particuliers dont un nommé Brémont de Carpentras7. Or tous sont venus à Beaumes pour découvrir une source à l’aide de la « baguette divinatoire »8, après que des entrepreneurs aient creusé un puits. Desalle est mentionné comme un habitué de ce type d’opération qu’il pratique « tout le long de la montaigne qui confine ledit lieu de Beaumes ». Parmi les personnes consultées, une seule semble être un véritable entrepreneur qui réalise aussi des adductions. Les qualifications des autres sourciers ne sont pas connues. Se contentaient-ils d’indiquer la présence de sources ? Cela pouvait-il constituer une activité complète au service des particuliers et des communautés ? Il n’est pas possible de répondre à ces questions mais le nombre des consultations prouve que les sourciers sont souvent appelés et se déplacent beaucoup : l’un vient du Dauphiné, un autre du Languedoc.

6Il est peu vraisemblable que Beaumes constitue une exception et même si les archives conservent peu de traces des activités des sourciers, cet exemple est suffisamment significatif pour convaincre de l’utilisation fréquente de la baguette. En revanche, il n’est pas fait mention d’un don propre à certains individus, mais plutôt d’une habitude et d’une habileté. C’est le signe d’une bonne connaissance et d’une observation attentive de la pratique des sourciers. Yves Rocard confirme, à partir de ses propres observations, que presque toutes les personnes sont sensibles à de petites variations magnétiques qui seraient dues à la présence dans le corps d’« organes » réceptifs, notamment au niveau des genoux. Mais au XVIIIe siècle, à Carpentras et à Beaumes, le caractère mystérieux et quasi magique de l’opération est reporté sur l’instrument manipulé : la baguette est dite « divinatoire », comme si elle possédait quelque qualité intrinsèque que son utilisateur n’aurait qu’à faire valoir.

  • 9 AC Beaumes-de-Venise, DD 2, n. f, 22 septembre 1788.
  • 10 B. Ing., ms 1127, f 334-428 (1754 selon une indication de la dernière feuille).
  • 11 Vitruve, Les dix livres d’architecture, Paris, Bibliothèque de l’Image, 1995, réédition de la tradu (...)

7Les sourciers appelés à Beaumes obtiennent des résultats satisfaisants. Toutefois, la communauté ne fait pas appel à eux pour la reconstruction de la conduite l’année suivante. Les travaux sont confiés au fontainier Joseph Lombard et au maître maçon Antoine Roubaud9. S’il n’est pas impossible que fontainiers et maçons aient pu manier la baguette, il est probable que la plupart d’entre eux se faisaient aider pour trouver des sources. Un texte théorique du XVIIIe siècle montre à quel point l’art des sourciers intéressait des ingénieurs très qualifiés. Le septième chapitre du Traité de nivellement d’Antoine d’Allemand s’intitule « Des moyens de trouver les sources et de connoistre leurs bontés »10. L’auteur commence par faire référence aux textes classiques des architectes et des ingénieurs qui ont exposé leur méthode sur ce sujet. Au premier rang de ceux-ci figure Vitruve. Le huitième des Dix livres d’architecture11 est consacré à l’hydraulique et commence par des indications sur la manière de chercher de l’eau sous la terre. Antoine d’Allemand opère des choix dans les critères définis en se laissant guider par le bon sens et la crédibilité des affirmations. Sa formation et son expérience l’aident à définir une méthode personnelle qui s’appuie sur des traditions anciennes. Il commence par recommander une observation de la végétation. La présence de joncs, de roseaux, de saules, de lierre dans des zones non marécageuses serait le signe infaillible de la présence d’eau sous la terre. En l’absence de plantes, un vase de cuivre ou de terre vernissée frotté d’huile et placé à l’envers dans un trou creusé à quatre ou cinq pieds de profondeur, puis recouvert de roseaux et de terre, peut servir d’indicateur : si le lendemain à l’aube, des gouttes d’eau sont attachées au fond du vase, cela atteste la présence d’une nappe souterraine. Si le vase est en terre sèche et non cuite et qu’il devient moite dans la nuit, c’est également le signe de la présence d’eau.

8Antoine d’Allemand s’écarte de Vitruve lorsqu’il suggère d’avoir recours à « une personne a qui la baguette tourne ». Il donne ensuite un ensemble de prescriptions permettant de connaître la profondeur et la quantité de l’eau. Le texte très détaillé mérite d’être cité :

9« Faites y chercher ensuite le cours de cette source. Lorsquil laura reconnu, faites le luy traverser perpendiculairement et faites remarquer a celuy qui tient la baguette le moindre mouvement quil ressentira, parce que de cet endroit la iusques sur le cours de la source ou se fait le plus grand mouvemant, ce sera a peu prés la moitié de sa profondeur.

10Vous connoistres la quantité deau que peut fournir la source en faisant passer une des branches de la baguette dans une boucle que vous ferés avec une tige tendre de quelque plante ou avec un roseau, ou avec une branche mince de quelque bois liant comme sont celles du saule, en lentortillant pour faire cette boucle ou cet anneau, comme si vous vouliés faire un nœud, après quoy vous ferés passer celuy qui tient la baguette sur lendroit ou il a marqué la source. Si le bout de la baguette ne s’eleve qu’avec peine lorsquil sera sur l’endroit ou il a marqué la source, louverture de ce nœud en marquera la grosseur. Au contraire, si le bout de la baguette s’eleve trop vite, cest une marque que la source est plus grosse et alors vous elargires la boucle iusques assés que le bout de la baguette ne seleve que lentemant. Et si la baguette ne fait aucun mouvemant, vous retressirés la boucle ou le nœud iusques a ce que le bout de la baguette seleve doucement. On peut faire cette boucle ou ce nœud avec une fisselle, un fil ou un cheveux, cela est indifférant. Mais vous connoistrés si plusieurs sources qui seront a une certaine distance les unes des autres comme de 100, 200, 300 toises viennent d'une meme source - car les sources se divisent en coulant dans la terre - si en mettant un linge mouille dans une de ces sources sur la baguette ou dans la main de celuy qui la tient pour le faire passer ensuite sur les autres sources ; si elles viennent de la meme source, la baguette tourne a son ordinaire, mais si quelqu'unes de ces sources ne viennent pas de la meme que vient celle dans laquelle vous avés mouillé le linge, la baguette ne tournera pas comme ie l’ay fait esprouver cent fois.

11Il est a remarquer que pour n’etre pas trompé par ces sortes de gens a baguette, car il y a des fripons en tout metier, il faut avoir une baguette dont les branches soint minces et longues, et en faisant passer lhomme a qui elle tourne sur lendroit de la source en tenant une branche de la baguette, et luy lautre, si la baguette fait le meme mouvemant que lorsquil la tenoit des deux mains, cest une marque quil y a veritablemant une source dans lendroit quil a marqué. Mais affin doperer avec plus de sûreté, il faut fermer les yeux avec un mouchoir a celui qui tourne la baguette et l’ayant fait marcher en avant par plusieurs detours en le conduisant, il faut le ramener sur l’endroit ou il a marqué une source pour voir si la baguette luy tournera, et alors vous serés assuré de la vérité de ce quil dit ».

  • 12 G. G. Durand, Un village comtadin. Mormoiron, Avignon, A. Barthélémy, 1984, p. 212.

12Cet extrait est sans équivoque. La recherche de sources et l’évaluation de l’importance des nappes et des ruisseaux souterrains s’effectuent très fréquemment grâce à la méthode de la baguette et avec l’aide de spécialistes. Les personnes les plus qualifiées n’hésitent pas à avoir recours à ce procédé. Certes, il n’est pas question de don, et Antoine d’Allemand recommande le contrôle d’un ingénieur ou d’un entrepreneur car il craint les charlatans. L’ingénieur carpentrassien ne se prononce pas sur les causes du phénomène qu’il décrit : il se contente de définir une méthode. Les échecs restaient possibles. Ainsi, en avril 1731, à Mormoiron, les consuls doivent faire arrêter les recherches entreprises dans le quartier de Carboussan sur les conseils d’un chercheur d’eau12. Le coût des travaux - 246 livres 18 sols pour 412 journées effectuées - est alors jugé dissuasif car aucune source n’a encore été trouvée. Les échecs sont également nombreux à Pernes après 1745. La découverte de sources ne prouve pas entièrement le talent ou le don des sourciers car de nombreux paramètres interviennent, mais la précision des indications d’Antoine d’Allemand sur la manière d’évaluer la profondeur et la quantité de l’eau étonne car elle laisse peu de place au hasard. Un autre facteur d’étonnement provient de la rareté avec laquelle sont mentionnés les « gens à baguette » dans les contrats qui prévoient la recherche de sources. Ni à Pernes, ni à Carpentras, les plus importantes des communautés comtadines à posséder des fontaines et des aqueducs, les noms des découvreurs ne sont mentionnés par les archives. Le dépouillement de nombreux registres de notaires n’a livré aucune transaction entre un sourcier et un particulier ou une communauté. Les sourciers monnayaient leur talent mais cela ne passait pas par des contrats écrits car les sommes versées étaient faibles, comme le montre le seul exemple connu, celui de Beaumes. La capacité à découvrir des sources constitue pourtant un atout inestimable pour la gestion des ressources en eau à l’échelle de chaque communauté.

II - LES VOÛTES SOUTERRAINES

  • 13 ACC, DD 26, « Profil des canaux et grottes et terrains ».

13Moins aléatoire mais plus coûteuse est la dérivation des sources. À Carpentras, les conduites venant de Caromb sont anciennes. Sans doute une partie du réseau date-t-elle du XIVe siècle mais, en l’absence de sondages archéologiques, il faut se contenter des informations fournies par les prix-faits. À intervalles irréguliers, des puits et des réservoirs permettent d’inspecter les souterrains et de contrôler partiellement les débits. Des siphons dénommés regonfles assurent le franchissement des rivières, le Brégoux et la Mède. Sur l’Auzon existe un aqueduc ancien mais un système de siphon est nécessaire jusqu’aux années 1730, car cet aqueduc est construit à un niveau trop bas pour que l’eau franchisse la vallée par gravité. Aucun plan d’ensemble du réseau n’a été conservé dans les archives publiques, ce qui rend difficile toute précision supplémentaire. Toutefois, un plan daté d’avril 1666 et signé par Paul de la Valfenière constitue un document exceptionnel et très instructif13. Il donne un aperçu de la situation léguée par la fin du Moyen Âge et maintenue sans grands changements jusque vers 1720. Ce plan est malheureusement partiel. En effet, il est dressé sur ordre du vice-légat qui entend disposer des informations nécessaires pour régler le conflit opposant les communautés de Caromb et de Carpentras. Le différend porte sur la source dite du Lauron que la communauté de Caromb prétend posséder pour ses propres usages. Les consuls de Carpentras ne contestent pas cette propriété à Caromb mais ils ne sont pas d’accord sur l’emplacement de la source et considèrent que celle qu’ils dérivent, et sur laquelle ils ont des droits, est distante de quatre cannes du véritable Lauron.

14Comme le plan répond à un objectif précis, il ne montre que la partie du réseau utile aux débats judiciaires. Cela prouve qu’il n’existe pas encore de claire conscience de l’utilité que pourrait représenter la possession d’un plan général à partir duquel les entrepreneurs pourraient travailler. La connaissance du terrain semble sans doute suffisante aux élites comme aux fontainiers. Malgré les compétences de l’architecte, le plan est confus : la conduite est parfois vue de dessus, parfois présentée en coupe ou en perspective. Une échelle donne les dimensions mais les repères sont rares. C’est le début de l’aqueduc souterrain dans le terroir de Caromb qui est dessiné, avec la source principale située près d’un torrent dénommé Riaille que la carte de l’IGN au 1/25 000e mentionne aujourd’hui comme « torrent du Lauron ». Le débat pour connaître la vraie source est sans doute vain : dans un relief karstique, les sources communiquent entre elles et deux sources proches ont sans doute une même origine. Aussi, le fait de capter l’eau d’une source a-t-il fréquemment des conséquences sur le débit d’une source voisine. Dans les années qui suivent, la capitale du Comtat continue à jouir des eaux dérivées près de la Riaille.

15L’intérêt du document ne tient pas à la précision du tracé mais aux détails qu’il donne sur les structures et les matériaux des conduites. La source est dérivée par une canalisation d’abord à ciel ouvert sur une vingtaine de cannes, puis souterraine et formée de blocs de pierres de taille assemblés et protégés par une voûte en berceau. À certains endroits, la conduite est doublée par un chemin également souterrain pavé avec des bards, c’est-à-dire des dalles. Cela permet de marcher le long de la canalisation et d’effectuer des inspections et d’éventuelles réparations. Il ne semble pas que ce chemin existe sur tout le parcours de l’aqueduc souterrain. La coupe d’une voûte représentée par l’architecte montre un canal de deux pans de large avec de chaque côté un espace d’un pan sur lequel il est possible de marcher. La profondeur du canal est inférieure à trois pans, dimension atteinte si on tient compte de l’épaisseur de la pierre. Le sommet de la voûte est situé à sept pans de hauteur par rapport à la base du canal. Rien ne prouve cependant que ces dimensions soient fixes tout au long de la conduite.

  • 14 Les nombreuses quittances transcrites pour l’année consulaire 1657-1658 dans le registre des actes (...)

16Le plan indique l’existence de sept puits dont l’espacement varie d’environ huit cannes à environ trente-deux cannes. La hauteur des puits varie en fonction de la profondeur du canal sous le sol, donc en fonction du relief en surface car la pente de l’aqueduc souterrain est à peu près régulière. Le premier puits, près de la source, n’a que deux cannes et demie de hauteur, alors que le quatrième s’enfonce à dix cannes sous le sol. Ces ouvertures sont indispensables pour les réparations après des éboulements, inévitables dans la mesure où de la végétation pousse parfois entre les pierres et où des racines passent entre les joints - les fontainiers nomment ces racines des « queues de renard ». Des dépôts calcaires se forment également et il faut assez fréquemment les enlever pour préserver un débit suffisant14. La conduite aboutit à un petit truel, terme qui désigne un réservoir. Un fossé contenant des conduites en poterie mène alors l’eau sur une distance de soixante-quatre cannes et quatre pans jusqu’à un second réservoir, le grand truel, qui reçoit d’autres sources. La suite des canalisations vers Carpentras n’est pas représentée.

  • 15 ACC, BB 272, f 463-466, 5 octobre 1683.

17L’époque de la construction des puits est inconnue mais il est probable qu’ils furent édifiés en même temps que les voûtes, dès l’origine de la dérivation. Un rapport sur l’état des voûtes réalisé en 1683 par Jean-Baptiste Audric, maître maçon et fontainier originaire du village de Beaumes, fournit une description qui présente l’avantage de ne rien masquer des faiblesses du dispositif et du délabrement général des conduites15. Il répond en effet à une commande des consuls qui, lassés des plaintes de la population au sujet du manque d’eau aux fontaines de la ville, font inspecter le réseau. Des réparations sont envisagées mais les consuls ne font aucune promesse. La partie décrite par Jean-Baptiste Audric correspond à celle figurée sur le plan de 1666 : elle s’étend du truel, sans doute le petit réservoir indiqué sur le plan, jusqu’à la source du Lauron, dont les consuls de Carpentras semblent désormais accepter l’idée qu’elle constitue l’origine principale de l’eau dérivée. Entre 1666 et 1683, peu de réparations ont été effectuées et elles concernent seulement des parties très localisées. On peut donc accepter l’idée que les deux documents présentent une situation identique, celle qui prévaut dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

18Jean-Baptiste Audric insiste sur les difficultés qu’il a rencontrées au cours de sa visite. Les souterrains sont obscurs et la lumière des chandelles éclaire faiblement les parois. Le « canal » qui reçoit les eaux de la source est rempli de boue, de cailloux, de mottes de terre, de pierres cassées, de morceaux de murs partiellement effondrés. En cherchant à sonder la profondeur de l’eau, le fontainier a été parfois obligé de s’y tremper complètement et elle lui arrivait à la taille. Il évalue la profondeur de la canalisation, entre le fond et le terre-plein des voûtes, à quatre, cinq, voire six pans selon les endroits. La conduite est creusée dans plusieurs types de roches, notamment des saffres, des grès, des bancs de pierres de taille, et cela influe sur sa profondeur car les ouvriers cherchèrent toujours à rencontrer un sol ferme et relativement imperméable. Aussi la pente subitelle quelques irrégularités. Jean-Baptiste Audric conclut à la nécessité de nettoyer rapidement la canalisation sur toute sa longueur. Dans certains endroits, l’eau stagne car des cavités se sont formées ou se sont accentuées avec le temps. En d’autres endroits, elle suinte à travers la roche ou la maçonnerie. La petite rivière souterraine et artificielle ainsi formée risque donc de changer de cours et de faire effondrer certains murs et certaines voûtes. En 1683, le phénomène se produit déjà partiellement. Beaucoup d’eau se perd avant d’arriver au premier réservoir. Des réparations antérieures ont consisté à étayer les voûtes par des poutres et des planches de bois mais ce renforcement est lui-même fragile et a commencé à se rompre. Vingt-cinq cannes de voûtes en amont du réservoir sont menacées d’écroulement.

  • 16 Le terme « stançon » ou « estançon » désigne les boiseries soutenant les voûtes.

19La manœuvre d’une équipe d’ouvriers serait particulièrement périlleuse, donc coûteuse, « tant pour estre le susdit lieu estroit, obscur, dangeureux, et ne pouvant souffrir qu’une personne de front et mesme médiocrement chargée, à cause du mauvais, humide, glissant et pénible chemin, que pour la quantité des lumières qu’il conviendra avoir pour ladite besogne et empêcher que tels porteurs se heurtent contre lesdits stançons »16 Les solutions préconisées ne semblent avoir été suivies que partiellement dans les années suivantes. Elles consistent en un aplanissement des surfaces sur lesquelles coule l’eau, un comblement des crevasses par des cailloux et du mortier, un renforcement des murs par doublement des roches naturelles parfois trop friables, surtout lorsqu’il s’agit de grès, une réfection des voûtes et l’installation de pilotis de soutènements. L’hésitation des consuls à investir de grosse sommes dans les réparations s’explique par l’affaiblissement du débit de la source du Lauron. Aussi la recherche s’oriente-t-elle vers de nouvelles sources plus proches de Carpentras qu’il semble plus facile de dériver en construisant entièrement une nouvelle conduite souterraine.

20Ce travail permet d’effectuer la comparaison avec l’ancienne canalisation et de comprendre quelles furent les innovations. Il ne pouvait s’agir de techniques nouvelles mais seulement d’une rationalisation des méthodes utilisées, d’une meilleure prise en compte des risques encourus et des difficultés liées à la nature des terrains traversés, et d’une anticipation sur l’avenir et sur les inévitables réfections que les générations suivantes seraient amenées à faire. Dans les terroirs de Modène, de Mazan, de Caromb et de Serres, souvent aux limites du terroir de Carpentras, et notamment dans le quartier dit des « Fonteniers » ou des « Fontainiers », des sources sont découvertes en 1713. En fait, plusieurs d’entre elles étaient sans doute connues antérieurement mais leur forte teneur en calcaire avait retardé leur utilisation, alors que la source du Lauron, dite le plus souvent source des Alps, était au contraire réputée pour sa pureté : l’obstruction des conduites par le tartre était à juste titre redoutée. Ainsi, les précautions prises après 1700, malgré tous les discours qui dénoncent la négligence des époques antérieures, ont-elles leurs limites. Quels que soient les défauts des constructions anciennes, la qualité de l’eau était l’atout majeur de la vieille conduite qui lui avait déjà permis de résister pendant plusieurs siècles. Les progrès techniques et la fierté qu’ils engendrent font parfois oublier les contraintes naturelles.

21À partir de 1714, l’eau est dérivée depuis le quartier des Fontainiers grâce à des gorgues ou auges souterraines en pierres de taille dont les dimensions sont normalisées pour assurer l’uniformité des conduites et un débit régulier. Cette pratique permet d’éviter la formation de trous et crevasses et d’assurer une pente vraiment régulière. Toutefois, lorsque le sol est argileux et suffisamment imperméable, les entrepreneurs sont autorisés à faire l’économie des auges. Les veines de sable perméables sont doublées de rigoles de tuiles noyées dans le mortier, puis enserrées entre deux murets de pierres plates et couvertes de bards, ce qui permet d’économiser la pierre de taille et de réduire les coûts. Une voûte en berceau protège les conduites et empêche des usages ou des détournements frauduleux. Deux rigoles séparées sont construites afin de ne pas mélanger les eaux des deux sources principales du quartier des Fontainiers. La ville se réserve ainsi la possibilité de vérifier la qualité de l’eau de chaque source ainsi que les débits, et d’intervenir plus efficacement en cas de pollution ou de réfection du réseau. Une banquette entre les rigoles permet de marcher à pied sec et doit faciliter l’entretien ou les réparations. Des puits ponctuent la canalisation et y donnent accès. Aux seize creusés entre le quartier des Fontainiers et la jonction avec la conduite principale sont ajoutés trente-six autres en amont, vers Mazan et Caromb, car de nouvelles sources sont dérivées par des travaux menés de 1716 à 1719. Tous se terminent par une voûte et sont fermés par un bard de pierre de taille recouvert de terre. Pour les repérer, des bornes marquent leur emplacement. Elles portent d’un côté les armoiries du Saint-Siège et de l’autre celles de la ville. Un relevé très précis des dimensions des profondeurs des puits figure dans le prix-fait, preuve qu’un nivellement sur le terrain avait déjà permis d’établir la ligne de pente souterraine et la position des puits par rapport à cette ligne.

  • 17 ACC, BB 273, f 257 v°-259, 6 juillet 1716. Un harmas est une terre en friche.
  • 18 ACC, 1 D 14, f 21-31.

22Des réservoirs sont également nécessaires pour rassembler les eaux avant de les introduire dans de nouvelles conduites et de les mêler à d’autres eaux. Il en existait déjà plusieurs sur le parcours des anciennes canalisations. Un nouveau est construit en 1716 au quartier des Fontainiers dans un harmas privé du terroir de Mazan17. Le prix-fait est peu détaillé mais l’édifice est modeste : il doit être terminé dans un délai de quinze jours et ne coûte que 22 écus patas. Avec cet ouvrage s’achève la phase de constructions de voûtes qui précède la réédification du pont-aqueduc sur l’Auzon. En amont de la rivière, il n’y a plus de modification majeure du réseau jusqu’au début du XIXe siècle. Aussi la description faite dans un registre de délibérations municipales à la date du 9 germinal an XIII correspond au tracé des conduites tel qu’il existait depuis 171918. En l’absence de plan, même concernant le XIXe siècle, et en attendant un relevé archéologique sur le terrain, c’est le document le plus précis dont on dispose. S’il ne permet pas de faire un tracé cartographique parfait, il est suffisant pour effectuer la synthèse de toutes les informations données par les prix-faits et les rapports ou mémoires des XVIIe et XVIIIe siècles.

  • 19 Le terme de « regard » est utilisé concurremment avec celui de puits.

23Toutes les eaux qui alimentent les fontaines de la ville se réunissent dans un réservoir doublé d’un regard appelé le regard de Toni19. La source des Alps est située à 10 362 mètres de la ville selon l’arpentage du géomètre Fenouil. Le début de la conduite semble en aussi mauvais état que lors de l’inspection de 1683. Le géomètre n’a pu mesurer la longueur de la première voûte souterraine car elle est bouchée dès l’origine par un mur effondré. L’eau parvient cependant à passer car elle coule dans des auges de pierre couvertes de dalles. À partir du regard de Toni, la canalisation devient unique. Une voûte souterraine en bon état de 321 mètres de long abrite deux rigoles séparées qui aboutissent à un réservoir, 3 000 mètres avant l’aqueduc qui franchit l’Auzon. En l’an XIII, cette section de trois kilomètres est très endommagée par les dépôts de tartre et de terre. Certains murs menacent ruine car les racines des arbres qui poussent à proximité ont soulevé des pierres. Si un entretien de cette partie de la conduite était indispensable au XVIIIe siècle pour assurer une bonne alimentation de l’aqueduc et des fontaines, la ville n’avait pas jugé utile de la refaire entièrement. Aussi est-elle très ancienne et particulièrement touchée par les atteintes du temps. Au-delà de l’aqueduc, une conduite de 552 mètres aboutit à la tour des eaux, le grand réservoir de distribution à l’entrée de la ville. Le géomètre se contente de noter sa grandeur, la commodité de son espace intérieur pour toute réparation et l’existence de deux regards facilitant son entretien.

24Le rapport de l’an XIII est incomplet. Il permet certes de connaître le tracé des conduites tel qu’il se présente à partir des années 1720, mais il ne mentionne pas les nombreux puits qui permettent de descendre dans les souterrains et il néglige la description des deux kilomètres de voûtes entre le quartier des Fontainiers et le regard de Toni. En effet, la commission chargée de faire l’inspection du réseau propose l’abandon définitif des sources de ce quartier et leur remplacement par celles acquises lors de l’achat du domaine de Saint-Cloud, réputées pour leur pureté. La canalisation construite de 1714 à 1719 pose en effet beaucoup de problèmes à l’administration municipale à cause des dépôts de tartre qui se forment très rapidement. Depuis les années 1720, les consuls successifs se sont efforcés de masquer ces difficultés pour ne pas entacher l’image de réussite globale de la politique d’adduction d’eau. Entre 1758 et 1781, une seconde phase de travaux montre que, malgré les efforts entrepris depuis le début du siècle, le réseau ne peut fonctionner que s’il est un chantier presque permanent. Cela ne marque pas un revers de la politique urbaine mais les élites et le peuple de Carpentras ont beaucoup de difficultés à accepter les contraintes techniques auxquelles ils ne peuvent échapper. Aussi les réparations incessantes de la seconde moitié du XVIIIe siècle sont-elles en partie vécues comme un échec.

  • 20 ACC, BB 276, f 381-382, 6 octobre 1758.
  • 21 ACC, BB 276, f 536 v°-537, 30 octobre 1761 ; BB 277, f 415 v°-418, 22 janvier 1768 ; BB 278, f 348 (...)
  • 22 ACC, BB 276, f 642-645, 19 octobre 1762 : BB 277, f 75 v°-79, 26 mars 1764.

25En 1758, le souterrain recevant les eaux de source du quartier des Fontainiers s’éboule en deux endroits et l’eau reflue au-dessus du regard de Toni, rendant impraticable son entrée20. Lorsqu’il pleut, les eaux très abondantes deviennent boueuses et les dépôts de limon endommagent beaucoup les tuyaux, rendant nécessaires des réparations presque journalières. L’éboulement est dû à l’absence de voûte sur une section de la conduite et le devis dressé par Antoine d’Allemand prévoit de remédier à ce défaut, mais il est nécessaire de découvrir le souterrain et de mener les travaux à ciel ouvert car les ouvriers courent le risque d’être étouffés sous les éboulements. L’ingénieur profite de cette réfection pour faire placer deux rigoles au lieu d’une. Elles doivent être séparées par une banquette pavée. Cependant, dans les années 1760, les éboulements se multiplient et Jean-Pierre Teyssier adopte les mêmes solutions qu’Antoine d’Allemand : il fait refaire des murs de soutènement, fait construire des voûtes en berceau chaque fois que c’est nécessaire21, fait nettoyer les auges de pierre, cimenter les joints détruits par les racines des arbres, construire de petits murs de moellons sur les margelles des auges pour mieux protéger celles-ci, placer des chaînes de pierre en travers de chemins afin que les charrettes ne pèsent pas directement sur les conduites22. De 1768 à 1781, tous les éboulements se produisent dans le quartier des Fontainiers, preuve d’un défaut de construction. Il semble que pour gagner du temps et de l’argent, les souterrains n’aient pas tous été voûtés alors que la terre est souvent friable et cette négligence volontaire - il fallait économiser en prévision de la reconstruction de l’aqueduc sur l’Auzon - se révèle désastreuse un demi-siècle plus tard.

26La technique de construction des voûtes est décrite avec beaucoup de détails dans un prix-fait du 22 janvier 1768 qui concerne une section du quartier des Fontainiers. L’ouvrage réalisé est inspecté le 31 mars et donne entière satisfaction. Au-dessus des fondations, des pieds-droits de huit pans de haut supportent la naissance des voûtes. Les murs ont un écartement de cinq pans et ont un pan et demi d’épaisseur. La voûte est en plein cintre et a dix à douze pouces d’épaisseur. La hauteur entre la fondation et la clé de voûte est de dix pans et demi. Les murs sont élevés sur une première assise de moellons ébauchés à la pointe de marteau et posés à sec. Ils sont ensuite constitués d’assises égales d’un pied de haut : entre les pierres taillées, des moellons et un menu blocage placés dans un bain de mortier assurent la solidité de l’ensemble. Les voûtes sont en moellons plats ébauchés à la pointe de marteau en forme de voussoirs et posés avec un bain de mortier. L’ensemble des murs et des voûtes est enduit de mortier. Un puits de cinq pans carrés permet d’accéder à la section refaite. Les règles de construction restent identiques dans les prix-faits suivants. Les seules modifications concernent les dimensions mais les variations sont faibles et constituent seulement une adaptation aux conditions du terrain.

  • 23 ACC, BB 274, f 393 v°-395, 23 juin 1736.
  • 24 ACC, BB 278, f 567-573, 16 septembre 1776.
  • 25 ACC, 1 D 15, f 167 v°-174, 26 juillet 1813.

27Intra muros, il est paradoxalement plus difficile de suivre l’évolution des constructions de voûtes souterraines. Le réseau ancien est réutilisé avec quelques modifications nécessitées par la création de nouvelles fontaines. Le prix-fait de 1736 qui confie à Esprit Martin la réalisation de la distribution d’eau en ville est très peu détaillé23. En 1776, quarante cannes de nouvelles voûtes sont réalisées24. Le modèle suivi est le même qu’à l’extérieur des remparts mais avec un souci de créer une conduite très spacieuse, facilement accessible et laissant des possibilités d’évolution : l’écartement de la voûte est portée à dix pans et demi, sa hauteur maximale à onze pans. Les pieds-droits ont deux pans d’épaisseur. Des escaliers facilitent la descente dans la canalisation. Une rigole pavée de cailloux le long du chemin de circulation est destinée à l’écoulement des eaux superflues ou évacuées en cas de réparations. Le raccordement avec un égout assure un parfait fonctionnement du système. Lorsqu’en 1813 la municipalité se décide à appliquer les recommandations de l’an XIII et à faire construire une nouvelle conduite réunissant les eaux du domaine de Saint-Cloud à celles des Alps, elle prend encore pour modèle les vieux souterrains25.

III - LA RÉALISATION D’UN CHEF-D’ŒUVRE : LE PONTAQUEDUC SUR L’AUZON

  • 26 ACC, BB 273, f 302-304, 20 avril 1717.
  • 27 Mémoire…, op. cit., 1718, p. 3-7.

28Les interventions sur l’aqueduc qui franchit l’Auzon traduisent un souci de perfection qui rend compte de l’importance symbolique de l’ouvrage. Elles commencent en 1717 par des réparations relativement modestes26. Il s’agit de consolider les murs et les arches. Mais le résultat paraît encore insuffisant. La longueur excessive des conduites forcées gêne toujours le fonctionnement des fontaines en ville. Lorsqu’il intervient en 1718, Jean de Clapiès met l’accent sur cette faiblesse du dispositif ancien27. Le siphon le plus long s’étend sur environ 435 toises, soit plus de 845 mètres, en partie soutenu par le vieil aqueduc percé de trente-sept arcades. Un autre petit siphon est situé plus près de la ville. Or depuis 1716, l’afflux des nouvelles eaux venues du quartier des Fontainiers fait augmenter la pression et les siphons ne sont plus capables de résister. Jean de Clapiès établit donc un devis pour la construction d’une muraille et de trente arcades jusqu’à la première arche ouverte du vieil aqueduc. L’ouvrage est destiné à limiter la longueur du siphon et la pression dans les conduites, mais la destruction et le remplacement de l’aqueduc dit de Clément V ne sont pas envisagés dans l’immédiat. Le choix des proportions traduit à la fois un souci esthétique et une recherche de solidité, ces deux aspects apparaissant comme complémentaires : la beauté d’un aqueduc naît de la découverte d’une solution technique économe en matériaux qui allie l’élégance du tracé et des arches à la fiabilité des voûtes et de la pente. La règle choisie par Jean de Clapiès est la suivante : « la longueur des piliers sera le quart du diamètre de l’arche ». Ainsi, lorsque ce diamètre est de quatre toises pour les douze premières arcades, les piliers doivent avoir une toise de large, et lorsqu’il est de six toises pour les dix-huit autres arcades, la largeur des piliers doit être portée à une toise trois pieds, l’empattement ajoutant à la base six pouces de chaque côté.

  • 28 M. de Clapiès, Devis des ouvrages à faire pour la continuation de l’aqueduc de la ville de Carpentr (...)

29Le second devis dressé par Jean de Clapiès en 1729 est encore plus ambitieux que le précédent28. Désormais, le nouvel aqueduc doit entièrement franchir la vallée. Dix arcades supplémentaires sont nécessaires pour atteindre l’ancien pont des fontaines - deux de six toises d’écartement et huit de huit toises - et l’architecte prévoit de continuer l’ouvrage dans l’alignement de ce pont avec trois autres arcades, deux petites en plein cintre de six toises de long encadrant une grande arche de quatorze toises et trois pieds, surbaissée en portion de cercle au-dessus des culées de l’arche inférieure conservée. Au-delà de la vallée, l’ingénieur juge nécessaire la construction de trois autres arcades, deux de huit toises et une de six. Le souci esthétique transparaît dans l’alternance des tailles d’écartement des arcades. Plus on se rapproche de la vallée de l’Auzon, plus les arcades doivent être impressionnantes, mais la grande arche doit dominer l’ensemble par sa portée et son élégance. En réduisant légèrement l’écartement des deux arcades qui l’encadrent directement, l’architecte veut renforcer cette impression. Une fois la vallée franchie, un massif de maçonnerie doit prolonger la conduite jusqu’au regard suivant. La perfection du niveau de pente est une des conditions de réussite du projet. Si l’utilisation d’un siphon peut sembler aujourd’hui une prouesse technique, elle apparaissait au contraire au début du XVIIIe siècle comme le signe d’un manque de moyens. La fascination exercée par les ouvrages romains n’en était pas la seule cause. En l’absence de matériaux suffisamment résistants, le choix d’un écoulement gravitaire était le meilleur. Le calcul du bon niveau de pente et sa concrétisation sur le terrain était une des fiertés des ingénieurs, comme le montrent à la fois les devis de Jean de Clapiès et les ouvrages théoriques d’Antoine d’Allemand.

  • 29 ACC, BB 274. fl44 v°-146, 27 juillet 1730.

30La précision des devis ne doit cependant pas faire illusion. Ni les architectes ni les entrepreneurs ne maîtrisent parfaitement les données du terrain et, au fur et à mesure que la construction avance, des adaptations sont nécessaires. Elles ne sont pas perçues comme des défauts mais au contraire comme la recherche permanente de la meilleure solution possible. Antoine d’Allemand passe ainsi en 1730 une convention avec les entrepreneurs de l’aqueduc qui ont constaté que neuf pieds manquaient pour que la retombée de la dernière arche arrivât sur le massif prévu à l’origine29. Il modifie la distribution des piles des huit dernières arches : les arcades n’auront que six toises au lieu de huit mais il faudra ajouter une pile et deux arcades supplémentaires. Ni l’esthétique ni la solidité de l’aqueduc n’en souffrent. Les entrepreneurs et Antoine d’Allemand adaptent sans cesse les recommandations des devis de 1718 et 1729. Ils ne procèdent pas par pur empirisme. La rationalité technique exige la reconnaissance des erreurs commises et une réflexion suffisamment précoce sur la manière de les réparer. La perception du défaut de construction, longtemps avant qu’il ne se manifeste réellement, est le signe d’une excellente surveillance des travaux qui explique et justifie la confiance que le conseil de ville place dans les compétences d’Antoine d’Allemand. La coordination et l’entente entre l’inspecteur et les entrepreneurs semblent également excellentes.

  • 30 B. Ing., ms 941, f 4, sans date.

31En 1734, l’aqueduc est achevé et fait l’admiration de tous ceux qui s’expriment à son sujet. Il ne subsiste de l’ancien pont des fontaines que deux arches qualifiées de « gothiques » sur un plan du XVIIIe siècle car elles sont en arc brisé alors que toutes les autres sont en plein cintre30. Ces arches supportent le véritable aqueduc et servent désormais de pont pour traverser la rivière, ce qui explique l’appellation de pont-aqueduc donnée à l’ouvrage. Les pierres de taille sont posées à joints très fins, l’appareil est régulier et soigné comme le recommandaient les devis. Les dimensions correspondent à celles choisies par Jean de Clapiès et modifiées par Antoine d’Allemand, à l’exception de celles de la grande arche, légèrement inférieures aux quatorze toises prévues à l’origine.

32Le résultat final comporte quarante-sept arcades en plein cintre et une grande arcade sur l’Auzon. Il est très proche des volontés de Jean de Clapiès qui apparaît donc comme le véritable auteur de l’aqueduc, mais l’originalité de son projet a été en partie gommée par le pragmatisme de son successeur à la tête de l’ouvrage : toutes les arcades à partir de la treizième, et à l’exception de la plus grande sur l’Auzon, ont été construites sur le même modèle. Plus que d’une maladresse technique due à l’inexpérience des entrepreneurs, ne peut-on penser que cette uniformisation résulte d’une volonté de simplification ? Les devis prévoient que les entrepreneurs puissent « travailler aux voûtes l’une après l’autre, afin que le même cintre puisse servir pour la construction des autres ». Une telle possibilité permet de faire des économies et de limiter le nombre d’ouvriers travaillant ensemble, mais cela retarde aussi l’achèvement de l’ouvrage. Comme les consuls savent que leurs moyens sont limités et qu’ils ne peuvent imposer un rythme trop rapide, ni payer les entrepreneurs sans avoir au préalable négocié de nombreux achats de pensions, ils acceptent facilement cette contrainte. Mais si la largeur des arcades varie de six à huit toises, il faut confectionner deux cintres différents. Il est donc possible que les entrepreneurs aient souhaité limiter le plus possible leurs investissements et la quantité de travail fournie afin d’augmenter la rentabilité de leur intervention. L’uniformisation de l’écartement des arcades acceptée par Antoine d’Allemand serait donc la victoire d’une rationalité technique, celle d’entrepreneurs dont l’objectif est de faire le plus de profits possibles, sur une autre, celle d’un architecte qui tient compte, certes, des possibilités financières de la ville dans laquelle il opère, mais qui a aussi l’ambition de laisser une trace exemplaire de son génie. Consuls et conseillers de Carpentras ont conscience de ce dilemme. Les modifications apportées aux devis sont consenties parce qu’elles bénéficient aux deux parties.

IV - LES CONDUITES : AUGES ET TUYAUX

  • 31 CC, BB 269, f 53-54.

33L’eau est conduite soit directement dans des pierres creusées dénommées gorgues dans les prix-faits, soit dans des borneaux, tuyaux de plomb ou de terre cuite. Ces tuyaux ont parfois été enterrés directement dans le sol, mais cette pratique est déconseillée et la plupart des prix-faits précisent qu’ils doivent être placés dans des gorgues ou pris dans un massif de maçonnerie qui les protège entièrement. Le choix du matériau illustre les hésitations dont ne cessent de faire preuve les concepteurs. Dès le premier prix-fait analysé qui date du 7 juillet 161031, le capitaine des fontaines et les consuls de Carpentras demandent le remplacement de tuyaux de plomb par des tuyaux de terre cuite, à proximité de l’aqueduc sur l’Auzon. Le plomb est un métal qui présente l’avantage de ne pas se corrompre et de ne pas s’oxyder, mais son usage connaît un mouvement de reflux tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce recul ne s’explique pas par des raisons médicales : aucun texte ne laisse entrevoir un quelconque soupçon sur les conséquences médicales de l’ingestion de plomb dissout dans l’eau. Mais d’autres réticences se manifestent à son égard : il est malléable, facilement déformable et les fortes pressions le font crever. Certes, les tuyaux de poterie éclatent souvent, mais leur remplacement est d’un coût moins élevé. Le critère du prix est sans doute déterminant.

  • 32 ACC, BB 269, f 494-496, 14 novembre 1616.
  • 33 ACC, BB 272, f 270-271,5 juillet 1668.
  • 34 ACC, BB 273, f 364-365, 13 août 1718.

34L’inventaire des clauses exigeant l’usage du plomb permet de comprendre dans quels cas ce métal conservait la faveur des administrateurs, des artisans et des ingénieurs. En 1616, la réparation de la conduite sous la Mède s’effectue avec des tuyaux de plomb placés dans de larges quartiers de pierres taillées32. La conduite franchit la petite rivière selon le procédé du siphon et le capitaine des fontaines préfère le plomb déformable aux tuyaux de terre cuite qui se briseraient trop facilement. En 1677, des tuyaux de plomb soudés par de l’étain sont posés sur le pont des fontaines au-dessus de l’Auzon33. Sans doute s’agit-il d’un simple remplacement. Or ces tuyaux franchissent aussi la vallée par un siphon. Jusqu’à la grande entreprise de reconstruction complète de l’aqueduc sur l’Auzon et des conduites qui amènent ensuite l’eau dans la ville, la totalité des canalisations à partir du cimetière des juifs, juste avant le franchissement de la rivière, est en plomb34.

35Or, en 1718,1a ville décide de vendre ce plomb à Sébastien Verdillon, un marchand résidant à Marseille, au prix de dix livres par quintal, et d’installer à la place des tuyaux de terre cuite. Elle suit les recommandations précises de l’architecte et ingénieur Jean de Clapiès dont elle vient de faire imprimer le Mémoire touchant la réparation de la conduite des eaux des fontaines de la ville de Carpentras. Comme le débat sur cette question est ancien, la réponse de l’ingénieur est détaillée et très claire. Jean de Clapiès réfute l’idée selon laquelle les tuyaux de poterie seraient incapables de résister à de fortes pressions. Il n’en donne pas de justification théorique mais s’appuie sur son expérience, prévoyant des tuyaux plus épais capables de supporter des pressions encore plus élevées. Les sommes tirées de la revente du plomb sont destinées à payer une partie des travaux envisagés, les nouvelles conduites en poterie revenant à un prix modéré. Un dernier argument paraît décisif avec les mentalités actuelles, mais peut-être l’était-il moins au début du XVIIIe siècle car l’essentiel était la solidité de l’ouvrage : les conduites en poterie vernissées à l’intérieur permettent de conserver une eau beaucoup plus fraîche et « saine, au lieu que dans les autres, elles s’échaufent et tirent toujours quelque chose de la nature du minéral ». Cette observation ne permet pas d’affirmer que Jean de Clapiès pressent le danger de saturnisme. Sa réticence provient surtout du goût désagréable d’une eau passée dans des tuyaux métalliques.

  • 35 Ainsi en 1751, Antoine Dupuy doit utiliser du plomb fourni par la ville pour réparer la conduite de (...)
  • 36 ACC, BB 275, f 16 v°-18, 22 mars 1738.
  • 37 ACC, BB 275, f 361-362 et devis non folioté inséré entre les pages, 22 juin 1746.

36Le plomb reste cependant recommandé jusqu’à la fin de la période étudiée pour les conduites montantes et descendantes et pour les coudes, notamment dans les dernières sections qui mènent aux regards des fontaines35. Jean de Clapiès le préconise dans la canalisation qui descend vers l’aqueduc. Le plomb continue donc à servir pour les sections en pente. Mais son abandon systématique sur le reste des canalisations ne donne pas entièrement satisfaction. Dès 1738, alors que les nouvelles conduites sont à peine achevées, les consuls font doubler les gargouilles du pont-aqueduc par des « planches de plomb » pliées pour épouser la forme des pierres de taille et assurer leur étanchéité36 Ce pragmatisme se manifeste en sens inverse lorsqu’en 1746, les tuyaux de plomb du regonfle passant sous le Brégoux, petite rivière du terroir de Caromb, sont remplacés par une conduite de deux rangs en poterie37. Les administrateurs, les fontainiers et surtout Antoine d’Allemand se sont donc rangés à l’avis de l’ingénieur Jean de Clapiès : les conduites de poterie peuvent supporter des pressions élevées.

  • 38 ACC, 1 D 14, f 21-31, 9 germinal an XIII.
  • 39 ACC, 1 D 14, f 148-153, 15 juin 1807.

37La recherche de l’efficacité connaît une nouvelle étape après les dégradations dues aux désordres révolutionnaires. Les modifications techniques ont une faible portée mais traduisent une tentative pour utiliser systématiquement les meilleures méthodes connues. La garniture de plomb de l’aqueduc traversant l’Auzon était efficace puisque sa disparition pendant le siège de Carpentras est une des causes de la dégradation du monument. L’eau s’infiltre et le tartre qui se dépose directement sur la pierre aggrave le phénomène38. Aussi, les premières réparations menées sérieusement à partir de 1807 concernent-elles cette partie de la canalisation. Lorsque deux conduites sont refaites dans la ville l’année suivante39, l’emploi de tuyaux de terre cuite est toujours préconisé. Mais pour renforcer la solidité du réseau, vingt et une chaînes de pierre de taille sont placées aux extrémités, aux coudes et à des intervalles réguliers, selon un procédé déjà utilisé en 1777. Or pour les traverser, des tuyaux de plomb s’avèrent indispensables.

  • 40 ACC, ΒΒ 271, f 673 v°-674, 11 août 1643.

38Si le plomb est presque toujours fourni par la ville, sa provenance n’est jamais précisée. La communauté s’adresse sans doute à des marchands et lorsqu’elle décide de vendre une partie du plomb de l’aqueduc, les propositions d’achat émanent de Montpellier et de Marseille. Les chaudronniers qui lui donnent les formes recherchées travaillent à Carpentras. En revanche, les potiers qui confectionnent les tuyaux de terre cuite habitent dans d’autres communautés comtadines, Bollène et Bédoin, et quelquefois hors du Comtat, à Apt. Il est donc plus facile de se procurer des tuyaux de terre cuite et de faire fonctionner la concurrence entre potiers. Les prix-faits montrent les exigences de l’administration consulaire pour obtenir un résultat de qualité. La terre doit être bien cuite pour être suffisamment résistante, mais ce critère reste très vague et les moyens de contrôle sont inexistants40. Seule l’habitude et l’expérience permettent de juger de la qualité des tuyaux. Cependant, la concurrence entre potiers est le meilleur garant de la qualité du produit car la ville passe des commandes assez fréquentes et les artisans qui veulent garder le marché doivent être attentifs à ne pas décevoir. Les tuyaux sont toujours vernissés à l’intérieur. Cela permet d’éviter le suintement de l’eau à travers les conduites et de conserver une fraîcheur plus grande. Jean de Clapiès ne fait qu’entériner un usage ancien lorsqu’il recommande à son tour le vernissage intérieur des tuyaux en 1718.

  • 41 ACC, ΒΒ 272, f 174-176, 23 février 1660.

39À partir du milieu du XVIIe siècle, les administrateurs de la ville attachent de plus en plus d’importance à la manière dont les tuyaux de terre cuite sont posés car la fragilité du réseau tient le plus souvent à des négligences lors de cette opération. La façon la plus simple de procéder consiste à creuser une tranchée directement dans la terre et à cimenter les tuyaux entre eux. Cette méthode est utilisée pour des travaux de faible ampleur, notamment lorsqu’il s’agit d’amener l’eau d’une source vers un bâtiment privé sur une distance relativement courte. Mais dans le cas de conduites publiques traversant des chemins et des propriétés fréquentés par une grande diversité de personnes, elle est inefficace car les dégradations sont rapides et il est très difficile de suivre une pente uniforme dans un sol meuble. Aussi faut-il systématiquement protéger les conduites publiques par des gorgues de pierre. Mais cela reste insuffisant. Dès 1660, un prix-fait pour la réparation des conduites qui passent sous la Mède indique que les tuyaux doivent être placés entre des murs sur un lit de mortier garni de cailloux en forme de pavés, et qu’ils doivent ensuite être noyés dans le mortier et complètement enserrés dans la maçonnerie pour éviter qu’ils ne crèvent, comme cela était déjà survenu de nombreuses fois41. La précaution est-elle nouvelle ? Peut-être pas, mais elle est systématiquement appliquée au XVIIIe siècle lorsque la ville fait surveiller étroitement les travaux.

  • 42 Mémoire…, op. cit., 1718, p. 16-17.
  • 43 Jean de Clapiès est encore plus précis dans le devis de 1729. Il conserve les mêmes proportions de (...)
  • 44 On ignore cependant quelles étaient les épaisseurs les plus courantes auparavant.

40Dans son Mémoire de 1718, Jean de Clapiès indique la méthode la plus rationnelle pour s’assurer de la solidité des conduites en poterie42. Pour leur confection, il préconise l’utilisation d’une terre grasse, ni sablonneuse ni mêlée de graviers, car ceux-ci une fois réduits en chaux par la cuisson forment une matière hétérogène qui contribue à faire éclater les tuyaux. En faisant tremper les tuyaux dans l’eau, il est possible de tester leur résistance ; en les remplissant d’eau salée, on peut observer leur étanchéité ou au contraire leur porosité. Ces expériences doivent précéder la pose des tuyaux emboîtés les uns dans les autres - leur forme n’est pas parfaitement cylindrique, les diamètres de chaque extrémité devant être légèrement différents pour permettre cet emboîtement sur cinq à six pouces de largeur. Le lien est assuré par du mastic : « ce mastic sera composé de deux tiers de vieille brique qui n’ait point été mouillée qu’on réduira en poudre, et qu’on passera au sas, et d’un tiers de résine fondue avec un peu de suif ou de cire pour le rendre plus coulant »43 Pour augmenter la résistance des tuyaux, l’épaisseur de la terre est portée à neuf lignes44. Une fois la pose achevée, l’ingénieur recommande de laisser couler l’eau pendant quelques jours pour vérifier qu’aucun incident ne se produit. Ensuite seulement doit être édifié de chaque côté de la conduite un parement en pierres de taille à l’intérieur duquel les tuyaux sont noyés dans du mortier, mélange de sable et de chaux. L’ensemble doit ensuite être recouvert par des pierres plates.

  • 45 ACC, BB 277, f 301 v°-304.
  • 46 ACC, BB 278, f 39-42, 14 juillet 1769.

41L’architecte Jean-Pierre Teyssier affine la technique de construction dans un devis de 176645. Les tuyaux doivent être posés sur deux cales afin de laisser assez de vide pour que l’entrepreneur soit assuré de les noyer entièrement dans un bain de mortier. La couverture de dalles doit être posée sur ce bain de telle façon que le mortier sorte entre les joints et sur les côtés et qu’aucun vide ne subsiste. Les moellons entourant les conduites sont également destinés à être noyés dans le mortier. L’essentiel est donc de s’assurer que ne subsiste aucun espace non cimenté qui fragiliserait l’ouvrage. Toutes ces précautions constituent un gage de solidité mais rendent difficile la découverte des problèmes techniques, fuites d’eau ou obstruction des tuyaux par le calcaire. C’est pourquoi le travail doit être fréquemment recommencé sur de longues portions. Ainsi en 1769, la conduite qui joint la tour des eaux à la porte de Mazan est hors d’usage car le tartre remplit entièrement les conduites46. Le conseil de ville est forcé d’envisager une reconstruction complète sur une longueur de 83 cannes.

  • 47 ACC, BB 276, f 319-320, 22 juin 1757.

42Pour que la pression soit mieux supportée par les tuyaux, pour que les réparations soient plus aisées et ne privent pas la ville de la totalité de son approvisionnement et pour que les dérivations vers des fontaines et des bâtiments soient facilitées, plusieurs rangées de conduites placées parallèlement sont nécessaires. Jusqu’à l’entrée dans la ville par la tour des eaux, deux rangs de poterie sont jugés suffisants mais à l’intérieur de l’enceinte, architectes et fontainiers préconisent trois ou quatre rangs. La réparation d’une longue partie des canalisations urbaines en 1757 aboutit à l’installation de quatre rangs de tuyaux entre la tour des eaux et la fontaine de la Bouquerie, puis de trois rangs de celle-ci jusqu’aux fontaines de l’hôtel de ville47. Sept ans plus tard, la réfection d’autres canalisations, notamment entre la tour des eaux et la fontaine de la place des halles, est menée avec plus de modestie. Il existait trois conduites superposées. Les deux supérieures sont démolies et remplacées par deux nouvelles. La plus profonde est conservée mais elle ne sert plus à transporter les eaux : son rôle est simplement de servir de massif de maçonnerie pour soutenir la nouvelle construction. Au-delà de la fontaine de la place, un seul rang de tuyaux achemine l’eau jusqu’au plan de la Juiverie. De même, un seul rang joint la tour des eaux à la fontaine du Louis d’Or. Mais en 1776, quatre rangs sont à nouveau préconisés entre la tour des eaux et la fontaine de la Bouquerie, trois rangs au-delà. Il s’agit seulement de la reconstruction et de la consolidation des conduites déjà rénovées en 1757.

43En dix-neuf ans, les choix n’ont pas évolué, le nombre de tuyaux et les débits qu’ils assurent aux différentes fontaines publiques et privées étant jugés suffisants. Les tuyaux ont de quatre à cinq pouces de diamètre dans leur section la plus étroite. Le nombre de rangs influe directement sur la quantité d’eau disponible. Il est choisi en fonction des besoins dans les différents secteurs de la ville et diminue lorsque les canalisations s’éloignent du réservoir de la tour des eaux, le regard de la fontaine de la Bouquerie servant de premier point de subdivision et de répartition. Pendant la période révolutionnaire, l’administration municipale n’envisage dans un premier temps que la réfection d’un seul rang de conduites, ne cherchant qu’à assurer un approvisionnement minimal. En l’an IX, deux conduites sont pourtant refaites et il faut attendre 1817 pour que la municipalité se décide à reprendre les objectifs ambitieux des années 1750 à 1780.

  • 48 ACC, BB 271, f 750-751, 29 mars 1645.
  • 49 ACC, 1 D 16, f 77-87, 25 avril 1817.

44Une autre amélioration progressivement étendue a pour but d’une part l’évacuation régulière de l’air qui s’engouffre dans les borneaux, d’autre part les vidanges en cas de réparations sur une petite section ou de pollution de l’eau. Elle consiste simplement à installer des robinets à des intervalles plus ou moins réguliers. Il en existe peu au XVIIe siècle. En 1645, Jean Bronzin et Jean Lombard sont chargés d’en poser un en bronze sur le pont des fontaines48 À partir du passage de Jean de Clapiès à Carpentras, l’attention aux effets de l’air dans les conduites devient beaucoup plus fréquente. L’architecte languedocien semble être le premier à faire remarquer que l’air prisonnier accroît la pression dans les tuyaux de plomb et les fait crever. Il propose donc que sur le pont des fontaines, des robinets soient adaptés aux tuyaux toutes les vingt toises. La mise en place d’un tuyau de communication entre les deux conduites, au niveau du grand robinet de décharge, et l’installation d’un autre robinet au milieu de ce tuyau ont pour but de rendre possible le transfert de l’eau d’une conduite dans une autre et d’en vider une en cas de nécessité. Dans son Traité d’hydraulique, Antoine d’Allemand recommande aussi l’usage de regards et de robinets pour faire évacuer l’air. En 1817, un devis préconise d’encastrer à intervalles réguliers six petits conduits de plomb dans les tuyaux de poterie pour y souder des plaques de fonte percées d’un écrou dont le dévissage est destiné à faire échapper l’air retenu49. D’autres robinets placés sous les piliers des regards de distribution doivent permettre d’amener l’eau vers un coup perdu, c’est-à-dire une conduite d’évacuation.

  • 50 ACC, BB 276, f 361-362, 22 juin 1746.
  • 51 ACC, BB 276, f 319-320, 22 juin 1757 ; BB 277, f 95 v°-103, 26 avril 1764 ; BB 278, f 353-356, 29 o (...)

45L’habitude de construire des coups perdus reliés aux conduites semble relativement tardive. Les prix-faits ne mentionnent régulièrement ce type d’équipement qu’à partir de 1746. La réparation du regonfle sous le Brégoux est alors l’occasion d’établir deux conduites d’évacuation dans la rivière - une pour chaque rang de tuyaux - branchées sur le point le plus bas du siphon50. Désormais, presque tous les devis prévoient des possibilités d’évacuation de l’eau, notamment en ville où les interventions sont nombreuses et où le réseau est fragile car fortement sollicité51. Près de chaque regard et de chaque pilier de distribution, un coup perdu est construit selon les recommandations d’Antoine d’Allemand qui applique la théorie développée et justifiée dans son Traité. Ses successeurs chargés d’établir les devis et de contrôler les réalisations hydrauliques se montrent de fidèles disciples. Des robinets de fonte permettent d’ouvrir ou de fermer ces dérivations. Les progrès sont donc modestes mais réels.

V - LE DEVIS, INSTRUMENT DE RATIONALITÉ TECHNIQUE

  • 52 ACC, BB 269, f 53-54.
  • 53 ACC, BB 277, f 75 v°-79, 26 mars 1764.

46L’analyse des devis permet de décrire assez précisément l’aspect des conduites et d’éclairer le sens de certains choix dans les techniques employées. Mais le but originel d’un devis est d’imposer des contraintes et de mettre en œuvre les conditions pour une réussite du projet. La ville impose le plus souvent sa rationalité technique, comme l’indiquent les nombreuses clauses qui accompagnent les descriptions des travaux à effectuer. On constate une minutie fréquente des obligations que les artisans et entrepreneurs doivent accepter pour emporter le marché, mais chaque époque a ses habitudes et chaque contrat est un cas particulier. Il n’est donc pas possible de dégager des règles générales ni une évolution linéaire. Les prix-faits fixent le prix du travail auquel les entrepreneurs et la ville sont parvenus après adjudication aux enchères descendantes. Au début du XVIIe siècle, les contraintes paraissent faibles mais le nombre limité de prix-faits conservés rend difficile l’analyse. La seule contrainte qui figure dans le prix-fait d’un « bornelage de brique » du 7 juillet 161052, outre la description de l’ouvrage, oblige l’entrepreneur à maintenir l’alimentation en eau des fontaines de la ville par une canalisation provisoire pendant la durée des travaux. Tous les prix-faits postérieurs continuent à mentionner cette obligation lorsqu’elle est jugée nécessaire. En 1764, un prix-fait de réparation de conduites intra muros impose une autre solution avec le même objectif53. Des horaires de travail sont fixés : de sept heures à onze heures le matin et de treize heures à dix-sept heures l’après-midi. En dehors de ces périodes de la journée pendant lesquelles le chantier est prioritaire, l’eau doit continuer à alimenter les fontaines.

47D’autres précisions sont également traditionnelles. Elles concernent les délais à respecter, les matériaux à utiliser et les apports réciproques de la ville et de l’entrepreneur. Le choix du plomb ou de la terre cuite pour les tuyaux résulte ainsi d’une volonté des consuls conseillés par le capitaine des fontaines et n’est pas laissé au jugement du fontainier ou de l’entrepreneur. Dans la plupart des cas, la ou les personnes qui prennent un travail à prix-fait s’engagent à fournir les matériaux, c’est-à-dire les pierres, la chaux, le ciment, voire les ferrements et les serrures, mais la ville se charge souvent de l’apport des tuyaux, signe de son attachement à la qualité de cet élément essentiel d’une conduite.

  • 54 ACC, BB 272, f 174-176. 23 février 1660.
  • 55 ACC, BB 273, f 188 v°-193, 10 avril 1715 ; f 252 v°-253, 5 mai 1716.

48En 1660, lors de la réparation du siphon sous la Mède, apparaît une clause qui traduit un besoin de surveillance étroite du déroulement des travaux, et non plus seulement du résultat final. Les consuls se réservent le droit de nommer un maçon que doit payer le libératoire des travaux pour vérifier l’évolution du chantier, et notamment pour surveiller la qualité du ciment utilisé54. Une des fonctions de ce maçon est aussi de choisir les ouvriers. Le libérataire devient en quelque sorte un salarié de la ville qui fournit tous les matériaux nécessaires. Les consuls décident donc de diriger directement la réparation et les deux potiers d’étain qu’ils recrutent travaillent sous l’autorité de leur représentant. Dans ce contexte de contrôle tatillon, l’« affaire Lombard » déjà évoquée constitue un accident particulièrement difficile à expliquer. En effet, les consuls n’auraient baillé le prix-fait à Jacques Lombard que verbalement. Il est possible que cette pratique ait été plus fréquente que ne le suggèrent les documents conservés car certains travaux pour lesquels on dispose du compte-rendu d’inspection ne font pas l’objet d’un contrat préalable transcrit dans les actes de la ville ni auprès du notaire qui sert de secrétaire à la communauté. Toutefois, la liberté laissée en 1713 au directeur des fontaines, alors que de nouvelles sources de grande importance viennent d’être découvertes et qu’elles se révèlent essentielles pour l’avenir de l’approvisionnement urbain, est une attitude étrangère aux habitudes de l’époque. L’issue malheureuse de ce contrat oral montre que la liberté du travail est encore inconcevable et que la distance qui sépare la rationalité de l’entrepreneur de celle de l’employeur reste grande. La construction de voûtes et de puits pour remplacer la conduite défaillante de Jacques Lombard s’effectue selon des normes très strictes, sans doute par réaction contre la négligence précédente55. La ville fournit presque tout : matériaux, machines et même chandelles. En revanche, dans le contrat de 1716, les libérataires sont seuls responsables de la main d’œuvre qu’ils emploient. Comme ils sont une association de six maçons, il est probable qu’ils font l’essentiel du travail eux-mêmes.

49Après 1716, une certaine normalisation des prix-faits et des devis intervient. Jusqu’en 1820 et sans doute au-delà, la cohérence des choix effectués marque une communauté de vue entre les ingénieurs, les architectes et les administrateurs successifs. Il est de plus en plus fréquent que le prix-fait et le devis soient séparés, le premier constituant le contrat par lequel la ville s’engage à embaucher et à payer un entrepreneur pour un travail précis dans un délai imposé, le second détaillant toutes les clauses techniques à respecter sous la forme d’un petit cahier inséré dans le registre des actes de la ville, entre les pages du prix-fait. L’uniformisation relative de la forme des contrats provient surtout du rôle central que joue un homme de confiance consulté systématiquement par les consuls successifs : Jean de Clapiès entre 1714 et 1729, Antoine d’Allemand de 1730 à sa mort en 1760, Jean-Pierre Teyssier de cette date au début des années 1780. Chacun a son style mais ces styles se ressemblent.

  • 56 Le contrat prévoyant la construction de la conduite reliant l’aqueduc à la tour des eaux fait excep (...)
  • 57 ANC, 3 Ε 26, reg. 2214, f 44 v°-45, 23 janvier 1719.
  • 58 ANC, 3 Ε 26, reg. 2224, f 463-466, 24 et 27 juillet 1730.

50Désormais, les libérataires fournissent les matériaux et la main d’œuvre56. Ils paient les manouvriers sur la somme qui leur est versée par la ville. Ils doivent aussi s’occuper eux-mêmes de l’extraction des pierres et des moellons, ainsi que du transport des matériaux depuis la carrière jusqu’au chantier. Ainsi en 1719, Philippe Dumas et ses associés passent un contrat avec deux travailleurs de terre de Pernes, Louis Bernard et François Mounier57. Devant notaire, ceux-ci s’engagent à charrier et voiturer les pierres de la carrière de Caromb jusqu’au cimetière des Juifs qui sert d’entrepôt à côté du chantier. Ce travail doit se poursuivre du 30 janvier jusqu’à la Toussaint, avec deux semaines d’interruption autorisées à trois moments de l’année : pour les moissons, les vendanges et les semences. Louis Bernard et François Mounier sont d’abord des paysans et ne veulent pas perdre le bénéfice de travaux pour lesquels ils ont l’habitude de se louer chaque année. En 1730, les nouveaux entrepreneurs de l’aqueduc, Louis Pélissier, Guillaume Rollin et Pierre Héricé, passent deux conventions, l’une avec Jean Reynaud d’Avignon, l’autre avec Louis Espic, traceur de pierre de Grenoble58. Le premier s’engage à faire le charroi des pierres de taille et des moellons en fournissant quatre charrettes attelées chacune de trois mules ou mulets. En retour, les entrepreneurs promettent de rendre les chemins praticables et de fournir les engins nécessaires au chargement des pierres. Le travail confié à Louis Espic consiste à tirer les pierres des carrières en respectant les règles de son art : les pierres doivent être équarries à l’équerre « dans leurs parements, lits et joints, le tout à pointe de marteau ». Les droits pour l’utilisation des carrières sont payés par les entrepreneurs qui fournissent en outre les outils. Louis Espic ne paie donc que la poudre. Malgré l’existence de ces contrats, l’autonomie des entrepreneurs n’est qu’apparente. Les consuls se soucient peu d’employer eux-mêmes des hommes qui ne peuvent offrir que leur force de travail et n’ont pas d’influence directe sur les choix techniques. Ils sont au contraire satisfaits de se décharger de quelques contraintes tout en maintenant des exigences fondamentales.

  • 59 ACC, BB 273, f 302-304, 20 avril 1717.
  • 60 Au sud de la commune, dans les falaises calcaires de la vallée du Rhône, sont implantées actuelleme (...)
  • 61 ACC, BB 275, f 361-362, devis entre les folios, 22 juin 1746.
  • 62 ACC, BB 276, f 381-382, 6 octobre 1758.
  • 63 Un rapport de l’an X reproche à un fontainier employé par la municipalité d’avoir mal composé son c (...)

51Par exemple, en 1717, la chaux doit venir de Saint-Hippolyte, petit village à l’est d’Uzès59. L’année suivante, Jean de Clapiès lui préfère celle du village du Teil situé face à Montélimar, sur la rive droite du Rhône60. La composition du mortier est presque toujours la même : un tiers de chaux vive et deux tiers de sable de rivière, les sables d’autres provenances étant proscrits car mêlés de trop d’impuretés. Ce type de mortier est connu pour sa résistance à l’humidité. Jean de Clapiès est plus précis et plus exigeant encore dans son devis de 1729. S’il conserve les mêmes proportions, il remplace le sable par de la poudre de terre cuite passée au tamis fin. Chaux et terre doivent alors être détrempées et mélangées avec de l’eau ou du vin. En 1746, lors de réparations le long de la vieille canalisation venant de la source du Lauron, Antoine d’Allemand préconise la chaux de Villeneuve, sans doute plus à cause de la facilité pour se la procurer que pour des qualités spécifiques61. Le dosage est également différent : moitié de chaux, moitié de sable pris dans le lit du Brégoux et de la Mède. Dans un devis de 1758, Antoine d’Allemand revient aux proportions plus traditionnelles d’un tiers de chaux et de deux tiers de sable62. Il se fie donc plus à l’expérience qu’à une théorie apprise. En effet, l’excès de chaux dans la composition du mélange rend le ciment susceptible d’abîmer les tuyaux63. Mais l’ingénieur carpentrassien a une nouvelle exigence : les entrepreneurs ne doivent utiliser la chaux que trois ou quatre jours après qu’elle ait été fusée afin de laisser fondre les grumeaux. Jean-Pierre Teyssier n’innove pas et recommande la chaux de Villeneuve. L’attention constante prêtée à la composition du ciment prouve qu’il s’agit d’une étape décisive dans toute bonne maçonnerie.

  • 64 ACC, BB 274, f 126-127, devis inséré, 1729.
  • 65 ACC, BB 274, f 141-142, 29 avril 1730.
  • 66 Pour des voûtes souterraines dans le quartier des Fontainiers, Jean-Pierre Teyssier prévoit l’utili (...)
  • 67 ANC, 3 Ε 26, reg. 2225, f 157 v°-158, 2 juillet 1731.

52La qualité de la pierre est également essentielle à la réussite et surtout à la résistance des ouvrages. Au XVIIIe siècle à Carpentras, les entrepreneurs n’ont pas une grande distance à parcourir puisque les carrières de Caromb ont la faveur des architectes locaux. La proximité et l’économie faite sur le transport contribuent à favoriser la « pierre de Caromb » dont la qualité n’est jamais contestée : c’est un calcaire dur à grains fins qui se taille facilement et a un bel aspect. Toutefois, les rédacteurs des devis prennent le soin de préciser qu’il faut choisir les pierres avant de les utiliser. Celles qui sont « bleues » ou « grises » sont sujettes à se déliter et à se désagréger au contact de l’humidité64. Elles ne peuvent donc convenir pour un aqueduc ou tout autre construction publique. Les consuls exigent parfois de vérifier eux-mêmes la qualité des pierres avant d’autoriser leur emploi65. La provenance des moellons est en revanche plus rarement précisée et reste toujours une préoccupation secondaire. Des carrières proches de l’ouvrage construit conviennent le plus souvent66. En 1730, Louis Espic extrait les moellons dans deux « garrigues », des terrains non cultivés qui se situent dans les terroirs de Carpentras et de Serres. En revanche, les carrières ouvertes l’année suivante dans les dépendances du Martinet, près de l’Auzon à Carpentras, ne donnent pas satisfaction car les moellons sont mêlés de sable, d’argile et de terre grasse : ils sont particulièrement sensibles à l’humidité et forment des couches qui se séparent facilement67. Les carrières de Crillon sont parfois citées et sont jugées meilleures. Antoine d’Allemand exige que les moellons soient lavés avant d’être utilisés, sans doute pour les débarrasser de matières hétérogènes qui auraient tendance à se détacher après la construction et à fragiliser la construction.

  • 68 ACC, BB 277, f 80-85, 30 mars 1764, prix-fait de construction d’une fontaine sur la place de l’hôte (...)

53Les fontaines font aussi l’objet d’une grande attention, le souci esthétique étant dans ce cas presque aussi important que la recherche d’un fonctionnement optimal. La qualité des pierres, du ciment et de l’assemblage est assurée par des règles similaires à celles imposées pour l’aqueduc. La pierre d’Oppède, au grain très fin et très blanc, est parfois préférée à celle de Caromb pour les parties les plus visibles et destinées à recevoir moulures et sculptures68. Parfois, sculpteur et maçon sont deux personnes différentes mais les prix-faits manquent de précision et ne permettent pas toujours de comprendre la répartition des tâches. La fontaine de la place des halles est entièrement l’œuvre du sculpteur Jean-Paul Guigue, à l’exception du génie de plomb qui la surmonte. Mais les autres fontaines sont confiées à des maçons chargés aussi de la sculpture : ils la font sans doute réaliser par un spécialiste qu’ils paient sur leur propre rémunération.

  • 69 ACC, BB 273, f 188 v°-193.
  • 70 Les documents restent trop vagues pour permettre une étude des instruments utilisés par les fontain (...)

54Les outils et les machines sont rarement mentionnés dans les prix-faits. Cependant, en 1715, lors de la construction de voûtes pour dériver les sources du quartier des Fontainiers, la ville s’engage à fournir deux machines avec des cordes, les caisses et les seaux, les pioches, les cornues, les marteaux, les escoudes, les caisses en sapin et les planches69. Le chantier est très surveillé. Amédée Greisse, le libérataire des travaux, doit veiller à une bonne utilisation des machines servant à creuser les puits. Elles ne sont malheureusement pas décrites et le prix-fait ne donne aucun indice sur leur structure ou leur fonctionnement. On sait seulement que deux mineurs doivent les actionner. Pour la construction de l’aqueduc, des machines élévatoires permettent de monter les pierres au fur et à mesure des travaux et le devis de 1729 mentionne l’utilisation de « grues » que doivent fournir les entrepreneurs. Ce type de machine est connu depuis l’Antiquité et n’a rien d’exceptionnel, mais les systèmes peuvent être plus ou moins sophistiqués. Le modèle utilisé à Carpentras est sans doute assez simple. Le plan sur lequel il apparaît suggère un système de treuil associé à une poulie tenue par un trépied élevé. L’ensemble est actionné depuis le sol par une roue horizontale. Le reste du travail est entièrement manuel avec des outils simples70.

  • 71 B. Ing., ms 1127, Traité de nivellement, f 418.

55L’instrument le plus important pour la construction d’une canalisation fonde en grande partie le privilège de l’ingénieur ou de l’architecte sur le maître maçon et le maître fontainier : c’est le niveau, qui permet de réaliser l’opération la plus difficile, celle dont Antoine d’Allemand retire le plus de fierté, le nivellement du sol. Certes, les fontainiers utilisent un niveau, comme le prouve la remarque de Jacques Lombard évoquant en 1714 l’erreur que lui a fait commettre son niveau. Antoine d’Allemand donne la description d’un « niveau d’eau à lunette » dont se servirait « la plus grande partie des gens qui se mêlent de niveller »71 La nuance de mépris s’adresse évidemment aux fontainiers jugés peu compétents, mais l’ingénieur carpentrassien reconnaît s’être lui-même déjà servi de cet instrument. Le niveau d’eau repose sur le système des vases communicants. Deux tubes remplis d’eau communiquent entre eux par un petit tuyau et donnent une ligne de visée toujours horizontale qu’un petit télescope permet de prolonger. Grâce à cette ligne, les hauteurs par rapport à un niveau de référence établi au préalable peuvent être mesurées, et les dénivellations du terrain peuvent être calculées.

  • 72 « Nouvelle invention d’un niveau à lunette qui porte sa preuve avec soy, et que l’on vérifie et rec (...)

56Antoine d’Allemand juge cependant cet instrument trop commun et trop imprécis. Il lui préfère un niveau mis au point par Huygens auquel il consacre un chapitre entier de son Traité de nivellement. Jean de Clapiès mentionne aussi ce niveau dans ses devis. Outre sa capacité à dresser des plans, l’ingénieur se distingue donc dans la première moitié du XVIIIe siècle par l’utilisation d’appareils très sophistiqués. Huygens a donné une description de son niveau et une justification de son fonctionnement dans le Journal des savants à la date du 29 janvier 168072. Une « démonstration de la justesse du niveau » est publiée dans la livraison du 26 février de la même année. Cet instrument permet d’obtenir une visée optique sans utilisation d’eau. Son principal avantage sur ses concurrents est d’empêcher « qu’on ne puisse estre trompé en s’en servant », comme l’affirme le célèbre académicien qui a prévu un ingénieux système de contrepoids permettant de s’assurer en permanence que le fil placé dans la lunette marque l’horizontalité. Huygens n’est cependant pas l’inventeur du niveau à lunette. Vers 1675, l’abbé Picard avait réalisé le premier instrument de ce type et Huygens s’est contenté de le perfectionner.

  • 73 B. Ing., ms 1127, f 344-361 pour la description du niveau et f 363-376 pour la pratique du nivellem (...)

57Antoine d’Allemand énumère les différentes façons de se servir de ce niveau, avec leurs avantages et leurs inconvénients73. « La plus ordinaire et en mesme temps la moins exacte est celle de niveller d’une station à l’autre, c’est-à-dire celle où le niveau prend la place du jalon où l’on mire ». Il est plus précis d’effectuer les visées entre deux jalons inégalement éloignés du niveau, ce qui réduit en outre le nombre de mesures. S’il veut obtenir des mesures encore plus précises, l’ingénieur peut aussi effectuer une double visée : « le niveau prend réciproquement la place du but et le but celle du niveau ». La solution la plus élégante et la plus rigoureuse est un procédé géométrique qui consiste à placer le niveau à une égale distance de deux jalons « qui gardent toujours entre eux une marche alternative ». La possession d’un instrument perfectionné n’est donc pas suffisante. L’ingénieur doit aussi connaître des procédés de mesure qu’il a expérimentés sur le terrain. Le Traité de nivellement présente la particularité d’exposer un savoir fondé sur des connaissances scientifiques - géométrie et optique par exemple - étrangères à la plupart des maçons et des fontainiers. Du moins Antoine d’Allemand le croit-il. L’abstraction du calcul et de la mesure fonde la légitimité du recours à l’ingénieur. Les prix-faits n’imposent jamais de règles pour le nivellement mais leurs rédacteurs sont le plus souvent des techniciens qui sont capables de justifier leur pratique, donc de la perfectionner et d’adopter les innovations les plus utiles.

VI - UNE LOURDE RESPONSABILITÉ : LA DIRECTION DES FONTAINES

  • 74 ACC, BB 259, f 177 v°-178, 14 janvier 1725.
  • 75 ACC, BB 259, f 255 v°, 30 mai 1730.

58La rationalité technique ne réside pas seulement dans le contrôle de modes de construction de plus en plus précis et rigoureux. Elle n’est totale que si elle prend en compte l’entretien des réseaux et assure une surveillance constante de leur fonctionnement. C’est la tâche dévolue au directeur des fontaines nommé pour une période variable par le conseil de ville de Carpentras : quatre ans le plus souvent dans la seconde moitié du XVIIe siècle, puis de deux à six ans à partir des années 1690. La série des nominations à cette fonction a pu être reconstituée à partir de 1653. Sans doute existait-il une charge comparable avant cette date, mais les actes de la ville n’en font pas mention. Beaucoup de lacunes apparaissent au XVIIIe siècle : de 1714 à 1718, de 1721 à 1751, de 1757 à 1767 et de 1773 à 1781. En fait, le renouvellement d’un contrat avec un fontainier déjà en place ne donne pas toujours lieu à la rédaction d’un nouvel acte. Les indications fournies par les délibérations du conseil montrent que l’absence de texte dans la série des actes ne signifie pas forcément que la ville a décidé de se passer des services d’un directeur des fontaines. Ainsi, en 1725, le maçon Jérôme Vivier obtient le titre d’inspecteur des fontaines, sans indication de durée74. Pendant la phase de reconstruction de l’aqueduc et des conduites, des procédures exceptionnelles sont utilisées. En 1730, un bureau est constitué au sein du conseil pour diriger les travaux75. Il comprend deux anciens consuls, messieurs Esbérard et Guyon, et trois autres membres, messieurs Poyol, de la Motte et Audiffret. Le conseil de la communauté lui confie le pouvoir de délibérer sur toutes les propositions que feront les consuls au sujet des adductions d’eau et des fontaines. Il travaille avec l’aide de spécialistes : Antoine d’Allemand et l’inspecteur des fontaines Charles Gérard. Ce dernier est un maçon de Carpentras qui perçoit un salaire mensuel et occupe une place intermédiaire entre l’ingénieur et les fontainiers de la ville.

  • 76 ACC, BB 274, f 393 v°-395, 23 juin 1736.
  • 77 ACC, BB 260, f 288, 28 septembre 1749.
  • 78 Voir la deuxième partie du chapitre quatrième.
  • 79 ACC, BB 260, f 283, 6 août 1749 ; f 288, 28 septembre 1749.

59En 1733, Esprit Martin le remplace. Lorsqu’il se charge en 1736 de relier les conduites de l’aqueduc à la ville, Esprit Martin accepte d’entretenir son ouvrage à ses frais pendant dix ans, à condition que la communauté continue à lui payer ses gages ordinaires en qualité de directeur des fontaines76. Une telle garantie permet au conseil d’espérer un travail très soigné mais l’oblige à s’attacher les services du même fontainier pendant une longue période. Aidé de Jean Lombard, Esprit Martin conserve la direction des fontaines jusqu’en 1749. Malgré sa réputation et ses compétences, il est alors congédié avec son beau-frère pour ne pas avoir respecté un devis dressé par Antoine d’Allemand77. Il est en fait compromis dans l’affaire Tillia d’Olonne78. D’Allemand devient alors surintendant des eaux et cette charge lui est confiée à vie, avec le pouvoir de choisir les personnes qui l’aideront79. La ville peut donc se dispenser d’employer un inspecteur des fontaines. Toutefois, Antoine d’Allemand, usant des prérogatives qui lui ont été confiées, fait souvent appel aux services du maçon Louis Dupuy. Le conseil finit par entériner officiellement ce choix en rétablissant la charge d’inspecteur des fontaines dès 1751 et en la confiant à Louis Dupuy.

  • 80 ACC, BB 260, f 26, 3 mai 1736.
  • 81 ACC, BB 262, f 152v°-153, 30 juin 1771.
  • 82 ACC, BB 263, f 189 v°-190, 10 novembre 1782.

60Dans les années 1730 se reconstitue donc une organisation rigoureuse et hiérarchisée de l’inspection des fontaines qui avait été souvent négligée au cours de la décennie précédente, perturbée par les désordres financiers et la menace de peste. Le recteur du Comtat qui réside à Carpentras peut aussi intervenir, comme le montre la visite qu’il effectue en compagnie des consuls jusqu’aux sources de Caromb en 173680. La mort d’Antoine d’Allemand en 1760 entraîne une simplification du système d’inspection des eaux qui relève désormais uniquement des consuls, assistés d’un ou de plusieurs fontainiers. Le travail des fontainiers ne donne pas toujours satisfaction. Après avoir occupé collectivement la charge de directeur des fontaines de 1767 à 1771, Louis Sabarot, Georges Laugier, François Dupuy et Jacques Julien sont congédiés car ils sont de simples maîtres maçons et maîtrisent mal les techniques hydrauliques. Or, « il y a dans la ville un fontainier de profession nommé Joseph Mély dont l’habileté est reconnue »81. Le bail est presque toujours passé avec un spécialiste des questions hydrauliques mais cela ne constitue pas un critère absolu de sérieux. Louis Dupuy, qui est engagé au début des années 1780, se rend coupable de nombreuses négligences et il est très souvent absent de la ville car il mène divers travaux dans le Comtat et en Provence82. Il est finalement congédié à l’automne de 1782.

  • 83 ACC, BB 263, f 203.

61Les consuls en fonction et trois anciens consuls forment alors un bureau chargé d’établir un plan pour l’organisation de la direction des fontaines. Présenté et approuvé le 3 mai 1783, ce plan confère à l’architecte Jean-Pierre Teyssier le titre de directeur général des fontaines de la ville, avec un rôle d’inspection et de contrôle des ouvriers travaillant sur le réseau d’adduction d’eau83. Ses appointements ne constituent pas un gage fixe mais sont laissés à l’appréciation des consuls, ce qui rappelle l’ancien système de gratifications dont bénéficiait Antoine d’Allemand. Jean-Pierre Teyssier est déjà l’architecte officiel de la ville dont il réalise les plans pour divers travaux publics. Un fontainier travaille sous son autorité : le choix se porte sur Joseph Mély, le seul disponible. La mission d’évacuer les eaux des conduites en cas de pluies abondantes est confiée au valet de la ville. Face aux problèmes posés par le manque de sérieux réel ou supposé des fontainiers employés par la communauté, la solution retenue constitue simplement un retour à l’organisation qui prévalait du vivant d’Antoine d’Allemand.

62Au milieu du XVIIe siècle, les fontainiers de la ville sont des potiers d’étain qui maîtrisent aussi les techniques de fonte et de moulage du plomb. Jean Bronzin puis Sixt Audin surveillent ainsi le réseau d’adduction de 1653 à 1661 et de 1670 à 1674. Mais après 1674, tous les directeurs des fontaines choisis par le conseil de ville sont des maçons puisque les fontainiers se recrutent désormais parmi les membres de cette profession. La famille Lombard joue un rôle essentiel et tient la charge de directeur des fontaines pendant de longues années. À la fin du XVIIe siècle, le choix du conseil de ville se porte sur Thomas Lombard puis sur son fils, Jacques, directeur des fontaines de 1692 à 1714. En 1721, Jean Lombard et Esprit Martin sont les associés de Jacques, leur père et beau-père. Peu après qu’Esprit Martin soit devenu le directeur unique des fontaines de Carpentras en 1733, Jean Lombard déplace l’essentiel de ses activités vers Monteux où il prend le bail de la manutention des fontaines de 1737 à 1754. Joseph Mély, qui a épousé la fille d’Esprit Martin, est le fontainier de Carpentras de 1782 à 1787 et Joseph Lombard, le fils de Jean, le remplace de 1787 à 1790.

63La plupart des autres directeurs des fontaines sont originaires de la ville de Carpentras qui dispose d’un personnel local spécialisé. Cependant, la charge est parfois confiée à des personnes venant d’autres communautés. Claude Romains, nommé en 1680 pour quatre ans, est qualifié d’ingénieur pour les fontaines de Montélimar. En faisant appel à un spécialiste reconnu et expérimenté qui exerce ses fonctions dans une autre ville, avec un titre sans doute excessivement pompeux, les consuls espèrent remédier aux nombreux problèmes que rencontre le réseau et qu’ils ont tendance à attribuer à l’incompétence des fontainiers précédents. Mais Montélimar est trop éloignée de Carpentras et Claude Romains renonce rapidement à ses fonctions, qu’il avait acceptées pour une somme très inférieure à celle allouée auparavant - 150 livres par an au lieu de 240. Dès 1681, le conseil de ville doit à nouveau faire appel à des fontainiers locaux, ceux-là mêmes qu’il avait cherché à écarter définitivement. La tentative est renouvelée en 1718 avec un fontainier de Mollans-sur-Ouvèze, mais sans plus de succès. Le bail est interrompu avant son terme.

64La ville fixe le montant des gages qu’elle alloue chaque année au directeur des fontaines. Les versements sont souvent réalisés chaque mois, ce qui les apparente à de véritables salaires. Le directeur des fontaines est un employé de la ville mais il conserve une grande part de liberté et reste aussi un entrepreneur privé, puisque les travaux exceptionnels qu’il peut être amené à faire lui sont payés en plus de ses gages. Jusqu’en 1721, les versements annuels sont compris entre 177 et 276 livres, à l’exception de la tentative de 1680 pour les abaisser à 150 livres. Le bail est attribué après des enchères publiques, comme n’importe quelle ferme municipale. Ce système ne privilégie pas les compétences et peut constituer une gêne pour une gestion efficace du réseau, car les fontainiers dont la proposition atteint la somme la plus basse sont presque toujours choisis. Toutefois, la ville peut refuser de signer le contrat si les garanties fournies par les derniers enchérisseurs sont jugées insuffisantes. Lorsque la concurrence est faible et qu’un fontainier s’impose comme le seul vraiment crédible, il peut même terminer les enchères à un niveau relativement élevé. Jacques Lombard, dont les premiers baux avaient été obtenus pour 240 livres annuelles en 1688, 1692, 1694 et 1698, parvient à faire réviser à la hausse son contrat en 1700 : il obtient alors 276 livres par an. Or le bail de 1698 avait été signé pour quatre ans. Jacques Lombard le fait renouveler deux ans avant son échéance pour une durée de six ans. Il a donc acquis la confiance du conseil et a pu faire monter ses gages.

Montant des gages annuels des directeurs des fontaines de Carpentras (1653-1790)

Montant des gages annuels des directeurs des fontaines de Carpentras (1653-1790)

Source : ACC, BB 272 à 281
Les années sont celles du XVIIe siècle (1 à 100) puis du XVIIIe siècle (101 à 190). Les lacunes sont nombreuses et sont dues soit au silence des archives, soit à la décision du conseil de ne plus passer de contrat

  • 84 ACC, BB 259, f 262 v°, 19 mars 1731.

65Pendant les travaux de reconstruction de l’aqueduc, les gages deviennent très élevés : 288 livres par an pour Jérôme Vivier dès 1725, puis 540 livres par an pour Charles Gérard à partir de 1730. Le versement d’une telle somme est justifié par les responsabilités confiées à ce fontainier, comme le montre le refus des consuls de payer deux mois de gages sous prétexte que la construction de l’aqueduc avait été interrompue pendant cette durée84. Charles Gérard fait alors valoir son titre d’inspecteur des fontaines : il n’est pas seulement rémunéré pour superviser les travaux des entrepreneurs mais aussi pour veiller au maintien en bon état de l’ensemble du réseau existant. Le conseil lui donne finalement gain de cause. La réticence des consuls à verser une somme aussi élevée s’explique par l’emploi parallèle des fontainiers Esprit Martin et Jean Lombard qui touchent 300 livres par an. Lorsqu’il remplace Charles Gérard par Esprit Martin en 1733, le conseil décide de faire l’économie d’une charge jugée trop lourde et il en profite pour réduire à 360 livres par an le montant des gages de l’inspecteur des fontaines. À partir des années 1740, la volonté de faire des économies sur les gages du fontainier aboutit à une baisse par étapes, interrompue parfois par des réévaluations provisoires : de 1749 à 1762, les gages annuels passent ainsi de 300 à 100 livres et ils se maintiennent à un niveau proche jusqu’au déclenchement des événements révolutionnaires.

66Le réseau fonctionnant correctement, les interventions du directeur des fontaines doivent logiquement être plus limitées si le travail d’inspection est mené efficacement et si les problèmes sont résolus avant des dégradations irréversibles. Un autre argument avancé par le conseil de ville est la baisse de moitié du montant de la taille des fontaines imposée par le vice-légat en 1744. Même si cette taxe ne sert pas directement à payer les fontainiers, la chute des revenus qu’elle rapportait à la ville peut justifier auprès de ces derniers la rigueur nouvelle avec laquelle ils sont traités. Toutefois, certains membres du conseil ont conscience que la négligence des fontainiers est en partie le résultat de la modicité de leurs gages qui les oblige à entreprendre d’autres travaux et les détourne d’une inspection régulière des canalisations, pourtant exigée par les contrats. Aussi Joseph Mély obtient-il 212 livres annuelles en 1771, mais cette politique n’est pas poursuivie.

  • 85 ACC, BB 272, f 49 v°-52, 16 mai 1653.

67Le contrat de 1653 mentionne les obligations auxquelles s’engage le fontainier85 : il doit entretenir les conduites et leur couverture, ainsi que les bassins et les conques des fontaines, faire nettoyer ces bassins et conques tous les deux mois, veiller à protéger les conduites, défendre de boucher les fractures avec des linges, des draps, du chanvre ou tout autre matière, à l’exception du plomb, remplacer les tuyaux brisés ou endommagés en ouvrant et en refermant convenablement le sol, nettoyer le premier truel des fontaines dans le terroir de Caromb, ainsi que les canaux en amont et en aval. Toutes les actions du directeur des fontaines sont étroitement contrôlées par les consuls. Ainsi, les tuyaux de plomb et éventuellement de terre cuite utilisés pour remplacer ceux qui se crèvent ou se brisent doivent au préalable être examinés par les consuls ou leurs représentants. La ville s’engage à fournir le plomb, le charbon et le bois nécessaires à l’opération, mais le directeur des fontaines doit procurer la soudure qui n’est employée elle aussi qu’après examen des consuls. Ceux-ci détiennent seuls les clefs d’accès aux différents truels, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la ville. Le fontainier ne peut aller travailler sur les conduites sans avertir au préalable les consuls qui envoient un expert pour examiner la situation sur place. La méfiance des autorités consulaires vis-à-vis des fontainiers malhonnêtes qui cherchent à détourner des matériaux coûteux, et notamment du plomb, se traduit également par l’obligation faite au directeur des fontaines de fournir une caution qui atteint 400 écus en 1653. C’est une somme très importante, nettement supérieure aux gages versés par la ville qui ne s’élèvent alors qu’à 72 écus par an.

  • 86 ACC, BB 272, f 677-679, 2 juin 1700.

68Le contenu des contrats évolue peu jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. En 1700, les clauses sont presque identiques à celles de 1653 mais certaines exigences se sont renforcées, témoignant de la pression croissante de la population et de ses élites pour améliorer l’approvisionnement en eau86. Le directeur doit veiller à ce que les fontaines ne manquent pas d’eau. Une sanction est prévue au cas où cette clause ne serait pas respectée : au-delà de deux jours de pénurie par mois, 15 sols par jour supplémentaire sont déduits des gages. Le directeur des fontaines est donc considéré comme responsable de l’état du réseau. Il assure un véritable service qui reste entièrement à sa charge, quelles que soient les circonstances. En cas d’inondations par exemple, il doit fournir les matériaux nécessaires aux réparations, tels que chaux, plâtre, pierres, pieux, ciment… La ville paie cependant les tuyaux. Pour limiter les dépenses dans l’intérêt de tous, l’entretien comporte l’obligation de veiller à empêcher que ne poussent tout le long des aqueducs souterrains des arbres et arbustes, des ronces et des racines.

  • 87 ACC. BB 276, f 7 v°-8, 25 avril 1751.

69Au milieu du XVIIIe siècle, les conditions imposées sont moins précises mais elles perpétuent l’esprit des précédents actes avec plus de simplicité et de réalisme87. L’expérience désormais très longue de ce type de contrats et de la façon dont ils ont été accomplis par les directeurs des fontaines successifs pousse à mettre l’accent sur quelques points essentiels : la visite régulière du réservoir dans la tour des eaux, de l’aqueduc, de la totalité des regards, des grilles et des regonfles doit être effectuée au moins tous les deux mois ; la visite fréquente de tous les coups perdus, avec changement des tampons et des linges qui les entourent, est laissée à l’appréciation du directeur, sans périodicité établie ; le nettoyage des herbes et des ordures qui s’accumulent dans l’aqueduc doit éviter toute interruption des écoulements ; les bassins des fontaines doivent être maintenus cimentés et nettoyés. Les consuls tiennent toujours à être informés de tous les travaux entrepris, chaque dépense passant nécessairement par la triple autorisation du conseil de ville, du recteur et du vice-légat.

  • 88 ACC, BB 277, f 374 v°-376, 30 juin 1767 ; BB 279, f 336 v°-339, 10 mars 1781.

70En 1767 apparaissent de nouvelles clauses qui se perpétuent jusqu’au rattachement à la France88. Les inspections sont encore plus rapprochées que dans les années précédentes : la tour des eaux doit ainsi être visitée une fois par semaine et le directeur des fontaines est chargé à cette occasion d’écumer tout le tartre qu’il trouve à la surface. Le principal problème qui se pose alors est l’abondance des dépôts de calcaire qui obstruent rapidement les conduites. Pour augmenter la durée de vie des canalisations, les fontainiers ne disposent pas d’autre solution que d’enlever manuellement le plus de tartre possible avant distribution de l’eau à l’intérieur de la ville. Outre le calcaire, de la terre et de la boue s’introduisent aussi dans les conduites, notamment à l’occasion des grandes pluies d’automne et de printemps. Aussi le directeur des fontaines est-il chargé d’ouvrir chaque mois les coups perdus des conduites publiques intra muros. Chaque fois que des pluies troublent l’eau, il doit ouvrir le grand coup perdu de la tour des eaux. En amont de la cité, les coups perdus des regards sont ouverts deux fois par an.

  • 89 ACC, BB 279, f 504 v°-506, 31 mai 1783.

71La fréquence des visites de l’aqueduc et des regards est également accélérée. Elle passe d’une tous les deux mois à une par mois, sauf dans le terroir de Caromb où deux visites par an sont jugées suffisantes : plus les canalisations se rapprochent de Carpentras, plus elles deviennent étroites et plus il est nécessaire d’assurer un entretien régulier. Des grilles placées dans les conduites à des endroits facilement accessibles permettent de retenir les herbes et les matériaux les plus grossiers. Chaque visite des regards doit donc être l’occasion de les nettoyer. Chaque mois aussi, le directeur des fontaines doit inspecter les regards situés intra muros pour vérifier que le partage entre dérivations publiques et particulières s’effectue correctement. En plus de l’entretien traditionnel des bassins, celui des robinets, des ferrures et des serrures est exigé : c’est une obligation nouvelle qui témoigne de l’attention portée aux moindres détails de l’organisation du réseau. Enfin, le contrat prévoit une intervention rapide dès qu’un incendie est déclaré. Après 1771, quelques modifications du rythme des inspections ne changent pas fondamentalement l’esprit des clauses. Ainsi, en 1783, les visites et les entretiens mensuels sont légèrement espacés89 : ils doivent avoir lieu sept à huit fois par an. L’expérience autorise une certaine marge de manœuvre qui tient compte des besoins réels, mais la rigueur avec laquelle doit être effectué l’entretien n’est pas altérée.

  • 90 AC Beaumes-de-Venise, DD 2, liasse « fontainiers », n. f.
  • 91 AC Monteux, BB 39, cahier pour 1728-1729, n. f., 17 juillet 1729.

72Le même système de surveillance et d’entretien existe dans la plupart des communautés possédant un aqueduc souterrain. Mais les exigences exprimées dans les baux sont moins fortes que dans la capitale comtadine où le réseau est particulièrement complexe et où sa réalisation a imposé des sacrifices très importants. À Beaumes, un fontainier s’occupe de l’entretien des conduites depuis au moins 167690. Les gages octroyés par la communauté sont faibles - 60 florins pour l’année 1676, 24 livres en 1754. Les charges, non précisées dans les documents retrouvés car il ne s’agit que des quittances des salaires et non des baux, sont donc sans doute assez faibles, mais il est significatif que la mention « fontainier » soit systématiquement rappelée après chaque nom : le conseil fait appel à un spécialiste capable d’effectuer lui-même les réparations. À Monteux, les clauses du bail passé en 1729 avec François Tardif ne concernent pas les canalisations91. Le fermier « de la conservation et manutention des fontaines » s’occupe en fait surtout du lavoir et des fontaines qu’il doit nettoyer quatre fois par an. Les immondices accumulés lui appartiennent, ce qui accroît le revenu annuel de sa ferme fixé par le conseil de la communauté à 30 écus. Seul le bassin de la Grande Fontaine doit être nettoyé à une fréquence beaucoup plus rapprochée car les bestiaux viennent y boire : une fois tous les quinze jours entre la fête de Saint-Jean et celle de Notre-Dame de septembre. François Tardif a également la possibilité de tirer un autre revenu de sa ferme en louant la place de la Grande Fontaine jusqu’aux murailles du four de la communauté. En contrepartie, il doit préparer le travail des fontainiers et des maçons lors des réfections des conduites, par exemple en nettoyant les fossés sous lesquels passent les tuyaux et en fournissant le ciment. Il est ensuite chargé de réparer et paver les trous effectués dans les rues.

  • 92 Jean Lombard détient le bail de 1737 à 1754 : AC Monteux, BB 44, f 44 v°-45, 21 juin 1737 ; f 61-62 (...)

73Toutes ces activités ne nécessitent pas des compétences très étendues et il n’est pas indispensable que le bail soit passé avec un fontainier. Le contrat est différent de celui imposé par le conseil de ville de Carpentras. Il s’agit moins de disposer tout au long de l’année d’un spécialiste que de maintenir la propreté des équipements. Toutefois, à partir de 1737, la « manutention des fontaines » de Monteux est toujours confiée à un fontainier, ce qui traduit un changement dans les attentes de la ville. Le modèle carpentrassien n’est sans doute pas étranger à cette mutation, ce que confirme le choix de plusieurs artisans qui viennent de la capitale comtadine92. Les gages restent cependant relativement faibles : si Jean Lombard obtient 150 livres par an lors du contrat passé en 1737, il doit se contenter de 75 livres dès l’année suivante. À partir de 1746, ses gages annuels s’élèvent à 90 livres. Ces sommes sont nettement inférieures à celles obtenues par le directeur des fontaines de Carpentras durant la même période mais, comme à Carpentras, les gages des fontainiers ont tendance à baisser dans les années 1760 : ils tombent à 66 livres par an de 1760 à 1764 puis remontent légèrement et sont fixés à 72 livres par an de 1764 et 1768. Au-delà de cette date, ils ne sont pas connus. Tout se passe donc comme si une rigueur accrue dans la gestion des finances publiques entraînait une baisse des sommes allouées à la surveillance des conduites hydrauliques dans la capitale comtadine et dans le bourg voisin de Monteux.

  • 93 Il est en charge des fontaines de Carpentras en l’an XII : ACC, 1 D 13, f 142, 8 pluviôse an XII.
  • 94 Ibid., f 161-162.

74Pendant la période révolutionnaire, l’existence d’un directeur des fontaines est toujours attestée à Carpentras par le versement d’un traitement annuel qui varie beaucoup selon les années. Réduit à 120 livres en 1795 et 1796, c’est-à-dire au niveau auquel il s’était maintenu de 1782 à 1790, il est parfois beaucoup plus élevé - 200 livres en 1793 et 400 livres en 1799 et 1800-, ce qui montre que même en période de difficultés, les conduites d’eau restent une des préoccupations essentielles du conseil municipal. Il est vrai que l’état désastreux du réseau rend plus que jamais nécessaires de très fréquentes interventions et justifie une augmentation de traitement. Pour s’assurer des services de qualité, le conseil municipal continue à s’adresser à des fontainiers au talent reconnu dans toute la province, comme Saurel de Pernes93. Cependant, la distance constitue un obstacle : la ville retarde le paiement des sommes qu’elle doit à Saurel par crainte qu’il ne vienne pas régulièrement entretenir les fontaines. Il semble que la municipalité ait désormais du mal à trouver des fontainiers compétents à Carpentras. De 1804 à juin 1813, le Carpentrassien Louis Fauconnet est cependant chargé de la direction des fontaines publiques pour 150 francs par an. Il est remplacé à cette date par Joseph Giraud, un fontainier de Bédoin, et par Romette, un entrepreneur de bâtiments à Carpentras94. Chacun d’eux perçoit un salaire annuel de 150 francs, ce qui double les dépenses de la ville mais montre la volonté de revenir définitivement à une gestion rigoureuse du réseau hydraulique. Pour la première fois depuis le déclenchement des événements révolutionnaires, on trouve en 1813 un contrat précis dans les archives communales. En fait, malgré les vicissitudes politiques, la continuité l’emporte. Le contrat de 1813 reprend tous les grands principes qui étaient appliqués à la fin du XVIIIe siècle.

***

  • 95 B. Buffet, R. Evrard, L’eau potable à travers les âges, Lièges, Solédi, 1950, p. 18-119.

75Les techniques d’adduction d’eau potable de Carpentras témoignent pour l’ensemble du Comtat Venaissin, malgré quelques particularités liées à la construction d’un pont-aqueduc. Elles ne présentent aucune innovation remarquable aux XVIIe et XVIII siècles, mais pas non plus de retard important par rapport à ce qui se pratique dans d’autres provinces. Galeries souterraines maçonnées et jalonnées de puits, tuyaux de terre cuite et de plomb, siphons et arcades monumentales sont des procédés expérimentés dans l’Antiquité. Les Romains notamment les connaissaient déjà et les maîtrisaient mieux qu’au Moyen Âge et au début de la période moderne. En France et en Europe, le XVIIe siècle innove avec l’utilisation de pompes, comme celles de la Samaritaine établies en 1608 à Paris près du Pont-Neuf, ou le captage de l’eau par des galeries filtrantes comme à Liège vers 1680, grâce à l’expérience acquise dans le drainage des galeries pour l’exploitation des mines de houille95. L’alimentation des jardins de Versailles est l’occasion d’un déploiement de faste qui nécessite la construction d’aqueducs et de réservoirs gigantesques. Pompes et siphons sont également utilisés et les ingénieurs ne reculent devant aucune dépense pour satisfaire le roi. Le rendement du réseau est faible mais le résultat visible est grandiose. La principale innovation tient à l’utilisation de tuyaux de fonte assemblés par boulons. Les conduites sont beaucoup plus solides que celles en plomb ou en terre cuite, mais elles peuvent présenter des fuites aux joints. Aussi n’est-on guère convaincu de l’utilité de cette technique au XVIIIe siècle, bien qu’elle soit connue dans le Comtat Venaissin puisque l’ingénieur Antoine d’Allemand la mentionne. Malgré leur faiblesse, les tuyaux traditionnels sont presque partout conservés et même recommandés.

  • 96 Ibid., p. 197.
  • 97 Marseille au XIXe siècle. Célébration de l’eau, Marseille, Palais Longchamp, 1991-1992.

76En Comtat, les rivières ont des cours trop irréguliers et trop tumultueux pour que l’installation de pompes soit envisagée. À L’Isle où ce procédé serait techniquement possible, il n’existe aucune revendication pour en établir car les habitants se procurent facilement l’eau dont ils ont besoin par des roues à godets ou un puisage manuel. En privilégiant les systèmes gravitaires, les techniciens comtadins suivent les habitudes de leur époque. Construire de nouvelles voûtes souterraines et un splendide aqueduc sur arcades au XVIIIe siècle n’est pas un signe d’archaïsme96. Lisbonne édifie en 1743 une conduite de dix-huit kilomètres dont un sur arcades. À Caserte en 1753, une conduite de quarante-deux kilomètres nécessite le creusement de cinq tunnels et la réalisation d’un pont à trois étages de cinq cent trente-neuf mètres de long et cinquante-huit de haut. Entre 1753 et 1786, Montpellier se dote aussi d’un aqueduc entièrement en pierres de taille. Il est inutile de multiplier les exemples. Le XIXe siècle aime plus encore les gigantesques aqueducs qui signalent à tous la prouesse technique réalisée, comme le montre en Provence l’aqueduc de Roquefavour inauguré en 184797. La capitale comtadine sait utiliser avec efficacité les techniques éprouvées et ne prend pas de risques inutiles. Compte tenu de sa taille modeste et de la faiblesse de ses ressources, elle rivalise avec de puissantes capitales provinciales ou nationales comme Montpellier et Lisbonne.

77Cette capacité à se doter d’équipements nouveaux, dont il reste à mesurer l’efficacité et l’influence sur la transformation des modes de vie, s’inscrit dans le contexte de la mise en place d’instances et de procédures de réflexion et de contrôle qui correspond à la phase de progrès de l’administration étatique ou provinciale. Celle-ci est connue et analysée depuis longtemps pour les grands États européens, que ce soit dans les régimes d’assemblée de l’Europe du nord-ouest - en Angleterre ou aux Provinces-Unies - ou à travers l’absolutisme français et le despotisme éclairé en Europe méridionale et centrale. Mais à l’échelle beaucoup plus modeste des communautés d’habitants comtadines, la mutation est également décisive. La prise en compte systématique de l’expérience acquise, ainsi que la rédaction de devis et de contrats d’entretien des réseaux de plus en plus précis et adaptés aux besoins donnent aux réalisations du XVIIIe siècle un caractère de perfection qui explique la satisfaction exprimée par les ingénieurs et par les élites, malgré les inévitables difficultés rencontrées.

Notes

1 ACC, BB 267 à 281 (15590-1793), Actes de la ville de Carpentras.

2 Bélidor, La sience des ingénieurs dans la conduite des travaux des fortifications et des bâtiments civils, Paris, 1729, livre VI, p. 2, cité par H. Vérin, op. cit., 1993, p. 229-230.

3 ADV, 1 Β 304, f 266-272, 25 juin 1683.

4 ADV, 1 Β 304, f 255 v°-260, 9 mai 1683.

5 AC Monteux, BB 19, f 137 v°-140, 18 février 1720.

6 ACC, BB 261, f 237 v°-239, 26 juillet 1761 : R. Caillet, Un consul sourcier, Carpentras, imprimerie Batailler, 1936, 8 p. Jean-Baptiste Labaume possède des compétences reconnues dans le domaine de l’hydraulique. Il est chargé en 1761 de faire un rapport sur le nouveau lavoir construit aux frais de la communauté et d’inspecter dans ce but les canalisations qui y aboutissent. Ses talents de sourcier constituent le complément de son savoir technologique.

7 AC Beaumes-de-Venise, DD 2, n. f., 3 décembre 1787.

8 La description de la baguette de sourcier est donnée dans Y. Rocard, La science et les sourciers. Baguettes, pendules, biomagnétisme, Paris, Bordas, 1989, p. 2-5. L’aspect de l’instrument n’est jamais précisé dans les rares textes retrouvés concernant le Comtat Venaissin.

9 AC Beaumes-de-Venise, DD 2, n. f, 22 septembre 1788.

10 B. Ing., ms 1127, f 334-428 (1754 selon une indication de la dernière feuille).

11 Vitruve, Les dix livres d’architecture, Paris, Bibliothèque de l’Image, 1995, réédition de la traduction de Claude Perrault parue en 1673.

12 G. G. Durand, Un village comtadin. Mormoiron, Avignon, A. Barthélémy, 1984, p. 212.

13 ACC, DD 26, « Profil des canaux et grottes et terrains ».

14 Les nombreuses quittances transcrites pour l’année consulaire 1657-1658 dans le registre des actes de la ville montrent l’ampleur du travail de détartrage entrepris cette année-là. Ce n’était sans doute pas exceptionnel. ACC, BB 272, f 120-139, 16 mai - 18 octobre 1657.

15 ACC, BB 272, f 463-466, 5 octobre 1683.

16 Le terme « stançon » ou « estançon » désigne les boiseries soutenant les voûtes.

17 ACC, BB 273, f 257 v°-259, 6 juillet 1716. Un harmas est une terre en friche.

18 ACC, 1 D 14, f 21-31.

19 Le terme de « regard » est utilisé concurremment avec celui de puits.

20 ACC, BB 276, f 381-382, 6 octobre 1758.

21 ACC, BB 276, f 536 v°-537, 30 octobre 1761 ; BB 277, f 415 v°-418, 22 janvier 1768 ; BB 278, f 348 v°-352, 26 octobre 1773 ; f 452 v°-457, 10 mars 1775 ; BB 279, f 382 v°-386, 22 novembre 1781.

22 ACC, BB 276, f 642-645, 19 octobre 1762 : BB 277, f 75 v°-79, 26 mars 1764.

23 ACC, BB 274, f 393 v°-395, 23 juin 1736.

24 ACC, BB 278, f 567-573, 16 septembre 1776.

25 ACC, 1 D 15, f 167 v°-174, 26 juillet 1813.

26 ACC, BB 273, f 302-304, 20 avril 1717.

27 Mémoire…, op. cit., 1718, p. 3-7.

28 M. de Clapiès, Devis des ouvrages à faire pour la continuation de l’aqueduc de la ville de Carpentras jusques au regard de la Lanterne, et la nouvelle conduite de poterie depuis ce regard jusqu’à la ville, Carpentras, imprimé chez la veuve de D. Eysséric et chez G. Quenin, 1729, 20 p., in ACC, BB 274, intercalé entre f 126 et f 127.

29 ACC, BB 274. fl44 v°-146, 27 juillet 1730.

30 B. Ing., ms 941, f 4, sans date.

31 CC, BB 269, f 53-54.

32 ACC, BB 269, f 494-496, 14 novembre 1616.

33 ACC, BB 272, f 270-271,5 juillet 1668.

34 ACC, BB 273, f 364-365, 13 août 1718.

35 Ainsi en 1751, Antoine Dupuy doit utiliser du plomb fourni par la ville pour réparer la conduite de la fontaine des Capucins, ACC, BB 276, f 4-5, 19 janvier 1751. Lors de la construction d’une nouvelle conduite dans la ville en 1764, les tuyaux menant aux regards des fontaines doivent être en plomb, ACC, BB 277, f 95 v°-103, 26 avril 1764. Des grilles et les prises des fontaines particulières sont également en plomb, ACC, BB 277, f 107-108, 30 avril 1764. La pose de trois rangs de conduites de poterie dans l’enceinte de la ville en 1777 s’accompagne de l’utilisation de coudes en plomb encastrés dans des pierres percées soutenant des tuyaux montants placés contre le regard de distribution. Les tuyaux de poterie s’emboîtent directement dans ces tuyaux de plomb, ACC, BB 279, f 8 v°-13, 28 janvier 1777. Des tuyaux de plomb servent en 1785 à faire monter l’eau dans le petit regard de distribution de la tuerie et à évacuer l’eau qui descend du bassin, ACC, BB 280-281, f 153-154, devis non folioté inséré, 5 décembre 1785.

36 ACC, BB 275, f 16 v°-18, 22 mars 1738.

37 ACC, BB 275, f 361-362 et devis non folioté inséré entre les pages, 22 juin 1746.

38 ACC, 1 D 14, f 21-31, 9 germinal an XIII.

39 ACC, 1 D 14, f 148-153, 15 juin 1807.

40 ACC, ΒΒ 271, f 673 v°-674, 11 août 1643.

41 ACC, ΒΒ 272, f 174-176, 23 février 1660.

42 Mémoire…, op. cit., 1718, p. 16-17.

43 Jean de Clapiès est encore plus précis dans le devis de 1729. Il conserve les mêmes proportions de chaux vive et de brique réduite en poudre et passée au tamis fin. Cette poudre de brique doit être détrempée avec une égale proportion d’huile de noix ou d’huile d’olive et de la graisse de mouton fondue dans un chaudron et passée à travers un linge fin, le tout pétri à la main et avec une spatule (ACC, BB 274, devis inséré entre les f 126 et 127, 1729). Venant d’un ingénieur aussi qualifié que de Clapiès, cette « recette » est sans doute proche des normes enseignées. Elle est à la fois le fruit d’une expérience et d’une réflexion fondée sur un savoir. Un devis de 1817 (ACC, 1 D 16, f 77-87, 25 avril 1817) donne une composition du mastic comparable mais avec des proportions différentes : dix kilogrammes d’argile cuite pulvérisée provenant des fabriques d’eau-forte, une même masse de ciment passé au tamis et douze kilogrammes de poix-résine.

44 On ignore cependant quelles étaient les épaisseurs les plus courantes auparavant.

45 ACC, BB 277, f 301 v°-304.

46 ACC, BB 278, f 39-42, 14 juillet 1769.

47 ACC, BB 276, f 319-320, 22 juin 1757.

48 ACC, BB 271, f 750-751, 29 mars 1645.

49 ACC, 1 D 16, f 77-87, 25 avril 1817.

50 ACC, BB 276, f 361-362, 22 juin 1746.

51 ACC, BB 276, f 319-320, 22 juin 1757 ; BB 277, f 95 v°-103, 26 avril 1764 ; BB 278, f 353-356, 29 octobre 1773 ; BB 280-281, f 153-154, 5 décembre 1785 ; 1 D 14, f 148-153, 15 juin 1807.

52 ACC, BB 269, f 53-54.

53 ACC, BB 277, f 75 v°-79, 26 mars 1764.

54 ACC, BB 272, f 174-176. 23 février 1660.

55 ACC, BB 273, f 188 v°-193, 10 avril 1715 ; f 252 v°-253, 5 mai 1716.

56 Le contrat prévoyant la construction de la conduite reliant l’aqueduc à la tour des eaux fait exception : la ville fournit tous les matériaux. ACC, BB 274, f 393 v°-395, 23 juin 1736. Pour un égout sous le cours d’hiver, la ville fournit les pierres et les moellons parce qu’elle en conserve en réserve provenant de diverses démolitions, mais les entrepreneurs apportent la chaux, le sable et le bois d’échafaudages, ACC, BB 276, f 308-309, 12 mars 1757. Les mêmes clauses apparaissent pour un autre égout du côté de la porte de Mazan, ACC, BB 279, f 78 v°-84, 15 octobre 1777.

57 ANC, 3 Ε 26, reg. 2214, f 44 v°-45, 23 janvier 1719.

58 ANC, 3 Ε 26, reg. 2224, f 463-466, 24 et 27 juillet 1730.

59 ACC, BB 273, f 302-304, 20 avril 1717.

60 Au sud de la commune, dans les falaises calcaires de la vallée du Rhône, sont implantées actuellement des usines de ciment et de chaux.

61 ACC, BB 275, f 361-362, devis entre les folios, 22 juin 1746.

62 ACC, BB 276, f 381-382, 6 octobre 1758.

63 Un rapport de l’an X reproche à un fontainier employé par la municipalité d’avoir mal composé son ciment en y mettant une proportion de chaux trop forte et d’avoir ainsi fragilisé les conduites, ACC, 1 D 12, f 159-160, 8 germinal an X.

64 ACC, BB 274, f 126-127, devis inséré, 1729.

65 ACC, BB 274, f 141-142, 29 avril 1730.

66 Pour des voûtes souterraines dans le quartier des Fontainiers, Jean-Pierre Teyssier prévoit l’utilisation des carrières « de M. Proyet » près de l’ouvrage, ACC, BB 277, f 415 v°-418, 22 janvier 1768.

67 ANC, 3 Ε 26, reg. 2225, f 157 v°-158, 2 juillet 1731.

68 ACC, BB 277, f 80-85, 30 mars 1764, prix-fait de construction d’une fontaine sur la place de l’hôtel de ville.

69 ACC, BB 273, f 188 v°-193.

70 Les documents restent trop vagues pour permettre une étude des instruments utilisés par les fontainiers et les maçons. Il est probable cependant que les outils ont peu évolué depuis la fin du Moyen Âge et l’étude de Philippe Bernardi sur les techniques à Aix-en-Provence de 1400 à 1550 fournit l’essentiel des connaissances nécessaires (Métiers du bâtiment et techniques de construction à Aix-en-Provence à la fin de l’époque gothique, 1400-1550, Aix-en-Provence, université de Provence, 1995, p. 211-238).

71 B. Ing., ms 1127, Traité de nivellement, f 418.

72 « Nouvelle invention d’un niveau à lunette qui porte sa preuve avec soy, et que l’on vérifie et rectifie d’un seul endroit, par M. Huguens (sic) de l’Académie Royale des Sciences », Journal des savants, Paris, J. Cusson, 1680, p. 21-24 et 57-60.

73 B. Ing., ms 1127, f 344-361 pour la description du niveau et f 363-376 pour la pratique du nivellement.

74 ACC, BB 259, f 177 v°-178, 14 janvier 1725.

75 ACC, BB 259, f 255 v°, 30 mai 1730.

76 ACC, BB 274, f 393 v°-395, 23 juin 1736.

77 ACC, BB 260, f 288, 28 septembre 1749.

78 Voir la deuxième partie du chapitre quatrième.

79 ACC, BB 260, f 283, 6 août 1749 ; f 288, 28 septembre 1749.

80 ACC, BB 260, f 26, 3 mai 1736.

81 ACC, BB 262, f 152v°-153, 30 juin 1771.

82 ACC, BB 263, f 189 v°-190, 10 novembre 1782.

83 ACC, BB 263, f 203.

84 ACC, BB 259, f 262 v°, 19 mars 1731.

85 ACC, BB 272, f 49 v°-52, 16 mai 1653.

86 ACC, BB 272, f 677-679, 2 juin 1700.

87 ACC. BB 276, f 7 v°-8, 25 avril 1751.

88 ACC, BB 277, f 374 v°-376, 30 juin 1767 ; BB 279, f 336 v°-339, 10 mars 1781.

89 ACC, BB 279, f 504 v°-506, 31 mai 1783.

90 AC Beaumes-de-Venise, DD 2, liasse « fontainiers », n. f.

91 AC Monteux, BB 39, cahier pour 1728-1729, n. f., 17 juillet 1729.

92 Jean Lombard détient le bail de 1737 à 1754 : AC Monteux, BB 44, f 44 v°-45, 21 juin 1737 ; f 61-62, 11 décembre 1738 ; f 112, 12 février 1742 ; f 198, 19 avril 1746 ; f 283 v°, 12 juin 1750. Esprit Martin sert de caution à Jean Lombard de 1746 à 1754. Jacques Lombard obtient le bail en 1754, Joseph Mély en 1760 : BB 45, f 20, 13 mai 1754 ; f 54 v°-55, 1er octobre 1760. En 1764, c’est le Pernois Pierre Eymenier qui s’impose : BB 45, f 78 v°-79, 30 avril 1764.

93 Il est en charge des fontaines de Carpentras en l’an XII : ACC, 1 D 13, f 142, 8 pluviôse an XII.

94 Ibid., f 161-162.

95 B. Buffet, R. Evrard, L’eau potable à travers les âges, Lièges, Solédi, 1950, p. 18-119.

96 Ibid., p. 197.

97 Marseille au XIXe siècle. Célébration de l’eau, Marseille, Palais Longchamp, 1991-1992.

Table des illustrations

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Titre Montant des gages annuels des directeurs des fontaines de Carpentras (1653-1790)
Légende Source : ACC, BB 272 à 281Les années sont celles du XVIIe siècle (1 à 100) puis du XVIIIe siècle (101 à 190). Les lacunes sont nombreuses et sont dues soit au silence des archives, soit à la décision du conseil de ne plus passer de contrat
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